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jeudi 19 octobre 2023

La musique sous le Troisième Reich

Les nazis ont un rapport ambivalent avec la musique. Elle est bien sûr un puissant vecteur d'embrigadement, à condition d'avoir défini ce qu'il est possible ou pas d'écouter en tant qu'Allemand. Dans cette optique, sous le IIIème Reich, la musique est mise au pas. Toute forme d'innovation artistique sortant de la ligne définie par le régime est proscrite, tout comme sont bannies les influences étrangères. Les artistes juifs sont quant à eux persécutés et leurs œuvres interdites.

*** 

* Le bouillonnement culturel de la République de Weimar. 

En 1918, la République est instaurée en Allemagne. Le nouveau régime doit signer le traité de Versailles en 1919, ce que de nombreux Allemands vivent comme une injustice et une humiliation. L'hyperinflation du mark en 1923 fragilise considérablement un régime qui parvient néanmoins à se stabiliser dans la deuxième moitié de la décennie. La levée de la censure impériale libère les arts qui connaissent alors un foisonnement créatif exceptionnel. Le dadaïsme, l'expressionnisme, la nouvelle objectivité révolutionnent les arts visuels, mais aussi la musique. A l'aube des années 1930, le kroll oper de Berlin s'impose comme le haut lieu des créations modernes de la République de Weimar, avec des mises en scène très audacieuses. Otto Klemperer, son directeur musical, dirige une suite orchestrale de "l'opéra de quat' sous" de Kurt Weill. On peut y entendre une musique ouverte aux influences étrangères, en particulier le jazz. 


Dans les années 1920, les jazz-bands se multiplient, jouant fox-trot, shimmy et charleston dans les cabarets et dancings. Une des formations les plus connues se nomme les Weintraub's Syncopators. Son chef d'orchestre et pianiste, Friedrich Hollaender signe les musiques de l'Ange de Joseph von Sternberg. La chanson la plus célèbre du film, Ich bin von Kopf bis Fuss, est un immense succès, qui ne contribue pas peu à la popularité de Marlène Dietrich.

La République de Weimar est surtout fragilisée par la crise économique de 1929. Adolf Hitler profite de cette situation. A la tête du NSDAP, son parti politique, il accuse la République, les Juifs, les communistes d’être responsables des difficultés du pays et remporte de grands succès électoraux. Le 30 janvier 1933, Hitler est nommé chancelier, chef du gouvernement. En quelques semaines, il obtient les pleins pouvoirs et instaure une dictature. Les élections sont supprimées et les opposants politiques arrêtés par la Gestapo, la police politique. Désormais seul le NSDAP est autorisé. Ainsi, l'Allemagne sous le joug nazi devient un État totalitaire. Le strict contrôle de l’État nazi s'abat sur l'ensemble de la société allemande. La propagande impose le culte de la personnalité. Hitler est présenté comme le guide (führer). Des organisations du parti encadrent les adolescents au sein des Jeunesses hitlériennes. La propagande est partout et l'endoctrinement se fait aussi en chansons.

* La musique comme vecteur d'embrigadement. 

La musique constitue un puissant levier d'embrigadement car elle s'adresse d'abord à l'émotion et s'inscrit parfaitement dans les mises en scène géantes du régime. Le III° Reich accorde la plus grande attention à l'endoctrinement de la jeunesse. Le chant choral, censé créer une dynamique de groupe est privilégié, tandis que les rythmes répétitifs accompagnent parfaitement les marches et défilés militaires chers aux nazis; enfin les thématiques du "sang et de la terre" ("Blut and Boden") ont la faveur des instructeurs. Lors des rassemblements et des activités en groupe, les jeunes doivent chanter fort. L'hymne des Jeunesses hitlériennes insiste sur la soumission absolue au führer. "En avant ! En avant ! Chantent les joyeuses fanfares. En avant ! En avant ! La jeunesse se moque du danger. Führer, nous t'appartenons. Tous les camarades t'appartiennent. Et le drapeau nous conduit vers l'éternité ! Oui, le drapeau est plus fort que la mort !"

Les chants du début du mouvement national-socialiste sont la plupart du temps de simples adaptations, emprunts, reprises, contrefaçons de chants populaires et patriotiques existants, dont le sens est subverti. Ni le texte, ni la musique ne sont originaux. C'est le cas du "Horst Wessel lied". Horst Wessel, obscur chefaillon nazi assassiné en 1930 dans le cadre d'un règlement de compte, devient, par la magie de la propagande, un saint-martyr du nazisme. Le chant qui lui rend hommage s'impose comme hymne officiel du parti nazi. Les Volkslieder, littéralement les "chants du peuple", compatibles avec l'imaginaire Völkish sont chantés à l'unisson et contribuent à l'édification de la pseudo communauté aryenne (Exemple: "Ein heller und ein Batzen").

Les grands compositeurs allemands, à la condition qu'ils ne soient pas juifs, sont exaltés. Bach, Bruckner, Beethoven sont présentés comme des paradigmes du génie créateur aryen. Bien que Hongrois, Lizst, par le miracle de la propagande devient Allemand. Goebbels peut affirmer que l'Allemagne est le "premier peuple musicien de la terre". Wagner fait l'objet d'un véritable culte et devient pour les nazis le promoteur d'un art authentiquement allemand. Antisémite notoire, auteur d'un essai intitulé "la juiverie dans la musique", il est considéré par Hitler comme le compositeur quasi officiel du régime. Ses opéras revisitent les mythologies nordiques. Sa maison à Bayreuth devient un des temples du nazisme, tandis que ses compositions accompagnent les grands rassemblements comme "la chevauchée des Walkyries" ou "les maîtres chanteurs de Nuremberg", dont le chœur proclame fièrement: " Le Saint Empire romain germanique pourra s'effondrer, toujours subsistera l'art sain et noble allemand".

* Musique racialisée et "épuration artistique".

Dès l'arrivée au pouvoir des nazis, la vie culturelle est placée sous contrôle. Goebbels, en tant que président de la Chambre de culture du Reich (Reichkulturkammer), organise et encadre toutes les professions artistiques dont il exclut les juifs. La vie musicale est organisée et contrôlée par le Reichsmusikammer. Alfred Rosenberg, l'idéologue du parti, s'emploie à l'aryanisation de la vie musicale. Dans cet esprit, en mai 1938, se déroulent à Düsseldorf les "journées musicales du Reich" (Reichmusiktage), au cours desquelles une exposition de propagande dénonce la "musique dégénérée" (Entartete Musik), jetant l'anathème sur toute innovation artistique. Le jazz est dénoncé comme une musique à la fois "juive, bolchevique et nègre". L'affiche de l'exposition représente d'ailleurs un saxophoniste noir arborant une étoile de David au revers de la veste, condensé de tout ce que le régime vomit: le juif, le jazz, l'Amérique, le noir. 

Sous la République de Weimar, le jazz jouit d'une popularité exceptionnelle, en lien aussi avec l'émergence de l'explosion d'une culture de masse. Ernst Krenek triomphe alors avec l'opéra jazz Jonny spielt auf. L'accession au pouvoir des nazis change la donne. Les nouveaux dirigeants fustigent l'usage excessif des syncopes et de la batterie. Pourtant, en dépit de l'interdiction de diffusion du jazz à la radio, le succès du genre ne se dément pas, ce qui contraint les autorités à mettre de l'eau dans leur bière, en germanisant les plus grands succès.


Pour le national-socialisme, la musique se résumait donc à une opposition manichéenne entre musique allemande et musique dégénérée, un terme dont l’absence de définition précise permettait d’interdire toute œuvre suspecte. Le bannissement d'un auteur et de son œuvre se fonde sur des critères raciaux, mais aussi sur une base esthétique. Ainsi, toutes les avant-garde artistiques sont censurées et condamnées. Au fond, les nazis vomissent le foisonnement culturel de la République de Weimar, assimilant l'esthétique musicale au régime politique. Ainsi, la musique d'Arnold Schoenberg, inventeur du dodécaphonisme, est considéré comme subversive, intellectuelle, loin des préoccupations du peuple. Sa musique ne trouve plus droit de citer à la fois parce son auteur est juif, mais aussi en raison de son audace moderniste. Les œuvres des illustres compositeurs juifs passés sont mises à l'index. Malher, Offenbach ou Mendelssohn ne sont plus joués. Dès lors, impossible par exemple d'écouter le "songe d'une nuit d'été" sur une scène allemande. 

Dès 1933, les nazis traquent tous les acteurs du bouillonnement culturel de la République honnie. Ils interdisent par exemple "Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny", l'opéra en 3 actes composé par Kurt Weill sur un livret de Bertold Brecht. Parce qu'elle remet en cause les formes traditionnelles de l'opéra classique, introduit des rythmes de blues, un texte anglais, des personnages féminins avides d'argent facile, l’œuvre ne pouvait qu'irriter les nazis. En mars 1931, dans les Cahiers mensuels du parti nazi, Hitler, l'artiste raté, assène: "Les textes de Bertold Brecht et la musique de Weill ne pourront jamais être considérés comme de l'art allemand." Avec une circonstance aggravante à ses yeux, ces deux hommes sont juifs. 

"Alabama song", la plus célèbre chanson de l'opéra, exprime la complainte d'un groupe de prostituées à la recherche d'une ville sans prohibition. Lotte Lyena muse de Weill, en donne une interprétation lugubre. En 1967, les Doors reprennent le morceau dont ils modifient légèrement les paroles.

 *L'attitude des artistes.

Avec l'accession au pouvoir des nazis, les musiciens se trouvent confrontés à un choix, parfois difficile. Certains compositeurs s'accommodent de façon plus ou moins ambiguë du nouveau régime à l'instar de Richard Strauss qui prend la tête de la Chambre de musique du Reich de 1933 à 1935. L'année suivante, il compose l'hymne des JO de Berlin. Lors de la cérémonie d'ouverture, dans une arène ornée de bannières frappées de la croix gammée, il dirige lui même sa composition. Les chefs d'orchestre Ernest von Karajan, Karl Böhm, les chanteuses Elizabeth Schwarzkopf et Zarah Leander, le compositeur Hans Pfitzner et Werner Egk pactisent franchement avec le régime.

Pour beaucoup d'autres, la prise de décision s'avère très difficile. Faut-il rester dans un III ème Reich de plus en plus hostile ou partir vers une destination inconnue en abandonnant son héritage culturel? Arnold Schönberg, Kurt Weill, Ernst Toch, Erich Korngold ("la ville morte"), Otto Klemperer se résignent à l'exil et trouvent refuge aux États-Unis. D'autres voient non seulement leurs carrières brisées, mais aussi leurs existences, à l'instar d'Erwin Schullof. Juif, homosexuel, avant-gardiste et communiste, il subit une véritable chasse à l'homme. Arrêté à Prague, il est déporté à Wülzburg où il meurt de la tuberculose en 1942. Le destin du Tchèque Pavel Haas bascule avec le démantèlement de la Tchécoslovaquie en 1939. Haas est juif, sa musique moderniste, donc interdite. Déporté à Theresienstadt en 1942, il meurt gazé à Auschwitz en octobre 1944.


*Existe-t-il une musique nazie? 

Les nazis savent exclure et mettre au piloris, il peine en revanche à définir ce que devraient être une musique nazie. Leur quête d'un nouveau Wagner reste vaine, trop de talents ayant fui. Quant à ceux qui se rangent sous la bannière du nazisme, ils en étaient largement dénués... Citons tout de même Carl Horff, dont les "Carmina burana" composées en 1937, mettent en musique 24 chants de l'abbaye de Beuem en Bavière. La vitalité rythmique, la simplicité des mélodies et la répétition inlassable font l'intérêt d'une musique compatible avec les canons esthétiques nazis. 

Conclusion :

 L'absence de liberté laissée aux artistes par les nazis explique sans doute qu'aucun compositeur majeur n'est émergé pendant leur règne. En guise de conclusion, citons l'excellent "Entartete Musik. Musiques interdites sous le IIIème Reich" d'Elise Petit et Bruno Giner (source C). "En stigmatisant, déportant et assassinant des milliers d'artistes et intellectuels, c'était bien l'annihilation de toute une culture qui était programmée, peu avant celle de tout un peuple."

Sources: 

A. SCHNAPPER Laure, « La musique « dégénérée » sous l'Allemagne nazie », Raisons politiques, 2004/2 (no 14), p. 157-177.

B. Élise Petit et Bruno Giner présentent "Entartete musik: les musiques interdites sous le IIIème Reich", Bleu nuit éditeur. 

C. "Elise Petit et Bruno Giner: «Entartete Musik: les musiques interdites sous le IIIème Reich», Bleu nuit éditeur, 2015

dimanche 2 juin 2019

365. Le 9 avril 1939, Marian Anderson brisait la "barrière de couleur"

Le krach boursier de 1929 plonge les Etats-Unis dans la plus grave crise économique de leur histoire. Le président Edgar Hoover ne prend pas la mesure de la situation et ne croit pas à l'intervention du pouvoir fédéral. Il réclame de ses concitoyens un peu de patience car, il l'assure, la "prospérité est au coin de la rue".  Lors des élections présidentielles de 1932, Hoover est battu à plate couture par Franklin Delano Roosevelt. Un an plus tard, le nouveau président lance le New Deal, une série de mesures censées sortir le pays de l'ornière. Si la reprise économique est très lente, le plan de Roosevelt insuffle néanmoins une nouvelle dynamique et redonne progressivement confiance aux Américains. Sur le front des droits civiques en revanche, l'action présidentielle demeure très timorée. En ce domaine, c'est surtout sa femme, Eleanor, qui s'illustre comme le prouve l'épisode du célèbre bras de fer qui l'oppose aux filles de la Révolution, en 1940.  


Eleanor Roosevelt et Marian Anderson au Japon, le 22 mai 1953. [aucune restriction de droits d'auteur connue]
Eleanor Roosevelt est une militante dans l'âme, une féministe soucieuse des minorités et de la défense des droits civiques. (1) Or l'élection de Franklin change la donne. Contrainte de respecter un protocole ennuyeux, elle n'a plus désormais d'autres causes à défendre que celle de son mari et semble devoir renoncer à ses engagements. En représentation permanente, elle supporte de plus en plus mal sa vie de recluse à la Maison Blanche, d'autant qu'elle doit y endurer la présence de son irascible belle-mère. 

Le soir de la victoire électorale de Franklin Delano, Eleanor fait la connaissance de Lorena Hickok. Journaliste de l'Associated Press, cette dernière la sensibilise à la nécessité d'instaurer une véritable justice sociale et un partage des richesses plus juste. Dans le sillage de Hickok, la first lady décide  de se déplacer partout où son mari, infirme, ne peut aller. (2) Au cours du premier mandat présidentiel, elle sillonne donc l'Amérique des laissés-pour-compte. Les taudis, ghettos et autres quartiers délabrés des villes américaines la mettent en contact avec des populations particulièrement affectées par la crise économique. Auprès des mineurs silicosés, des ouvriers agricoles réduits au chômage, des Noirs en proie à la misère et l'insalubrité du ghetto, Eleanor Roosevelt se forge de nouvelles convictions.  
Pour les journalistes, elle devient les yeux et les oreilles du président, car ces visites permettent de prendre le pouls de l'opinion américaine et de mesurer l'impact de la politique présidentielle sur les plus déshérités. Or Eleanor constate que les mesures du New Deal tardent à porter leur fruit. La pauvreté est plus que jamais au coin de la rue et les critiques fusent à l'encontre du président. 
Il faut dire que la présidence Roosevelt ne modifie en rien la stricte ségrégation raciale dans le Sud des Etats-Unis. Le lot quotidien des Noirs du Mississippi ou de l'Alabama reste marqué du sceau du racisme. En ces temps de crise économique, les Afro-américains sont les premiers à être licenciés et à sombrer dans la misère. Aussi, il ne semble pas excessif d'affirmer qu'il n'y a pas de "nouvelle donne" pour les Noirs. Quelques exemples permettent de le démontrer. 
- Dans le cadre de la grande loi de réforme de l'agriculture de 1933, les autorités démocrates racistes du Sud ségrégationniste redistribuent les aides fédérales à leur guise, toujours au détriment des fermiers noirs. 
- De même, le transfert aux Etats fédérés des fonds de l'agence en charge d'apporter une aide aux nécessiteux (Federal Emergency Relief Administration) permet, dans le Sud, de défavoriser systématiquement les Noirs. 
- "La loi sur la Sécurité sociale de 1935, qui établissait (...) une assurance -chômage et le versement d'allocations aux indigents (...), ne couvrait que les secteurs industriel et commercial et excluait les travailleurs agricoles et les domestiques. Or, ces deux catégories représentaient les deux tiers des travailleurs noirs du Sud." [source A p 139]
- Enfin, en 1934, F. D. Roosevelt refuse de soutenir le projet de loi anti-lynchage que porte Eleanor Roosevelt et Walter White, le secrétaire de la NAACP.

Roosevelt and Mary McLeod Bethune, a member of Franklin D. Roosevelt's Black Cabinet, 1943 [Domaine public]
En dépit de toutes ces insuffisances, le New Deal ouvre néanmoins "une période inédite de reconnaissance du problème racial aux Etats-Unis" (source A p 147) avec la nomination au sein de l'administration exécutive d'un groupe de conseillers afro-américains, familièrement appelé "Cabinet noir", dont le but est de défendre les intérêts de la communauté. En outre, l'élection de Franklin D. Roosevelt et l'adoption du New Deal contribuent à "l'invention d'un nouveau rôle pour le gouvernement fédéral, désormais garant du bien être de l'ensemble des citoyens américains, [ce qui] introduisit la possibilité d'une protection fédérale des droits civiques des Noirs qui se ferait bientôt sentir jusqu'au niveau local." (source A p152)
Enfin, Eleanor se "fait une réputation d'amie de la population noire. N'hésitant pas à s'afficher avec des personnalités noires [en particulier l'éducatrice Mary McLeod Bethune (3)] ou des enfants afro-américains dans un orphelinat, le Première Dame représentait la voix de la justice sociale auprès de son mari, à qui elle donnait une caution progressistes quand les politiques qu'il menait semblaient donner davantage de gages aux Blancs du Sud qu'à la minorité noire du pays." (source A p148) 
Sans impliquer directement son mari, c’est donc souvent Eleanor Roosevelt qui s’engage dans la lutte pour les droits civiques en sa qualité de First lady. Ses prises de position en irritent plus d'un. Ainsi, en 1936, au lendemain de sa réélection, le président reçoit des lettres anonymes lui intimant l'ordre de faire taire sa femme. Ses détracteurs estiment qu'on la voit trop, qu'elle s'exprime trop; on lui reproche de vouloir détruire les valeurs traditionnelles familiales. Elle devient embarrassante car elle est souvent photographiée aux côtés de noirs. Ces clichés circulent et sont utilisés par la presse du sud pour montrer qu'Eleanor est une dangereuse agitatrice, qu'elle aurait peut-être du « sang noir » elle-même. Edgar Hoover, le redoutable directeur du FBI, exige de ses agents une surveillance  étroite de l'épouse du président dont les faits et gestes sont ensuite étalés dans la presse. Tout est fait pour déstabiliser le couple présidentiel.
N'écoutant que son cœur, la première dame persiste dans ses convictions, quelles qu'en soient les conséquences. C'est dans ce contexte qu'elle apporte en avril 1939 son soutien à la célèbre contralto africaine-américaine Marian Anderson, victime de racisme de la part des Filles de la Révolution

bnbnhjt [CC BY-SA 4.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)]
* Marian Anderson contre les Daughters of the American Revolution
En dépit de ses remarquables talents, de sa splendide voix de contralto, l'artiste lyrique est confrontée dès ses débuts à de multiples vexations liées à sa couleur de peau. En 1925, elle se voit par exemple refuser l'accès à une école de musique de Philadelphie, sa ville natale, au motif que l'on y acceptait pas les "gens de couleur". Son immense talent, associé à une volonté chevillée au corps, lui permettent néanmoins de s'imposer comme une grande artiste lyrique.
A la faveur des tournées et des enregistrements salués par la critique, Anderson triomphe d'abord à l'étranger. En 1930-31, la chanteuse donne plus d'une centaine de récitals en Europe. Elle y impressionne Jan Sibelius, le grand compositeur finlandais, ou Arturo Toscanini. Pour l'Italien, le privilège d’entendre ce que j’ai entendu aujourd’hui ne nous est accordé qu’une fois tous les cent ans”. 
En 1935 et 1936, sa carrière américaine décolle  au Town Hall, puis au Carnegie Hall de New York. Cette notoriété grandissante n'immunise cependant pas l'artiste contre les morsures venimeuses du racisme. En 1937, alors qu'elle doit se produire à l'université de Princeton, la cantatrice se voit refoulée des hôtels alentours. C'est finalement Albert Einstein, avec lequel elle se lie d'amitié, qui l'héberge. 
En 1939, alors qu’elle sollicite l'utilisation du Constitution Hall de Washington pour un concert, la chanteuse se heurte à l'opposition véhémente des Daughters of American Revolution (DAR) en charge de la gestion des lieux. Cette organisation patriotique se targue de n'accepter dans ses rangs que des femmes descendantes de familles déjà présentes sur le sol américain au moment de la guerre d'Indépendance, à la fin du XVIIIè siècle. Au vrai, un tel refus dans une ville ségréguée comme Washington n'a rien pour surprendre. 
Dans son très beau roman "Le temps où nous chantions", Richard Powers présente ainsi la décision des DAR: "La démocratie n'est pas au programme cet après-midi. Ce n'est pas à Constitution Hall que le 'carillon de la liberté' se fera entendre. Les Daughters of the American Revolution se sont chargées de régler la question. Les Filles de la Révolution américaine ont fermé leurs portes à Marian Anderson, la plus grande contralto du pays, récemment revenue d'une tournée triomphale en Europe. Elle a fait sensation en Autriche, le roi de Norvège a porté un toast en son honneur. Sibelius l'a prise dans ses bras en s'exclamant:'Le toit est trop bas pour vous, madame!' Même Berlin l'a engagée pour plusieurs représentations, jusqu'à ce que son agent européen avoue aux autorités que non, Mlle Anderson n'était pas aryenne à 100%. (...) L'année dernière il [Sol Hurok, son impresario] a organisé pour Mlle Anderson une tournée américaine de soixante-dix concerts. Jamais encore une cantatrice n'avait effectué un tel programme. Or, cette même contralto vient juste de se voir interdire la meilleure scène de la capitale. (...) Qui sait quelle révolution, les Filles de la Révolution américaines entendent empêcher, en se repliant derrière leur portique roman d'un blanc aveuglant? 'Réservé tous les soirs jusqu'à la fin de l'hiver, annonce le directeur de la programmation à Hurok. Pareil au printemps.' Les associés de l'agence, appellent pour proposer un autre artiste -100% aryen, cette fois-ci. On leur propose une demi-douzaine de dates. " [Richard Powers:"Le temps où nous chantions" p 56-57]



L'incident aurait pu en rester là, mais il trouve un retentissement considérable lorsque Eleanor Roosevelt décide de démissionner de l'honorable institution (4) en guise de protestation. Powers revient sur ce scandale: "Le Daily Worker s'empare de l'affaire. Des artistes expriment leur désarroi et leur colère - Heifetz, Flagstad, Farrar, Stokowski, mais l'Amérique ignore ces interventions étrangères. Une pétition signée par des milliers de gens n'aboutit à rien. Jusqu'à ce que tombe la bombe. Eleanor Roosevelt, grande patronne, mère de toutes les Filles, démissionne des Filles de la Révolution américaine. (5) La femme du président renie ses racines du jours au lendemain, en déclarant que jamais  aucun de ses ancêtres ne s'est battu pour fonder une telle république. (...) La First Lady (...) est furieuse. Admiratrice de longue date d'Anderson, elle avait engagé la contralto trois ans plus tôt pour une représentation. Et maintenant, la femme qui a chanté à la Maison Blanche ne peut monter sur la scène louée. Le Comité de protestation, créé par Eleanor Roosevelt spécialement pour l'occasion, cherche une autre scène (...). Walter White, président du NAACP, met le cap sur le Capitole avec la seule solution possible, un projet ayant suffisamment d'envergure pour éviter la catastrophe. Le conseiller présidentiel Harold Ickes est immédiatement d'accord. Il dispose du lieu de concert idéal. L'acoustique est atroce, et le confort pire encore. Mais alors, quelle capacité d'accueil! Mlle Anderson chantera en extérieur, aux pieds de l’Émancipateur. Il n'y a pas d'endroits pour se cacher, là-bas." (Richard Powers: "Le temps où nous chantions" p 58)

Harold Ickes, le secrétaire de l’intérieur - et à ce titre responsable des tous les monuments historiques américains - suggère que le concert se tienne au pied du Lincoln Memorial à Washington, lieu hautement symbolique d’émancipation et de liberté. Le 9 avril 1939, jour de Pâques, Marian Anderson chante devant une foule recueillie de 75 000 personnes. “America”, “O Mio Fernando”, tirés de La Favorite, un opéra de Gaetano Donizetti,  l’“Ave Maria” de Schubert et quelques negro spirituals (dont Troubles I have seen) figurent au répertoire.
Dans sa présentation à la foule de Marian Anderson, Harold Hicks lance à la tribune: "Dans ce grand auditorium à ciel ouvert, nous sommes tous libres et égaux. (...) Il y a 130 ans, Dieu nous a envoyé Lincoln pour restaurer la liberté à ceux à qui nous l'avions injustement retirée. Pour cela Lincoln a donné sa vie. Il est donc juste que Marian Anderson fasse entendre sa voix pour rendre hommage au grand Lincoln que l'humanité ne cessera d'honorer. Le génie ne fait pas de différence de couleur."

American contralto Marian Anderson performs in front of 75,000 spectators in Potomac Park. Finnish accompanist Kosti Vehanen is on the piano. (U.S. Information Agency [Public domain])
Eleanor Roosevelt ne participe pas au concert afin de ne pas éclipser Marian Anderson. Derrière leurs postes de radio, quelques millions d'Américains peuvent entendre le concert historique. "Pour les rédacteurs de la presse blanche et pour le sérail de Washington, le concert marquait la fin d'une controverse embarrassante; pour les dirigeants noirs, c'était un début enthousiasmant." (source A)  

Pour Roosevelt, son épouse a fait le pas de trop.En cette fin des années 1930, l'opinion américaine prône le repli sur soi isolationniste et plébiscite les valeurs puritaines traditionnelles. On assiste à un regain des préjugés racistes. Dans ces conditions, les puissants lobbys sudistes brocardent la first lady à laquelle on reproche d'être "une amie des noirs". Ses agissements sont une atteinte à la sûreté de l'Etat. D'aucuns considèrent que Mme Roosevelt cherche à instaurer un "gouvernement des jupons". En politicien pragmatique, le président refuse de remettre en causse sérieusement la ségrégation raciale de peur de s'aliéner les démocrates conservateurs du sud dont le soutien lui est indispensable pour mener à bien ses réformes sociales.

Conclusion:
Après la pitoyable décision des Filles de la Révolution, Marian Anderson peut enfin mener sa carrière sans encombre. (6) Elle reste assurément "une figure historique emblématique de la communauté noire américaine, une voix majeure dans le grand concert universel de ceux qui ont, par leur art et leurs actions, contribué à faire progresser une société toute entière vers plus de justice et d’huma­nité." [source B] Par une ironie dont l'histoire à le secret, la cantatrice donne le premier concert de sa grande tournée d'adieux... au Constitution Hall, là même où, un quart de siècle plus tôt,  elle n'avait pu se produire en raison de sa couleur de peau.
Après avril 1939, Eleanor Roosevelt poursuit son activité courageuse sans relâche (7). Sa disparition, le 7 novembre 1962, représente une perte immense, comme le rappelle ému le militant des droits civiques James Farmer. "J’avais les larmes aux yeux. Je crois que tout le monde dans la foule avait les larmes aux yeux. C’était quelque chose d’irremplaçable d’avoir une First Lady qui était une bonne amie. Elle était beaucoup plus une amie que Franklin. Il était un homme politique et il calculait les conséquences de chaque réponse qu’il donnait et de chaque pas qu’il faisait. Et il était talentueux. Mais Eleanor, elle, parlait avec sa conscience. Et agissait ainsi. C’était différent."

Notes:
1. Au moment où le chômage explose, la première dame veille à ce que les femmes ne soient pas reléguées au foyer, écartées du marché du travail pour céder la place aux hommes.
2. En parallèle, Eleanor collabore à plusieurs journaux et participe à des émissions de radio. En 1935, elle tient une chronique quotidienne intitulée: My Day. C'est un grand succès. Elle y raconte sa vie aux côtés du président, y donne des conseils pratiques aux femmes américaines sur le jardinage, la maternité, l'éducation des enfants. Très vite, Eleanor jouit d'une grande popularité. 
3. En 1938, alors qu'elle assiste aux échanges de la Southern conference for human welfare à Birmingham, elle n'hésite pas à s'asseoir à côté de son amie Mary Bethune, en violation des lois de l'Alabama.  Un acte très fort qui vient s'ajouter à d'autres prises de position comme son engagement personnel en faveur de l'abolition des lois anti-lynchage dans le Sud.
4. dont elle est elle-même une des membres les plus éminentes. 
5. Trois ans plus tard, en 1942, lorsque l’artiste souhaite, pour un concert donné dans le cadre des efforts de guerre, que les publics blanc et noir ne soient plus séparés dans ce même Constitution Hall comme c’est toujours la coutume, la même organisation de nouveau oppose un refus catégorique à cette requête.  
6. A l’automne de 1957, Marian Anderson est envoyée comme “ambassadrice de bonne volonté” en Inde et en Extrême-Orient par le Département d’Etat américain, tout comme Louis “Satchmo” Armstrong l’avait été en Afrique l’année précédente. En 1958, le Président Eisenhower la nomme déléguée au Comité des Droits de l’Homme aux Nations Unies. En janvier 1961, lors de la cérémonie d'investiture du président John F. Kennedy, la cantatrice interprète l'hymne américain.  
 7. Une fois les Etats-Unis entrés en guerre, Eleanor se jette à corps perdu dans l'effort de guerre, multipliant les visites aux troupes (en Angleterre, dans le Pacifique). Elle est progressivement écartée de l'entourage du président avec lequel les rapports se distendent. A la mort de Franklin, le 12 avril 1945, un nouveau chapitre de la vie d'Eleanor s'ouvre. Elle est appelée par Harry Truman, le nouveau président, à faire partie de la délégation américaine qui se rend à la conférence de Londres qui doit aboutir à la création des Nations Unies. Elle est nommée à la troisième commission des Nations unies qui s'occupe des droits humanitaires, de l'éducation et de la culture. Dès lors, elle occupe un rôle considérable dans l'élaboration très longue et complexe de la déclaration universelle des droits de l'homme. Ses détracteurs considèrent que cette déclaration va contre les intérêts américains, car la proclamation de l'égalité de tous les citoyens souligne un peu plus l'inanité de la ségrégation raciale aux Etats-Unis. Dès lors elle sillonne le monde, multiplient les voyages et conférences au cours desquels elle milite pour Israël, les Noirs et se bat pour un statut des femmes en politique. The Great lady s'éteint le 7 novembre 1962.

Negro contralto and the great emancipator. Washington, D.C., April 9. (Harris and Ewing, photographer [Public domain])
 

Sources:
Source A. Caroline Rolland-Diamond:"Black america. Une histoire des luttes pour l'égalité et la justice (XIX-XXIè siècle).", éditions la découverte, 2016.
Source B. Livret du coffret Frémeaux & Associés: "Marian Anderson (1924-1949)."
Source C. Lirico Spinto (France musique): "Black divas. Tout commence avec Marian Anderson",  22 février 2015.
Source D. Retronews: "1939 : Eleanor Roosevelt accueille la chanteuse noire Marian Anderson à la Maison Blanche."
Source E. France Inter: "Marian Anderson, la première chanteuse noire au Metropolitan Opera de New York."  
Source F: "Qui êtes-vous Eleanor Roosevelt ?", Documentaire de Patrick Jeudy diffusé sur Arte.
Source G: "le 9 avril 1939, Marian Anderson brisait la 'barrière de couleur'" 
 Source H: Richard Powers:"Le temps où nous chantions",  10/18, 2008. (une découverte majeure, merci Vero ☺)

Liens: 
- "The Sound of Freedom: Marian Anderson at the Lincoln Memorial"
- Clioweb: "Eleanor Roosevelt".  
- Télérama (François Gorin): "Marian Anderson, le temps où elle chantait