vendredi 23 février 2024

"L'estaca" de Lluis Llach: un classique de la contestation

Au cours de ses trente-six années d'existence, le régime franquiste réprime toute revendication identitaire autre que castillane. La Catalogne perd son autonomie politique, tandis que sa langue et sa culture ne se maintiennent que dans la clandestinité. Au cours des années 1960-1970, face à la dictature déclinante, un mouvement musical se structure.
La Nova Cançó (Nouvelle Chanson Catalane) naît de la volonté de jeunes intellectuels de se doter d'un moyen de communication vraiment populaire. En 1959, Lluis Serrahima publie, dans la revue Germinàbit (1), le manifeste fondateur du mouvement. Sous le titre « Ens calen cançons d’ara » (« Il nous faut des chansons de maintenant »), l'auteur-compositeur-interprète incite les jeunes musiciens catalans à composer dans leur langue, mais aussi à créer « des chansons (...) qui soient à nous et faites maintenant ». « Regardons la France, que s'y passe-t-il ? De n'importe quel sujet, de n'importe quel événement, important ou non, peu importe, surgit une chanson, et quelles chansons. » Georges Brassens, "troubadour de notre temps" comme le présente l'écrivain J.M. Espinàs lors d'une conférence, sert alors de modèle.  
 
La Nova Cançó est portée sur les fonts baptismaux en 1961, avec la constitution du groupe Els Setze Jutges. La formation, qui réunit dans un premier temps Miquel Porter, Remei Margarit et Josep Maria Espinàs, entend porter un regard critique sur la société. La chanson est envisagée comme un outil d’expression de l’identité. Son nom, les seize juges, signifie que le groupe est ouvert et disposé à accueillir 13 nouveaux membres, mais aussi que ces derniers aspirent à juger la société de leur temps. Le succès n'est pas au rendez-vous au-delà d'un public lettré. D'aucuns jugeant la nouvelle chanson trop intellectuelle et dénuée de spontanéité. La même année, le Valencien Ramon Pelegro Sanchis - Raimon - remporte un grand succès avec la chanson "Al Vent". Son premier album, publié en 1963 par la maison de disque Edigsa, s'écoule à 40 000 exemplaires. Avec Diguem no ([Nous] Disons non), le chanteur en appelle au renversement de la dictature. La popularité de Raimon contribue au succès de la Nova Cançó.

Raimon en 1973. Ismael Latorre Mendoza, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons
 
Els Setze Jutges accueille de nouveaux membres tels que Joan Manuel Serrat, Maria del Mar Bonet, Ramon Muntaner, Rafael Subirach, Ovidi Montllor ou Lluis Llach. Pourtant, alors même qu'il se trouve au sommet de sa popularité, le collectif opte pour la dissolution. Des dissensions sont apparues entre ceux qui optent pour une mise en valeur de textes littéraires et les tenants d'une chanson plus engagée politiquement. Quoi qu'il en soit, le succès de la Nova Cançó convainc le pouvoir de surveiller de près les artistes. 

En 1968, Lluis Llach écrit L’estaca, qui s'impose rapidement comme un hymne de combat contre la répression franquiste. Le musicien compose une petite valse lors d'une soirée entre amis qui se mettent à fredonner en chœur "tomba tomba tomba". Autour de cette répétition saugrenue, l'auteur imagine le dialogue entre le narrateur et Siset, un vieil homme. Le premier demande au second : "Siset, ne vois-tu pas le pieu / auquel nous sommes tous attachés ? / Si nous ne pouvons pas nous en défaire / nous ne pourrons jamais nous libérer..." (2a) L'ancien répond (dans ce qui constitue le refrain du morceau) : "Si nous tirons tous, il tombera / Et il ne peut plus tenir très longtemps / Sûr qu'il tombera, tombera, tombera, / Bien vermoulu comme il doit être déjà." (2b) La métaphore est claire. Le pieu représente l’Espagne franquiste, que seule l'union populaire et l'action coordonnée des uns et des autres, pourront faire tomber. La tâche à relever semble insurmontable, aussi, quand la lassitude point, il faut un chant de ralliement : celui que le vieux Siset a transmis à son cadet et qui constitue le refrain de la chanson. Dans la dernière strophe, le narrateur, maintenant que Siset n'est plus, devient responsable de la transmission des idées de liberté et de lutte auprès des nouvelles générations : "Et quand passent d'autres valets / je lève la tête pour chanter, le dernier chant de Siset / le dernier qu'il m'ait appris". (2c) Le personnage de Siset devient une figure mythique au sein de la mémoire collective catalane, celle de l'ancêtre plein de sagesse, soucieux de transmettre l'idée de lutte. (3)

La censure s'abat contre ce morceau au contenu hautement subversif. Mais, "la censure au début ne l'avait pas comprise, elle fut donc connue du public avant d'être interdite." (source F p61) Le chant a eu le temps de se frayer un chemin, jusqu'à devenir l'emblème de la Catalogne, car il transmet l'espérance de la lutte contre la dictature. Une fois la démocratie revenue, il devient un hymne de reconnaissance identitaire. L'estaca est entonnée à gorges déployées dans le cadre des revendications culturelles catalanes ou dans les manifestations en faveur de l'indépendance. Cela dit, le chant connaît aussi une très grande popularité hors de Catalogne.

 Traduit en des dizaines de langues, il sert à la revendication en faveur de la liberté et contre l’oppression. En 1979, en Pologne, les syndicalistes de Solidarnosc, en lutte contre le gouvernement communiste inféodé à Moscou,  s'approprie le morceau. Traduit et adapté par Jacek Kaczmarski, "le pieu" devient Mury ("les murs"). En Tunisie, en 2011, dans le cadre de la révolution de jasmin, le duo Yasser Jeradi et Lakadjina interprète Dima Dima En Biélorussie, lors de réélection de Loukachenko en août 2020, des milliers de manifestants descendent dans la rue pour dénoncer le trucage des élections présidentielles. Une répression implacable s'abat sur les protestataires, dont le chant de ralliement n'est autre que "L'estaca". 

Le chant retentit encore dans les travées du stade Aimé-Giral, lors des rencontres de l'USAP, le club de rugby de Perpignan. 

 La Nova Cançó gagne vite ses galons de cançó de protesta, tant les artistes du mouvement abordent, dans leurs compositions, les problèmes politiques et sociaux de la région. Le succès grandissant du genre s'accompagne d'une censure croissante. Privés de diffusion dans les médias aux ordres (radio, presse, télévision), les chanteurs se voient également priver de scène ou d'enregistrement. (4) Refusant de chanter en castillan, ils font du catalan le véhicule des revendications. Le simple fait de chanter dans cette langue constitue aux yeux du pouvoir une provocation, comme le prouve l'interdiction faite à Joan Manuel Serrat lors de l’Eurovision 1968. Aussi, pour obtenir le droit d'enregistrer, il vaut mieux utiliser un langage sibyllin ou métaphorique; langage dans lequel Lluis Llach excelle. 

«C'était un jeu très créatif. Pas mal de mots étaient interdits, comme "peur", "peuple" ou "liberté". Il fallait ruser. Par exemple, je disais "révulsion" pour signifier "révolution"», se souvient-il. Prenons des exemples. « La Gallineta » narre le quotidien d'une poulette, qui refuser de pondre des œufs pour l'exploitant exploiteur. "En échange d’un peu de blé, / vous m’empêchez de m’envoler / mais je jure que c’est fini, / j’ai devant moi toute une vie. / Je n’ai plus peur du lendemain, / quand ce bourreau sera crevé, / je pourrai sans difficulté / m’arranger avec mes voisins." (5) Dans le refrain, pour esquiver la censure,  Llach lui fait chanter « vive la révulsion », en lieu et place de « vive la révolution ».

Pour berner Madame Anastasie et éviter la mise à l'index, il suffit parfois simplement de traduire un titre en latin. «Les textes de nos chansons étaient en catalan, nous devions pour la censure les traduire en castillan. Les premières années, nous y parvenions sans trop de difficultés : on recherchait les mille façons de chanter "l'impuissance devant la peur". Une de mes chansons devait porter ce titre, mais il s'avérait impossible que le mot "peur" y figure... Un prêtre nous a donné l'idée de le dire en latin, et c'est devenu debilitas forminidis ! »(6)

En 1970, lors d'un concert à La Havane, Llach lance: "Je suis Catalan. C'est en Espagne, dans le dernier bastion du fascisme en Europe." L'ambassadeur d'Espagne voit rouge. La situation devient intenable. En mars 1971, le chanteur doit quitter précipitamment l’Espagne où il est devenu un chanteur subversif et dangereux pour le pouvoir. Il se réfugie à Paris et tente de gagner sa vie dans des salles de la capitale. Il se produit ainsi à 7 reprises à l'Olympia entre 1970 et 1974. Comme souvent, la répression aboutit à l'effet inverse de celui escompté par ceux qui l'appliquent : un regain de popularité pour les artistes bannis et les œuvres prohibées. Dictature enterrée, transition démocratique achevée, Luis Llach jouit d'une popularité exceptionnelle. En 1985, au Camp Nou, le stade du FC Barcelone, il est capable de rassembler 120 000 personnes. (7)

En 1979, dans un livre d'entretiens intitulé "Catalogne vivre",  Llach revenait ainsi sur le rôle crucial joué par la Nouvelle Chanson Catalane au temps de la dictature :  "Après la mort de Franco, la Nova Cançó est restée un instrument d'identification essentiel de la communauté. Nous étions le seul moyen de communication direct, populaire, et capable de rassembler l'énorme masse de ceux qu'anime un sentiment national comme de ceux qui se reconnaissent dans la gauche. A l'époque, aucun parti politique ne pouvait le faire : on leur déniait encore toute existence. D'où l'importance peu commune qu'a revêtue alors la Nova Cançó. A mon avis, une expérience unique. En raison aussi d'un contexte exceptionnel - heureusement le franquisme est chose rare."

Lluis Llach (bonnet sur la tête) en 2013 lors de la Voie Catalane. Coentor, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

Notes :

1. Il s'agit de la revue dirigée par les moines de l'abbaye de Montserrat. Grâce à ses privilèges ecclésiastiques, elle parvient à publier des textes qui seraient censurés par le régime dans un autre cadre, car jugés subversifs.

2a. "No veus l'estaca / on estem tots lligats? / Si no podem desfer-la / mai no podrem caminar". 2b. "Si estirem tots, ella caurà, / Si jo estiro per aquí / I tu l'estires fort per allà, / Segur que tomba, tomba, tomba, / I ens podrem alliberar" 2c. "I mentre passen els nous vailets, / estiro el coll per cantar, / el darrer cant d'en Siset / el darrer que em va ensenyar"

3. Par-delà la légende, le personnage a bel et bien existé: un vieux barbier qui partageait des parties de pêche à la ligne avec le jeune Lluis Llach, tout en lui prodiguant des "leçons de vie".

4. Une loi interdisait même aux chanteurs de parler entre les morceaux lors de leurs prestations scéniques. 

5. "Dans un autre passage de la Gallineta, j'évoquais le «bourreau» (botxi en catalan et verdugo en castillan) : à l'époque, c'était prendre le plus court chemin pour la prison ! On lui a substitué dans la traduction castillane le mot vécino (voisin : le texte castillan proclamait donc je ne me préoccupe de mon destin qu'une fois libéré du voisin !" (source F p 62)

6. La liste des grandes chansons de Llach est longue. Citons, parmi beaucoup d'autres "Madame" (1972), un titre qui se moque des touristes venant faire bronzette sur la Costa Brava, sans se soucier de la perpétuation de la dictature.  Citons encore Campanades a morts ("le glas"), vibrant requiem adressé aux victimes de la répression policière qui provoque la mort de 5 ouvriers grévistes à Vitoria, le 3 mars 1976, en pleine transition démocratique

7. Depuis 2008, Llach a cessé de chanter, afin de quitter son public "dans la plénitude de la forme physique". Il se consacre à l'écriture, avant de se lancer en politique. En 2015, il est élu au Parlement de Catalogne et poursuit sa lutte en faveur de la cause indépendantiste. 

Sources : 

A. Sandrine Frayssinhes Ribes : "De la Nova Canço catalane à la Nova Nova Canço : la chanson engagée en héritage en Catalogne", in Chanter la lutte, Atelier de création libertaire, 2016 

B. Mathias Ledroit. "De la Nova Cançó à la Novíssima Cançó 1." 2018. hal-01693759

C. "Le témoin du vendredi : Lluis Llach, voix de la Catalogne", dans La Marche de L'histoire sur France Inter. 

D. Yann Bertrand "De Franco à Loukatchenko, comment une chanson catalane des années 60 est devenue un classique de la contestation"sur France Info

E. Cyril Sauvageot : "En Biélorussie, les anti-Loukatchenko vibrent au son d'un chant anti-franquiste", dans la série Protest songs sur France Inter.

F. Lluis Llach : "Catalogne vivre", J.C. Lattès , 1979.

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