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lundi 15 avril 2024

Les mutations de la société française en chansons, des années 1950 aux années 1980.

Un épisode consacré aux transformations de la société française des années 1950 aux années 1980. Pour fil conducteur, utilisons la chanson populaire qui peut être parfois l'observatoire privilégié de la société. Art du quotidien, elle parle de la vie, des tâches domestiques, du travail, des familles, des amours, de la sexualité, des rapports de genres, des discriminations, d'à peu près tous les sujets de préoccupation de l'humanité... Les paroliers cherchent généralement à être en prise avec leur temps. Ils offrent alors une entrée originale et pertinente pour aborder nos sociétés contemporaines, leurs mutations constantes, tout en variant les points de vue

La France sort exsangue de la Seconde guerre mondiale. Les bombardements ont provoqué de nombreuses destructions d'infrastructures, d'usines et de logements. En 1961, Bourvil interprète "C'était bien (le petit bal perdu)", une remémoration nostalgique de ces temps difficiles où tout était à reconstruire. "C'était tout juste après la guerre, / Dans un petit bal qu'avait souffert. / Sur une piste de misère, / Y'en avait deux, à découvert. / Parmi les gravats ils dansaient / Dans ce petit bal qui s'appelait / Qui s'appelait (3X). / Non je ne me souviens plus / Du nom du bal perdu."

Les problèmes de ravitaillement sont nombreux ce qui vaut au ministre Paul Ramadier, le surnom peu charitable de "ramasse-miettes". Le rationnement ne prend fin qu'en 1949. L'immense effort de reconstruction, accéléré par l'aide américaine du plan Marshall, permet de sortir de cette période de vache maigre pour entrer de plain-pied dans ce que Jean Fourastié nomme les Trente Glorieuses, presque trois décennies de forte croissance économique et de plein-emploi. Le nombre de paysans diminue et l'exode rural bat son plein. L'urbanisation s'accélère. De grands ensembles apparaissent dans les banlieues des grandes villes pour accueillir de nouveaux habitants. La France s'industrialise et le nombre d'ouvriers augmente. Le manque de main d’œuvre pousse les autorités à faire appel à l'immigration étrangère. Pour les nouveaux venus, les conditions de vie sont précaires. La chanson "le bruit et l'odeur" rappelle avec justesse le rôle fondamental joué par les travailleurs immigrés dans la reconstruction de la France, ainsi que l'accueil teinté de xénophobie de la part des populations autochtones. "Qui a construit cette route? / Qui a bâti cette ville? / Et qui l'habite pas ? / A ceux qui se plaignent du bruit / A ceux qui condamnent l'odeur / Je me présente / Je m'appelle Larbi, Mamadou / Juan et faites place / Guido, Henri, Chino Ali je ne suis pas de glace".

L'augmentation du niveau de vie permet aux Français d'entrée dans la société de consommation.  Les ménages s'équipent et se dotent de toute une panoplie d'objets plus ou moins utiles, ce dont se moque Boris Vian dans sa "Complainte du progrès" en 1956. "Viens m'embrasser / Et je te donnerai / Un frigidaire / Un joli scooter / un atomixer / Et du Dunlopillo / Une cuisinière avec un four en verre / Des tas de couverts et des pell'à gâteaux".


Avec la baisse du temps de travail, les Français peuvent également désormais pratiquer des loisirs et partir en vacances, pourquoi pas au bord de la mer, comme la famille Jonasz. Si l'on se fie à la date de naissance du chanteur, on peut estimer que ces vacances se déroulent à la fin des années 1950 ou au tout début de la décennie suivante, à une époque où la croissance économique permet aux familles modestes d'accéder à leur tour au tourisme de masse et aux "vacances au bord de la mer", à condition de ne pas faire d'écarts.

De 1945 jusqu'à la fin des années 1960, une femme a en moyenne 2,5 enfants contre 1,5 avant la Seconde Guerre mondiale. Plusieurs facteurs l'expliquent. Les couples se retrouvent après des mois de séparations. La perspective d'un monde en paix et prospère incite également à procréer, même si toutes les naissances ne sont pas désirées. Avec la "La loi de 1920" (1966), Antoine revient sur les grossesses subies et la détresse de familles trop nombreuses. Une situation qui s'explique par l'impossibilité d'accéder aux moyens de contraception ou d'avorter. "Elle habite avec ses 9 enfants / De biais ce n'est pas même un appartement / Le mari on ne le voit pas souvent / Et pourtant / On leur a appris à fonder une famille / Faire autrement leur serait difficile / Au mariage c'était le seul but dans la vie / Et pourtant / Chaque année un autre enfant naissait / Comment auraient-ils pu l'éviter / Il y a 365 nuits dans une année / Et pourtant".

Le baby-boom entraîne un rajeunissement de la société française. Le nombre de lycéens et d'étudiants s'accroît énormément. A partir des années 1960, la jeunesse s'autonomise et développe sa propre culture avec ses codes, ses vêtements (mini-jupe, jeans), sa manière de parler, sa musique (rock). Le grand concert organisé place de la Nation à Paris le 22 juin 1963 par Europe 1 voit triompher la génération yéyé et "L'idole des Jeunes": Johnny HallydayL'affirmation de cette culture jeune suscite l'incompréhension des "croulants" et des commentaires d'une rare nullité. Dans le Figaro, Philippe Bouvard s'interroge:" Quelle différence entre le twist de Vincennes et les discours d’Hitler au Reichstag si ce n’est un certain parti-pris de musicalité ?" En 1964,Pierre Gilbert, chansonnier aujourd'hui oublié, raille "Les yéyés". "C'est Johnny qui a commencé / Mais lui s'contente pas de hurler / Dans sa douleurou sa colère / Il s'roule, il s'tape les fesses par terre / Comme un cocker qui des vers".

Une nouvelle tranche d'âge semble faire son apparition: l'adolescence dont les représentants entendent remettre en cause le carcan scolaire, professionnel et parental, ne supportant plus de s'entendre dire "Fais pas ci, fais pas ça" (1968). "Viens ici, mets toi là / Attention prends pas froid / Ou sinon gare à toi / Mange ta soupe, allez, brosse toi les dents / Touche pas ça, fais dodo / Dis papa, dis maman / Fais pas ci fais pas ça".

Cette jeunesse est aussi parfois plus contestatrice. Lors du mouvement étudiant de mai 1968, lycéens et étudiants réclament davantage de libertés et de reconnaissance. Evariste s'en fait l'écho dans sa chanson "La faute à Nanterre" (1969) "Y'en a marre du capitalisme / Y'en a marre du paternalisme / Y'en a marre du foutu gâtisme / Ce n'est qu'un début continuons le combat / Y'en a marre du bureaucratisme / Y'en a marre du conservatisme / Y'en a marre du foutu gaullisme / Ce n'est qu'un début continuons le combat". Avec retard, la loi tente de s'adapter à ce coup de jeune. En 1974, le droit de vote et la majorité sont abaissés à 18 ans. En 1975, la mixité scolaire devient obligatoire dans les établissements scolaires publics.

Au cours de la période, les femmes partent à l'assaut de la société patriarcale environnante. Avec l'augmentation du travail salarié féminin à partir de la fin des années 1960, elles revendiquent et obtiennent des droits nouveaux, conduisant à une plus grande émancipation à l'égard des hommes. Une loi de 1965 reconnaît la possibilité pour les femmes de travailler et d'avoir un compte bancaire sans l'autorisation de leur mari. En 1970, l'autorité paternelle est remplacée par l'autorité parentale conjointe. Cette même année, le MLF multiplie les actions visant à atteindre une véritable égalité homme-femme. "L'Hymne des femmes" entonné lors des manifestations est un appel à se tenir debout. De haute lutte, elles arrachent à l'Etat le droit de disposer de leur corps par la légalisation de la contraception en 1967 et la possibilité d'avorter par la loi Veil de 1975. Avec "la pilule d'or", Sœur sourire compose une ode au petit comprimé qui change la vie des femmes. "Face au problème de la démographie / Des nations surpeuplées, des affamés d'Asie / La pilule peut enfin / Lutter contre le destin / Gens comblés, gens saturés / Puisse-t-elle nous inquiéter? / La pilule d'or / Est passée par là / La biologie a fait un nouveau pas / Seigneur, je rends grâce à toi". 

Malgré la persistance des inégalités, notamment professionnelles, les femmes accèdent à des métiers, dont elles étaient jusque là écartées. En 1983, une loi sur l'égalité professionnelle interdit la discrimination en raison du sexe. Avec Michel Sardou, la caricature a en revanche de beaux jours devant elle. "Femme des années 80, mais femme jusqu'au bout des seins / Ayant réussi l'amalgame de l'autorité et du charme / Femme des années 80, moins Colombine qu'Arlequin / Sachant pianoter sur la gamme qui va du grand sourire aux larmes / Être un PDG en bas noir, sexy comme autrefois les stars / Être un général d'infanterie, rouler des patins aux conscrits / Enceinte jusqu'au fond des yeux qu'on a envie d'appeler monsieur / Être un flic ou pompier d'service et donner le sein à mon fils". ("Être une femme")

Les modèles familiaux se transforment. La famille traditionnelle composée d'un couple avec enfants coexiste désormais avec les familles monoparentales ou recomposées. Le nombre de naissances hors mariage et de séparations explose. En 1973, La chanson "les divorcés" de Michel Delpech perçoit les mutations à l’œuvre en décrivant une séparation apaisée entre deux anciens époux. Deux ans plus tard, la loi de 1975 autorise le divorce par consentement mutuel. "On pourra dans les premiers temps  / Donner la gosse à tes parents / Le temps de faire le nécessaire / Il faut quand même se retourner / Ça me fait drôle de divorcer / Mais ça fait rien, je vais m'y faire".


Les taux de natalité et l'indice de fécondité des femmes françaises baissent. Le baby boom de l'après-guerre, suivi d'une chute du nombre de naissances, s'est transformé en papy boom. Les Nonnes Troppo le constatent dans le "quadrille du troisième âge". "Tous les dimanches après l'office / On va faire un tour à l'hospice / On y retrouve tous les p'tits vieux / C'est vrai qu'ils y sont tellement mieux / Ils préféreraient voir leurs enfants, / Arrières petits déjà bien grands / Qui pensent à eux affectueusement / Vissés devant l'école des fans".

Sur le front économique et social, la situation se dégrade très fortement. Les Trente glorieuses cèdent le pas aux Vingt piteuses. Le ralentissement de la consommation, le choc pétrolier provoquent un processus de désindustrialisation. L'emploi ouvrier entame une hémorragie qui dure encore. Le chômage, marginal jusqu'alors, s'installe durablement. En 1978, "Il ne rentre pas ce soir" d'Eddy Mitchell narre le licenciement d'un employé et les conséquences sur sa vie familiale. "Le grand chef du personnel / L'a convoqué à midi. / J'ai une mauvaise nouvelle / Vous finissez vendredi / Une multinationale / S'est offert notre société / Vous êtes dépassé

Et, du fait, vous êtes remercié / Il n'a plus d'espoir, plus d'espoir / Il ne rentre pas ce soir, oh / Il s'en va de bar en bar / Il n'a plus d'espoir, plus d'espoir / Il ne rentre pas ce soir".

Une frange très importante de la société tire le diable par la queue et ne survit que grâce au Revenu Minimum d'Insertion, créé par une loi de 1988, ou grâce aux associations caritatives. En 1985, Coluche fonde les Restos du cœur. Son complice Jean-Jacques Goldman lui compose "la chanson des restos", dans laquelle il s'adresse à ceux qui n'ont rien. "Moi, je file un rencard à ceux qui n'ont plus rien. Sans idéologie, discours ou baratin / On vous promettra pas les toujours du grand soir / Mais juste pour l'hiver à manger et à boire / A tous les recalés de l'âge et du chômage / Les privés du gâteau, des exclus du partage.

Jusque là courtisés et indispensables à la reconstruction du pays, les travailleurs immigrés deviennent des parias avec le retournement de la conjoncture économique. A partir de 1974, les autorités décident de fermer les entrées à l'immigration de travail. Dans "Lily", Pierre Perret insiste sur le fait que les immigrés sont cantonnés dans des emplois durs et pénibles. "Elle a déchargé des cageots, Lily / Elle s'est tapée les sales boulots, Lily / Elle crie pour vendre des choux-fleurs / Dans la rue, ses frères de couleur / L'accompagnent au marteau-piqueur". Désormais, les immigrés sont contraints de choisir entre le retour au pays ou l'installation définitive en France. Pour faciliter leur intégration, le droit au regroupement familial est reconnu en 1976. 

 A l'aube des années 1990, les difficultés sociales suscitent des tensions et aggravent le racisme dont sont victimes les populations immigrées. Le discours xénophobe décomplexé du Front national de Jean-Marie Le Pen séduira bientôt une part croissante des électeurs.

vendredi 1 novembre 2019

Les "mains d'or" de Bernard Lavilliers: une chanson sur la dignité humaine et le droit de travailler.

En 2001, Bernard Lavilliers publie l’album Arrêt sur image.  Sur le disque figure Les Mains d’or, une chanson consacrée au désarroi d'un ouvrier ayant perdu son emploi. Les paroles sombres contrastent avec la musique, un rythme capverdien virevoltant.
Lavilliers est un récidiviste, car ce n’est pas la première fois qu'il chante la grisaille des usines ou/et la fierté d'un monde ouvrier menacé sur des mélodies et des rythmes enjoués. En 1975 déjà, la chanson Saint-Étienne décrivait la dureté des conditions de vie et de travail dans la grande ville du Forez ("On n'est pas d'un pays, mais on est d'une ville ou la rue artérielle limite le décor / Les cheminées d'usine hululent à la mort")
En 1976 encore, Fensch Vallée s'intéressait à ce haut lieu de la sidérurgie française du nord de la Lorraine (1) dont les sites se terminent tous par ange (Hayange Algrange, Florange, Uckange...). (2)

AimelaimeAimelaime at French Wikipedia [Public domain]

Vingt-cinq ans plus tard,  avec les Mains d'or, Lavilliers consacre de nouveau un titre au désespoir d'un ouvrier au chômage, sans grand espoir de reconversion en raison de la disparition ou du déclin des secteurs industriels traditionnels (les mines, la sidérurgie et ses laminoirs évoqués dans la chanson, le textile...). La surproduction, l'apparition de nouveaux produits, la concurrence étrangère moins chère, le coût de la main d’œuvre jugé trop élevé par les entrepreneurs par rapport à ceux des pays émergents d'Asie du Sud-Est, la progression du pétrole au détriment du charbon, le manque de modernisation des exploitations plongèrent les bassins houillers et les grandes régions sidérurgiques (Lorraine) dans la crise dès la fin des années 1960. Cette crise se soldera par la fermeture progressive des usines et des mines, contribuant à la désindustrialisation de pans entiers de l'économie française. (3)



* Friche industrielle. 

"On dirait - la nuit - de vieux châteaux forts / 
Bouffés par les ronces - le gel et la mort (...) 
On dirait - le soir- des navires de guerre / 
Battus par les vagues - rongés par la mer (...)."

Introduite par la dramatisation d’un chant profond sur fond de tambours, les paroles de la chanson introduisent d’emblée un sentiment de solitude et de fragilité. Le premier couplet plante le décor, décrivant les friches industrielles, les carcasses d'usine en déshérence, les laminoirs, les usines de transformation à l'arrêt, abandonnées, délabrées, rouillant sous la grisaille. Dans cette zone sinistrée, tout est à l'arrêt: les "cheminées muettes", les "portails verrouillés", les "wagons immobiles", les "tours abandonnées". Il n'y a "plus de flamme orange dans le ciel mouillé".
 
* Travailler encore.
Lorsque survient le refrain, un rythme capverdien teinte la désespérance du récit d’une énergie de résistance. Le personnage parle à la première personne et énonce son refus de l’effacement. Le refrain ressasse toujours les mêmes mots: « Travailler encore ». Cette répétition portée par la musique, dans ce qu’elle a de plus concret et de corporel, prouve la capacité de résistance de l'individu. Le personnage vit, se bat, palpite, il a non seulement des « mains d’or » mais un corps offert à qui veut l’entendre, sa capacité de création reste intacte, même si la fin du refrain efface son « je».

* Un monde en fusion.
Le drame social raconté dans la chanson est à la fois ancré dans un contexte géographique précis - celui du bassin sidérurgique lorrain par exemple -, et aussi rendu universel par le tempo capverdien. (4) Tout comme les mains d’or savent fondre les métaux, le chanteur fait naître la fusion musicale; le rythme insuffle une énergie, une pulsation dansante à une chanson consacrée aux drames du chômage dans une Europe en désindustrialisation.  
Les instruments entrent en scène progressivement (5): le tambour est présent d'emblée, puis la basse et la guitare assurent l'ondulation des hanches, des maracas s'entrechoquent comme un geste répété à l'infini, l'accordéon, omniprésent, ponctue et incite à la danse, enfin un violon tzigane introduit une touche de nostalgie à la fin du morceau.

   

* "Je sers plus à rien, moi"
Dans les Mains d'or, l'ouvrier veut "travailler encore". C'est une demande faite posément, comme un espoir, une question de dignité. Après avoir servi loyalement et travaillé dur, il est pourtant remercié ("J'ai passé ma vie là, dans ce laminoir / Mes poumons, mon sang et mes colères noires").  Il est licencié pour des raisons qui lui échappent largement, victime d'un licenciement boursier ou d'une fusion décidée par un conseil d'administration. Pour l'ouvrier devenu chômeur, le sentiment de frustration d'humiliation est immense. A la fierté du travail bien fait succède l'impression de ne plus servir à rien. Il perd non seulement son emploi, mais aussi la fierté du travail bien fait qui compensait en partie la faiblesse des salaires: au moins se sentaient-ils utiles. "Cette chanson traite de ceux qui bossent depuis vingt ans dans la même usine et à qui un jour on dit : "fusion", "mutation" et qui se retrouvent, sans très bien comprendre pourquoi, licenciés économiques. Ils n’ont plus l’âge de se reconvertir et ils avaient l’impression qu’on les respecterait un peu plus. C’est une chanson sur la dignité humaine et le droit au travail" déclare le chanteur. Lavilliers dira avoir écrit le morceau « après avoir vu des fermetures d’usines à Uckange, en Moselle. Des mecs de 45 ou 50 balais se retrouvaient avec des maisons à payer, des enfants toujours à l’école, ils finissaient chez eux, blessés, humiliés… »".

J'peux plus exister là
J'peux plus habiter là
Je sers plus à rien, moi
Y'a plus rien à faire
Quand je fais plus rien, moi
Je coûte moins cher
Que quand je travaillais, moi, d'après les experts
J'me tuais à produire pour gagner des clous
C'est moi qui délire, ou qui devient fou?
J'peux plus exister là, j'peux plus habiter là
Je sers plus à rien, moi, y'a plus rien à faire

* Fierté et dignité.
La grande force de la chanson est qu'elle parle de la dignité de l'ouvrier, détenteur d'un savoir faire précieux, d'un homme toujours animé par la volonté du travail bien fait, accompli grâce à ses "mains d'or".  La chanson constitue sans doute aussi pour le chanteur un clin d’œil à son histoire personnelle et familiale. En effet, derrière le pseudo Lavilliers se cache Bernard Oillon. Né dans le Forez en 1946, Lavilliers a débuté à 16 ans comme tourneur sur métaux à la Manufacture d’Armes de Saint-Étienne. (6) Son père, ancien résistant (FTP) et communiste, a travaillé toute sa vie dans cette même Manufacture d'armes de Saint-Étienne où il était également délégué syndical CGT. " Lavilliers raconte ainsi la genèse des Mains d'or: "J'étais à Toulouse quand j'ai écrit ce texte, dans ma chambre d'hôtel. À la télévision, je voyais des usines qui fermaient et des salariés qui disaient : " On veut travailler, c'est tout ce qu'on demande." (...) Grâce au destin, mon père, qui a travaillé toute sa vie à la manufacture d'armes de Saint-Étienne, a échappé à ça. Il n'a pas été viré ni mis en préretraite."

Au bout du compte, la chanson fait figure "d'hymne au travail manuel en même temps qu'un chant de revendications" à la gloire des travailleurs dans un monde post-industriel. (7) (source F) Les délocalisations touchent désormais l'électronique, l'informatique ou la téléphonie.  La fin des "mains d'or" ne constitue donc qu'un moment dans le renouvellement permanent des métiers, avec les drames humains que cela implique. Il n'empêche, à l'heure où la sidérurgie française et les métiers qui l'accompagnent sont devenus obsolètes, la chanson populaire sait parfois prendre le relais, offrir un témoignage précieux et plein de dignité. 

Les mains d'or
Un grand soleil noir tourne sur la vallée
Cheminées muettes, portails verrouillés
Wagons immobiles, tours abandonnées
Plus de flamme orange dans le ciel mouillé
On dirait, la nuit, de vieux châteaux forts
Bouffés par les ronces, le gel et la mort
Un grand vent glacial fait grincer les dents
Monstre de métal qui va dérivant
J'voudrais travailler encore, travailler encore
Forger l'acier rouge avec mes mains d'or
Travailler encore, travailler encore
Acier rouge et mains d'or
J'ai passé ma vie là, dans ce laminoir
Mes poumons, mon sang et mes colères noires
Horizons barrés là, les soleils très rares
Comme une tranchée rouge saignée sur l'espoir
On dirait le soir des navires de guerre
Battus par les vagues, rongés par la mer
Tombés sur le flan, giflés des marées
Vaincus par l'argent, les monstres d'acier
J'voudrais travailler encore, travailler encore
Forger l'acier rouge avec mes mains d'or
Travailler encore, travailler encore
Acier rouge et mains d'or
J'peux plus exister là
J'peux plus habiter là
Je sers plus à rien, moi
Y'a plus rien à faire
Quand je fais plus rien, moi
Je coûte moins cher
Que quand je travaillais, moi, d'après les experts
J'me tuais à produire pour gagner des clous
C'est moi qui délire, ou qui devient fou?
J'peux plus exister là, j'peux plus habiter là
Je sers plus à rien, moi, y'a plus rien à faire
Je voudrais travailler encore, travailler encore
Forger l'acier rouge avec mes mains d'or
Travailler encore, travailler encore
Acier rouge et mains d'or (5X)


Notes:
1. Au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, la sidérurgie lorraine tourne à plein régime. Il faut reconstruire le pays et on embauche à tour de bras. Les observateurs de l’époque parlent alors de ce coin de Lorraine comme d’un « Texas français » ! La demande conjoncturelle impose un rythme phénoménal (« ici la cadence c’est vraiment trop, ici il n’y a pas de place pour les manchots »). Et si on est sûr de trouver du travail dans cet "Eldorado" français, les accidents ne sont pas rares (« y a moins de chevaux et de condors, mais ça fait quand même autant de morts »).
2. "Charleroi" en 2017 ("J'ai vu ma ville partir en vrilles / J'ai vu ma ville partir en friches").
3.  La situation empire après les deux chocs pétroliers dans la mesure où les pays importateurs de pétrole cherchèrent à augmenter leurs exportations afin de combler les déficits commerciaux, creusés par la facture pétrolière. La course à la modernisation se traduisit par l'adoption de nouvelles techniques de production économisant la main d’œuvre, par la spécialisation dans de nouveaux créneaux industriels requérant de nouveaux types de compétence et par le développement massif des activités de services. 
4. "J'utilise toujours des musiques solaires pour aborder des choses assez dures. C'est antinomique, mais si je mets du hard rock sur Les Mains D'or, cela passerait moins bien qu'avec mon tempo chaloupé", confie le chanteur dans un entretien accordé à Ouest France.
5. Lors de l'enregistrement du disque dans un studio toulousain, le texte et là, mais la bande son reste à trouver. Finalement, la musique des Mains d'or est signée Pascal Arroyo.
6. Dans Saint-Etienne,  le chanteur revient sur ses origines stéphanoises: "c'est quand même ici que poussa tout petit cette fleur de grisou à tige de métal".
7. Sur le même thème, citons Son bleu de Renaud ("Y r'voit toutes ces années au chagrin / Et tout l'cambouis sur ses mains / Y r'pense à son gars / Qui voulait faire péter tout ça / Ca a pété sans lui / Sans douleur et sans cris. / Où c'est qu't'as vus un bon Dieu / Qu'est c'y va faire de son bleu / De ses bras de travailleur / C'est sans doute sa vie qu'était dans sa sueur") ou encore Les métallos de Massilia Sound System.
 

Sources:
A. Etienne Bours: «Le sens du son: Musiques traditionnelles et expression populaire»  Fayard, 2007.
B. Les enfants de la Zique: «Autour de Bernard Lavilliers», réseau Canopé.
C. Pierre et Jean-Pierre Saka: "Histoire de France en chansons", Larousse, 2004. 
D. Tubes & Co: «"Les mains d'or" de Bernard Lavilliers, une certaine idée de la dignité.»
E. Ouest France: "Bernard Lavilliers, l'ouvrier homme monde", Ouest France Bretagne, 2/08/2014. 
F. "Bernard Lavilliers en instantané", l'Humanité, 16 juin 2001.

Liens:

 Une proposition pédagogique de Géraldine Duboz en Histoire des arts autour des espaces productifs en reconversion.

lundi 25 avril 2016

308. "Maggot Brain" ou les prémices du lent et long déclin de Detroit.

Detroit connaît depuis plus de cinquante ans un lent et long déclin dont les origines sont multiples. L'hyper-spécialisation industrielle de Motor City a rendu la ville très vulnérable au renversement de conjoncture économique. Aussi les difficultés des grands constructeurs automobiles américains, tous installés dans le Michigan, précipitèrent la cité dans la crise.  
Les politiques urbaines aberrantes retenues par les édiles locaux pendant des décennies aggravèrent encore les maux d'une métropole devenue au fil des ans une ville dysfonctionnelle, fracturée et ségréguée.

************** 

 A son plus fort, Detroit rassemblait environ 1,8 million d'habitants, mais comptait plus que 700 000 en 2015. Cette chute n'a rien de soudaine et s'inscrit dans la durée, celle du lent déclin d'une ville et de son industrie reine: l'automobile.
Entre 1947 et 1958, Detroit perdit plus du tiers de ses emplois industriels et 10% de sa population. L'énorme complexe Packard de 325 000 m² cessa de fonctionner dès 1956. Il rouille toujours. Le coût du travail plus élevé que dans le sud des Etats-Unis incita les dirigeants des Big Three à déserter leur bastion historique. "C'est que, secrètement décidés à réduire la place que tenait dans leur production et leurs profits une ville qui était aussi une inexpugnable forteresse syndicale, les grands constructeurs délaissaient peu à peu les usines du Michigan , et partaient développer leurs nouvelles capacités de production dans le Sud ou dans l'Ouest, là où on leur offrait une main d’œuvre bien plus malléable et bien moins coûteuse." [P. Evil p 169]
Le choc pétrolier et le renchérissement du coût du carburant, puis la concurrence des voitures japonaises sur le marché américain dans les années 1990, portèrent de rudes coups à l'industrie automobile. La fermeture des usines ou leur délocalisation dans les banlieues de Detroit entraînèrent des départs massifs de population. La crise des subprimes en 2008 accéléra le déclin de la ville. Dans la décennie 2000-2010, ce sont encore 240 000 habitants qui la quittèrent.

L'usine Packard à l'abandon depuis ... 1956


Les populations les plus qualifiées et les plus à même de s'en sortir ailleurs quittèrent la ville-centre. Pour schématiser, on peut dire que ceux qui s'en allèrent en premier furent plutôt les blancs favorisés (1), en tout cas ceux qui avaient les moyens de partir. Le départ de ces populations aisées eut pour corolaire l'appauvrissement de Detroit. Ne restaient donc dans la ville en déclin que les populations les plus fragiles, les plus pauvres, les plus démunies, sans réelles possibilités de reconversion. L'absence de véhicules et l'indigence des réseaux de transports en commun aggravèrent encore la captivité résidentielle de ces populations.
 "Le glissement des activités en direction des nouveaux centres urbains de l'aire métropole (edge cities) a profondément modifié la répartition géographique des emplois." Comme le constate Allan Popelard, "la mobilité sélective des hommes et des capitaux s'est traduite par une ségrégation urbaine très nette à l'échelle de la métropole. Detroit "reste une ville ségrégée par la classe et par les races. " La rocade qui délimite au nord la municipalité de Detroit - l'illustre 8 Miles - marque la frontière entre deux espaces que tout oppose, le monde de l'opulence et de la richesse qui correspond aux suburbs, et l'univers chaotique et pauvre de la ville-centre. Cette ségrégation sociale se double d'une ségrégation raciale implacable dont l'ampleur fut accentuée dès les années 1950 par le white flight, la fuite des blancs vers les banlieues et les pratiques ségrégatives des agences immobilières (le redlining)

John Lee Hooker dans Hastings Street à la fin des années 1940.


Ce processus fut encore aggravé par les politiques de renouvellement urbain menées à partir des fifties (Urban Renewal) par les autorités locales. A Detroit, ses promoteurs s'empressèrent de construire des autoroutes qui fracturèrent l'espace urbain et détruisirent de nombreux quartiers populaires. Rarement satisfaisantes, les solutions de relogement proposées aux anciens habitants se heurtèrent aux résidents blancs farouchement attachés à l'homogénéité raciale de leurs quartiers. Profondément inégalitaire et autoritaire, la rénovation urbaine contribua donc à la gentrification d'anciens quartiers ouvriers et à l'éviction des populations pauvres. Dans le même temps, elle conduisit à la destruction de Paradise Valley, haut lieu de l'identité culturelle afro-américaine de Detroit. Les huit voies de la Chrysler Freeway anéantirent à tout jamais Hastings Street, grand boulevard de la musique noire de Detroit depuis les années 1930. Cette artère, qui fut chantée par John Lee Hooker dans son Boogie Chillen, abritait  une multitude de salles de spectacles ainsi que la New Bethel Church du révérend CL Franklin, là où la jeune Aretha débuta au sein de la chorale. Dans son Detroit sampler, Pierre Evil résume ainsi la situation: "Pour les technocrates de la municipalité et les blancs qui ne venaient plus en ville qu'en voiture pour y travailler, c'était la disparition d'un cloaque urbain (...). Pour la communauté noire de Detroit, c'était au contraire un arrachement, l'éviscération d'un quartier bien vivant, le point d'orgue d'un mouvement de dégradation générale qui n'avait fait que démentir, année après année, les promesses de l'après-guerre: préposés aux travaux industriels les plus ingrats et les plus dangereux, les noirs étaient en effet au premier rang dès qu'une usine se mettait à licencier et le fonctionnement raciste du marché immobilier les maintenaient dans le centre de la ville, où ils devenaient chaque année un peu plus nombreux, et un peu plus seuls." [Detroit Sampler p171]
> Aussi dès la fin des années cinquante, Detroit n'était déjà plus la terre promise qui avait attiré les noirs du sud pendant des décennies. "Comme beaucoup de villes industrielles du Midwest, Detroit commençait à se sentir vieille et à regretter les excès de sa jeunesse. Elle était trop encroûtée pour s'affranchir de la dépendance à une seule industrie, qui elle-même reposait sur l'énergie fossile." [Hirshey p 159] La priorité absolue donnée une fois encore à la voiture, au détriment du développement de transports publics et collectifs, transformèrent Detroit en autoroute à ciel ouvert, des autoroutes qui, après l'avoir éventré, permettaient de traverser la ville sans plus jamais avoir à s'y arrêter. A l'aube des années 1970, Detroit n'était plus que "Distress City", sa "fragilité économique [était même] devenue la cible d'un proverbe populaire: 'Quand le reste du pays attrape un rhume, Detroit souffre d'une pneumonie.'" [G. Hirshey p159]

 

Les musiciens se firent très tôt les chroniqueurs du quotidien de cette ville malade. En 1963 le Detroit City de Bobby Dare décrivait le désespoir d'un southerner venu tenter sa chance dans le Nord.  "Au pays les gens croient que j'ai réussi à Detroit City / A la lecture de mes lettres ils croient que je vais bien / Mais le jour je fais des voitures, / Et la nuit je fais les bars, / Si seulement ils savaient lire entre les lignes, / Je veux rentrer chez moi, je veux rentrer chez moi / Oh Seigneur, je veux rentrer chez moi. " Cinq ans plus tard, Please Mr Foreman, un blues de Joe L. Carter - ancien ouvrier à River Rouge - décrivait le rythme éreintant de la chaîne: "S'il te plaît, chef ralentis la chaîne (2X) / Non ça ne me dérange pas de bosser, mais ça me dérange de mourir / Travailler douze heures par jour, / Sept longues journées par semaine, / Je suis allongé et j'essaye d'me r'poser, mais, mon Dieu, je suis trop crevé pour dormir." La même année, les Temptations, désormais chaperonnés par l'ingénieur du son Norman Whitfield, enregistrent Cloud Nine, une chanson de Barrett Strong. Le morceau fait incontestablement entrer le son Motown dans une nouvelle dimension. Les paroles décrivent crûment la souffrance des habitants du ghetto qui cherchent par tous les moyens - en l'occurrence ici la drogue - un échappatoire. "Mon enfance n'a pas été un beau moment de ma vie. / Tu vois, j'suis né et j'ai été élevé dans les quartiers pourris de la ville. / On dormait dans une seule pièce, tous les enfants ensemble. / On avait rarement assez à manger ou d'la place pour dormir. / C'était une période dure, j'avais besoin d'un truc pour calmer mon esprit torturé."
Originaire de Detroit, Sixto Rodriguez dépeint quant à lui les tristes réalités du ghetto dans son Inner City Blues et le moyen de s'en évader - pour un temps du moins - grâce aux paradis artificiels (dans Sugar Man). "Homme du sucre, tu veux bien te dépêcher? / Je suis las de ces rivages".
Mais le titre qui reflète peut-être le mieux l'atmosphère pré-apocalyptique qui régnait à Detroit à l'orée des seventies y fut enregistré par Funkadelic. Alors sous acide, George Clinton, le fantasque leader du groupe, exigea de son guitariste virtuose qu'il joue comme si il venait d'apprendre la perte de sa mère. Eddie Hazel s'exécute et tire des sonorités terrifiantes de son instrument sur les 10 minutes de Maggot Brain. Un solo triste à pleurer dont les sonorités lancinantes furent enregistrées à ... Detroit. (2)

                                                                A suivre...
 

 
  Notes:
1.  Cwhite flight - c'est-à-dire le départ de la population blanche et aisée vers les banlieues - remonte aux années 1950
2.  Clinton lui même introduit le morceau à sa manière, totalement déjantée: "La Terre Mère est enceinte pour la troisième fois, et c'est vous tous qui l'avez engrossée. J'ai goûté les asticots de l'esprit universel, et je ne me suis pas senti offensé. Car je savais que je devais m'élever au-dessus de tout cela sous peine de me noyer dans ma propre merde."


Sources:
- Allan Popelard: "Détroit, catastrophe du rêve", in Hérodote n°132, 2009.
 - Pierre Evil:"Detroit Sampler", Ollendorff & Desseins, 2014.
- Les matins d'été de France Inter: "Détroit" avec Steve Faigenbaum, Flaminia Paddeu et Pierre Evil.  
- Gerri Hirshey: "Nowhere to run. Étoiles de la soul music et du rythm and blues", Rivages rouge, 2014.
 - Pas la peine de crier (France culture): "Detroit, Michigan, la ville en faillite" avec Allan Popelard et Florent Tillon.
- Le zoom de la rédaction: "Detroit, Motor city ou ville fantôme".

Pour aller plus loin. 
Preuve que Detroit continue de fasciner plusieurs romans/récits récents furent consacrés à la ville:
- Alexandre Friederich: "Fordetroit", Allia.
- Thomas B. Reverdy: "Il était une ville", Flammarion.
- Jeffrey Eugenides: "Middlesex".
 







Liens:
- Géo confluences: "shrinking cities",  "la crise urbaine dans les villes d'Amérique du Nord". 
- Deux cartes de Philippe Rekacewicz sur l'aire urbaine de Detroit.
 - Les raisons du déclin d'une grande ville.
- GooBing Detroit. "An archaeology of Detroit through Google Street View."Grâce à Google street view, un internaute met en évidence les transformations de sa ville.
- Detroit, une ville qui rétrécit
- L'Humanité:"Les trois raisons de la faillite de Detroit."
- Le Monde diplomatique: "Detroit, la ville américaine qui rétrécit."
- Infographie: "le déclin inexorable de Detroit..."
- Terrains de lutte:"Detroit, le trompe-l’œil de la mise en faillite."
- Infographie: Detroit, une ville à genoux"
- Etats-Unis: Detroit se relève de la faillite.  
- Télérama: "Detroit, la ville qui rétrécit."
- "Detroit, archétype des skrinking cities." 
- Francetvinfo.fr: "La ville américaine de Detroit renaît après la faillite.
- Libération next: "le bel avenir des ruines".