vendredi 25 novembre 2022

Les représentations de l'esclavage dans le reggae

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En 1494, Christophe Colomb débarque dans ce qui est aujourd’hui la Jamaïque. Les populations autochtones – Arawak ou Taïnos - sont rapidement exterminées. Les Espagnols sont chassés par les Britanniques 1655. Une société esclavagiste basée sur la culture de la canne à sucre se met en place, un système d’exploitation particulièrement dur dans lequel l’espérance de vie moyenne est de 8 ans. Cette mortalité implique un approvisionnement constant en esclaves africains. Entre le XV° et le XIX° siècles, la Jamaïque devient une des principales têtes de pont de la traite négrière atlantique. Environ 1M d’esclaves y auraient été débarqués, faisant de l’île une des colonies de plantation les plus lucratives des Caraïbes. Dans « Columbus ghost », le dub poet Mutabaruka convoque le fantôme de Colomb, dépeint comme une créature cynique et détestable. On perçoit en arrière-plan des bruits de houle et le grincement du bateau.

WeGioCla, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons
 

Lors de la prise de l’île par les Anglais en 1655, les Espagnols libèrent leurs esclaves. Ces évadés, appelés Marrons, résistent au joug anglais pendant des siècles. Réfugiés dans les zones difficiles d’accès de l’intérieur des terres, ces communautés contribuent à perpétuer des éléments culturels africains, en particulier les tambours burus. Au XX° siècles, les rastas introduisent cet instrument dans leur musique liturgique. Le grand maître des percussions, Count Ossie, ici accompagné de son Mystic Revelation of Rastafari interprète 400 years. « Comme des étrangers nous sommes venus / La traite négrière était un jeu / Et depuis ce jour nous ne connaissons pas même notre nom. Il faut se rappeler de notre héritage et de tout ce qu’ils firent à nos mères et pères. »

Les références à l’esclavage historique sont très présentes. Les sordides conditions de travail dans les plantations font l’objet de descriptions. En 1975, dans Slavery Days (que nous venons d’entendre, le groupe Burning Spear interroge son auditoire : « Te souviens-tu des jours de captivité ? Comment ils nous frappaient ? Comment ils nous faisaient trimer? Dans « Black history » (1978), Hopeton Lindo enfonce le clou : « 400 ans que nous sommes ici en tant qu’esclaves / à travailler dans les champs / Et tout au long de cette période et jusqu’à maintenant, nous ressentons les coups de fouets. »

 

L’essor des idée abolitionnistes, la multiplication des révoltes d’esclaves contribuent à l’abolition, en 1838. Lorsque la Jamaïque accède à l’indépendance en 1962, on estime que la population insulaire est composée à 90% d’afro-descendants, dont les ancêtres ont été déportés dans le cadre de la traite négrière. Alors même que l’esclavage structure l’identité nationale jamaïcaine, les autorités coloniales britanniques passent cette période traumatique sous silence. Avec l’indépendance, la thématique de l’esclavage et l’évocation du martyr des ancêtres s’impose dans la culture populaire, en particulier dans le reggae roots. Ce genre, qui apparaît au cours des années 1970 dans un contexte de pauvreté et de violences, est une musique mystique, engagée, consciente, chargée de transmettre le message rasta. Exemple avec le titre « Going back home » d’Al & the Vibrators, qui réclame le rapatriement vers l’Afrique. 

Certains objets caractéristiques de l’oppression et de la souffrance esclavagiste reviennent fréquemment comme le fouet, le bateau négrier, les chaînes. Dans Slave driver, Bob Marley chante : « A chaque fois que j’entends le claquement du fouet / Mon sang se glace / Je me souviens comment ils brutalisèrent nos âmes sur le bateau négrier. » Junior Delgado renchérit « On nous a emmené sur un navire, et ce fut dur / Tout ce que nous pouvions sentir était l’oscillation du fouet. »

 

Les conséquences immédiates et plus lointaines de l’esclavage sont clairement identifiées. Dans Slave Market, Gregory Isaacs s’adresse au négrier, dont il fustige la cruauté. lui annonçant que l’heure de comptes va sonner. « Je t’ai vu avec ta cargaison, au milieu de l’Atlantique avec mes frères et sœurs conduits vers le marché négrier occidental. / Et cela me bouleversait tant / Tu en tues, tu en vends / Tu tires sur certains, en emprisonne d’autres, brutalement / »

Après avoir indiqué leur fierté d’être des descendants d’esclaves, The Abyssinians insistent dans African race sur la séparation des fratries, mais aussi sur l’incapacité de communiquer, en raison de la diversité des populations razziées. « Nos ancêtres ont été déportés / Ils furent embarqués sur des navires, enchaînés tout au long du voyage, comme des bagages et conduit vers l’ouest / Ils ont échangé mon frère et ma sœur contre un verre de vin, / Je parle Amharic, ma sœur parle swahili, ils nous mis ensemble, c pourquoi nous ne pouvons pas nous comprendre. »


Un chiffre revient également très souvent : 400. Il correspond grosso modo à la période de la traite atlantique (fin XV°-début XIX°), mais c aussi une référence à un extrait de la Genèse dans la Bible, où on peut lire : « L’Éternel dit à Abraham : « Sache que tes descendants seront étrangers dans un pays qui ne sera pas à eux. On les réduira en esclavage et on les opprimera pendant 400 ans. » Peter Tosh intitule un de ses morceaux « 400 years ». Culture dans « Slave call » mentionne cette durée. « Comme tu dois le savoir, ils nous ont arraché à notre terre il y a 400 ans de cela / Ils nous ont contraint de travailler sur leurs plantations, avec les chaînes de l’esclavage dans nos mains. »

Les artistes reggae identifient les responsables de l’oppression. Dans Christopher Columbus, Ken Boothe nomme John Hawkins, un des premiers négriers anglais, mais c’est surtout Christophe Colomb qui devient l’initiateur de la traite négrière. « Il y avait un gars venu d’Espagne / Christophe Colomb était son nom / il a gagné sa renommée aux Antilles / Beaucoup de Noirs / ont sombré » Plus loin, il poursuit : « Sur leurs corps, tu as mis un prix / Et les a vendus comme des marchandises. Comment un homme peut-il découvrir une terre / Qui est déjà peuplée d’Indiens ?»  


Esclavage permanent. Si l’esclavage est une époque révolue, la société jamaïcaine en porte néanmoins toujours les stigmates, ce que rappellent les morceaux de reggae. Pour beaucoup, l’esclavage perdure. Il a simplement changé de nature. Les conditions de vie déplorables continuent d’entraver les populations. Pour les rastas, tant que les descendants d’esclaves ne seront pas rentrés en Afrique, qu’ils considèrent comme la terre-mère, ils resteront à Babylone. Philip Fraser « Still in slavery » «Même si nous n’avons plus de chaînes et de fers aux pieds, nous ne sommes pas libres.»

Si les fers n’entravent plus les corps, les chaînes restent mentales. Dans Slave driver, Marley chante : « Aujourd'hui ils disent que nous sommes libres/ Mais on est pris dans la pauvreté ». Dans Still in chains, John Holt clame « Je suis Noir et toujours enchaîné ». Sur la pochette du disque, on le voit torse nu et pris dans des fers.

[On parle très peu des marrons, des figures ambivalentes. Ils sont certes les résistants, mais après avoir signé les accords, ils s’engagent à renvoyer les fuyards. Il faut dire que les autorités britanniques n’enseignaient absolument pas cela aux jeunes jamaïcains. Les héros nationaux (Sam Sharpe), l’émancipation de 1838 sont très peu mentionnés. ]

Au fond, les structures économiques n’ont jamais été renversées. Les héritiers des familles de planteurs restent riches et puissants. Les révoltes se sont succédé, mais il n’y a pas eu de révolution en Jamaïque. Alors quelle attitude adopter ? Essayer de se reconstruire malgré tout. Dans leur superbe Declaration of rights, Après avoir dépeint les horreurs du temps des plantations, les Abyssinians lance une adresse à l’auditoire : « Levez-vous et combattez pour vos droits ». Dans la logique des rastas, le châtiment divin s’abattra sur les responsables de la traite. Gregory Isaacs rappelle ainsi que l’heure des comptes s’approche pour le négrier de Slave MarketMais quel prix tu devras payer quand viendra le jugement de Jah? Aucun méchant ne peut s’échapper.» De même, le Slave master peut trembler car comme le lui rappelle Bob Marley: «Marchands d'esclaves, le vent a tourné Si tu attrapes le feu, tu peux te bruler.» 


Sources:

A. Marc Ismail: « Black Slavery Days. Mémoires de l’esclavage dans le roots reggae  jamaïcain des années 70 », « Festival Histoire et Cité », le 23 mars 2018.

B. Giulia Bonacci: "Leçons d’objets. Pochettes de disque et représentations de l’esclavage dans le reggae jamaïcain", Esclavages et Post-Esclavages, 2/2020.

Lien:

Une sélection de titres consacrés au thème de l'esclavage réalisée par Marc Ismail, spécialiste et passionné de reggae roots. Merci à lui. 

mardi 15 novembre 2022

La salsa : bande son du barrio new-yorkais.

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Au début des années 1950, une importante communauté latino vit à New York. Arrivés à la faveur de différentes vagues migratoires, fuyant l'extrême misère, les révolutions ou l'insécurité, ces immigrés sont principalement originaires des Caraïbes. Les Portoricains sont les plus nombreux. Devenus Américains en 1917, ils n'en restent pas moins des citoyens de seconde zone. Les lois sur l'immigration de 1965 voient également affluer des Dominicains, Mexicains, Panaméens, Cubains. Ces populations résident dans les quartiers les plus déshérités de New York : le sud du Bronx et l'est de Harlem. La vie est rude dans le barrio. Pour tenir, ils se réfugient dans leur culture d’origine, et en particulier la musique. De nombreux dancings ouvrent leurs portes.Le plus connu se nomme le Palladium. De grands orchestres y popularisent les rythmes cubains (mambo, cha-cha-cha) au cours des années 1950. 
 
Neodop, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons
 

En 1959, à Cuba, Fidel Castro et ses barbudos chassent le dictateur Battista et s'emparent du pouvoir. Les États-Unis placent bientôt l'île sous embargo. Cuba cesse alors d’être la place forte des musiques latines, statut désormais assumé par NY. Les musiciens latinos y forgent progressivement une musique hybride, qui puise ses influences à la fois dans les rythmes caribéens (son, mambo, chacha cubains, merengue dominicaine, bomba et plena portoricaines), mais aussi dans les musiques afro-américaines (jazz, soul). A la fin des années 1960 apparaît le boogaloo (« I like it like that » de Pete Rodriguez)

Une nouvelle musique émerge peu à peu. Jouée par les percussions (congas, bongos, timbales), la clave sert de repère rythmique syncopée aux pas des danseurs. Les instruments utilisés comme le güiro ou les maracas témoignent des emprunts aux différents folklores caribéens, mais les jeunes générations innovent en introduisant la basse électrique, le synthétiseur, le trombone. Un instrument mis à l'honneur dans le titre la Murga.


Le barrio des années 1960 abrite une densité phénoménale de musiciens exceptionnels. Parmi eux se trouve Willie Colon. Né dans le Bronx de parents portoricains, ce jeune tromboniste prodige produit une musique abrasive. Les enregistrements de celui que l'on surnomme El Malo, « le méchant », reflètent la dureté des conditions de vie du ghetto. Il chante « Je suis le méchant / parce que j'ai un cœur ».

Très vite, Colon tape dans l’œil de Johnny Pacheco, multi-instrumentiste talentueux et compositeur brillant, originaire de Saint-Domingue. Frustré de ne pouvoir trouver une maison disque à la hauteur de son talent, Pacheco fonde en 1964 la Fania records avec l’avocat italo-américain Jerry Masucci. Au premier le volet artistique, au second le business. Fania réunit bientôt les musiciens les plus doués de la ville : le claviériste Larry Harlow, le bassiste Bobby Valentin, le conguero Ray Barretto, mais aussi des chanteurs capables d'improviser comme Ismael Miranda, Hector Lavoe, Cheo Feliciano. 


La musique jouée par tous ces talents n'a pas encore de nom, mais les différents ingrédients sonores qui la compose donnent du liant, comme la sauce donne son caractère à un plat. L’appellation salsa s'impose peu à peu pour désigner cette musique de danse aux rythmes endiablés, une musique qui revendique fièrement ses racines et sa culture de rue. Le 26 août 1971, Masucci a l'idée d'organiser un grand concert filmé à la gloire de la salsa au Club Cheeta. 'Our latin thing : Cosa nuetra', c'est son nom, obtient un immense succès, qui fait de l'événement l'acte de naissance officieux de la salsa.


Dès lors, la Fania connaît un essor prodigieux et finit par exercer un quasi monopole sur la salsa. Les stars de la maison de disques se produisent désormais en groupe sous le titre de Fania All stars. Sur scène, les musiciens improvisent, instaurant un dialogue avec l'auditoire, jusqu'à atteindre un paroxysme sonore. Le 24 août 1973, 50 000 spectateurs assistent à un concert géant au Yankee Stadium de New York. Au bout de quinze minutes de concert, le public franchit les barrières, envahit la pelouse et se précipite vers la scène. Peu importe, les étoiles de la Fania tournent désormais dans le monde entier. En octobre 1974, ils se produisent ainsi à Kinshasa, dans le cadre du « combat du siècle » entre Mohamed Ali et George Foreman. Sur scène, la chanteuse cubaine Celia Cruz interprète Quimbara. Les percussions, les cuivres incendiaires constituent un écrin sonore à la hauteur de cette véritable reine de la salsa. 

 

Tout au long des années 1970, la salsa témoigne du processus d'affirmation identitaire des latinos new-yorkais. Les textes des morceaux chroniquent la vie de quartiers déshérités, ces ghettos où violence et trafic de drogue sévissent sans partage. Les titres font souvent l’éloge du voyou, du cador hâbleur, frimeur, sapé de manière ostentatoire. Le plus célèbre de ces personnages, inventé par le chanteur panaméen Ruben Blades a pour nom Pedro Navaja (1978). Le texte, très travaillé, tient l’auditeur en haleine. « Pedro Navaja porte, incliné, un chapeau à larges bords et des espadrilles pour s’envoler, en cas de problèmes ; des lunettes noires, pour qu’on ne sache pas ce qu’il regarde et une dent en or, qu’on voit briller quand il rit. » 

 

Dans une Amérique toujours dominée par les WASP, la salsa est une manière de clamer en rythmes sa différence. Dans le contexte déprimé du ghetto, elle insuffle un sentiment de fierté, célébrant les barrios et leur négritude. A l'occasion, les titres se font revendicatifs, dénonçant les pratiques discriminatoires à l'encontre des Portoricains. Sur un morceau d'Eddie Palmieri intitulé Revolt La Libertad Logico, Ismael Rivera chante : « La liberté, Monsieur, ne me l'enlève pas. Moi aussi, tu sais, je suis humain. Et c'est ici que je suis né. » 

 

C° Au fond la salsa, « c'est une frangine portoricaine qui vit dans le spanish harlem, les reins cambrés au bon endroit. Elle est superbe, c'est la salsa. » (Titre Salsa enregistré par Bernard Lavilliers avec Ray Barretto), une frangine qui est parvenue à fédérer au cours des 1970's toute l'Amérique hispanophone, réalisant enfin le vieux rêve de Bolivar. Une frangine installée à Nueva York, mais qui a essaimé partout, et notamment en Colombie

Également victimes de la ségrégation, les Portoricains se rapprochent du combat des Noirs américains. Sur le modèle des Black Panthers, il se dote de leur propre organisation: les young lords, particulièrement actifs de 1968-1973. Le barrio s'embrase. Les poubelles débordent. Les youngs lords y mettent le feu. C'est l'offensive citoyenne des poubelles de 1969. Ils mettent en place des programmes sociaux (distribution gratuite de petits déjeuners, bilans de santé, collecte de vêtements). Eddie Palmieri organise des collecte de fonds pour des organisations militantes.

Sources :

A. « La salsa au sommet »

B. « Pop n' Salsa : une latine de Manhattan  »

mercredi 9 novembre 2022

"Wind of Change": Une chanson pour accompagner la réunification allemande.

Au cours de la guerre froide, les autorités soviétiques ne savent trop que faire de la musique populaire, surtout quand elle n'adopte pas la terminologie communiste. Staline se méfiait particulièrement du jazz. "Du saxophone au couteau, il n'y a qu'un pas", affirmait-il. L'émergence, puis l'essor du rock suscitèrent un même rejet initial. Les dirigeants s'inquiétaient tout particulièrement de la communion susceptible de naître entre la scène et l'auditoire. Le rock occidental, incarnation de la rébellion adolescente, fut rapidement prohibé, les disques  interdits, les ondes des radios de l'ouest brouillées (BBC, Voice of America). Pour contrer les interdictions, les disques se vendaient sous le manteau, au marché noir, si  bien qu'en dépit de la censure, comme presque partout ailleurs, la musique rock parvint à se frayer un chemin jusqu'aux oreilles des citadins soviétiques au cours des années 1960. Pour les jeunes, le mouvement pop était vu comme une contre-culture subversive. On ne parlait alors pas de "rock", mais de beat. Des formations pouvaient se produire sous l'étiquette d'"ensemble vocal et instrumental" à la condition de jouer une musique sage, de se couper les cheveux,de s'habiller correctement, de diffuser un message positif et constructif énoncé en russe. A ces conditions, il était possible de devenir professionnel et de participer à des tournées officielles subventionnées. Au sein des démocraties populaires d'Europe de l'Est, la musique rock se diffusa un peu plus facilement qu'en URSS, en particulier en Pologne et en Tchécoslovaquie. En avril 1967, les Rolling Stones donnèrent un concert à la Maison de la culture de Varsovie, devenant le premier groupe rock occidental à se produire dans le bloc socialiste. (1)  En 1969, les Beach Boys se produisirent à Prague. Cela dit, même en URSS, la consommation de musique populaire s'accrût au cours des années 1970 comme le prouve  l'extraordinaire popularité d'un groupe de Deep Purple ou de l'opéra rock "Jésus Christ Super Star". Incapables de contrer l'engouement pour les musiques occidentales et craignant l'essor des tentations religieuses et nationalistes au sein d'une partie de la jeunesse, les autorités soviétiques soutinrent l'essor de discothèques placées sous la surveillance des komsomols locaux. Les instances dirigeantes envoyaient parfois des listes de "groupes idéologiquement dangereux" à ne pas diffuser. Dans les faits, les organisations de jeunesses locales passaient outre ces injonctions. Au début des années 1980 pourtant, l'accession au pouvoir d'Andropov s'accompagna d'une virulente campagne anti-rock, avec l'interdiction quasi-totale des concerts amplifiés.                

* Moscow Music Festival.

La situation se décanta finalement avec l'accession au pouvoir de Gorbatchev en 1985, dont la glasnost et la perestroïka remettaient en cause le statu quo. Le nouveau dirigeant soviétique faisait preuve d'une plus grande ouverture d'esprit que ses prédécesseurs et semblait prêt à lâcher du lest, comme tendaient à le démontrer la tenue de grands concerts de groupes rock occidentaux en URSS et dans les pays satellites (Queen à Budapest en 1986). Le plus important de ces rassemblements eut lieu au stade Lénine de Moscou, les 12 et 13 août 1989. Le Moscow Music Peace Festival témoignait du rapprochement entre les deux blocs. A l'origine du projet se trouvaient deux producteurs en vue, l'un américain, l'autre soviétique. La coopération des deux entrepreneurs s'inscrivait dans le cadre d'un programme commun américano-soviétique de lutte contre la consommation et le trafic de drogues. Les parcours professionnels chaotiques des deux hommes les conduisirent à entrer en contact et à coopérer. Côté américain, Doc McGhee avait été condamné en 1982 pour avoir fait passer 18 tonnes de marijuana en Amérique du Sud. Afin de se racheter une conduite, il créa une fondation de lutte contre la drogue intitulée Make A Difference Fondation. Côté soviétique, après avoir subi le contrôle tatillon des autorités et les descentes régulières du KGB, le musicien et producteur Stas Namin profita de l'avènement de Gorbatchev pour organiser des spectacles ambitieux. L'organisation du festival constitua une vraie gageure, compte tenu de la pénurie générale qui sévissait alors en URSS. Certes, des artistes occidentaux tels qu'Iron Maiden, Bonnie Tyler ou Scorpions (2) s'étaient déjà produits à l'est les années précédentes, mais, par son ampleur, le festival constitua une grande première. L'affiche rassemblait Mötley Crüe, Bon Jovi, Skid Row, Cinderella, Ozzy Osbourne, Gorky Park et Scorpions. MTV diffusa l'événement dans 59 pays. "En rentrant à la maison, nous avions le sentiment d'avoir vu le monde changer sous nos yeux", constatait Klaus Meine, le chanteur de Scorpions. Quelques jours après son retour de Moscou, le changement d'atmosphère perceptible lui inspira Wind of change.   

АНО «Центр Стаса Намина» / CC BY-SA (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)

* Le vent du changement.

Le groupe Scorpions fut fondé à Hanovre, RFA, en 1965. Après des débuts confidentiels, la formation connut le succès avec des titres de hard-rock commercial chantés en anglais. Still loving you s'imposa par exemple comme le slow de l'été 1984 dans toute l'Europe, y compris à l'Est. Cette popularité incita alors le groupe à venir s'y produire. En 1988, un des concerts donnés à Leningrad fit l'objet d'un enregistrement vidéo intitulé To Russia with love. L'année suivante, les Allemands triomphaient sur la scène du Moscow Music Peace Festival, dans un contexte déjà très différent de celui de l'année précédente. «Tout cela arrivait parce qu’au Kremlin, il y avait Mikhaïl Gorbatchev. Pour nous, après ce que nous avions vécu un an plus tôt, où nous n’avions même pas le droit de jouer à Moscou, c’était extraordinaire. Le monde changeait sous nos yeux. L’ambiance était incroyable. Quand nous avons joué, les soldats ont jeté leurs casquettes en l’air, leurs vestes, ils ne faisaient plus qu’un avec les fans, et il y avait 100 000 fans. Le lendemain aussi. Emballer le stade Lénine et en faire le stade russe de Woodstock, vingt ans après l’original, c’était fou», se souvenait quelques années plus tard Meine.  

La liesse populaire soulevée par le festival inspira aussitôt une chanson au groupe, une sorte de réflexion sur la guerre froide finissante. Dans un entretien accordé à Libération, le chanteur de Scorpions racontait ainsi la genèse de Wind of change: «Il y avait tous ces musiciens, des journalistes du monde entier, de MTV, du Spiegel, des soldats de l’armée russe… Ensemble nous avons descendu la Moskova vers le parc Gorki [le 13 août 1989, alors que le festival s'achevait]. C’est le moment qui a inspiré la chanson, où je chante "I follow the Moskwa, down to Gorky park…" Beaucoup de jeunes m’ont dit : "Klaus, la guerre froide est bientôt révolue". Les fans venaient de tous les pays d’Europe de l’Est, même de RDA. Alors que nous n’avons jamais eu la chance de jouer en RDA… Quand je suis rentré à la maison, j’ai repensé à ce moment sur la Moskova avec tous ces gens, de nations différentes, dans un même bateau, parlant la même langue, la même musique, et c’était ça, l’inspiration.» "Une nuit d'été d'août, / des soldats défilent / tout en écoutant le vent du changement.

Wind of change figure sur l'album Crazy World, sorti en novembre 1990. Le titre n'est toutefois publié en single qu'en janvier 1991, plus d'un an après la chute du mur. C'est donc a posteriori que le morceau sera érigé en «chanson emblématique de la chute du Mur». (source C) Dès sa sortie, le titre connaît un succès considérable. Plusieurs éléments expliquent ce triomphe. Le sifflement mélodieux inaugural impose d'emblée une écoute attentive du morceau; redoutable ver d'oreille, il entre aussitôt dans la tête de l'auditeur pour ne plus en sortir avant de longues heures. Puis, une discrète guitare solo se fait entendre en arrière plan, installant une atmosphère intimiste, propice à la méditation. La voix légèrement éraillée de Meine s'élève alors, grave et majestueuse. La batterie fait son apparition et le volume monte crescendo afin de renforcer l'effet dramatique du morceau. Dès lors les riffs de guitare s'enchaînent. Le tempo lent, les paroles simples et  fédératrices incitent le public à reprendre la chanson en chœur, lui conférant une puissance supplémentaire. Enfin et surtout, en pleine réunification, le message porté par la chanson correspond aux aspirations d'une population allemande lassée de quarante années de séparation et de tensions. "Le vent du changement / souffle droit dans le visage du temps / tel une tornade qui sonnera les cloches de la liberté. / Pour la sérénité de l'esprit / laisse ta balalaïka chanter / ce que ma guitare veut exprimer."

Le titre tombe donc à point. Un brin cheesy, il n'en devient pas moins un hymne à la paix, la trame sonore officieuse du délitement du bloc de l'Est. Wind of change trône d'ailleurs toujours au sommet des palmarès lorsque l’URSS implose, le 26 décembre 1991. Cette année là, avant que Gorbatchev ne quitte son poste au Kremlin, les membres de Scorpions le rencontrent et lui remettent une plaque sur laquelle sont inscrites les paroles du morceau. Dès lors, à longueur d'interviews, les musiciens rappellent leur attachement au dernier dirigeant de l'URSS. "Sans lui, la réunification et surtout le 9 novembre n'auraient pas été si pacifiques", soulignent-ils par exemple. En 2011, à l'occasion du 80ème anniversaire de Gorbatchev, les Scorpions interprètent Wind of change en version philharmonique. 

On pensait tout connaître de la chanson, jusqu'à ce que Patrick Radden Keefe, journaliste  au New Yorker, consacre en 2020 une série de podcasts à Wind of change. Selon lui, la chanson aurait été composée par la CIA en collaboration avec le chanteur de Scorpions. Leur but commun aurait été d’encourager la révolution dans le bloc communiste au tournant des années 1990. Pour accréditer sa thèse, l'enquêteur insiste sur l'intense propagande culturelle orchestrée par l'agence de renseignement américaine au cours de son histoire. (3) Au bout du compte, la démonstration de Radden Keefe ne convainc guère. Quelle soit l’œuvre du groupe ou de la CIA, la ballade de Scorpions arrive un peu tard pour peser véritablement sur les événements. Quant à imaginer que le secret de l'opération ait pu être gardé pendant 30 ans, il y a un pas... Au fond, comme le rappelle Pierre Grosser, le démantèlement progressif du rideau de fer procède d'abord  des failles internes au bloc soviétique. "Le 9 novembre fut (...) moins le produit des actions de l'Ouest, que la conséquence des impulsions de Gorbatchev, des mobilisations croissantes de citoyens de la RDA, et de l'incompétence des autorités de ce pays, qu'il s'agisse de la conférence de presse improvisée et des initiatives des hommes de la sécurité du Mur qui choisirent de ne pas faire usage de leurs armes après avoir échoué à joindre leurs supérieurs. Les bouleversements en Europe ont donc été produits par «en bas», même si les choix faits «en haut» les ont facilités, ou ne les ont pas empêchés. Les décideurs ont souvent pris acte de situations." (source A p 735)

Dans la postface de son livre (source A), l'historien résume ainsi l'influence (et les limites) de la musique sur la chute du mur de Berlin: «L'appel de Bruce Springsteen à dépasser les barrières, lors de son concert à Berlin-Est, en juin 1988, eut sans doute plus d'effet que le bien trop fameux "Mr Gorbatchev, Tear down this wall" de Ronald Reagan en 1987. D'autant que des dizaines de milliers de jeunes Allemands de l'Est entonnaient "Born in the USA". La transformation d'une ancienne chanson par le héros de K2000, David Hasselhoff, en "Looking for freedom" a eu sans doute plus d'importance que le fameux concert improvisé de Rostropovitch au pied du mur de Berlin. (4) "Wind of Change" des Scorpions fut l'hymne de l'Europe en 1990.»  


Notes: 

1. Le public ne comprenait toutefois que des membres de la nomenklatura. 

2. «En 1988, nous avons joué pour la toute première fois en Union soviétique. Nous devions faire cinq concerts à Moscou et cinq à Leningrad. Mais les concerts à Moscou ont été annulés, sans raison. A la place nous avons eu les dix concerts à Leningrad ! (...) Quoi qu’il en soit, ce fut pour nous un moment étonnant et émouvant, surtout en tant que groupe allemand. A l’époque, nous avons dit : nos parents sont venus ici avec des chars d’assaut et nous, nous venons avec des guitares. Nous avons été bouleversés par l’accueil des Russes.»

3. Citons le financement de l'adaptation de La ferme des animaux de George Orwell, l'impression et la distribution dans le bloc de l'est du Docteur Jivago de Pasternak ou encore le financement de la tournée de l'Orchestre symphonique de Boston dans le bloc de l'est.

4. Au printemps 1989, le héros de "K-2000"  obtient un tube avec Looking for freedom, une reprise d'un morceau de 1978. L'acteur américain est au sommet de sa carrière. Il incarne alors Mitch Buchannon dans la série Alerte à Malibu. David Hasselhoff, dont l'arrière grand-mère était allemande, grimpe en tête des hits parades allemand et suisse au cours de l'été. Le morceau, qui met en exergue la liberté, trouve un écho en RDA. Une fois le mur détruit, l'acteur est l'invité d'honneur de la St-Sylvestre 1989. Il interprète son morceau devant une foule immense massée devant la Porte de Brandebourg. 


 Sources: 
A. Pierre Grosser: "1989. L'année où le monde a basculé", collection Tempus, Perrin, 2019.
B. Décryptage de la chanson par Coach 21 sur le site de la RTBF. 
C. "[Berlin 1989] Klaus Meine, chanteur de Scorpions:«Nous étions aux Bains-douches et voilà que le mur s'écroulait", Libération, 9/11/2019.
D. "Comment le «Woodstock russe» est-il devenu une réalité en Union soviétique?" [Russia beyond]

E. Anna Zaytseva: "Le  rock, origine de la démocratisation en URSS?" (La vie des Idées)