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vendredi 23 février 2024

"L'estaca" de Lluis Llach: un classique de la contestation

Au cours de ses trente-six années d'existence, le régime franquiste réprime toute revendication identitaire autre que castillane. La Catalogne perd son autonomie politique, tandis que sa langue et sa culture ne se maintiennent que dans la clandestinité. Au cours des années 1960-1970, face à la dictature déclinante, un mouvement musical se structure.
La Nova Cançó (Nouvelle Chanson Catalane) naît de la volonté de jeunes intellectuels de se doter d'un moyen de communication vraiment populaire. En 1959, Lluis Serrahima publie, dans la revue Germinàbit (1), le manifeste fondateur du mouvement. Sous le titre « Ens calen cançons d’ara » (« Il nous faut des chansons de maintenant »), l'auteur-compositeur-interprète incite les jeunes musiciens catalans à composer dans leur langue, mais aussi à créer « des chansons (...) qui soient à nous et faites maintenant ». « Regardons la France, que s'y passe-t-il ? De n'importe quel sujet, de n'importe quel événement, important ou non, peu importe, surgit une chanson, et quelles chansons. » Georges Brassens, "troubadour de notre temps" comme le présente l'écrivain J.M. Espinàs lors d'une conférence, sert alors de modèle.  
 
La Nova Cançó est portée sur les fonts baptismaux en 1961, avec la constitution du groupe Els Setze Jutges. La formation, qui réunit dans un premier temps Miquel Porter, Remei Margarit et Josep Maria Espinàs, entend porter un regard critique sur la société. La chanson est envisagée comme un outil d’expression de l’identité. Son nom, les seize juges, signifie que le groupe est ouvert et disposé à accueillir 13 nouveaux membres, mais aussi que ces derniers aspirent à juger la société de leur temps. Le succès n'est pas au rendez-vous au-delà d'un public lettré. D'aucuns jugeant la nouvelle chanson trop intellectuelle et dénuée de spontanéité. La même année, le Valencien Ramon Pelegro Sanchis - Raimon - remporte un grand succès avec la chanson "Al Vent". Son premier album, publié en 1963 par la maison de disque Edigsa, s'écoule à 40 000 exemplaires. Avec Diguem no ([Nous] Disons non), le chanteur en appelle au renversement de la dictature. La popularité de Raimon contribue au succès de la Nova Cançó.

Raimon en 1973. Ismael Latorre Mendoza, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons
 
Els Setze Jutges accueille de nouveaux membres tels que Joan Manuel Serrat, Maria del Mar Bonet, Ramon Muntaner, Rafael Subirach, Ovidi Montllor ou Lluis Llach. Pourtant, alors même qu'il se trouve au sommet de sa popularité, le collectif opte pour la dissolution. Des dissensions sont apparues entre ceux qui optent pour une mise en valeur de textes littéraires et les tenants d'une chanson plus engagée politiquement. Quoi qu'il en soit, le succès de la Nova Cançó convainc le pouvoir de surveiller de près les artistes. 

En 1968, Lluis Llach écrit L’estaca, qui s'impose rapidement comme un hymne de combat contre la répression franquiste. Le musicien compose une petite valse lors d'une soirée entre amis qui se mettent à fredonner en chœur "tomba tomba tomba". Autour de cette répétition saugrenue, l'auteur imagine le dialogue entre le narrateur et Siset, un vieil homme. Le premier demande au second : "Siset, ne vois-tu pas le pieu / auquel nous sommes tous attachés ? / Si nous ne pouvons pas nous en défaire / nous ne pourrons jamais nous libérer..." (2a) L'ancien répond (dans ce qui constitue le refrain du morceau) : "Si nous tirons tous, il tombera / Et il ne peut plus tenir très longtemps / Sûr qu'il tombera, tombera, tombera, / Bien vermoulu comme il doit être déjà." (2b) La métaphore est claire. Le pieu représente l’Espagne franquiste, que seule l'union populaire et l'action coordonnée des uns et des autres, pourront faire tomber. La tâche à relever semble insurmontable, aussi, quand la lassitude point, il faut un chant de ralliement : celui que le vieux Siset a transmis à son cadet et qui constitue le refrain de la chanson. Dans la dernière strophe, le narrateur, maintenant que Siset n'est plus, devient responsable de la transmission des idées de liberté et de lutte auprès des nouvelles générations : "Et quand passent d'autres valets / je lève la tête pour chanter, le dernier chant de Siset / le dernier qu'il m'ait appris". (2c) Le personnage de Siset devient une figure mythique au sein de la mémoire collective catalane, celle de l'ancêtre plein de sagesse, soucieux de transmettre l'idée de lutte. (3)

La censure s'abat contre ce morceau au contenu hautement subversif. Mais, "la censure au début ne l'avait pas comprise, elle fut donc connue du public avant d'être interdite." (source F p61) Le chant a eu le temps de se frayer un chemin, jusqu'à devenir l'emblème de la Catalogne, car il transmet l'espérance de la lutte contre la dictature. Une fois la démocratie revenue, il devient un hymne de reconnaissance identitaire. L'estaca est entonnée à gorges déployées dans le cadre des revendications culturelles catalanes ou dans les manifestations en faveur de l'indépendance. Cela dit, le chant connaît aussi une très grande popularité hors de Catalogne.

 Traduit en des dizaines de langues, il sert à la revendication en faveur de la liberté et contre l’oppression. En 1979, en Pologne, les syndicalistes de Solidarnosc, en lutte contre le gouvernement communiste inféodé à Moscou,  s'approprie le morceau. Traduit et adapté par Jacek Kaczmarski, "le pieu" devient Mury ("les murs"). En Tunisie, en 2011, dans le cadre de la révolution de jasmin, le duo Yasser Jeradi et Lakadjina interprète Dima Dima En Biélorussie, lors de réélection de Loukachenko en août 2020, des milliers de manifestants descendent dans la rue pour dénoncer le trucage des élections présidentielles. Une répression implacable s'abat sur les protestataires, dont le chant de ralliement n'est autre que "L'estaca". 

Le chant retentit encore dans les travées du stade Aimé-Giral, lors des rencontres de l'USAP, le club de rugby de Perpignan. 

 La Nova Cançó gagne vite ses galons de cançó de protesta, tant les artistes du mouvement abordent, dans leurs compositions, les problèmes politiques et sociaux de la région. Le succès grandissant du genre s'accompagne d'une censure croissante. Privés de diffusion dans les médias aux ordres (radio, presse, télévision), les chanteurs se voient également priver de scène ou d'enregistrement. (4) Refusant de chanter en castillan, ils font du catalan le véhicule des revendications. Le simple fait de chanter dans cette langue constitue aux yeux du pouvoir une provocation, comme le prouve l'interdiction faite à Joan Manuel Serrat lors de l’Eurovision 1968. Aussi, pour obtenir le droit d'enregistrer, il vaut mieux utiliser un langage sibyllin ou métaphorique; langage dans lequel Lluis Llach excelle. 

«C'était un jeu très créatif. Pas mal de mots étaient interdits, comme "peur", "peuple" ou "liberté". Il fallait ruser. Par exemple, je disais "révulsion" pour signifier "révolution"», se souvient-il. Prenons des exemples. « La Gallineta » narre le quotidien d'une poulette, qui refuser de pondre des œufs pour l'exploitant exploiteur. "En échange d’un peu de blé, / vous m’empêchez de m’envoler / mais je jure que c’est fini, / j’ai devant moi toute une vie. / Je n’ai plus peur du lendemain, / quand ce bourreau sera crevé, / je pourrai sans difficulté / m’arranger avec mes voisins." (5) Dans le refrain, pour esquiver la censure,  Llach lui fait chanter « vive la révulsion », en lieu et place de « vive la révolution ».

Pour berner Madame Anastasie et éviter la mise à l'index, il suffit parfois simplement de traduire un titre en latin. «Les textes de nos chansons étaient en catalan, nous devions pour la censure les traduire en castillan. Les premières années, nous y parvenions sans trop de difficultés : on recherchait les mille façons de chanter "l'impuissance devant la peur". Une de mes chansons devait porter ce titre, mais il s'avérait impossible que le mot "peur" y figure... Un prêtre nous a donné l'idée de le dire en latin, et c'est devenu debilitas forminidis ! »(6)

En 1970, lors d'un concert à La Havane, Llach lance: "Je suis Catalan. C'est en Espagne, dans le dernier bastion du fascisme en Europe." L'ambassadeur d'Espagne voit rouge. La situation devient intenable. En mars 1971, le chanteur doit quitter précipitamment l’Espagne où il est devenu un chanteur subversif et dangereux pour le pouvoir. Il se réfugie à Paris et tente de gagner sa vie dans des salles de la capitale. Il se produit ainsi à 7 reprises à l'Olympia entre 1970 et 1974. Comme souvent, la répression aboutit à l'effet inverse de celui escompté par ceux qui l'appliquent : un regain de popularité pour les artistes bannis et les œuvres prohibées. Dictature enterrée, transition démocratique achevée, Luis Llach jouit d'une popularité exceptionnelle. En 1985, au Camp Nou, le stade du FC Barcelone, il est capable de rassembler 120 000 personnes. (7)

En 1979, dans un livre d'entretiens intitulé "Catalogne vivre",  Llach revenait ainsi sur le rôle crucial joué par la Nouvelle Chanson Catalane au temps de la dictature :  "Après la mort de Franco, la Nova Cançó est restée un instrument d'identification essentiel de la communauté. Nous étions le seul moyen de communication direct, populaire, et capable de rassembler l'énorme masse de ceux qu'anime un sentiment national comme de ceux qui se reconnaissent dans la gauche. A l'époque, aucun parti politique ne pouvait le faire : on leur déniait encore toute existence. D'où l'importance peu commune qu'a revêtue alors la Nova Cançó. A mon avis, une expérience unique. En raison aussi d'un contexte exceptionnel - heureusement le franquisme est chose rare."

Lluis Llach (bonnet sur la tête) en 2013 lors de la Voie Catalane. Coentor, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

Notes :

1. Il s'agit de la revue dirigée par les moines de l'abbaye de Montserrat. Grâce à ses privilèges ecclésiastiques, elle parvient à publier des textes qui seraient censurés par le régime dans un autre cadre, car jugés subversifs.

2a. "No veus l'estaca / on estem tots lligats? / Si no podem desfer-la / mai no podrem caminar". 2b. "Si estirem tots, ella caurà, / Si jo estiro per aquí / I tu l'estires fort per allà, / Segur que tomba, tomba, tomba, / I ens podrem alliberar" 2c. "I mentre passen els nous vailets, / estiro el coll per cantar, / el darrer cant d'en Siset / el darrer que em va ensenyar"

3. Par-delà la légende, le personnage a bel et bien existé: un vieux barbier qui partageait des parties de pêche à la ligne avec le jeune Lluis Llach, tout en lui prodiguant des "leçons de vie".

4. Une loi interdisait même aux chanteurs de parler entre les morceaux lors de leurs prestations scéniques. 

5. "Dans un autre passage de la Gallineta, j'évoquais le «bourreau» (botxi en catalan et verdugo en castillan) : à l'époque, c'était prendre le plus court chemin pour la prison ! On lui a substitué dans la traduction castillane le mot vécino (voisin : le texte castillan proclamait donc je ne me préoccupe de mon destin qu'une fois libéré du voisin !" (source F p 62)

6. La liste des grandes chansons de Llach est longue. Citons, parmi beaucoup d'autres "Madame" (1972), un titre qui se moque des touristes venant faire bronzette sur la Costa Brava, sans se soucier de la perpétuation de la dictature.  Citons encore Campanades a morts ("le glas"), vibrant requiem adressé aux victimes de la répression policière qui provoque la mort de 5 ouvriers grévistes à Vitoria, le 3 mars 1976, en pleine transition démocratique

7. Depuis 2008, Llach a cessé de chanter, afin de quitter son public "dans la plénitude de la forme physique". Il se consacre à l'écriture, avant de se lancer en politique. En 2015, il est élu au Parlement de Catalogne et poursuit sa lutte en faveur de la cause indépendantiste. 

Sources : 

A. Sandrine Frayssinhes Ribes : "De la Nova Canço catalane à la Nova Nova Canço : la chanson engagée en héritage en Catalogne", in Chanter la lutte, Atelier de création libertaire, 2016 

B. Mathias Ledroit. "De la Nova Cançó à la Novíssima Cançó 1." 2018. hal-01693759

C. "Le témoin du vendredi : Lluis Llach, voix de la Catalogne", dans La Marche de L'histoire sur France Inter. 

D. Yann Bertrand "De Franco à Loukatchenko, comment une chanson catalane des années 60 est devenue un classique de la contestation"sur France Info

E. Cyril Sauvageot : "En Biélorussie, les anti-Loukatchenko vibrent au son d'un chant anti-franquiste", dans la série Protest songs sur France Inter.

F. Lluis Llach : "Catalogne vivre", J.C. Lattès , 1979.

samedi 23 juin 2018

347. Feu!Chatterton: "Malinche"

Avec quelques centaines d'hommes, Hernan Cortés débarque sur les côtes mexicaines en 1519. L'intrépide conquistador parvient en quelques mois à terrasser un puissant empire peuplé de millions d'habitants. Profitant d'un concours de circonstances favorables, l'intrépide conquistador exploite à merveille la supériorité de l'armement des Européens et les divisions au sein des populations autochtones. La rencontre de Malinche, une jeune esclave parlant à la fois le nahuatl et le maya lui ouvre des perspectives inouïes. 
Nous possédons peu de données biographiques fiables (1) sur cette femme aux noms multiples, aux origines incertaines, aux desseins inconnus. Cinq cent ans après sa disparition, celle qui fut appelée Malintzin, Marina, Malinalli ou Malinche, reste une figure très vivace, une icône, dont la mémoire fut tantôt révérée ou bannie. Qui était-elle ?

Codex Acatitlan: Malinche ouvre la marche (Wiki C.)
* "Une très excellente personne qui était appelée doña Marina".
Malinche naît vers 1500 dans un village du centre de l'isthme de Tehuantepec, à la base de la péninsule du Yucatan. Ce delta de basses terres à la chaleur suffocante est alors contrôlé par des principautés farouchement indépendantes. 
Bernal Díaz, compagnon d'armes de Cortés et principal source d'information concernant Malinche, écrit dans ses mémoires que cette dernière n'est qu'une enfant lorsqu'elle est arrachée à sa terre par « les hommes de Xicalango », un grand comptoir sur la côte du golfe du Mexique. Issue d'une riche famille de la noblesse nahua, la fillette aurait été vendue par son beau-père et sa mère qui souhaitaient transmettre l'intégralité de l'héritage familial à leur fils. Vers 1510, la jeune captive est conduite plus au sud pour être revendue dans la région du Tabasco, elle y apprend le maya.


 
En mars 1519, un an après une première expédition menée par l'Espagnol Grijalva, la flotte conduite par Hernan Cortés (2) atteint Potonchán. De rudes combats opposent aussitôt les expéditionnaires aux populations locales (Chontal-Mayas). L'affrontement se solde finalement par une défaite des autochtones. En signe de reddition, ces derniers apportent des cadeaux propitiatoires aux conquistadores: « quatre diadèmes, (…) également quelques boucles d'oreilles, quelques masques de visages indiens, deux semelles d'or pour sandales», nous apprend Bernal Diáz. Le 15 mars 1519, vingt femmes (3) complètent ce butin. Aussitôt baptisées, "ce furent les premières chrétiennes de la Nouvelle-Espagne. Cortés les répartit en donnant une à chaque capitaine". Parmi elle, Bernal Diaz mentionne une jeune femme alors âgée d'environ 18 ans: « une très excellente personne qui était appelée doña Marina, ceci étant le nom qu'elle reçut après avoir été baptisée. (...) C'était bien réellement une grande dame, fille de grands caciques (...); et certes, on s'en apercevait bien à sa belle prestance. Comme doña Marina était de bel allure, insinuante et fort alerte, [Cortés] la donna à Hernando Alonso Puertocarrero», un de ses principaux lieutenants. Avec Marina/Malinche dans leurs rangs, les Espagnols disposent, sans le savoir encore, d'une pièce maîtresse. 

Le trajet de Cortés. [Par historicair CC BY-SA 2.5-2.0-1.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.5-2.0-1.0)], via Wikimedia Commons]
 
Au fur et à mesure de la progression de l'expédition et à la faveur des rencontres avec les caciques locaux ou des envoyés de l'empereur Moctezuma (« seigneur courageux »), Cortés apprend l'existence d'un empire mexica/aztèque, considérable, très organisé, immensément riche et expansionniste dont la capitale se situe à Tenochtitlan. On touche ici un des atouts maîtres de Cortés: l'accès à l'information. Une des clefs de la réussite de l'entreprise cortésienne réside en effet dans la capacité à comprendre ce que disent les "indiens". Le rôle des interprètes est ici fondamental.
L'un d'entre eux se nomme Gerónimo de Aguilar. Espagnol, il est le survivant d'une précédente expédition. Depuis 8 ans, le franciscain était retenu prisonnier d'un cacique du yucatan auprès duquel il avait appris la langue yuvatèque, une variété du maya. Récupéré par la flotte de Cortés, Aguilar annonce aussitôt à ses compatriotes qu'il sera pour eux « un interprète utile et fidèle ».
En juin 1519, lorsque les conquistadores aborde le territoire totonaque, Cortés découvre par l'intermédiaire d'Aguilar que ce groupe de population supporte de plus en plus mal la pression fiscale qui lui est imposée par les « Coluas-Mexicas », connus aujourd'hui sous le nom d'Aztèques. (4) "C'est alors seulement que Cortés a conçu un projet entièrement nouveau et que s'est imposée à lui l'idée de tenter l'aventure, de s'enfoncer dans les terres en direction de la capitale, (...) cité déjà mythique, à l'orient de ses rêves." (Bennassar p 39) 
Cortés comprend très vite le parti qu'il peut tirer de l'animosité entre les Aztèques et les populations indiennes soumises, aussi ordonne-t-il  la capture de cinq collecteurs d'impôts venus réclamer aux Totonaques le tribut de Moctezuma.
L'accès à ces informations cruciales sur les mondes indiens (5 est rendue possible par la présence auprès des conquistadores d'Aguilar et surtout de Malinche. A l'occasion de la première rencontre avec les émissaires de l'empereur Moctezuma, les Espagnols découvrent en effet  que cette femme parle non seulement le maya mais aussi le nahuatl, la langue de l'empire mexica, à laquelle Aguilar n'entend goutte. Comme ce dernier "parlait le maya et l'espagnol, [Marina]  pouvait fournir le lien dont ils avaient absolument besoin dans leurs transactions avec les Mexicas. (…) Dès lors, une curieuse chaîne se mit en place, liant Cortés à Aguilar, Aguilar à Malinche, Malinche aux émissaires de Moctezuma qui faisaient de fréquentes visites au camp des envahisseurs. » (Lanyon p81)
A cette période, Puertocarrero s'en retourne à Cuba en tant qu'émissaire de Cortés. Ce dernier fait alors de doña Marina sa concubine.

Malinche est donc l'interprète capable de comprendre et d'expliquer, celle qui lève pour Cortés le rideau qui lui fera apparaître le nouveau monde qu'il cherche à pénétrer. De son côté, Moctezuma fait surveiller les faits et gestes des conquistadores par ses émissaires ou les marchands qui sillonnent ses terres. De ces observations, il ne peut tirer que des interprétations, sans percer le projet de Cortés. Grâce aux propos rapportés par Malinche, qui manifestement sait intelligemment glaner les informations nécessaires à la réussite de la Conquête, Cortés comprend très vite " que la domination de Moctezuma était imparfaite, redoutée, voire contestée. Il sait déjà qu'il devra travailler à la désunion des peuples du Mexique. » (Bennassar p 40) 
De son côté, Moctezuma perçoit très vite la menace, mais les efforts déployés pour maintenir les conquistadores loin de Tenochtitlan ne font que convaincre Cortés de s'y rendre dans les plus brefs délais. 

* Tenochtitlan.
Pour atteindre Tenochtitlan, l'expédition traverse le territoire des Tlaxcaltèques constitué d'une imposante chaîne de volcans. A l'issue de rudes batailles (du 2 au 5 septembre 1519), Cortés contracte une précieuse alliance avec la cité-Etat de Tlaxcala. « Elle lui permit de grossir ses forces de dizaines de milliers d'hommes. Elle lui apporta des guerriers rompus aux plus durs combats, possédant une connaissance approfondie des Mexicas et nourrissant à leur endroit une haine meurtrière. » (Lanyon p 108) Afin de sceller l'accord, et comme l'avait fait avant eux les Chontals-Mayas, les caciques donnent la main de leurs filles aux principaux capitaines espagnols. (6
Tenochtitlan (Wiki Commons)
 Le 8 novembre 1519, les conquistadores et leurs alliés « indiens » atteignent enfin la principale chaussée menant à la ville au milieu du lac Texcoco : Tenochtitlan. Les populations observent avec intérêt l'étrange procession composée de chevaux, d'effrayants mastiffs et lévriers, et de soldats en armures. Juché sur une litière surmontée d'un dais orné de plumes de quetzal, Moctezuma vient à la rencontre de ceux dont il a tout fait pour empêcher la venue. La tension est palpable lors de ce premier contact. La tentative d'accolade de Cortés est d'emblée considérée par les Mexicas comme un outrage fait à l'empereur. Le calme revenu, « on (…) annonça à Moteucçoma […] qu'une femme, une de nous, gens d'ici, (7) les accompagnait comme interprète. Son nom était Marina», lit-on dans le Codex de Florence, une source indienne. Pour communiquer, le dirigeant dépend donc d'une femme... ce qui doit être difficile à accepter pour le chef d'une société au sein de laquelle ces dernières ne disposent d'aucun droit. L'empereur prononce un discours d'accueil. « Malintzin en rendit compte [à Cortés] en le lui traduisant.» «Et quand le marquis [Cortés] eut entendu ce que Moteucçoma avait dit, il parla en retour à Malintzin en répondant dans son baragouin », poursuit plein de mépris pour la langue des étrangers le rédacteur du Codex de Florence (rédigé en nahuatl). En réponse, Cortés se présente comme le représentant d'un grand roi vivant très loin, de l'autre côté de la mer. 

* La Noche Triste.
Moctezuma reçoit alors les membres de l'expédition comme ses hôtes officiels. Il a alors peu de raison de craindre leur présence dans sa ville, forteresse entourée d'eau de tous côtés. Surveillés en permanence, les Espagnols paraissent alors cernés de toute part. D'emblée, les conquistadores sont subjugués par la beauté et la magnificence de l'endroit. Bernal Díaz admire l'élégant palais où réside Moctezuma dont il décrit avec précision le mode de vie. Le mémorialiste constate, stupéfait, que l'empereur prend un bain quotidien, change de vêtements tous les jours, consomme une grande variété d'aliments, boit du chocolatl et inhale la fumée dégagée par « un liquide ambré mélangé avec des herbes qui sont du tabac. »
Après quelques jours d'échanges courtois, la situation se détériore. Les Européens accompagnés de Malinche assistent avec horreur à des sacrifices rituels au temple de la divinité suprême de la ville, Huitzilopochtli. « Les abattoirs de Castille n'exhalent pas une pareille puanteur », confie Díaz.
Pour se protéger et peut-être dans l'espoir de gouverner par son intermédiaire, les Espagnols décident après une semaine seulement de présence, de prendre Moctezuma en otage.

En mai 1520, l'annonce du débarquement d'une imposante expédition espagnole, venue de Cuba, oblige Cortés à quitter la capitale mexica. Pendant son absence, la situation des conquistadores se dégrade. Le massacre des principaux dignitaires mexica perpétré par Pedro Alvarado dans le Grand Temple, provoque la fureur des populations qui entrent en rébellion. La situation s'aggrave encore avec la mort de l'empereur Moctezuma dans des circonstances obscures. Cloîtrés dans leur quartier, les Espagnols subissent les assauts d'une foule en furie. Dans le plus grand secret, Cortés - qui vient de regagner la ville - comprend que la seule issue pour ses hommes réside dans la fuite. Dans la nuit du 30 juin 1520, connue par les Espagnols sous le nom de Noche Triste, les envahisseurs battent en retraite et s'échappent. Dans ce sauve-qui-peut terrifiant, les conquistadores subissent de lourdes pertes, mais les survivants parviennent néanmoins à se réfugier in extremis chez leurs alliés de Tlaxcala. L'armée de Cortés y restaure ses forces pendant dix mois (du 1er juillet 1520 au 28 avril 1521).

Cortès à l'assaut de Tenochtitlan (anonyme, fin XVII°s) [Wiki C.]
* L'assaut final. 
Le triomphe de Tenochtitlán n'est que de courte durée car Cortés profite d'un allié inespéré, un allié qui avait déjà fait des milliers de victimes dans la ville : la variole. Pendant que la maladie européenne poursuit ses ravages, Cortés prépare méticuleusement l'assaut de la capitale mexica. Il fait couper l'aqueduc de Chapultepec qui alimente la ville en eau potable, prend possession des chaussée d'accès à la ville et ordonne la construction de 13 brigantins afin de prendre le contrôle de la lagune entourant la cité.
Presque un an après avoir fui Tenochtitlan, les troupes de Cortés lancent leurs navires à l'assaut de la ville. On trouve des évocations de la participation active au combat de Malinche dans le Lienzo de Tlaxcala et le Codex de Florence. Le premier nous la montre à bord d'un brigantin, protégée derrière un bouclier. Sur le second, juchée sur le toit d'un palais, elle s'adresse à des guerriers mexicas postés en contrebas : « Mexicains, venez ici ! Les Espagnols se sont fatigués. Apportez-leur de la nourriture, de l'eau fraîche et tout ce qui est nécessaire. Car ils sont las, ils sont épuisés. »
Après trois mois de siège, la cité finit par tomber dans l'escarcelle espagnole comme un fruit mûr. La ville, désespérée, mourante, se rend le 13 août 1521. Selon le Codex de Florence, au moment de la capitulation officielle, Malinche se place à côté de Cortés et traduit les paroles de Cuauhtémoc, le successeur de Moctezuma. Le chef mexica déclare ne pouvoir rien faire de plus pour sa ville et son peuple. 

A l'issue de la prise de la capitale aztèque, Malinche disparaît pour un temps. Elle vit désormais derrière les murs de la maison de Cortés, à Coyoacán, sur les rives du lac Texcoco, hors d'atteinte des chroniqueurs. Nous savons seulement qu'en mai ou juin 1522 naît Martín, fils de Malinche et Hernan Cortés. Ce dernier s'évertue à faire légitimer son fils mestizo par décret papal, puis lui obtient le titre de chevalier de l'ordre de Santiago.
Peu de temps après la naissance de Martin,  Catalina Juárez de Marcaida,  l'épouse officielle de Cortés, quitte Cuba pour rejoindre son époux à Coyoacán. Elle y découvre l'atmosphère de harem que son mari, insatiable coureur de jupons, fait régner dans sa demeure. Outre Malinche, Cortés y vit en effet avec les filles de Moctezuma qu'il est censé protéger. La mort soudaine et mystérieuse de Catalina, très peu de temps après son arrivée, alimente aussitôt les pires suspicions à l'encontre de Cortés.

* L’expédition du Honduras.
En octobre 1524, les talents d'interprète de Malinche sont de nouveau requis par Cortés qui monte une nouvelle expédition en direction du golfe du Honduras, à la poursuite de renégats espagnols. Quelques jours seulement après le départ (le 20 octobre 1524), Cortés fait épouser doña Marina/Malinche par l’un de ses capitaines, Juan Jaramillo. Rapidement, l'expédition tombe dans les pièges des marécages et des sables mouvants. (8) Au terme d'une marche harassante, les aventuriers hagards et affamés atteignent enfin le golfe du Honduras. Ils y constatent que les insurgés mangent déjà les pissenlits par la racine depuis plusieurs mois. Au terme de ce lamentable périple, Cortés regagne Veracruz en longeant la côte. Au cours du voyage par la mer, Malinche donne naissance à une petite fille, María, le seul enfant qu'elle aura avec Juan de Jaramillo.
Malinche, qui n'a désormais plus aucun rôle officiel à jouer, disparaît des chroniques. Si l'on accepte les recherches et recoupements établis par Anna Lanyon, elle serait morte peu de temps après mars 1528, date à laquelle le conseil municipal de Temystitan-Mexico fait une derrière fois référence à elle dans un compte-rendu de délibérations. Peu de temps après, Martin Cortés, alors âgé de 6 ans, s'embarque avec son père pour l'Espagne.

Mémoires et mythologies:
Disparue, le personnage de Malinche n'en fait pas moins l'objet de multiples instrumentalisations. La rareté des sources ou des informations la concernant facilite les extrapolations. Au fil des générations, les auteurs manipulent les sources afin de servir leurs propos en fonction de leur projet politique. Il en résulte la création d'une icône. 
- Malinche est perçue comme la mère du métissage et de la nation mexicaine pendant la période coloniale. 
Au cours de la période coloniale, Marina est considérée comme la mère du métissage et de la nation mexicaine, ainsi que la protectrice des étrangers. Dans sa chronique, Bernal Diáz semble subjugué. Lorsqu'il mentionne Marina, il lui accorde le titre respectueux de doña et multiplie les éloges. Il admire en particulier le courage et le sang-froid dont Malinche fait preuve au cours de la Conquête. « Je dois reconnaître que doña Marina, bien qu'elle fût une indigène, faisait preuve d'une telle bravoure que, quoiqu'elle entendit tous les jours que les Indiens allaient nous tuer et manger notre chair avec des piments, et quoiqu'elle nous eût vus encerclés au cours de batailles récentes et qu'elle sût que nous étions tous blessés ou malades, elle ne laissait paraître aucune faiblesse mais montrait un courage plus grand que celui d'aucune autre femme. »


Lienzo de Tlaxcala [Wiki C.]
Dans le Lienzo de Tlaxcala, qui raconte la Conquête du point de vue des principaux alliés des conquistadores, comme dans les Codex Ramírez et Aubin, qui présentent au contraire la version des vaincus, Malinche est décrite de façon respectueuse et bienveillante. De même, les rédacteurs mexicas du Codex de Florence la présentent comme une ennemie, non comme une traîtresse. Elle y est la plupart du temps nommé Malintzín. Le suffixe -tzín est alors la marque de politesse et d'honneur réservée à la noblesse. 
Les images des codex donnent à voir une Malinche de grande taille, "plus imposante que Cortés, comme pour venir appuyer la centralité de son rôle. (...) Sa position dans les documents visuels est également cruciale: elle est souvent placée entre deux groupes, comme le serait un médiateur." (Marianne Gaudreau p78)

- Après l'indépendance du Mexique, Malinche devient traîtresse.
L'indépendance du Mexique, acquise en 1821, entraîne l'émancipation de presque toute l'Amérique. Or, la toute jeune république choisit de fonder son indépendance sur l'hostilité à l'Espagne. Au sein du mouvement nationaliste (en particulier les criollos, la petite élite blanche d'ascendance espagnole) Malinche est accusée d'avoir pris le parti de l'Espagne. Cortés et sa maîtresse sont désignés comme les symboles de la tutelle honnie, les agents de la colonisation abhorrée. "En ces instants, toute la complexité du conquistador - et de son interprète indienne - se dissout dans les passions. Cortés se réduit à sa figure d'accusé." (Christian Duverger p411)
Le discours développé est débarrassé de toute complexité préhispanique. Le passé mexicain se résume alors à un seul peuple : les Mexicas de Tenochtitlan. Or, comme Malinche « avait été une ennemie des Mexicas, il s’ensuivait donc qu’elle était aussi l’ennemie de la nouvelle nation mexicaine. » (Lanyon p 193) Cette assertion reposait en outre sur la croyance en la perfidie consubstantielle des femmes.
Afin de ruiner la réputation de Malinche, ses détracteurs l'accusent de faire preuve de lascivité, de dépravation et de déviance sexuelle. Elle devient dès lors la traîtresse qui laisse l'étranger pénétrer le monde méso-américain et violer son corps. (9)
« Qu’elle l’ait désiré ou non, le métissage fut le legs de Malinche au Mexique. Mais paradoxalement c’est aussi devenu la raison majeure pour laquelle elle est aujourd’hui vouée aux gémonies et considérée comme une traîtresse. » (Lanyon p 199) 

 En 1950, Octavio Paz publie El laberinto de soledad. Sous sa plume , Malinche incarne la Chingada, la femme passive et violée des origines, emblème du mal être mexicain. Pour l'écrivain, "doña Marina est devenue une figure qui incarne les Indiennes fascinées, violées ou séduites par les Espagnols [...]. Le peuple mexicain ne pardonne pas sa trahison à Malinche..."
Aujourd'hui, le terme malinchista est une insulte qui signifie qu'on est pas un véritable mexicain car on est trop soumis aux influences étrangères, un traître en somme. Pourtant, à l'instar des Tlaxcaltèques, Malinche n'avait prêté aucune allégeance aux Mexicas, et il n'y avait donc aucune traîtrise dans sa conduite. Enfin, il faut garder à l'esprit que la jeunesse de Malinche n'est qu'une suite d'arrachements: à sa famille, à sa terre, à ses droits, à sa culture. Abandonnée par ses parents, réduite en esclavage, acculturée, contrainte de suivre les conquistadores qui la prirent à tour de rôle pour femme ou concubine, de quelle marge de manœuvre disposait-elle vraiment? En se mettant au service des Espagnols, elle s'assurait sans doute davantage de chance de survivre. 

Lienzo de Tlaxcala [Wiki C.]
* Avatars et résurgences.
Que reste-t-il de Malinche dans le Mexique contemporain? Les Tlaxcaltèques ont donné son nom à un volcan, les Mayas firent de même avec un fleuve. A Jaltiplan - son prétendu lieu de naissance - le souvenir de Malinche perdure. Selon une légende locale, le cadavre de cette dernière se trouverait également sous le tumulus, à côté du palais municipal.
Dans le sud du Mexique, les "bals de Malinche" restent très répandus. Les gens organisent ce bal tous les ans, le jour de la fête de Marie-Madeleine, après des semaines de préparation (costumes, fleurs).
Dans la mémoire populaire, Malinche revêt parfois les oripeaux de Cihuacóatl . La nuit, cette divinité sortait et réclamait en pleurs ses enfants perdus, répandant la terreur chez ceux qui l'entendait. Les lamentations de la Llorona, « l 'Eplorée », étaient toujours interprétées comme un signe de malheur à venir.
Devenue archétype, la Malinche est représentée sous différentes formes par les artistes.
L’amérindienne figure ainsi sur de nombreuses fresques murales. José Clemente Orozco l'a peint en compagnie de Cortés sous un escalier du vieux collège jésuite de San Ildefonso. Des auteurs anonymes la représentent sur les parois du palais du gouvernement de Tlaxcala.

Les musiciens ne sont pas en reste. Pour preuve, en 2015, le groupe français Feu Chatterton! intitule un de ses morceaux les plus réussis "Malinche". Arthur Teboul, le chanteur du groupe, explique ce choix:
"J'ai voyagé un peu au Mexique. Je ne sais plus comment, je découvre le personnage de Malinche. Et ça devient pour moi un personnage intéressant, un symbole. Ça raconte l'histoire d'un jeune homme qui aurait vu sa copine partir dans un pays latin. Il l'attend à Paris et il fabule, il a peur qu'elle ait là-bas rencontré quelqu'un d'autre, qu'elle vive des aventures sans lui. Petit à petit, il se met à l'identifier à cette personne qu'est la Malinche, la maîtresse de Cortés, interprète un peu perfide pour les Mexicains parce qu'elle décide de s'allier à Cortés, l'ennemi." (source F)
"Quand Cortès arrive pour conquérir le pays, il est fin stratège. Plutôt que d’aller faire tomber la tête, il décide de lier contre le chef aztèque les différents petits royaumes. Mais pour cela, il a besoin d’un interprète. Et il trouve cette fille qui avait été faite prisonnière (...). Et ce qui est intéressant avec ce personnage, c’est qu’elle apparaît comme une grande traîtresse qui se met au service des colonisateurs, mais elle est aussi considérée comme la mère du Mexique moderne. Et puis, il y a l’incarnation du mythe…"(source G)


  C°: Femme dans une société misogyne, indienne dans un État longtemps contrôlé par les criollos, ancienne esclave de surcroît, la Malinche partaient avec de sérieux handicaps. Pourtant, elle s'est imposée comme le symbole identitaire mexicain par excellence. Grâce à son don des langues, elle est celle qui offre l'interprétation, l'explication dont Cortés a tant besoin pour comprendre ses interlocuteurs amérindiens.
Cinq cent ans après sa disparition, elle exerce toujours une incroyable fascination.

Notes :
1. Les sources:
- La plupart des informations dont on dispose aujourd’hui au sujet de Malinche repose sur les mémoires de Bernal Díaz del Castillo intitulées Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne (Historia verdadera de la conquista de la Nueva España). L'ancien compagnon d'armes de Cortés rédige son texte dans la seconde moitié du XVI° siècle, donc plusieurs décennies après la Conquête.
- Sous la plume de Francisco López de Gomara, la Conquête semble être l’œuvre d'un seul homme: Cortés dont il est secrétaire et biographe. Quand il mentionne Malinche, il insiste sur sa condition d'esclave et affirme qu'elle s'est vu accorder sa liberté par le conquistador en échange de ses services de traduction.
- Cortés ne fait que deux allusions très brèves à Malinche dans deux lettres (deuxième et cinquième cartas de relación). Pas même nommée (« una india »), la jeune femme y est réduite à un rôle mécanique d'interprète.
- Au Mexique, vers le milieu du XVI° siècle, des histoires indigènes de la Conquête font peu à peu leur apparition. Elles portent les titres merveilleux du nom de leur ville ou de leur Etat d'origine, voire de la cité où le document est conservé : Codex de Florence, Codex de Tepetlán. Le Lienzo de Tlaxcala par exemple représente l'histoire de la Conquête du point de vue des habitants de Tlaxcala. Dans ce recueil illustré des services rendus par les Tlaxcaltèques aux Espagnols pendant et après la Conquête, Malinche apparaît sur près de la moitié des 48 minutieuses illustrations. Sur les dessins qui accompagnent le texte, Malinche est souvent représentée arborant un simple huipil brodé. Parfois, ses cheveux sont rassemblés aux tempes en deux petites cornes, un style de coiffure en usage chez les femmes mayas dans toute la Méso-Amérique. Ailleurs, elle a de longs cheveux flottants sur les épaules et un petit bandeau en forme de langue au dessus de sa tête pour symboliser sa parole. Elle est généralement représentée au centre de l'illustration. Les Espagnols se tiennent d'un côté, les dignitaires et guerriers amérindiens de l'autre. Aux côtés de Cortés, elle est parfois représentée recevant des présents (dindes, couvertures) ou donnant des cours d'instruction religieuse.
2. Cortés naît en 1485 à Medellín, Estrémadure. Le jeune hidalgo étudie pendant quelques temps à l'université de Salamanque. Avant la fin de sa formation, il s'embarque en 1504 pour les Indes occidentales et s'installe à Saint-Domingue, puis Cuba où il exerce pendant 15 ans le métier de notaire. 
3. Le don de femmes à l'ennemi était une coutume amérindienne. Pour les conquistadores, ces femmes représentent de parfaites servantes, susceptibles de fournir également des services sexuels. Pour ces dernières, cela impliquait la séparation forcée d'avec leur environnement et la confrontation brutale avec des inconnus aux mœurs étranges. 
Avec les unions de Tlaxcala, nous voici aux origines de la noblesse "hispano-mexicaine" et au cœur du projet de métissage cortésien.
4. Au XIIème siècle, le « peuple de la héronnière » (Azteca) quitta la ville d'Azlán, dans le nord du Mexique actuel, pour les rives du lac Texcoco où ils construisirent leur capitale : Tenochtitlan.
5. La diversité des peuples de cet ancien monde complexe devait être totalement effacé par le faux qualificatif "d'indiens" que leur attribua Christophe Colomb.
6. Pour cimenter l'alliance avec Tlaxcala, les Espagnols s'abattent ensuite sur la cité voisine de Cholula, un allié important des Mexicas. 
7. Tirée du livre XII du Codex de Florence, rédigé une quarantaine d'années après la Conquête, il s'agirait selon l'historien James Lockhart de la première mention d'une expression assimilable à une prise de conscience collective des "Indiens". Jusque là, trop divisées par le « micropatriotisme », les populations amérindiennes de se désignaient pas collectivement en tant qu' « Indiens ». 
8. Sur les rives du río Candelaria, les Espagnols se débarrassent de Cuauhtémoc et des autres nobles mexicas, contraints de suivre Cortés et ses hommes dans cette abominable aventure. Selon un texte maya anonyme du XVI° siècle, Malinche se trouve aux côtés de l'ex-souverain mexica au moment de son exécution. A Alcalan, le corps du malheureux suspendu à un arbre est laissé à pourrir.  
9. Le mariage entre des Espagnols et des femmes indigènes résultait avant tout du manque de femmes espagnoles dans les premiers temps de la Conquête. La monarchie hispanique encourageait d’ailleurs ce métissage en fournissant des dots confortables à de jeunes métisses pour leur permettre de trouver un mari espagnol. L’expérience mexicaine des mariages mixtes commença avec les femmes indigènes de Potonchán données aux Espagnols. 



Feu! Chatterton: "Malinche"
Madame je jalouse ce vent qui vous caresse
Prestement la joue
Des provinces andalouses et panaméricaines
Ce vent suave est si doux
Madame je jalouse
Madame je jalouse ce vent qui vous caresse la joue
En ces provinces andalouses
Lui vient se poser contre votre peau d'acajou
Lui vient se poser contre votre peau d'acajou
Quand je reste à Paname
Oh oui
Oh oui
Oh oui
Oh oui
Oh oui
À chaque missive l'avouerais-je?
À chaque missive l'avouerais-je?
Je crains de vous causer l'ennui
Et cette attente comme un missile
Endolorit ma tête grège, grège
Endolorit ma tête grège, grège
Que deux fois passe le jour et vienne la nuit
Passe le jour et vienne la nuit
Ouais, vienne la nuit
Que tu me reviennes, toi, sur l'autre rive
Es-tu avec un autre?
Allez, les choses nous échappent, pourquoi les retenir
Par le bout de l'écharpe?
Si vite devenir
Étranges, étrangers l'un à l'autre
Au cou, le souvenir étrangle
Et je reste à Paname
Oh oui
Oh oui
Oh oui
Oh oui
Oh oui
Native des contrées où Cortés est venu
Trouver haine et fortune
Tu sais de mémoire ancienne
Te méfier des braves, de leur soif inopportune
Combien de lâches sont venus ici
Courir chimères à coup de fusils?
Ivres de gloire, ont-ils pensé que ton cœur
Serait conquis, percé de flèches et de rancœur
Comme tes côtes mexicaines, de Malinche
De Malinche
Il n'y en aura qu'une
Oh oui
Oh oui
Oh oui
Oh oui
Oh oui
[Paroliers : Clement Doumic / Arthur Teboul / Antoine Wilson / Sebastien Wolf]


Sources:
A. Anna Lanyon, Malinche l'indienne : L'Autre conquête du Mexique, Payot, , 233p.
B. Bartolomé Bennassar: Cortés, Bibliographie Payot, 2001, 357 pages.
C. Christian Duverger: "Cortés", Fayard, 2001. 
D. Marianne Gaudreau: "Les multiples visages de la Malinche ou la manipulation historique d'un personnage féminin", Altérités, vol. 7, n° 1, 2010, pp. 71-87.
E. Histoire globale - le blog:"Enseignement et histoire globale" par Vincent Capdepuy, consulté le 29/3/2018.  
F. Feu! Chatterton:"On a rêvé que ça arrive.
G. "Feu! Chatterton ressuscite le rock à la française"

Liens:
- Le site de Feu! Chatterton
- La Malinche (Wikipedia) 
- Un Monde de Musique: La Malinche.

dimanche 6 octobre 2013

275. Alt-J : "Taro", 2012.


Gerda Taro, reporter de guerre.


Indochina, Capa jumps Jeep, two feet creep up the road
Indochine, Capa saute d’une Jeep, deux pieds avancent à pas feutrés sur la route
To photo, to record meat lumps and war
Pour photographier, pour enregistrer des morceaux de viande et la guerre
They advance as does his chance – very yellow white flash
Ils avancent tout comme son sort – un flash jaune et blanc
A violent wrench grips mass, rips light, tears limbs like rags
Un mouvement brusque et violent saisit la masse, déchire  la lumière, déchire les membres en lambeaux
Burst so high finally Capa lands
Ejecté si haut, finalement Capa retombe
Mine is a watery pit. Painless with immense distance
La mine est une puits humide. Indolore avec une immense distance
From medic from colleague, friend, enemy, foe, him five yards from his leg, from you Taro
D’un médecin, d'un collègue, ami, ennemi, adversaire, il est à 5 mètres de sa jambe, de toi Taro
Do not spray into eyes – I have sprayed you into my eyes
Ne pas vaporiser dans les yeux – Je t’ai vaporisé dans mes yeux
3:10 pm, Capa pends death, quivers, last rattles, last chokes
3h10 de l’après-midi, Capa est aux seuil de la mort, il frémit, derniers tremblements et sanglots
All colours and cares glaze to grey, shrivelled and stricken to dots
Les couleurs et les soins se vitrifient de gris, se rabougrissent et se réduisent à des pointillés
Left hand grasps what the body grasps not – le photographe est mort
La main gauche saisit ce que le corps ne peut plus saisir – le photographe est mort
3.1415, alive no longer my amour, faded for home May of '54
3.1415, je ne suis plus vivant mon amour, je m’efface jusqu’à chez moi, Mai 1954
Doors open like arms my love. Painless with a great closeness
Des portes ouvertes comme des bras mon amour. Indolore avec une grande intimité
To Capa, to Capa Capa dark after nothing
Pour Capa, pour Capa, Capa le noir et après le néant
Re-united with his leg and with you, Taro
Il retrouve sa jambe et te retrouve toi, Taro

Do not spray into eyes – I have sprayed you into my eyes
Ne pas vaporiser dans les yeux – Je t’ai vaporisé dans mes yeux



C’est sur les bancs de l’université de Leeds dont la scène indie-rock est une des plus active d’Angleterre que s’est formé Alt-J, quator dont le nom évoque un raccourci clavier ce qui est assez astucieux, leur musique se colorant volontiers de quelques nuances électroniques. Disponibles dès 2011, un single permet au groupe de percer. Leur premier album An awsome Wawe sorti en 2012 emballe la critique  autant que le public, et vaut à la jeune formation de décrocher prestigieux Mercury Prize du meilleur album de l’année,  mettant ses pas dans ceux de leur prestigieuse ainée Polly Jean Harvey.

Le groupe Alt-J

A Awsome Wawe  se clôt sur le titre baptisé Taro.  Ce nom, couplé à celui de Capa dans le texte de la chanson nous met sur la piste de la mystérieuse personne qu’il évoque. Il est aussi question de guerre, de mort, de chairs déchiquetées, de bras ouverts en vue de retrouvailles et de flash photographiques un peu blêmes. Taro conte l’histoire d’une longue nuit qui sépara deux individus de façon brutale comme une jambe se sépare d’un corps en sautant sur une mine ; une histoire douloureuse qui s’achève en pleine lumière, bras ouverts et accueillants lorsque les corps déchiquetés sont à nouveau réunis. C’est la trajectoire de deux grands photographes de guerre, Gerda Taro et Franck Capa, brièvement unis, prématurément séparés, passés de l’ombre à la lumière en deux temporalités disjointes qui finirent récemment par s’accorder.


Une femme de l’ombre.

Dans les gradins des arènes d’Espagne, les places à l’ombre sont les plus chères. Gerda Taro, elle, a brièvement connu le soleil écrasant du pays avant de passer le restant du siècle à l’ombre, son travail ne parvenant pas à laisser d’elle des traces suffisantes pour la postérité.

Fauchée à 27 ans dans l’exercice de son métier de photographe de guerre Gerda Taro ses photos avec elles, tombe d’autant plus dans l’oubli, que bon nombre de ses clichés ne sont pas signées de son nom. Ce n’est que depuis quelques années qu’on apprend à la connaître, faisant d’elle une icône en devenir. Son déficit de notoriété posthume peut paraître paradoxal ; en effet, Gerda Taro était non seulement une femme d’une beauté solaire, souvent présentée pompeusement et à tort comme la  « première femme reporter de guerre », mais aussi la compagne libre et talentueuse de Robert Capa. Pourtant cette carte de visite l’a presque desservie, sa brève et pourtant intense existence n’a laissé que des furtives traces.

Gerda Taro à sa machine à écrire,
Fred Stein.
Plusieurs éléments auraient pu rendre totalement fusionnelles les vies et les trajectoires professionnelles des 2 photographes : leurs origines, leur parcours à travers l’Europe meurtrie de l’entre deux guerres redessinée par le traité de Versailles et dans laquelle la montée des régimes autoritaires et de l’antisémitisme obligent de nombreuses personnes à l’exil. Des amis communs, Paris, les avant-gardes intellectuelles et artistiques  qui s’y épanouissent, la découverte de la photographie, la jeunesse et le talent, l’engagement sont autant  de fils qui s’enchevêtrent pour tisser un portrait croisé de deux personnalités flamboyantes. Mais pour que cette grille de lecture soit opérante, il faudrait faire abstraction de la farouche indépendance de l’un et de l’autre. Elle ne l’est donc pas totalement.

Gerda Taro naît en Allemagne, à Stuttgart, en 1910 dans une  famille bourgeoise de confession juive qui a connu l’âge des empires, lorsque ceux-ci occupaient le cœur de l’Europe. Gerda Taro s’appelle, en réalité, Gerta Pohorylle. Ses jeunes années s’écoulent à Liepzig.  Puis, elle se rend à Genève pour ses études. La montée du nazisme et ses fréquentations d’activistes antinazis aiguisent vraisemblablement sa sensibilité politique. Indésirable en Allemagne où sa famille vit toujours, elle trouve refuge à Paris l’année de la prise du pouvoir d’Hitler. Les 6 derniers mois de l’année 33, Gerta vit de petits boulots. Bohême, sa vie frugale ne lui interdit pas la fréquentation des milieux intellectuels et artistiques germanopratins. Elle traîne aussi du côté de Montparnasse, Paris, comme le dit Hemingway qui fréquente les mêmes cercles, est alors une fête[1]
C’est par son amie Ruth Cerf qu’elle rencontre le charismatique Endre Friedmann, juif hongrois, qui a lui aussi fui le cœur tourmenté du vieux continent.  Il quitte d’abord Berlin,  puis Budapest tombée aux mains du binôme Horthy-Gömbos si proche des nazis. A Paris, Endre devient André. Ruth Cerf, qui doit lui servir de modèle pour une campagne publicitaire cède ce jour là sa place à Gerta Porohylle, son amie.

De fil en aiguille, nos deux exilés deviennent plus proches, et intimes. Cela ne suffit pas toutefois à mettre du beurre dans les épinards. Friedman n’est pourtant pas sans travail, l’évolution des techniques photographiques et son talent pour la prise de vue lui assurent de faire régulièrement des reportages. Dans ce Paris artistique bouillonnant, il faut parfois aider le destin d’un petit coup de pouce. Comme une boutade, les amants se créent une nouvelle identité pour les besoins de la profession : Gerta Pohorylle choisit de devenir Gerda Taro (on n’insistera pas ici sur les interprétations farfelues relatives à l’adoption de ce pseudonyme). Elle réinvente une identité pour celui dont elle partage désormais le goût et le talent pour la photographie : André Friedmann passe dans l’ombre. A la lumière de la grande répétition du 2ème conflit mondial qu’est la guerre civile espagnole, il devient Franck Capa, et s’impose d’emblée comme un très grand photographe de guerre.

Capa photographié par Taro durant la guerre d'Espagne.

Photographes de guerre : la pequena rubia, le Rolleiflex et le char fou.

Nos deux associés aux identités réinventées quittent la France à l'été 36 pour couvrir la guerre civile espagnole pour le magazine Vu. Tous les deux proches des milieux communistes en France, ils travaillent aussi ponctuellement pour Regards, magazine illustré, création du PCF dans les années 30, dont les couvertures sont entrées dans l’histoire car souvent réalisées par d’éminents représentants de la photographie d'avant-garde, humaniste et de presse de l’époque. Le travail photographique de Taro est militant et construit l’image d’une Espagne républicaine héroïque dont la victoire sur les troupes de Franco est une évidence. Elle ne photographie d’ailleurs pas l’autre camp celui des phalangistes, ce qui fait sens quant à sa posture de reporter. 

Combattantes Républicaines, G. Taro 1936.
Les poses des combattantes et combattants qu’elle photographie rappellent souvent le travail d’écriture politique par l’image que l’on trouve alors à l’est. Il s’agit d’exalter le courage, l’héroïsme, la force de conviction d’hommes et de femmes du peuple au service d’une cause juste appelée à triompher. 
Combattante à l'entrainement sur la plage, Barcelon 1936 par G. Taro.

En 37, Taro fait un deuxième séjour en Espagne, à Valence,  au moment de la seconde édition du congrès des écrivains pour la défense de la Culture. C’est alors qu’elle fait une première série de photos à la « Capa », si l’on peut dire. Elle fixe sur la pellicule les victimes d’un raid aérien autour de l’hôpital et de la morgue de la ville. La dramaturgie de la situation apparait de façon terrible et éclatante sous l’effet du révélateur chimique. Les photos de Gerda Taro disent ce que Capa a verbalisé dans cet adage qui résume toute sa philosophie adoptée ensuite par de nombreux reporters de guerre : « If your pictures aren't good enough, you're not close enough''[2]

Peu de temps après, Taro suit les combattants républicains sur le front en Andalousie, à Madrid, à Brunete, enfin. Celle qu’on surnomme la pequena rubia est alors encore plus près des combats et des violences de la guerre, dans l’action, aux côtés des soldats. Les photographier pour mieux croire encore à la victoire ?

Cordoue, 1936, G. Taro.


Juillet 37, à Brunete, près de Madrid les républicains sont pourtant mal engagés,  contraints au repli face aux forces franquistes ici relayées par celles de la légion Condor[3]. C’est à la faveur de cette retraite que Gerda Taro trouve la mort happée par un char fou qui la broie alors qu’elle se tient sur le marche-pied d’un autre véhicule. Hospitalisée, et alors que ses chances de survivre s’enfuient, elle s’inquiète semble-t-il encore de l’état de ses appareils et de ses pellicules. C’est le couple Alberti[4], prévenu par téléphone, qui viendra identifier le corps. Le 1er aout Gerda Taro réunit autour de sa sépulture au Père Lachaise la fine fleur de l’intelligentsia communiste soudée autour d’un Capa inconsolable.

La tombe de gerda Taro au Père Lachaise (crédits)

A partir de cet instant, l’étoile de Gerda Taro pâlit au même rythme que celle de son amant devint de plus en plus aveuglante. En effet, tout comme le Guernica de Picasso résume à lui seul la tragédie de la guerre civile espagnole, c’est bien une photo de Capa qui dit la défaite terrible, héroïque, et le sacrifice des soldats républicains. Une photo qui dépasse tous les reportages et dit l’histoire.  A la une de Life, le soldat crucifié en plein combat, le fusil à la main est une des plus fameuse de tous les temps, et sa notoriété a très fermement résisté aux interrogations soulevées à propos de son authenticité[5]. Cela s’explique vraisemblablement par « l’œil » unique que fut Capa armé de son Leica. Il est sur tous les fronts et de tous les conflits, d’aucuns diront que l’on peut lire cette fuite comme un désir d’oubli de Taro dans les poussées d’adrénaline étourdissantes ressenties au plus près du danger. Pourtant, il semble que Bob Capa aimait plus les femmes et le jeu que le fracas des armes. Si cette théorie se vérifie sur la plage d’Omaha la sanglante, à Bastogne, ou  sur le front indochinois, où il se rend dans les années qui suivent le mort de Gerda, elle est moins convaincante lorsqu’il fixe sur un film les scènes d’humiliation de l’épuration - dont les célèbres photos de tondues de Chartres - ou encore celles de la Libération de Paris.

5 septembre 36, Cerro Muriano, près de Cordoue. Photo
de Robert Capa.

Indochina, Capa jumps JeepQuand Capa trouve la mort en sautant sur une mine à la descente de sa jeep qui le transporte sur la piste de Thai-Binh, l’heure de l’éclipse n’est pas encore venue. En dépit de l’évolution des techniques photographiques et des transformations du métier de reporter de guerre dans lequel d’autres grands se distinguent tels James Natchwey à Don Mc Cullin, l’aura de Capa reste inégalée. Est-ce l’engagement ? Est-ce le charisme ? Est-ce le talent ? Est ce l’époque ? Sans doute un savant dosage de chacun de ses ingrédients. Et l’instrument qui permet d’entretenir, de valoriser, et de conserver son travail, la célèbre agence associative Magnum fondée en avril 47 avec Cartier Bresson et David « Chim » Seymour, entre autres.

A cette date, il n’y a déjà plus guère de traces de Taro sur les pellicules.

Un valise pour écrin : Gerda Taro retourne à la lumière.

Gerda Taro, l’alouette de Brunete refait surface en 1994 lorsque Imre Schaber lui consacre tout un ouvrage. Celui-ci sera traduit assez tardivement en France en 2006 sous le titre Gerda Taro, une photographe révolutionnaire dans la guerre d’Espagne. Le livre révèle que le travail de photographe de Taro n’a pas seulement sombré dans l‘oubli du fait de sa vie trop brève. Cette éclipse est  également le résultat d’un faisceau de gestes plus ou moins anodins et conscients qui, empilés, ont occulté la quasi totalité de son travail.

Par exemple, de son vivant, quand elle est l’associée de  Capa, et dans la mesure où ils travaillaient alors pour la même agence, les deux photographes identifiaient bien souvent leurs photos d’un tampon « Capa&Taro » tant et si bien qu’il fut ensuite plus difficile de discerner celles de l’un de celles de l’autre. Au début du conflit, Capa optant pour le Leica et Taro pour le Rolleiflex, il fut un temps possible de différencier leurs clichés respectifs par le format. Hélas, les deux partenaires finirent par multiplier l’usage d’appareils photos similaires tant et si bien que cette solution fit long feu. L’ouvrage de Schaber indique aussi clairement que tous les Capa n’eurent pas le même visage ni la même mansuétude pour Taro. En effet, Cornell Capa, frère de Robert, qui a géré une bonne partie du fond photographique de ce dernier aurait désidentifier volontairement certaines photos de Taro à L’International Center of Photography de New York, rayant son nom pour ne laisser subsister que celui de son frère. Une façon singulière d’entretenir sa gloire posthume…

Mais sur le long chemin de Taro vers la lumière rien n’est simple ni linéaire, c’est aussi ce qui rend son parcours aussi fascinant. En effet, c’est paradoxalement à Cornell Capa que l’on doit son retour sous les projecteurs lorsqu’après des années de recherches infructueuses, il finit par récupérer une valise, transportée au Mexique, sauvée de  la guerre civile espagnole, dans laquelle sont enfermés des négatifs de photos prises durant le conflit. C’est une véritable mine puisque pas moins de 4500 clichés sont conservés là sur des rouleaux de pellicule identifiés un à un
La valise mexicaine de Capa (source @mahj)
4 noms sont inscrits dans cette valise mexicaine : celui de Capa, de Taro, celui de David « Chim » Seymour, un des associés de Capa dans la fondation de Magnum qui était présent durant la guerre d’Espagne et a couvert des fronts communs mais aussi très différents de ceux suivis par ses deux amis (il livre notamment un reportage sur les combattants basques républicains bénispar les prêtres avant de laisser parler les armes assez inoubliable) et enfin celui de Fred Stein. Ami du couple, il est l’auteur d’une série de photos de Gerda défaite de ses attributs de reporter, dans l’intimité sur lesquelles éclate son naturel rayonnant.

Taro par Fred Stein, 1936.











La valise ouverte, les négatifs tirés en planches contacts ou agrandis font le tour du monde. De l’ICP de New York, aux rencontres photographiques d’Arles, puis en Espagne et dernièrement au MAHJ de Paris, le grand public redécouvre non seulement la tragédie espagnole mais peut aussi contempler le talent de Gerda Taro, reporter de guerre morte dans l’exercice de son métier. Son visage et son travail sont désormais sortis de la nuit. Après le déchirure de 37, les retrouvailles de 1954 imaginées par  Alt-J, viennent celles des années 2000, l’exposition de la valise ayant attisé la curiosité, de nombreuses publications[6] permettent enfin mieux connaitre cette femme hors du commun sortie de l’ombre écrasante de R. Capa qui retrouve sa juste place dans l'histoire.



NDLR : Un billet pour Joëlle A. parce que c'est son titre préféré d'Alt-J qui n'a portant rien composé sur Charles le Chauve.
Bibliographie : 

Maspero, L’ombre d’une photographe, Gerda Taro, Seuil 2006
Schaber I., Gerda Taro, une photographe révolutionnaire dans la guerre d’Espagne, éditions du Rocher 2007.

Sur Gerda Taro: 
Denoyelle F., Imre Schaber, Gerda Tardo, Une photographe révolutionnaire dans la guerre d’Espagne, 2006.

Sur Capa et Taro : 
Une série d'articles de presse :  
Dans le Guardian.
Un second dans le Guardian également
Dans le NY times.

Sur Capa : 
Le site de la BNF qui lui consacra une exposition "Capa, connu et inconnu"

Sur la photo et ses évolutions : 
Dans le Guardian encore.

Sur la valise mexicaine : 
Le site lié au MAHJ.
Un compte rendu de l'expo sur l'Histgeoblog.
Sur le site de l'ICP de New York.




[1] E. Hemingway, Paris est une fête, 1973, Gallimard.
[2] « Si vous photos ne sont pas bonnes, c’est que vous n ‘étiez pas assez près.»
[3] La légion Condor est une force aérienne composée d’aviateurs volontaires nazis partis combattre aux côtés des franquistes. C’est cette même légion qui bombarde le village basque de Guernica en avril 1937 provoquant la mort de quelques 1700 civils.
[4] Rafael et Maria Teresa Alberti sa femme, président alors l’Alianza de los Intellectuales Antifascistas à Madrid, ils ont donc croisé Gerda à l’occasion du congrès évoqué plus haut. Il  s’est déplacé de Valence à Madrid.
[5] Il y a eu en effet un double débat récurrent sur le caractère « authentique » de la photo qui est soumis au doute pour ce qui concerne d'une part la recherche de l’identité du soldat et d'autre part le fait que la photo aurait été posée. On trouve très facilement en ligne de nombreux documents attestant de ce débat.
[6] Maspero, L’ombre d’une photographe, Gerda Taro, Seuil 2006
M. Begona et Inaket , Tristes cendres, éditions Cambourakis, 2011