mercredi 15 décembre 2021

Quand les artistes tentaient de préserver le patrimoine musical afghan du silence imposé par les talibans.

Malgré le retrait des troupes soviétiques d'Afghanistan en 1979, la guerre se poursuit dans le pays. Les seigneurs de guerre moudjahidines s'affrontent sans répit, semant le chaos et la misère dans leur sillage. Les talibans font leur entrée en scène en 1994 en se soulevant contre les chefs de guerre. Avec le soutien du Pakistan et d'une partie de la population, fatiguée des conflits incessants, ils s’emparent de la région de Kandahar, avant de conquérir Kaboul en septembre 1996. Un nouveau régime politique, l'Émirat islamique d’Afghanistan, dirigé par le mollah Omar, voit alors le jour.

Le mouvement fondamentaliste des talibans apparaît au cours de la guerre contre l'Union soviétique dans les écoles coraniques (madrasas) du Sud de l'Afghanistan, installés de part et d’autre de la frontière pakistanaise. Les jeunes étudiants prônent une lecture littérale du Coran et l’application rigoriste de la charia (loi islamique) à l’ensemble de la vie sociale. Avec la prise de pouvoir en 1996, une terrible vague de répression s'abat sur le pays. Sous couvert de religion, les islamistes multiplient les interdictions. Les femmes ne peuvent plus travailler et doivent porter le voile de la tête aux pieds. Il leur est désormais interdit de se montrer en public ou de sortir de chez elles sans chaperon. Les talibans traquent tout comportement qu'ils jugent indécent. Plus question de rire, de se tenir la main ou de s’embrasser en public. Les universités, les librairies, les lieux de culture de façon générale, ferment leurs portes. Seules les madrasas dispensent encore un enseignement. La peur et l'arbitraire tiennent lieu de mode de gouvernement. Dans les rues de Kaboul, les talibans frappent, arrêtent tous ceux qui ne se conforment pas à leurs injonctions ou renâclent à marcher au pas. Les stades, devenus inutiles, se transforment en centres d'exécutions publiques. Le nouveau pouvoir piétine les libertés fondamentales, en premier lieu celles d'expression et de conscience.   

Shamsia Hassani, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons
 

Les fondamentalistes vouent une haine particulière à la danse et à la musique, au motif qu'elles détourneraient de la pratique religieuse. Bien que le terme "musique" n'apparaisse pas dans le Coran, les talibans affirment qu'elle est interdite par Allah. Pour justifier la condamnation, certains s'appuient sur le verset 6 de la sourate 31, selon lequel, "tel homme ignorant se procure des discours futiles (lahw) pour égarer les autres hors du chemin de Dieu et prendre celui-ci en dérision. Voilà ceux qui subiront un châtiment ignominieux". (Traduction de Denise Masson, 1967). Pour certains exégètes, le terme "lahw" désignerait "la chanson", quand d'autres n'y voient qu'une allusion aux religions polythéistes. Les courants salafistes et wahhabites insistent sur cette interdiction, car selon eux la musique, en particulier instrumentale, empêche la méditation du Coran. Comme le message spirituel prime sur tout, seule la musique vocale est tolérée quand il s'agit du chant d'appel à la prière, de la cantillation du Coran ou de poèmes dévotionnels (hamd, nasheeds). (1) En 1996, les talibans s'empressent donc d'interdire formellement la musique, détruisant instruments de musique, radios, télévisions ou tout ce qui permet de diffuser des notes. Les bandes des cassettes sont déroulées puis pendues aux branches des arbres, les contrevenants sont battus. Pour se protéger, les musiciens s'empressent de cacher leurs instruments ou de les vendre. Ceux qui le peuvent s'exilent, tout en refusant que le patrimoine musical afghan soit englouti à jamais. Il est d'ailleurs grand temps de l'évoquer.

* Garder en vie un patrimoine étouffé par l'intolérance.

La musique savante de Kaboul est très apparentée à celle de l'Inde car au cours des années 1860, des musiciens indiens furent introduits à la cour du roi Amir Sher-Ali Khan. Ces artistes s'installèrent à Kharâbat, le quartier des tavernes où se retrouvaient poètes, danseurs et artistes. Bien avant l'apparition des talibans, l'essor de l'islam orthodoxe avait déjà marginalisé la place de la musique et de ses interprètes. Ainsi, les musiciens faisaient figure de parias et ne survivaient qu'en participant aux fêtes organisées par les familles fortunées. La création de Radio Kaboul au début des années 1940 changea la donne en permettant aux musiciens d'accéder à un début de reconnaissance sociale. (2) Une jeune génération d'artistes formés par les maîtres de Karâbat furent alors engagés pour intégrer les orchestres de la station. Une de ces formations réunissait les instruments traditionnels afghans et indiens tels le rubâb, le tanbur, le delrubâ, le dhol, le zerbaghali ou l'harmonium; une autre était une harmonie occidentale dont les musiciens venaient de l'armée. Les artistes embauchés par Radio Kaboul étaient originaires de toutes les provinces afghanes. La radio devint ainsi le conservatoire, ainsi que le creuset de la très grande richesse musicale du pays. Les enregistrements réalisés par Radio Kaboul des années 1950 aux années 1970 témoignent de la diversité de la créativité musicale afghane, à la croisée des mondes musicaux indiens et persans. 

* L'Ensemble Kaboul.

Avec l'arrivée des talibans au pouvoir, Radio Kaboul  ferme, contraignant à l'exil de nombreux musiciens. (3) Bien conscients du risque de disparition du riche patrimoine musical afghan, les artistes de la diaspora réagissent comme le prouve la création de l'Ensemble Kaboul, un groupe composé de musiciens formés en Afghanistan avant l'interdiction de la pratique musicale. Hossein Arman, le fondateur du groupe, revient sur la genèse du projet. «J'ai quitté le pays six mois après l'arrivée des Moudjahidines, quand Rabanni était président. La plus grande tragédie de ma vie a été la fermeture [du] lycée musical. Je suis le seul professeur survivant, les autres sont morts en exil ou sur place. (...) Mes meilleurs souvenirs sont ceux de la radio (...). Depuis que je suis arrivé en Europe, je me suis donné pour mission de sauvegarder la musique afghane, notamment en fondant l'Ensemble Kaboul avec mon fils Khaled, avec l'aide des Ateliers d'ethnomusicologie de Genève. Nous avons essayé de rassembler les musiciens afghans talentueux qui étaient dispersés dans différents pays occidentaux. Nous avons alors enregistré notre premier disque "Nastaran".» 


Pour son second album, l'Ensemble Kaboul a fait appel à Mahwash, une sommité de la musique afghane. Après avoir débuté comme secrétaire à Radio Kaboul, la jeune femme se fait repérer en tant que chanteuse en 1970. "Quand j'allais au Kharabat dans le ghetto des musiciens,  j'étais la seule et unique femme. C'était une honte de prendre des cours de chant. J'étais l'une des seules femmes à oser faire une telle offense à mes parents. Avec mon mari, nous sommes allés au Kharabat. Je suis allée chez le grand maître Ustad Sarahang. C'est avec lui que j'ai appris la musique classique." (source L) Jusqu'en 1976, "(...) ma voix était juste enregistrée et diffusée à la radio. Je ne voulais pas me montrer en public par crainte de la réaction de mes parents. Ma mère enseignait le Coran. Dans son esprit, chanter à la radio revenait à aller frayer avec des hommes ou autres situations scabreuses liées à l'imagerie de la modernité. Il a fallu une dizaine d'années à mes parents pour accepter d'écouter ce que je chantais, notamment la poésie mystique. Ils ont compris que je pouvais toucher les gens profondément par ces paroles chantées qui les rapprochent de l'amour divin." (source I p 121)

La chanteuse fut donc la première à s'attaquer au répertoire "classique" afghan, alors réservé aux hommes et à chanter les poètes soufis comme Rûmî ou Hafez. Sa superbe voix lui permet de remporter un immense succès et la reconnaissance de ses pairs, au point de recevoir à son tour le titre honorifique de « Ustad » (Maître). Femme et musicienne, Mahwash ne pouvait qu'horrifier les intégristes. Comme de nombreux artistes persécutés, la chanteuse dût s'exiler en 1992. "C'est à l'arrivée des moudjahidin, au moment de l'installation de Rabbani [en juin 1992], donc avant la prise de pouvoir par les talibans, que la musique a été interdite. Si j'ai quitté le pays, c'est parce qu'on m'a interdit la musique. Gulbuddin Hekmatiâr [un des principaux chefs de guerre moudjahidin devenu premier ministre en 1993] m'a envoyé une lettre disant en substance: «J'espère que tu as décidé d'arrêter définitivement la musique. Sinon, toi et ta famille serez sévèrement punis!» Pour assurer ma sécurité et celle de ma famille, j'ai préféré cesser de chanter. Puis je me suis résolu à quitter le pays, afin de conserver ma liberté et de pouvoir poursuivre ailleurs mon activité artistique. " (source I p122) En 2001, Mahwash répond à l'invitation de Hossein Arman et commence à se produire avec l'Ensemble Kaboul.


Devant tant de splendeurs, on comprend le désarroi des mélomanes, sevrés de mélodies par l'intolérance des fondamentalistes. Yasmina Kadra s'en fait l'écho dans un passage émouvant de ses "Hirondelles de Kaboul":

"Atiq tend la main. Nazish la saisit avec empressement, la garde longtemps. Sans lâcher prise, il jette un coup d’œil circulaire pour être sûr que la voie est libre, se racle la gorge et chevrote d'une voix presque inaudible tant l'émotion est forte:

- Est-ce que tu penses qu'on pourra entendre de la musique à Kaboul, un jour?

- Qui sait?

L'étreinte du vieillard s'accentue et son cou décharné se tend pour prolonger sa complainte: 

- J'ai envie d'entendre une chanson. Tu ne peux pas savoir combien j'en ai envie. Une chanson avec de la musique et une voix qui te secoue de la tête aux pieds. Est-ce que tu penses qu'on pourra , un jour ou un soir, allumer la radio et écouter se rallier les orchestres jusqu'à tomber dans les pommes?

- Dieu seul est omniscient.

Les yeux du vieillard, un instant embrouillés, se mettent à brasiller d'un éclat douloureux qui semble remonter du plus profond de son être. Il dit: 

- La musique est le véritable souffle de la vie. On mange pour ne pas mourir de faim. On chante pour s'entendre vivre. Tu comprends Atiq? (...)

- Quand j'étais enfant, il m'arrivait souvent de ne pas trouver quoi me mettre sous la dent. Ce n'était pas grave. Il me suffisait de m'asseoir sur une branche et de souffler dans ma flûte pour couvrir les crissements de mon ventre. Et quand je chantais, tu ne me croiras si tu veux, j'étais bien dans ma peau." (source A) (4)

Notes:

1. Le chiisme favorise la musique, notamment sous l'influence des confréries soufies. Pour ces dernières, la musique occupe une grande place dans les cérémonies aux cours desquelles la transe permet de se rapprocher de Dieu, comme en atteste par exemple le qawwalî, le qâl ou le sama.

2. Les gens pouvaient écouter la radio sur les hauts-parleurs des places publiques, ce qui fit sortir la musique des seuls salons de musique de l'élite.

3. C'est le cas d'Ustad Rahim Khushnawaz et Gêda Mohammad, tous deux originaires d'Harat, la grande ville de l'Ouest afghan. Le premier s'impose comme le grand maître du rubâb, le second comme un virtuose du dutâr. Le rûbab et le dutâr appartiennent à la famille des luths. Traditionnellement, ils sont sculptés dans un seul morceau de bois de mûrier. Le label Ocora Radio France enregistre le duo lors d'un concert donné en 1995 au théâtre de la Ville et écoutable ci-dessous. Avec l'interdiction de la musique, les deux artistes se réfugient en Iran, mais continuent à se produire sur scène, hors de leur pays natal.  


4. Avec la chute du régime taliban en 2001, la musique reprend ses droits en Afghanistan au cours des deux décennies suivantes. Le retour au pouvoir des sinistres barbus en août 2021 replonge le pays dans le silence. Les informations qui parviennent jusqu'à nous laissent augurer du pire. L'Institut National Afghan de Musique (ANIM), dont l'ambition est de "préserver les traditions musicales afghanes", a fermé et ses locaux ont été reconvertis en base d'une milice. (4) Fawad Andarabi, un chanteur folklorique, le 27 août 2021, a été assassiné par les talibans le 27 août 2021. 

Sources:

A. Yasmina Kadra: "Les hirondelles de Kaboul", Pocket, 2004, pp 66-67.

B. "La musique de l'Afghanistan, un véritable trésor menacé"

C. Des musiciens afghans témoignent: "Si je n'étais pas parti, ils m'auraient tué."

D. «En Afghanistan, les musiciens déjà condamnés au silence.» [France Inter]

E. Rouland Norbert, « Les talibans et le silence », La pensée de midi, 2002/3-1 (N° 9), p. 128-131.

F. "La culture afghane face aux talibans." [RTS]

G. Page Wikipédia consacrée à la "Musique islamique

H. "Quelle est la place de la musique dans l'Islam?" [France musique]

I. Bensignor François. "Ustad Mhawash : l'Afghane qui voulait chanter." In: Hommes et Migrations, n°1248, Mars-avril 2004. Femmes contre les violences. pp. 118-122 

J. Bensignor François. "Musique et musiciens d'Afghanistan." In: Hommes et Migrations, n°1236, Mars-avril 2002. Retours d'en France. pp. 105-110

K. L'Ensemble Kaboul en exil

L. Le livret du second disque de l'Ensemble Kaboul intitulé "Radio Kaboul. Hommage aux compositeurs afghans", sur lequel chante Mahwash.

mercredi 1 décembre 2021

Quitter les Antilles ou la Réunion pour l'hexagone, par ses propres moyens ou dans le cadre du Bumidom.

Des années 1950 aux années 1980, des dizaines de milliers de Français, originaires de Martinique, de Guadeloupe et de la Réunion, quittèrent leur île natale pour l'hexagone, par leurs propres moyens ou dans le cadre du BUreau pour le développement des Migrations Intéressant les Départements d'Outre-Mer (BUMIDOM). Cette migration intérieure, encouragée au plus haut sommet de l’État, représenta une des plus importantes qu'ait connu la France. Les conditions dans lesquelles s'effectuèrent ces déplacements marquèrent profondément les candidats au départ.

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En mars 1946, dans un discours favorable à la transformation des vieilles colonies en départements français prononcé devant l'Assemblée constituante, Aimé Césaire évoquait ainsi la situation sociale des Antilles: «Mesdames, Messieurs, c'est un fait sur lequel il convient d'insister: dans ces territoires où la nature s'est montrée magnifiquement généreuse règne la misère la plus injustifiable. Il faut, en particulier, avoir visité les Antilles pour comprendre ce qu'il y a de faux dans la propagande officielle qui tend à les présenter comme un paradis terrestre. En réalité, dans des paysages qui comptent parmi les plus beaux du monde on ne tarde pas à découvrir des témoignages révoltant de l'injustice sociale. A côté du château où habite le féodal - l'ancien possesseur d'esclaves - voici la case, la paillote avec son sol de terre battue, son grabat, son humble vaisselle, son cloisonnement de toile grossière tapissée de vieux journaux. Le père et la mère sont aux champs. Les enfants y seront dès huit ans (...). La tâche est rude sous le soleil ardent ou parmi les piqûres de moustiques. Au bout de quelques années, pour celui qui s'y adonne et qui n'a pour tromper sa faim que les fruits cuits à l'eau de l'arbre à pain, il y a la maladie et l'usure prématurée. Voilà la vie que mènent les trois quarts de la population de nos îles.»

Avec la départementalisation des anciennes colonies françaises de la Réunion, de la Guadeloupe et de la Martinique en 1946, les représentants des Outre-mer espèrent un rééquilibrage démocratique (1), économique et social par rapport à l'hexagone, ainsi que la possibilité de bénéficier de l'égalité de droits en matière de protection sociale (assurance maladie, maternité et allocations familiales, législation du travail, cotisations patronales). Le changement de statut est accueilli avec une certaine indifférence par la population comme le révèle un jeu de mots en créole: "Nou té asi boukèt, yo mété nou asi... milé" ("Nous étions à dos de bourrique, voilà qu'on nous a juchés sur un mulet"). Les investissements entraînent néanmoins la multiplication des écoles et établissements de soin. Entre 1949 et 1958, les revenus nets des ménages antillais augmentent de plus de 200%. Les Antilles accèdent à la société de consommation et se hissent au fil des décennies parmi les territoires les plus développés de la zone Caraïbes.

Il n'empêche. Une fois la départementalisation actée, les inégalités perdurent en terme de revenus ou de conditions de logement. L'économie de type colonial des îles explique en partie cette situation. La monoculture sucrière s'est vue porter le coup de grâce par l'essor du sucre de betterave produit en métropole. Or, si l'économie de plantation périclite, l'héritage colonial perpétue les situations de rentes. "Une poignée de grandes familles békées (blanches créoles) détient ainsi la moitié de la superficie des terres agricoles et 40 % des grandes surfaces de la Martinique." (source E) Les usines ferment les unes après les autres, contraignant les anciens ouvriers agricoles à s'installer dans les quartiers pauvres des grandes villes comme Pointe-à-Pitre ou Fort-de-France.

Comme dans l'hexagone, les trois îles connaissent une croissance démographique soutenue, mais ici le baby boom d'après-guerre est envisagé comme un fléau et non une chance. A la Réunion, la moyenne est de neuf enfants par foyer. En 1961, la moitié des Martiniquais a moins de 20 ans. Les familles s'entassent, sans commodité aucune, dans des logements sordides. Les bidonvilles s'étendent. Subvenir aux besoins essentiels s'avère alors très difficile. Le chômage avoisine les 40 %. Cette situation sociale potentiellement explosive inquiète d'autant plus  le gouvernement que le contexte de décolonisation est propice à la fermentation des visées indépendantistes. En 1959, Castro a pris le pouvoir à Cuba, tandis que l'Algérie est sur le point de se libérer. L'accablement cède la place à la colère et suscite l'essor de mouvements indépendantistes. Cette même année 1959, les émeutes en Martinique confirment les craintes de de Gaulle. Les manifestations se multiplient contre les békés, les propriétaires blancs. En mars 1961 encore, les grèves paralysent les bananeraies et les ports. Le puissant parti communiste réunionnais fustige la domination de type colonialiste que les autorités françaises imposent encore et toujours dans l'île. Les tensions politiques et sociales font resurgir les rancunes contre l'esclavage, alimentant une soif de justice inextinguible.


Pour contrer les mouvements indépendantistes, le gouvernement français considère alors que l'urgence est démographique: il faut limiter les naissances, et pousser à la migration une partie de la jeunesse. L'idée est d'autant plus séduisante que l'industrie hexagonale souffre d'un manque de main d’œuvre chronique. La première idée est de favoriser la migration vers la Guyane. Les perspectives s'avèrent très limitées, d'autant que les jeunes Antillais préfèrent se rendre dans l'hexagone, dont l'accès est rendu possible grâce aux billets préférentiels mis en place sur la liaison aérienne. "L'organisation institutionnelle de la migration par L’État a encouragé l'émigration antillo-guyannaise de masse, avec notamment pour objectif de faciliter son insertion professionnelle. Il s'agissait de résoudre partiellement le problème de l'emploi lié à la crise de l'économie de plantation et à la pression démographique tout en répondant de manière pragmatique aux besoins non satisfaits de l'administration française en travailleurs peu qualifiés. A cet effet, un Bureau pour les migrations intéressant les Départements d'Outre-Mer (BUMIDOM) a été créé en 1961 pour organiser le recrutement peu onéreux de travailleurs ultramarins. La moitié de la population antillaise avait alors moins de 20 ans. Partiellement lié à l'organisation institutionnelle de la migration, l'effectif des natifs des Antilles et de Guyane en France hexagonale a été multiplié par treize entre 1954 et 1999, passant de 17 500 à 227 000 personnes." (source E p529)

Si la France des Trente glorieuses connaît une période de plein emploi, les postes à pourvoir sont peu qualifiés, très loin des attentes des postulants. La construction des grands ensembles permet aux hommes de facilement trouver du travail dans le secteur du bâtiment. D'autres cherchent à s'employer comme ouvriers ou mécaniciens dans les usines automobiles et dans l'administration publique. Un Antillais sur deux et un Réunionnais sur trois deviennent ainsi fonctionnaires aux postes les moins qualifiés en tant qu'agents de la SNCF, de la RATP, des PTT, des mairies  ou de l'APHP. Au sein des nouveaux centres hospitaliers, où la main d’œuvre peu qualifiée fait défaut, de nombreux Domien(ne)s sont ainsi embauchés en tant que femmes de ménage, filles de salle ou brancardiers. Tous se répartissent en fonction des besoins de l'économie métropolitaine. 

Les nouveaux venus, dont l'histoire et les spécificités n'apparaissent pas dans les manuels scolaires,  trouvent difficilement leur place parmi leurs compatriotes. Très vite, on oublie que ce sont des Français venus d'ailleurs, mais des Français à part entière. On les confond avec les travailleurs immigrés arrivés eux aussi dans les années 1960 et 1970. Aux problèmes identitaires s'ajoutent donc les violences du déracinement. Les discriminations sont légions. De nombreux propriétaires refusent par exemple de louer lorsqu'ils découvrent que les candidats sont noirs. "L'émigré antillais en France est ambigu, il mène la vie de l'émigré mais il a le statut de citoyen. Il est à même d'être fonctionnaire: infirmière ou fille de salle, employé des postes ou poinçonneur du métro, douanier à Orly ou agent de police. Il se sent français, mais il subit des formes latentes ou déclarées de racisme tout comme un Arabe ou un Portugais", constate Glissant dans Le Discours Antillais.  

Thesupermat, CC BY-SA 4.0 via Wikimedia Commons

Pascal Danaë, le chanteur du groupe Delgrès (2), a largement puisé l'inspiration des chansons figurant sur le deuxième album du groupe dans son histoire familiale. L'artiste est né dans la banlieue parisienne au sein d'une famille originaire de la Martinique. Son père, deux de ses sœurs arrivent en 1958 au Havre. Ils logent dans un premier temps chez une sœur, qui réside à Argenteuil, dans le Val d'Oise. Sa mère et trois autres enfants les rejoignent en 1962. Pascal naît un an plus tard. Électricien de formation, le père de famille ne trouve rien dans sa branche. Il se rabat finalement sur un emploi de manutentionnaire dans les gares de triage de la région parisienne. (source B)

En s'attachant à des destins singuliers, les chansons de Delgres rendent tangibles et concrètes les difficultés auxquelles furent confrontés les habitants originaires d'outre-mer, du départ des Antilles ou de la Réunion à l'arrivée dans l'hexagone. Aléas dépeint la violence de la séparation forcée qui accompagne chaque migration. Le point de vue adopté est celui d'un enfant de dix ans qui voit son père partir en bateau. Pour le gamin, le départ tient de l'arrachement, de l'abandon, pour son père du saut dans l'inconnu. En créole, Danaë chante: «Je n'avais que dix ans (...) Oui, je n'étais qu'un enfant / Que tu berçais dedans ton cœur. / J'ai fait tout ce que j'ai pu. / Tu m'as laissé et t'es parti. (...) Je te revois à bord du bateau. / Tu m'as laissé et t'es parti.» 

Dans 4 ed matin, le morceau qui donne son titre à l'album, le chanteur/compositeur rend hommage à son père, et plus largement à tous ces soutiers de la croissance économique française venus de l'autre côté de l'Atlantique au cours des Trente glorieuses. "Quatre heures du matin, / Déjà debout / Tu allumes la lumière / Quatre heures du matin / Déjà debout / Seul dans la cuisine. (...) N'écoute pas ce qu'ils disent / N'écoute pas leurs paroles / Faut juste bosser / Gagner ton argent / Que tu enverras au pays." Le chanteur/parolier explique: "Quatre heures du matin, l'heure à laquelle mon père se levait quand il est arrivé en 1958 en France hexagonale. Il venait de Guadeloupe. Il déchargeait des caisses. Il était manutentionnaire tout simplement et il se levait donc à 4 heures du matin pour aller décharger les wagons à la gare d'Argenteuil. J'ai fait cette chanson pour lui. " (source A) "Cette espèce de routine du matin, comme un automate, ça raconte aussi l'histoire de ceux qui, aujourd'hui encore, se lèvent super tôt pour aller travailler, pour subvenir aux besoins de leur famille, qui s'oublient au service des autres."

Se mo la raconte les insultes racistes entendues par la sœur du chanteur à l'école, lors de son arrivée dans l'hexagone. "Dis-moi ce qui s'est passé dans la cour de récré / Non je ne peux pas / Ces mots là me brûlent le cœur.

Tout au long de l'album, les paroles chantées en créole, témoignent d'une attention particulière aux oubliés de l'histoire, aux anonymes, aux exploités, à ceux qui se lèvent tôt pour gagner leur croûte. Les textes accordent une attention particulière à l'aliénation par un travail abrutissant et répétitif. On y ressent parfaitement "l'envie (...) de défendre des personnes qui (..) sont toujours les derniers de cordée." (source F) Pour le clip d'Aléas, le trio joue sur les quais du port du Havre, là où le père de Pascal Danaé débarqua en 1958. Les musiciens arborent des bleus de travail, comme pour mieux rendre hommage aux travailleurs invisibles: dockers, manutentionnaires, ouvriers... Loin de toute victimisation ou défaitisme, les paroles célèbrent les capacités de résilience face aux épreuves, d'adaptation par l'action, la création, la réflexion... La musique, qui puise aux sources d'un blues rugueux et abrasif, touche au cœur.


Conclusion: Dans un contexte de forte pression démographique, le gouvernement français opta pour une politique de transferts sociaux à grande échelle. Plutôt que de favoriser le développement d'activités productives sur place, l’État privilégia la création massive d'emplois publics. En parallèle, il incita au déplacement des individus vers l'hexagone, comme si pour les DOM le salut se trouvait toujours loin de la terre natale. Entreprise de "déportation" pour Aimé Césaire, le Bumidom sera synonyme de déracinement pour de nombreux Domiens, sans véritable intégration à l'arrivée dans l'hexagone. (3)

Notes:

1. Pour Césaire, il s'agit de "passer d'une citoyenneté mutilée à la citoyenneté tout court."

2. Le trio Delgrès réunit Pascal Danaé, Baptiste Brondy et Rafgee. Le premier assure le chant et joue de la guitare dobro, le second est à la batterie et le dernier au soubassophone, un tuba atypique que l'on trouve dans les fanfares de la Nouvelle-Orléans. Le nom du groupe rend hommage à Louis Delgrès, un officier l'armée française qui s'opposa aux troupes napoléoniennes venues rétablir l'esclavage aux Antilles.

3. Les déséquilibres des économies ultramarines et leur dépendance structurelle vis-à-vis de la France hexagonale se sont accentués. Confrontées au défi de la diversification économique, les Antilles françaises et la Réunion n'ont pas connu l'émergence d'un véritable secteur productif endogène depuis le passage à la départementalisation. 

 Sources: 

Vous l'aurez compris, nous vous recommandons vivement de vous procurer et d'écouter "4:00 AM", le formidable disque de Delgrès, dont les paroles des chansons sont consultables sur le site officiel du groupe.

A. «La chanson "4 ed Maten" de Delgres» [Pop n' Labo sur France Inter]

B. "4 AM l'heure du combattant Delgres" [pan-african-music.com]

C. Sylvain Pattieu: "Années 1960-1970. La grande migration antillaise.", in L'Histoire n°457, mars 2019. 

D. Michelle Zancarini-Fournel: "Les luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours", Zones, La Découverte, 2016.

E. Cédric Audebert, « Les Antilles françaises à la croisée des chemins: de nouveaux enjeux de développement pour des sociétés en crise »Les Cahiers d’Outre-Mer, 256 | 2011, 523-549.

F. Soul Bag n°242, avril/mai/juin 2021. 

G. Marie Claude-Valentin, « Des « Nés » aux « Originaires » Dom en métropole : les effets de cinquante ans d’une politique publique ininterrompue d’émigration », Informations sociales, 2014/6 (n° 186), p. 40-48.