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samedi 19 octobre 2019

Avec "les Oubliés", Gauvain chante les campagnes confrontées à la disparition des services publics.

Gauvain Sers est un chanteur français né à Limoges le 30 octobre 1989. Passionné de musique dès son plus jeune âge, ce fils d'un professeur de mathématiques et d'une pharmacienne de Dun-le-Palestel, en Creuse, abandonne ses études d'ingénieur pour se lancer dans la chanson française. Renaud, son mentor, chantait la banlieue dans les années 1970 et 1980, Gauvain, pour sa part, s'intéresse tout particulièrement aux territoires ruraux en souffrance. Comme son modèle en son temps, le chanteur n'hésite pas à s'engager. En 2017 par exemple, à la faveur de concerts donnés à la Souterraine, il apporte son soutien aux employés de GM&S, l'équipementier automobile en difficulté



* Genèse d'une chanson.
Il pleure la fermeture à la rentrée future / De ses deux dernières classes /
Il paraît qu'le motif c'est le manque d'effectif / Mais on sait bien c'qui s'passe

Sur le second album du chanteur figure
Les oubliés, une chanson consacrée à la fermeture programmée de l'école d'un village, sacrifiée sur l'autel du redéploiement de la carte scolaire. La genèse du morceau mérite que l'on s'y attarde. En 2017, Jean-Luc Massalon, le directeur de la petite école rurale de Ponthoile, menacée de fermeture à la rentrée suivante, assiste au concert que donne Gauvain Sers à Amiens. Dès le lendemain du spectacle, le professeur des écoles adresse une lettre au chanteur dans laquelle il raconte le sort réservé à son établissement. L'expéditeur espère sans doute, sans trop y croire, que l'artiste se saisira du sujet. "L’école, c’est un symbole hyper fort dans un village. Cela faisait quelque temps que je voulais écrire sur la désertification en milieu rural, des campagnes, mais je n’avais pas encore trouvé l’angle pour attaquer la chanson. Quand j’ai reçu cette lettre, ça a été l’élément déclencheur", raconte Gauvain. [source C] Avec 28 élèves de primaire répartis dans deux classes, l’école de Ponthoile était considéré en sous effectif par l’institution.
 A partir du cas de cette fermeture de classes, le chanteur aborde donc le sujet du dépeuplement des campagnes et du lent, mais inexorable, dépérissement des villages. Ce faisant, il donne un écho à une cause qui peine généralement à trouver un relais médiatique. "Je voulais dénoncer l'abandon de tous les services publics, en général. Je me rends compte à chaque fois que je retourne dans la Creuse qu’il y a de moins en moins de trains, de postes. Les écoles qui ferment, je trouve que c’est cela le plus terrible par l’effet boule de neige que ça entraîne sur la vie de la campagne où tout disparaît." [source C]
L'école reste en effet souvent le dernier, et le seul, lieu de rencontre, d'échanges entre les habitants du village dont le rythme se calque largement sur les horaires des sonneries. La fermeture constitue dès lors une étape supplémentaire dans la déstructuration des liens sociaux car elle s'accompagne de la cessation d'activités des commerces et la suppression des derniers services encore présents (bureau de poste).
Ça leur a pas suffit qu'on ait plus d'épicerie
Que les médecins se fassent la malle
Y a plus personne en ville, y a que les banques qui brillent dans la rue principale
 
François GOGLINS [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)]
* Cas d'école.
L'histoire de l'école de Ponthoile s'inscrit dans le cadre d'un redéploiement des services publics. Dans le domaine scolaire, l’Éducation nationale s'appuie désormais sur les Regroupements Pédagogiques Concentrés (RPC); ces lieux rassemblent dans un même établissement des élèves - de la maternelle jusqu'aux CM2 - et des professeurs des écoles issus des établissements fermés aux alentours. (1
Pour leurs défenseurs ces nouveaux regroupements rompent l'isolement des professeurs et facilitent le travail en commun. Par le jeu des économies d'échelle, les nouveaux établissement sont également mieux dotés matériellement que les structures vieillissantes des écoles isolées. Enfin, l'accueil d'un RPC contribue parfois à créer une dynamique pour le bourg retenu (souvent au détriment des villages environnants il est vrai). 
 À vouloir regrouper les cantons d'à côté en 30 élèves par salle
Cette même philosophie qui transforme le pays en un centre commercial

Pour les détracteurs du système, les RPC engendrent une augmentation des temps de transport, une multiplication des déplacements dont l'impact écologique et financier (essence) n'est pas négligeable. D'autre part, l'accueil des nouvelles structures éducatives implique pour les bourgs sélectionnés de lourds travaux d'équipements pour accueillir dans de bonnes conditions l'afflux supplémentaire d'élèves (élargissement des rues pour le passage des transports scolaires par exemple). Beaucoup d'enseignants déplorent enfin de ne plus pouvoir rencontrer les parents des enfants scolarisés en RPC, car un grand nombre d'entre eux se rendent désormais à l'école en bus scolaires.

 Qu'il est triste le préau sans les cris des marmots / Les ballons dans les fenêtres (...)  / Même la voisine d'en face elle a peur, ça l'angoisse / Ce silence dans l'école

Dans le cadre de la loi Notre, l’État transfère certaines compétences aux collectivités locales (région, département, communautés de communes). Pour les habitants des villages en crise, l’État se défausse, ne joue plus son rôle car les difficultés économiques de certaines collectivités locales ne permettent plus d'assurer la pérennité des services publics. Comme dans d'autres marges, telles que la Seine-Saint-Denis, un fort sentiment de relégation se développe chez les habitants, convaincus de ne pas être traités de manière équitable, notamment dans le domaine éducatif. 
Les maires des villages concernés par les fermetures de classes ne disposent guère de marges de manœuvres et se trouvent piégés, car la chaîne de décisions s'est aujourd'hui allongée. Ce sont désormais la plupart du temps les communautés de communes (CDC) qui gèrent la carte scolaire, et donc les ouvertures et fermetures d'écoles. Dans le cadre des conventions ruralité, les CDC s'engagent à privilégier d'abord les RPC, au détriment des petites écoles.  

  

* Habiter les marges.

 On est les oubliés / La campagne, les paumés / Les trop loin de Paris / Le cadet d'leurs soucis
Au bout du compte, les écarts se creusent entre territoires urbains et ruraux. 
Le comité d'évaluation et de contrôle (CEC) de l'Assemblée nationale a constitué début 2018 une mission d'évaluation d'accès aux services publics. Le rapport qui en est issu note que "plusieurs décennies de  repli des services publics sous le signe des économies budgétaires ont durablement marqué le territoire." La question de l'accès aux services publics est centrale pour lutter contre la déprise de certains territoires. "Sans population, les services publics ont vocation à disparaître et, là où les services publics ne sont pas accessibles, de nouveaux habitants ne s'installeront pas", résume le rapport. Le serpent se mord la queue. "La fermeture de classes ou d'écoles, consécutive à l'évolution démographique, participe à la spirale de la déprise et au sentiment d'abandon."
 On est troisième couteau
Dernière part du gâteau
Certains habitants des espaces ruraux marginalisés constatent, dépités, que tout se passe ailleurs, en ville. Ceux qui n'ont pas les moyens économiques, culturels, matériels de s'y rendre, vivent cette situation comme une assignation à résidence. Dans le cadre de la mondialisation, dans lequel seules les grandes métropoles semblent tirer leur épingle du jeu, cette situation attise - à tort ou à raison - un sentiment de marginalisation chez de nombreux acteurs des mondes ruraux qui subissent, depuis de nombreuses années, des politiques participant au détricotage des services publics et des liens sociaux. Si la décision de fermer un établissement scolaire répond à des logiques comptables et budgétaires nationales; elle passe très mal auprès des populations locales concernées, leur donnant l'impression d'être abandonnées et méprisées, à l'instar des figures de la ruralité, souvent associées à la beauferie ou à l'arriération culturelle.
Quand dans les plus hautes sphères couloirs du ministère / Les élèves sont des chiffres
Dès lors, un dilemme se pose pour les autorités comme les élus locaux. Comment maintenir une certaine vitalité dans des espaces qui se dépeuplent? Comment y contrecarrer les effets dévastateurs du processus de métropolisation? Comment assurer le maintien de services alors même que le nombre d'habitants diminue? Comment satisfaire des populations souhaitant accéder aux services que seules les villes sont désormais susceptibles de leur offrir? Ces questions aujourd'hui sans réponses alimentent le malaise des populations des espaces ruraux périphériques pour lesquelles la crise des gilets jaunes a parfois pu servir d'exutoire. 

Gauvain. Thesupermat [CC BY-SA 4.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)]
* L'hymne des gilets jaunes?
Qu'il est triste le patelin avec tous ces ronds-points
Qui font tourner les têtes
 Les succès d'un artiste réside notamment dans sa capacité à être en phase avec son temps et ses contemporains. Bien qu'écrites avant le surgissement des gilets jaunes sur les ronds points, les paroles du morceau Les Oubliés entrent en résonance avec certaines revendications de ce mouvement social inédit. "J'ai écrit ce texte six mois avant le mouvement" (en avril 2018), précise l'artiste. " Je pense que le sentiment d'être oubliés par les institutions, par les services publics qui ferment les uns après les autres, cela fait partie de leur combat. C'est quelque chose que je revendique aussi". Pour autant, le chanteur prend le soin de préciser: "Il y a des revendications dans lesquelles je me retrouve et que je comprends parfaitement, comme le sentiment d’être abandonné dans certains endroits. Dans la chanson, je voulais pointer ce côté de l’abandon des services publics. Et parler de cette guerre entre Paris et la Province où on est toujours d’un côté ou de l’autre. Je voulais contrer cette espèce de clivage. Ce qui fait la force de notre pays, c’est d’avoir des grandes villes riches culturellement parlant et aussi d’avoir des zones rurales riches de leur diversité.

* Quelles perspectives pour les zones rurales?
Il existe pourtant des perspectives pour faire face aux difficultés rencontrées par les zones rurales. Face à la désertification médicale, qui constitue un enjeu crucial, l'objectif est de créer àterme "des centres de santé, et de fixer un seuil d'éloignement maximal des services de santé et d'urgence à 20 minutes, de favoriser la création de petites structures collectives à destination des personnes âgées isolées." Le rapport du CEC plaide ardemment pour la "mutualisation au service de la proximité."
Le numérique représente un outil essentiel, dont les potentialités s'évanouissent cependant lorsqu'il est mal utilisé ou déployé. Ainsi, la disparition de guichets de proximité combinée à l'absence de couverture numérique digne de ce nom (15% du territoire ne bénéficie toujours pas de la 4G) a été génératrice d'exclusion. "Dès le départ, la dématérialisation vise à faire des économies et c'est souvent sous couvert d'efficience qu'elle est présentée aux usagers contribuables". En outre, "les administrations ont tout fait (...) pour dissuader les usagers de recourir à d'autres modes de contact qu'internet", souligne le rapport du CEC. (source F)  "Si tous les services publics doivent être accessibles par voie numérique d'ici à 2022, ce mode d'accès ne saurait être exhaustif dans la mesure où il exclut non seulement les 13 millions d'habitants frappés d'illectronisme, mais encore ceux qui ne sont pas à l'aise avec la langue écrite, souligne le rapport du CEC. Pour tous ceux-là, la présence d'un guichet physique est indispensable." (2)
Gageons que la future Agence nationale de la cohésion des territoires, qui doit voir le jour en 2020, se gardera de la logique verticale d'un État prescripteur, qui n'a pas les moyens de ses ambitions.  

Si la chanson de Gauvain a rencontré à sa sortie un franc succès, elle a également suscité l'agacement de certains. Dans un édito publié dans  les Inrocks, Christophe Honoré écrit: "la chanson populaire  est parfois populiste. On aurait tort de ne pas s'en méfier. Ainsi, rien ne m’a plus terrorisé cette année que le clip de Gauvain Sers sur sa chanson Les Oubliés. Voir ce chanteur à l’air attristé, mis en scène dans une classe de carton-pâte (3), flanqué d’enfants filmés en gros plan comme des malades condamnés (...) m'a procuré un écœurement (...). (...) Difficile de garder son calme face à cette idéologie gâtée qui prend le masque d'une complainte plaintive et résignée, mais d'une redoutable efficacité démagogique. (...) Quand c'est pour faire semblant de nous plaindre et désigner nos oppresseurs, mieux vaut il me semble baisser le volume et de celui qui chante et de ceux qui l'écoutent." On peut certes regretter l'utilisation de formules rapides ("la petite boulangère" et les "sous-fifres" contre "les cravatés du col" et "les plus hautes sphères") ou les raccourcis faciles ("Ceux qui ferment les écoles, les cravatés du col (...) qui n'verront jamais ni de loin ni de près un enfant dans les yeux") propres à une chanson de trois minutes, il n'empêche que le constat dressé ne correspond pas à une "idéologie gâtée", mais bien à une réalité, douloureusement ressentie par les populations de la France des marges. Derrière la volonté de se payer un artiste à bon compte, en décrétant qu'il n'est pas sincère et qu'il vaut mieux ne pas l'écouter, le réalisateur exprime une forme de condescendance dont souffre sans doute autant les populations rurales que de la disparition des services publics.

Ancienne école de Ponthoile. APictche [CC BY-SA 4.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)]

Les Oubliés
Devant le portail vert de son école primaire
On l'reconnaît tout d'suite
Toujours la même dégaine avec son pull en laine
On sait qu'il est instit
Il pleure la fermeture à la rentrée future
De ses deux dernières classes
Il paraît qu'le motif c'est le manque d'effectif
Mais on sait bien c'qui s'passe
Refrain:
On est les oubliés
La campagne, les paumés
Les trop loin de Paris
Le cadet d'leurs soucis
À vouloir regrouper les cantons d'à côté en 30 élèves par salle
Cette même philosophie qui transforme le pays en un centre commercial
Ça leur a pas suffit qu'on ait plus d'épicerie
Que les médecins se fassent la malle
Y a plus personne en ville, y a que les banques qui brillent dans la rue principale
Refrain
Qu'il est triste le patelin avec tous ces ronds-points
Qui font tourner les têtes
Qu'il est triste le préau sans les cris des marmots
Les ballons dans les fenêtres
Même la p'tite boulangère se demande c'qu'elle va faire
De ses bon-becs qui collent
Même la voisine d'en face elle a peur, ça l'angoisse
Ce silence dans l'école
Refrain
Quand dans les plus hautes sphères couloirs du ministère
Les élèves sont des chiffres
Y a des gens sur l'terrain, de la craie plein les mains
Qu'on prend pour des sous-fifres
Ceux qui ferment les écoles, les cravatés du col
Sont bien souvent de ceux
Ceux qui n'verront jamais ni de loin ni de près
Un enfant dans les yeux
Refrain
On est troisième couteau
Dernière part du gâteau
La campagne, les paumés
On est les oubliés
Devant le portail vert de son école primaire
Y a l'instit du village
Toute sa vie, des gamins
Leur construire un lendemain
Il doit tourner la page
On est les oubliés


Notes:
1. Ainsi, le directeur de l'ancienne école de Ponthoile et la plupart de ses anciens élèves ont intégré à la rentrée suivante l'école de Nouvion.
2. Il existe aujourd'hui plus de 1300 maisons de services au public.
3. Le clip a pourtant bel et bien été tourné dans une des deux classes supprimées de l'école de Ponthoile dans la Somme. 
 
 Sources:
A. Sur la Passerelle, Emmanuel Grange propose une étude des espaces de faible densité à partir de la chanson de Gauvain. 
B. France info: "Les «Oubliés». Comment la chanson de Gauvain Sers est devenue un hymne des «Gilets jaunes» et des «Invisibles»."
C. We Culte: "Gauvain Sers chante pour les oubliés des campagnes"
D. "Fermetures et regroupements: les écoles de campagne en lutte des classes."
E. France Bleu Hauts de France: «"Les Oubliés": le chanteur Gauvain Sers dénonce la fermeture d'une école dans la Somme.» 
F. "Les territoires ruraux face au recul des services publics", Le Monde, vendredi 11 octobre 2019. 

Liens: 

- D'autres titres sur l'hyper-ruralité dans l'histgeobox: «Marly-Gomont» de Kamini, «Diagonale du vide» de Bertrand Burgalat, "la montagne" de Jean Ferrat, "Chacun vendrait des grives" de Jean-Louis Murat.
- Des ressources sur les espaces de faibles densités sur ce padlet confectionné par MKF.
- "Un jeune fan de Gauvain Sers lui fait un clip en lego"
- Sur le blog de Pierrick Auger: "Pour changer de Marly-Gomont"
- France Bleu Hauts de France.

jeudi 10 novembre 2016

315. France Gall: "Sacré Charlemagne" (1964)

A la fin du VIIIème siècle, le Charlemagne cherche à renforcer l'administration royale. Il aspire également à répandre la foi chrétienne. La formation des fonctionnaires de l'empire et des clercs nécessitait donc la mise en place de structures éducatives solides. Le souverain carolingien et ses successeurs s'engagèrent dans une vaste réforme culturelle de grande ampleur connue sous le nom de "renaissance carolingienne".
Un millénaire plus tard, les manuels de la IIIème République forgèrent le mythe d'un Charlemagne "inventeur de l'école". En 1964, France Gall enfonça encore un peu plus le clou. 
Alors quoi? Charlemagne a-t-il vraiment inventé l'école? 

La Saint-Charlemagne vue par le Petit Journal, en 1892.


* La "renaissance carolingienne".
La renaissance carolingienne entend rétablir les valeurs culturelles de l'Antiquité classique, notamment en ce qui concerne la qualité du latin
Charlemagne  cherche en premier lieu à former convenablement les moines et clercs, spécialistes de la prière et ordonnateurs des sacrements, afin qu'ils puissent s'adresser à Dieu dans une langue correcte. La renaissance carolingienne est donc d'abord un mouvement de réforme religieuse. 
L'empereur a aussi besoin d'un personnel qui maîtrise une langue correcte pour l'administration de l'empire, à la fois au palais, à la chancellerie, et dans l'ensemble des parties du territoire impérial. Il faut donc écrire une langue compréhensible, mais aussi disposer de livres bien écrits, sur de bon supports. C'est ainsi qu'au cours du VIIIème siècle le parchemin supplante le papyrus, plus fragile. Les copies de manuscrits s'intensifient dans tous les monastères de l'empire au cours de la période carolingienne. (1) Le lent travail du copiste reste alors une activité fondamentale car lui seul permet la diffusion à long terme et sur un large espace des références culturelles communes à la société
Dans ces conditions, les grands monastères du nord et de l'est de l'empire (St Riquier, Corbie, St-Denis, Orléans, Fleury, Tours, Reichenau, Saint-Gall, Fulda), ainsi que quelques églises épiscopales (Metz), constituèrent les grands centres de culture de l'époque; les lieux de transmission du savoir antique (translatio studii). Dans les scriptoria, les copistes contribuèrent à sauver des pans entiers de la culture antique. L'intense production de manuscrits, encouragée par les abbés et les évêques, aboutit à la création de grandes bibliothèques (Agobard à Lyon ou Hincmar à Reims).


Une nouvelle écriture, très lisible et séparant bien les mots entre eux, fut également mise au point: la "minuscule caroline". (2) Pour mener à bien son entreprise de restauration de la culture, Charlemagne attira à sa cour un cercle de lettrés venus de divers horizons.  Le palais royal s'imposa alors comme un des lieux privilégiés de la renaissance carolingienne. Il possèdait son propre scriptorium où travaillaient des copistes et enlumineurs venus de toute l'Europe. Alcuin, un clerc anglo-saxon, s'imposa comme le principal inspirateur de la politique carolingienne en matière de culture et de formation. (3) Il devint le responsable de "l'école du palais" qui rassemblait un groupe de scribes, notaires, copistes, mais aussi de jeunes aristocrates venus faire leur éducation dans l'entourage royal. Paul Diacre, un lettré lombard et des grammairiens italiens tels Pierre de Pise et Paulin, le clerc espagnol Théodulf, fréquentaient également la cour de Charles. (4)
Tous ces lettrés carolingiens "ont pour point commun l'attachement à l'héritage antique, au texte de la Bible  et d'une façon générale à la grammaire et à la langue latine" (cf: Michel Sot, voir sources). La grammaire était alors considérée comme la discipline la plus importante, car celle permettant d'étudier la littérature (les païens Cicéron et Virgile, les penseurs latins chrétiens Jérôme et Augustin) surtout d'accéder à l'exégèse biblique.  
> Les lettrés carolingiens s'attachèrent donc en premier lieu à restaurer une langue latine classique, telle qu'elle était codifiée par Donat, au IVème siècle. C'est ce latin carolingien - qui n'avait désormais plus rien à voir avec la langue parlée - qui s'imposa comme la langue savante du Moyen Age et de l'époque moderne.





Le cantilène de Sainte-Eulalie. [Document conservé à la bibliothèque municipale de Valenciennes.]
Pour Régine Le Jan (cf sources) "La purification du latin est entreprise à la fin du règne de Charlemagne. Le retour au latin classique contribue à faire du latin la langue officielle de l'administration et de l'Eglise, tout en le fossilisant. [...] Le latin du VIIIè siècle restait intelligible au public de fidèles illettrés parce qu'il était très proche du protofrançais parlé. Le retour au latin classique coupe les langues romanes en voie de formation de la langue écrite qui n'est plus comprise, ce qui oblige à traduire les capitulaires et à prêcher en langue vernaculaire. " Aussi les premières œuvres en langue romane apparurent à la fin du IXè siècle à l'instar du Cantilène de Sainte-Eulalie, rédigé en ancien français dans les années 880 dans le scriptorium du monastère de Saint-Amand).


* Culture des élites, culture du peuple.
Pour bénéficier d'une solide formation, les fils des principaux personnages du royaume furent confiés à la prestigieuse école de la cour carolingienne d'Aix-la-Chapelle. L'enseignement prodigué y reposait sur les connaissances grammaticales et était confié à des ecclésiastiques de renom tels Alcuin ou l'Irlandais Clément).  
L'Académie palatine n'accueillait que quelques élèves, aussi les jeunes nobles qui ne pouvaient y accéder, recevaient leur formation dans les monastères ou auprès de "précepteurs" privés.   

Sur cette enluminure du manuscrit des Noces de Philologie et de Mercure de l'Africain Martianus Capella (IXè siècle), la grammaire personnifiée occupe la position du maître. Elle tient la férule, la longue tige destinée à la punition, et transmet le contenu des livres à l'oral. Les élèves disposent de tablettes (déjà!) en bois recouvertes de cire pour prendre des notes.


Qu'en est-il de la diffusion de la culture dans le peuple? Charlemagne est souvent présenté dans les livres scolaires de la IIIème République comme celui qui aurait "inventé" l'école. (5) 
Cette croyance se fonde sur plusieurs dispositions législatives consacrées à l'enseignement. En 789, le chapitre 972 de l'Admonitio generalis exige"qu'on rassemble non seulement les fils de condition modeste, mais les fils bien nés. Qu'on établisse des écoles pour l'instruction des garçons. Que dans chaque monastère, on enseigne les psaumes, les notes, le chant, le comput, la grammaire et qu'on dispose de livres bien corrigés". 
Selon ce texte chaque évêque devait ouvrir une école épiscopale et favoriser l'ouverture d'écoles paroissiales. Tout monastère devait posséder son école, ouverte aux jeunes oblats, aux futurs moines et aux futurs laïcs.
Peu après, une Épître adressée aux évêques et aux abbés insistait sur la nécessité de mettre en place un enseignement élémentaire: "Il nous a paru utile que les évêchés et les monastères... soient aussi consacrés à l'étude des Saintes Écritures et mis à disposition de ceux qui, avec l'aide de Dieu, peuvent se livrer aux études".

 Les sources ne permettent que rarement de vérifier la mise en application de ces prescriptions sur le terrain. Dans son diocèse d'Orléans, Théodulf demanda aux prêtres de tenir école dans les villages et les bourgs, sans en recevoir de rétribution ("sinon de petits cadeaux offerts par les parents"). 

 Toutefois, comme le rappelle Geneviève Bührer-Thierry & Charles Mériaux (voir sources),
 "ce programme [de scolarisation] repose avant tout sur le souci de former de bons chrétiens, qui soient à leur tour capables d'instruire leur famille. Les meilleurs d'entre eux sont aussi destinés à la prêtrise, mais dans tous les cas, on ne peut guère parler d'une généralisation de cette formation, et le fait que les mêmes recommandations soient répétées plusieurs fois dans le courant du IXè siècle incite à penser que le réseau de ces écoles 'paroissiales' ne devait pas être bien dense. "Il faut donc se garder de l'anachronisme qui ferait de Charlemagne le précurseur de Jules Ferry. Pour conforter cette croyance, les auteurs de manuels de la IIIème République se référèrent volontiers à une anecdote rapportée par Notker le Bègue, moine de Saint-Gall, dans un petit recueil d'histoires édifiantes composé dans les années 880. Selon l'auteur, un jour que Charles inspectait l'école du palais, le roi aurait réprimandé les fils de comtes qui bâclaient leur ouvrage, alors que les jeunes gens de moindre condition s'y appliquaient. Les auteurs de manuels scolaires de la IIIè République firent de cet épisode un bel exemple de "méritocratie". Dans les faits,  à de très rares exceptions (Ebbon, le fils de la nourrisse de Louis le Pieu), les élèves du palais étaient tous d'illustre naissance.
Qu'à cela ne tienne. En 1964, France Gall, alors âgée de 17 ans, reprit à son compte le cliché d'un Charlemagne "inventeur" de l'école. A peine diffusé sur les ondes, "Sacré Charlemagne remporta un énorme succès. Les paroles de la chanson étaient signées Robert Gall, le père de l'interprète. Sur une musique "colonie de vacances", la chanteuse posait sa voix acidulée particulièrement entêtante. France Gall contribua de la sorte à ancrer un peu plus encore l'image du Charlemagne père de l'enseignement primaire. (6)



Lettrine historiée sur le manuscrit de la Vita Karoli Mani. Abbaye Saint-Martial de Limoges, vers 1050.

 
Conclusion:  La renaissance carolingienne avait pour ambition première de former les cadres laïcs et ecclésiastique de l'empire en leur donnant les instruments nécessaires à l'exercice de leur fonction. Ce programme est-il alors atteint à l'issue de la période?
Entre 750 et 850, on assista à un élargissement du cercle des lettrésL'épiscopat franc et les milieux de la haute aristocratie paraissaient beaucoup mieux instruits. Dès lors, les souverains purent s'appuyer sur un personnel de grande qualité. La "renaissance carolingienne" se caractérisa encore par:
- une intense circulation des savoirs (par le biais notamment des échanges de manuscrits) et des hommes, d'un bout à l'autre de l'empire.
- la promotion de l'écrit et de l'écriture qui devinrent des éléments incontournables de l'autorité, royale ou divine.
 
Insistons sur le fait que le personnel très instruit ne se recrutait alors que parmi la très haute aristocratie. Le peuple a sans doute été exclu de cette renaissance culturelle.  
Au bout du compte - et n'en déplaise à France Gall - Charlemagne n'inventa pas l'école. Celle-ci est sans doute aussi ancienne que l'écriture elle-même et personne ne peut revendiquer son invention (même Céline Alvarez!).  


"Sacré Charlemagne"
Qui a eu cette idée folle / Un jour d'inventer l'école / C'est ce sacré Charlemagne
Sacré Charlemagne / De nous laisser dans la vie / Que les dimanches, les jeudis
C'est ce sacré Charlemagne / Sacré Charlemagne 



Un jour d'inventer l'école / C'est ce sacré Charlemagne / Sacré Charlemagne
Ce fils de Pépin le Bref / Nous donne beaucoup d'ennuis / Et nous avons cent griefs
Contre, contre, contre lui


Il n'avait qu'à s'occuper / De batailles et de chasse / Nous n'serions pas obligés
D'aller chaque jour en classe
Participe passé / 4 et 4 font 8 / Leçon de français / De mathématiques / Que de que de travail / Sacré sacré sacré Charlemagne

Il aurait dû caresser / Longtemps sa barbe fleurie* / Oh Oh sacré Charlemagne
Sacré Charlemagne

Au lieu de nous ennuyer / Avec la géographie / Oh Oh sacré Charlemagne / Sacré Charlemagne


Il faut apprendre à compter / Et faire des tas de dictées / Oh Oh sacré Charlemagne
Sacré Charlemagne

Participe passé / 4 et 4 font 8 / Leçon de français / De mathématiques / Que de que de travail / Sacré sacré sacré Charlemagne

Car sans lui dans notre vie / Y n'y aurait que des jeudis** / Oh Oh sacré Charlemagne (3X)


* En réalité, Charlemagne portait la moustache (les monnaies frappées en 800 l'attestent). La légende de la barbe fleurie remonte loin puisqu'il en est déjà question dans la "chanson de Roland"!
** à l'époque de la chanson, c'était le jeudi et non le mercredi après-midi qui était jour libre dans les écoles. 

Notes:

1. Il nous reste aujourd'hui environ 8000 manuscrits carolingiens, ce qui représente qu'une toute petite partie de ce qui a été produit.
2. Au XVIème siècle, les premiers imprimeurs prennent ce modèle d'écriture ancienne pour fabriquer les premières casses de plomb. Ce qui explique que cette écriture nous soit familière.
3. Ancien responsable de l'école épiscopale d'York, Alcuin rencontre Charlemagne en Italie en 781. Le monarque le convainc alors de le rejoindre à Aix-la-Chapelle. En 796, il quitte la cour pour devenir l'abbé du monastère St-Martin de Tours dont le scriptorium compte parmi les plus importants de l'empire. Spécialiste de la langue latine, Alcuin s'emploie tout particulièrement à l'amélioration du style et à une restauration du "bon latin".   
4. Leurs compétences sont mises au service de la révision du texte même de la Bible, à partir de la confrontation de différentes version de la Vulgate. L'idée d'Alcuin est de parvenir à un texte sans faute et surtout à un texte unique qui sera ensuite diffusé dans toutes les églises de l'empire.
5. Le 28 janvier (la St Charlemagne) est d'ailleurs la fête des écoliers méritants.
6. "C'est vrai que Charlemagne a inventé l'école?" Quel(le) professeur(e) d'histoire-géo n'a-t-il jamais eu à répondre à la question fatidique? Peu assurément. Et c'est là sans doute un excellent indicateur de l'influence profonde que la chanson populaire peut avoir sur nos représentations.  

Sources:
- Geneviève Bührer-Thierry & Charles Mériaux: "La France avant la France. 481-888", Histoire de France sous la direction de Joël Cornette, Belin, 2010.
- Régine Le Jan:"Histoire de la France. Origines et premier essor. 480-1180", Carré histoire, 2011.
- Michel Sot:"Une politique de la culture", in L'histoire n°406, décembre 2014.
- Charlemagne (742-814).