Au cours de la guerre froide, les autorités soviétiques ne savent trop que faire de la musique populaire, surtout quand elle n'adopte pas la terminologie communiste. Staline se méfiait particulièrement du jazz. "Du saxophone au
couteau, il n'y a qu'un pas", affirmait-il. L'émergence, puis l'essor du rock suscitèrent un même rejet initial. Les
dirigeants s'inquiétaient tout particulièrement de la communion susceptible de naître entre la
scène et l'auditoire. Le
rock occidental, incarnation de la rébellion adolescente, fut rapidement prohibé, les disques interdits, les ondes des radios de l'ouest brouillées (BBC, Voice of America). Pour contrer les interdictions, les disques se vendaient sous le manteau, au marché noir, si bien qu'en dépit de la censure, comme presque partout ailleurs, la musique rock
parvint à se frayer un chemin jusqu'aux oreilles des citadins
soviétiques au cours des années 1960. Pour les jeunes, le mouvement pop était vu comme une contre-culture subversive. On ne parlait
alors pas de "rock", mais de beat. Des formations pouvaient se produire sous
l'étiquette d'"ensemble vocal et instrumental" à la condition de
jouer une musique sage, de se couper les
cheveux,de s'habiller correctement, de diffuser un message positif et
constructif énoncé en russe. A ces conditions, il était possible de
devenir professionnel et de participer à des tournées officielles
subventionnées. Au sein des démocraties populaires d'Europe de l'Est, la musique rock se diffusa un peu plus facilement qu'en URSS, en particulier en Pologne et en Tchécoslovaquie. En avril 1967, les Rolling Stones donnèrent un concert à la Maison de la culture de Varsovie, devenant le premier groupe rock occidental à se produire dans le bloc socialiste. (1) En 1969, les Beach Boys se produisirent à Prague. Cela dit, même en URSS, la consommation de musique populaire s'accrût au cours des années 1970 comme le prouve l'extraordinaire popularité d'un groupe de Deep Purple ou de l'opéra rock "Jésus Christ Super Star". Incapables de contrer l'engouement pour les musiques occidentales et craignant l'essor des tentations religieuses et nationalistes au sein d'une partie de la jeunesse, les autorités soviétiques soutinrent l'essor de discothèques placées sous la surveillance des komsomols locaux. Les instances dirigeantes envoyaient parfois des listes de "groupes idéologiquement dangereux" à ne pas diffuser. Dans les faits, les organisations de jeunesses locales passaient outre ces injonctions. Au début des années 1980 pourtant, l'accession au pouvoir d'Andropov s'accompagna d'une virulente campagne anti-rock, avec l'interdiction quasi-totale des concerts amplifiés.
* Moscow Music Festival.
La situation se décanta finalement avec l'accession au pouvoir de Gorbatchev en 1985, dont la glasnost et la perestroïka remettaient en cause le statu quo. Le nouveau
dirigeant soviétique faisait preuve d'une plus grande ouverture d'esprit
que ses prédécesseurs et semblait prêt à lâcher du lest, comme tendaient à le démontrer la tenue de grands concerts de groupes rock occidentaux en URSS et dans les pays satellites (Queen à Budapest en 1986). Le plus important de ces rassemblements eut lieu au stade Lénine de Moscou, les 12 et 13 août 1989. Le Moscow Music Peace Festival témoignait du rapprochement entre les deux blocs. A l'origine du projet se trouvaient deux producteurs en vue, l'un américain, l'autre soviétique. La
coopération des deux entrepreneurs s'inscrivait dans le
cadre d'un programme commun américano-soviétique de lutte contre la consommation et le
trafic de drogues. Les parcours professionnels chaotiques des deux hommes les conduisirent à entrer en contact et à coopérer. Côté américain, Doc McGhee avait été condamné en 1982 pour avoir fait passer 18 tonnes de marijuana en
Amérique du Sud. Afin de se racheter une conduite, il créa une
fondation de lutte contre la drogue intitulée Make A Difference Fondation. Côté
soviétique, après avoir subi
le contrôle tatillon des autorités et les descentes régulières du KGB, le musicien et producteur Stas Namin profita de l'avènement de Gorbatchev pour organiser des spectacles ambitieux. L'organisation du festival constitua une vraie gageure, compte tenu de la pénurie générale qui sévissait alors en URSS. Certes, des artistes occidentaux tels qu'Iron
Maiden, Bonnie Tyler ou Scorpions (2) s'étaient déjà produits à l'est les années précédentes, mais, par son ampleur, le
festival constitua une grande première. L'affiche rassemblait Mötley Crüe,
Bon Jovi, Skid Row, Cinderella, Ozzy Osbourne, Gorky Park et Scorpions. MTV diffusa
l'événement dans 59 pays. "En rentrant à la maison, nous avions le sentiment d'avoir vu le monde changer sous nos yeux", constatait Klaus Meine, le chanteur de Scorpions. Quelques jours après son retour de Moscou, le changement d'atmosphère perceptible lui inspira Wind of
change.
АНО «Центр Стаса Намина» / CC BY-SA (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0) |
* Le vent du changement.
Le groupe Scorpions fut fondé à Hanovre, RFA, en 1965. Après des débuts confidentiels, la formation connut le succès avec des titres de hard-rock commercial chantés en anglais. Still loving you s'imposa par exemple comme le slow de l'été 1984 dans toute l'Europe, y compris à l'Est. Cette popularité incita alors le groupe à venir s'y produire. En 1988, un des concerts donnés à Leningrad fit l'objet d'un enregistrement vidéo intitulé To Russia with love. L'année suivante, les Allemands triomphaient sur la scène du Moscow Music Peace Festival, dans un contexte déjà très différent de celui de l'année précédente. «Tout cela arrivait parce qu’au Kremlin, il y avait Mikhaïl Gorbatchev. Pour nous, après ce que nous avions vécu un an plus tôt, où nous n’avions même pas le droit de jouer à Moscou, c’était extraordinaire. Le monde changeait sous nos yeux. L’ambiance était incroyable. Quand nous avons joué, les soldats ont jeté leurs casquettes en l’air, leurs vestes, ils ne faisaient plus qu’un avec les fans, et il y avait 100 000 fans. Le lendemain aussi. Emballer le stade Lénine et en faire le stade russe de Woodstock, vingt ans après l’original, c’était fou», se souvenait quelques années plus tard Meine.
La liesse populaire soulevée par le festival inspira aussitôt une chanson au groupe, une sorte de réflexion sur la guerre froide finissante. Dans un entretien accordé à Libération, le chanteur de Scorpions racontait ainsi la genèse de Wind of change: «Il y avait tous ces musiciens, des journalistes du monde entier, de MTV, du Spiegel, des soldats de l’armée russe… Ensemble nous avons descendu la Moskova vers le parc Gorki [le 13 août 1989, alors que le festival s'achevait]. C’est le moment qui a inspiré la chanson, où je chante "I follow the Moskwa, down to Gorky park…" Beaucoup de jeunes m’ont dit : "Klaus, la guerre froide est bientôt révolue". Les fans venaient de tous les pays d’Europe de l’Est, même de RDA. Alors que nous n’avons jamais eu la chance de jouer en RDA… Quand je suis rentré à la maison, j’ai repensé à ce moment sur la Moskova avec tous ces gens, de nations différentes, dans un même bateau, parlant la même langue, la même musique, et c’était ça, l’inspiration.» "Une nuit d'été d'août, / des soldats défilent / tout en écoutant le vent du changement."
Wind of change figure sur l'album Crazy World, sorti en novembre 1990. Le titre n'est toutefois publié en single qu'en janvier 1991, plus d'un an après la chute du mur. C'est donc a posteriori que le morceau sera érigé en «chanson emblématique de la chute du Mur». (source C) Dès sa sortie, le titre connaît un succès considérable. Plusieurs éléments expliquent ce triomphe. Le sifflement mélodieux inaugural impose d'emblée une écoute attentive du morceau; redoutable ver d'oreille, il entre aussitôt dans la tête de l'auditeur pour ne plus en sortir avant de longues heures. Puis, une discrète guitare solo se fait entendre en arrière plan, installant une atmosphère intimiste, propice à la méditation. La voix légèrement éraillée de Meine s'élève alors, grave et majestueuse. La batterie fait son apparition et le volume monte crescendo afin de renforcer l'effet dramatique du morceau. Dès lors les riffs de guitare s'enchaînent. Le tempo lent, les paroles simples et fédératrices incitent le public à reprendre la chanson en chœur, lui conférant une puissance supplémentaire. Enfin et surtout, en pleine réunification, le message porté par la chanson correspond aux aspirations d'une population allemande lassée de quarante années de séparation et de tensions. "Le vent du changement / souffle droit dans le visage du temps / tel une tornade qui sonnera les cloches de la liberté. / Pour la sérénité de l'esprit / laisse ta balalaïka chanter / ce que ma guitare veut exprimer."
Le titre tombe donc à point. Un brin cheesy, il n'en devient pas moins un hymne à la paix, la trame sonore officieuse du délitement du bloc de l'Est. Wind of change trône d'ailleurs toujours au sommet des palmarès lorsque l’URSS implose, le 26 décembre 1991. Cette année là, avant que Gorbatchev ne quitte son poste au Kremlin, les membres de Scorpions le rencontrent et lui remettent une plaque sur laquelle sont inscrites les paroles du morceau. Dès lors, à longueur d'interviews, les musiciens rappellent leur attachement au dernier dirigeant de l'URSS. "Sans lui, la réunification et surtout le 9 novembre n'auraient pas été si pacifiques", soulignent-ils par exemple. En 2011, à l'occasion du 80ème anniversaire de Gorbatchev, les Scorpions interprètent Wind of change en version philharmonique.
On pensait tout connaître de la chanson, jusqu'à ce que Patrick Radden Keefe, journaliste au New Yorker, consacre en 2020 une série de podcasts à Wind of change. Selon lui, la chanson aurait été composée par la CIA en collaboration avec le chanteur de Scorpions. Leur but commun aurait été d’encourager la révolution dans le bloc communiste au tournant des années 1990. Pour accréditer sa thèse, l'enquêteur insiste sur l'intense propagande culturelle orchestrée par l'agence de renseignement américaine au cours de son histoire. (3) Au bout du compte, la démonstration de Radden Keefe ne convainc guère. Quelle soit l’œuvre du groupe ou de la CIA, la ballade de Scorpions arrive un peu tard pour peser véritablement sur les événements. Quant à imaginer que le secret de l'opération ait pu être gardé pendant 30 ans, il y a un pas... Au fond, comme le rappelle Pierre Grosser, le démantèlement progressif du rideau de fer procède d'abord des failles internes au bloc soviétique. "Le 9 novembre fut (...) moins le produit des actions de l'Ouest, que la conséquence des impulsions de Gorbatchev, des mobilisations croissantes de citoyens de la RDA, et de l'incompétence des autorités de ce pays, qu'il s'agisse de la conférence de presse improvisée et des initiatives des hommes de la sécurité du Mur qui choisirent de ne pas faire usage de leurs armes après avoir échoué à joindre leurs supérieurs. Les bouleversements en Europe ont donc été produits par «en bas», même si les choix faits «en haut» les ont facilités, ou ne les ont pas empêchés. Les décideurs ont souvent pris acte de situations." (source A p 735)
Dans la postface de son livre (source A), l'historien résume ainsi l'influence (et les limites) de la musique sur la chute du mur de Berlin: «L'appel de Bruce Springsteen à dépasser les barrières, lors de son concert à Berlin-Est, en juin 1988, eut sans doute plus d'effet que le bien trop fameux "Mr Gorbatchev, Tear down this wall" de Ronald Reagan en 1987. D'autant que des dizaines de milliers de jeunes Allemands de l'Est entonnaient "Born in the USA". La transformation d'une ancienne chanson par le héros de K2000, David Hasselhoff, en "Looking for freedom" a eu sans doute plus d'importance que le fameux concert improvisé de Rostropovitch au pied du mur de Berlin. (4) "Wind of Change" des Scorpions fut l'hymne de l'Europe en 1990.»
Notes:
1. Le public ne comprenait toutefois que des membres de la nomenklatura.
2. «En 1988, nous avons joué pour la toute première fois en Union soviétique. Nous devions faire cinq concerts à Moscou et cinq à Leningrad. Mais les concerts à Moscou ont été annulés, sans raison. A la place nous avons eu les dix concerts à Leningrad ! (...) Quoi qu’il en soit, ce fut pour nous un moment étonnant et émouvant, surtout en tant que groupe allemand. A l’époque, nous avons dit : nos parents sont venus ici avec des chars d’assaut et nous, nous venons avec des guitares. Nous avons été bouleversés par l’accueil des Russes.»
3. Citons le financement de l'adaptation de La ferme des animaux de George Orwell, l'impression et la distribution dans le bloc de l'est du Docteur Jivago de Pasternak ou encore le financement de la tournée de l'Orchestre symphonique de Boston dans le bloc de l'est.
4. Au printemps 1989, le héros de "K-2000" obtient un tube avec Looking for freedom, une reprise d'un morceau de 1978. L'acteur américain est au sommet de sa carrière. Il incarne alors Mitch Buchannon dans la série Alerte à Malibu. David Hasselhoff, dont l'arrière grand-mère était allemande, grimpe en tête des hits parades allemand et suisse au cours de l'été. Le morceau, qui met en exergue la liberté, trouve un écho en RDA. Une fois le mur détruit, l'acteur est l'invité d'honneur de la St-Sylvestre 1989. Il interprète son morceau devant une foule immense massée devant la Porte de Brandebourg.
Sources:
A. Pierre Grosser: "1989. L'année où le monde a basculé", collection Tempus, Perrin, 2019.
B. Décryptage de la chanson par Coach 21 sur le site de la RTBF.
C. "[Berlin 1989] Klaus Meine, chanteur de Scorpions:«Nous étions aux Bains-douches et voilà que le mur s'écroulait", Libération, 9/11/2019.
D. "Comment le «Woodstock russe» est-il devenu une réalité en Union soviétique?" [Russia beyond]
E. Anna Zaytseva: "Le rock, origine de la démocratisation en URSS?" (La vie des Idées)
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