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jeudi 19 décembre 2024

Rébétiko : la musique des marginaux et des fumeurs de haschisch.

Les origines du Rebetiko puisent à plusieurs sources. A partir de la Guerre d'indépendance grecque, et pour tout le restant du XIX° siècle, le pouvoir s'impose par le recours à la violence et la répression, ce qui contribue à remplir les geôles. Détenus, politiques ou de droit commun, prennent l'habitude de composer des chansons. Ils s'accompagnent de baglamas, un instrument à trois cordes de petite taille, donc facile à cacher. ("Les baglamas" de Stratos Pagioumtzis et Stelios Keromitis).   

Au début du XX° siècle, les populations originaires de Constantinople, Smyrne et du reste de l'Anatolie fréquentent les cafés-aman qui ont été ouverts à Athènes et au Pirée. Dans ces lieux de passage et de rencontre des culturesles chanteurs improvisent des chansons appelées amanés. Des duos féminins entremêlent leurs voix, en s'accompagnant de petites cymbales et de tambourins. On y trouve aussi parfois de petits orchestres (kompanias) mêlant instruments grecs et turcs : santouri (cithare), flûte, violon, laouto (variété de luth), outi (l'oud).  

Dimitris Semsis, Agapios Tomboulis et Rosa Eskenazi à Athènes en 1932. FAL, via Wikimedia Commons

C'est de ce bouillon de cultures qu'émerge un nouveau genre musical au cours des premières décennies du XX° siècle : le rébétiko. Il est le fruit de la rencontre, dans les quartiers populaires des villes, des populations rurales pauvres de Grèce continentale ou insulaire et des réfugiés d'Asie mineure. En effet, au lendemain du premier conflit mondial, la guerre lancée par la Grèce contre le jeune Etat turc vire au désastre lorsque la contre-offensive menée par Mustapha Kemal contraint les populations helléniques présentes en Anatolie et Ionie depuis des siècles, d'abandonner leurs terres. (1L'incendie du port de Smyrne parachève le désastre. A l'issue du conflit greco-turc, le traité de Lausanne organise un gigantesque transfert de populations entre les deux Etats. Plus d'un million de Grecs orthodoxes doivent quitter leurs terres anatoliennes, tandis que 400 000 musulmans de Grèce empruntent le chemin inverse. Les Hellènes désignent ce drame national comme la "Grande Catastrophe". L'afflux des "réfugiés" d'Anatolie fait bondir la population du pays de 4 à 5 millions. Sur des mélodies déchirantes, les paroles des rébétikos témoignent de la douleur de l'exil, comme sur I Xenitia, une chanson de Vassilis Tsitsanis.

Démunis de tout, les nouveaux venus s'entassent dans les bidonvilles de la périphérie d'Athènes, du Pirée, de Thessalonique, de Patras. Rejetés et subissant de nombreuses discriminations  de la part des "Vieux Grecs", qui n'ont que mépris pour ceux que certains désignent comme les "Baptisés au yaourt", ce sous-prolétariat exploité est composé de paysans pauvres venus tenter leur chance en ville et des Grecs chassés d'Anatolie. Tous se retrouvent dans les cafés pour fumer le narguilé, consommer de l'alcool et des mezzés. C'est dans ce contexte chaotique que prospère le rébétiko, symbiose des influences musicales existant de part et d'autre de la mer Egée. 

Il est possible de distinguer deux grands courants au sein du rebetiko. Le smyrnéïko ou "style de Smyrne(2) introduit par les réfugiés d'Asie Mineure se distingue par une instrumentation orientale avec l'oud, le violon, le santouri et le kanonaki (des variétés de cithares). Dans ce genre, le chant, haut perché, marqué par des improvisations vocales, est souvent confié à des femmes dont l'interprétation tient de la lamentation stylisée. Les paroles ont pour thème la nostalgie, les douleurs de l'exil et la difficile vie des réfugiés. Les stars se nomment Rita Abadzi, Marika Papagika ("Smyrneiko minore") ou Rosa Eskenazy : "Ta matoklada". L'indépendance dont elles font preuve suscite parfois les railleries des rageux.

Le bouzouki ou baglama, sorte de luths grecs, constituent l'armature instrumentale du style du  Pirée. Les voix sont souvent masculines et nasillardes. Les textes, plus politiques, évoquent la vie dans les quartiers pauvres des villes, les difficultés économiques de leurs habitants, ainsi que leurs amours contrariées. Un exemple de ce style avec le titre "Fragosyriani", très grand succès de Marcos Vamvakaris.

Rebetes en 1933 au Pirée. FAL, via Wikimedia Commons

La pauvreté endémique et la répression menée par une police corrompue poussent dans l'illégalité une frange importante du sous-prolétariat. Ainsi se développe une micro société partageant un mode de vie alternatif. Les jeunes hors-la-loi, appelés  mangkès ou rébétès (d'où dérive le terme rébétiko), arborent des costumes clinquants et s'expriment dans un argot hermétique à quiconque ne fréquente pas le milieu. Tous se retrouvent dans les tékés, des sortes de tavernes dans lesquelles il consomment du haschisch. Les paroles du titre Nei hasiklidhes ("Jeunes fumeurs de haschisch")  d'Andonios Dalgas célèbrent la vie dissolue de ces jeunes malandrins. "Derviche tu fumes comme un sapeur / tu as ton flingue dans la fouille / dans tous les jeux c'est toi le meilleur / tu es une sacrée fripouille".

Jusqu'à l'instauration de la dictature en 1936, la consommation de haschisch est toléré dans les tékés ou les cafés aman. Le nom de ces établissement vient d'une interjection (aman) qui exprime la passion, la souffrance, la compassion. Des orchestres de musiciens originaires d'Asie Mineure assurent l'animation. Les chanteurs y interprètent des improvisations vocales. Le rébétiko s'y épanouit et s'y transforme. Si bien que, bon an mal an, le genre s'impose,  comme le langage musical des rebétès (un terme qui viendrait du turc et signifierait "hors-la-loi" ou "déclassé"), ces marginaux qui méprisent la loi

Progressivement, les morceaux transmis oralement sont transcris sur des partitions et enregistrés sur 78 tours. Parmi les artistes les plus marquants du rébétiko, citons Anestis Delia, alias Artémis. En 1934, il enregistre "O ponos tou prezakia" ("la complainte du junkie"). "Depuis le moment que j'ai commencé à me droguer quelle misère / tout le monde m'a laissé m'enfoncer / je ne sais même plus quoi faire / Au début je sniffais seulement / je suis passé à la seringue / et v'la mon corps qui se met lentement / à pourrir ça me rend dingue".

Dans les années 1930, Markos Vamvakaris s'impose comme la super star du genre. Né à Syros, une île des cyclades, il débarque au Pirée, à 15 ans. Tour à tour docker, équarisseur, le jeune homme fréquente les tékés et s'initie au bouzouki. Au milieu des années 1930, il forme un ensemble, le Fameux Quartette du Pirée, avec d'autres as : Anestis Délias à la guitare, Yorgos Batis au baglamas, Stratos Pagioumtzis au chant. 

Les chansons de Vamvakaris et de ses comparses témoignent du refus des rébétes de changer de mode de vie et de se soumettre à la police. Le mangka, homme d'honneur, défie les forces de l'ordre, moque le bourgeois, comme dans le titre "Tous les rébètes du monde" ("Olli l Rebetes tou dounia").

Le Fameux Quartette du Pirée (Stratos Pagioumtzis, Markos Vamvakaris, Yiorgos Batis and Anestis Delias) photographié en 1933. Unknown photographer, Public domain, via Wikimedia Commons

Les chansons s'articulent autour de quelques principes simples et immuables qui permettent de multiples variations et improvisations: une introduction instrumentale, un distique chanté par un soliste sur un mode oriental, une interaction avec l'auditoire. Placées sur un rythme lancinant, les paroles encensent les plaisirs de la vie canaille. La mélodie déchirante du rebetiko devient la traduction musicale parfaite du kaïmos, la nostalgie, la douleur, la vague à l'âme... En 1935,  O isovitis ("le condamné à perpétuité") raconte l'amertume de l'homme désespéré à la suite d'une déception sentimentale. "A cause de toi, ils m'ont jeté en prison / (...) mais si un jour je sors, je me vengerais de toi / comme Achille a traîné Hector derrière son char."

De 1936 à 1941, sous la férule du dictateur Ioánnis Metaxás, le rebetiko tombe sous le coupe de la censure. L'apologie des bas fonds et de la marginalité heurtent l'ordre moral que cherche à imposer le dictateur. La dimension orientale du genre est gommée par un régime qui entend affirmer sa "grécité". Les cafés teke doivent fermer. La police fait la chasse aux rébétes , au hash et aux prostituées. Dans ces conditions, les prisons se remplissent. Giorgos Batis consacre un titre à l'univers carcéral intitulé "La prison d'Oropos".

L'invasion de la Grèce par l'Italie fasciste, en 1940, tourne vite au fiasco; ce qui contraint l'Allemagne nazie à venir à la rescousse de son allié. La péninsule est envahie et occupée par les Italiens, les Bulgares et les Allemands. Les populations civiles subissent de terribles représailles. Trois cent mille personnes meurent de faim. Dans le même temps, la résistance, principalement communiste, s'organise. Au cours de ces années, le rébétiko devient le chant de ralliement d'une population en souffrance. La chanson "Synnefiasmeni kyriaki" (Dimanche nuageux) de Vassilis Tsitsanis témoigne des malheurs du temps et du désespoir d'une population sous le joug. 

Enfin libérée de l'occupation nazie en 1944, la Grèce panse ses plaies. Le bilan humain est lourd (quatre cents mille morts), l'économie en ruine. La libération du pays n'est pourtant pas synonyme de paix. Les tensions politiques s'exacerbent dans un contexte géopolitique de plus en plus marqué par la montée de l'anticommunisme. Le roi de Grèce, exilé, envisage de récupérer son trône. Les communistes, qui avait fourni le gros des troupes résistantes, s'y opposent, réclamant le pouvoir. La guerre civile, sanglante et sans merci, oppose communistes et monarchistes pendant cinq longues années. L'affrontement des blocs dans le cadre de la guerre froide envenime la situation. Les Britanniques arment les milices royalistes, permettant la restauration de la monarchie en 1949. La chasse aux communistes se poursuit, implacable. Des tribunaux condamnent à mort leurs membres supposés. Le régime en place réécrit l'histoire. Les communistes, si actifs dans la résistance, deviennent les traîtres à la patrie. La guerre civile pousse de nombreux Grecs à l'exil. 

La situation économique catastrophique, l'endettement chronique, la corruption généralisée, rendent la vie des Grecs très difficile, à quoi s'ajoute des divisions très profondes. Le pays est alors écartelé entre une droite nationaliste et autoritaire, et une gauche marxiste-léniniste. Frontalière de la Bulgarie, la Grèce se trouve le long du rideau de fer. Au nom de la doctrine Truman, la CIA agit dans l'ombre pour contrer la "subversion communiste", tandis qu'une droite conservatrice instaure un virage autoritaire. Militaires et gendarmes contrôlent les campagnes. 

Seul le rébétiko semble alors offrir quelques éclaircies aux Hellènes. Dans les années 1950, la grande vedette se nomme Vassilis Tsitsanis, un ancien étudiant en droit, auteur de centaines de chansons. Au cours des années de guerre, replié dans le café qu'il a ouvert à Thessalonique, il compose. Au sortir du conflit, il s'installe à Athènes et enregistre ces morceaux avec l'aide de chanteuses comme Sotria Bellou ou Marika Ninou. ["Volta mesa stin ellada"] 

Tsitsannis œuvre à la normalisation du rebetiko qu'il contribue à faire sortir des bouges et des marges dans lesquels il fut longtemps confiné. Les morceaux n'exaltent plus la vie de patachon. Désormais, les affres de l'amour supplantent l'apologie des "paradis artificiels". En même temps qu'il sort des quartiers miteux pour gagner le reste du pays, le rébétiko devient laïko, un terme apparu sous Metaxas pour désigner les chansons "nettoyées". Le rebetiko séduit bien au delà des rébétes. Le célèbre compositeur Mikis Theodorakis intègre ainsi des éléments du genre dans ses œuvres. Pour le film "Zorba le Grec", dont il compose la musique en 1964, une nouvelle danse est inventée de toute pièce : le syrtaki. Elle est inspirée du hassapiko, la danse des bouchers de Constantinople, sur un rythme cher aux rébétes. En effet, nous ne l'avons pas encore dit, le rébétiko a, dès l'origine, servi d'écrin sonore aux danses tels que le tsiftétéli, une sorte de danse du ventre ou au zeïbékiko, dansé par un homme seul. 

Le rébétiko se diffuse bien au delà de la Grèce, subissant, au contact de l'électrification des instruments ou des innovations technologiques, des traitements de choc. Exemple avec le morceau "Misirlou". Ce rebetiko enregistré pour la première fois en 1927 par l'orchestre de Michalis Patrinos, connaîtra un très grand succès grâce à des adaptations successives en version jazz (Nikos Roubanis en 1941) et surtout rock dans sa veine surf music (Dick Dale en 1963). 

Une chape de plomb s'abat de nouveau sur la Grèce au temps de la dictature des colonels, de 1967 à 1974. Paradoxalement, la censure contribue à la redécouverte du rébétiko originel par une partie de la jeunesse grecque, qui y voit un ferment de résistance culturelle.

Depuis 2017, le rébétiko est inscrit sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité créée par l’U.N.E.S.C.O comme «tradition musicale vivante avec un fort caractère symbolique, idéologique et artistique.» Aujourd'hui, des artistes offrent un bain de jouvence au genre, qu'ils le confrontent au rap comme U Swak, à la new wave hypnotique chez Crash Normal, ou au r&b chez Joan Papaconstantino, qui fait se rencontrer autotune et bouzouki. ("Lundi", "J'sais pas")

Notes:

1 . A la faveur de la défaite subie par l'Empire ottoman dans la grande guerre, la Grèce pousse son avantage en engageant une offensive, en 1921, contre le jeune Etat turc. La "grande idée", consistant à reconstituer, Constantinople se solde par une déroute. Commandées par Mustapha Kemal, les troupes turques lancent une offensive fulgurante, contraignant les populations grecques présentes en Asie mineure depuis des siècles à abandonner leurs terres. 

2. Smyrne est l'actuelle Ismir en Turquie. Jusqu'en 1922, cette ville est majoritairement peuplée par des Grecs. La reconquête de Smyrne par les nationalistes turcs en septembre 1922 s'accompagne d'un incendie qui ravage des quartiers chrétiens.

Sources:

- Gail Host : "Aux sources du Rébétiko", Les Nuits rouges, 2022.

- "1967-1974: la Grèce des colonels", émissions Jukebox diffusée sur France Culture le dimanche 21 février 2021. 

- "le rebetiko, rhapsodie orientale en noir et blanc" (Continent musiques par Simon Rico sur France Culture) .

- "Athènes et le Rebetiko", une conférence de Simon Rico pour la Bibliothèque de Lyon donnée dans le cadre du cycle "capitales musiques".

- "Sur les traces du rebetiko" (Tandem sur France Culture)

- "Rebetiko, une histoire urbaine" [blog impRessions Urbaines]

- "Rébétiko : les chants des vagabonds grecs" [Grèce hebdo]

- "Le Rébétiko, une tradition vivante" [Ferme passiloin]

Modern Rebetiko Artists Are Bringing New Life to the Genre | Bandcamp Daily

lundi 2 décembre 2024

Les chansons de la Grande famine irlandaise.

Les Britanniques occupent l'Irlande depuis le XII ème siècle. En 1800, en vertu de l'Acte d'union, l'île est intégrée au Royaume-Uni, mais un conflit à la fois foncier, religieux et politique, y sévit avec virulence. Dans les années 1820, un mouvement nationaliste irlandais animé par Daniel O'Connell dénonce l'occupation coloniale. En 1845, l'immense majorité des terres se trouve entre les mains de grands propriétaires protestants, souvent d'origine anglaise. Fidèles à la couronne britannique, ils s'imposent comme les notables locaux. Sur leurs domaines triment durement des paysans misérables, généralement catholiques. Bien que majoritaires, ces derniers subissent vexations et mépris. La Grande Bretagne se sert de sa colonie comme d'une grange, dans laquelle puiser les ressources agricoles (céréales, laine, bétail).  

Le titre "Famine" de Sinead O'Connor dénonce le pillage en règle de l'île, lors de la Grande famine. "Il n'y eut pas de famine / Sachez que les Irlandais ne pouvaient manger que des pommes de terre / Toutes les autres nourritures, / Viande, poisson et légumes / étaient envoyés hors du pays, / sous bonne garde, / vers l'Angleterre, pendant que les Irlandais crevaient de faim." (1)

Les inégalités sociales ne cessent de s'accuser, d'autant que la population irlandaise croît considérablement au cours de la première moitié du XIXème siècle. Sur les 7 millions d'habitants que compte l'île, près de la moitié vivent dans des taudis constitués de boue. Cette population de petits fermiers, de métayers ou d'ouvriers agricoles (spailpín) ne survit que grâce à la pomme de terre, un tubercule nourrissant et rustique. Pour faire face à la détresse des campagnes surpeuplées, des maisons de travail apparaissent dans les villes d'Irlande, mais elles ne constituent qu'un pis-aller temporaire. Les conditions d'existence y sont sinistres, ce qui pousse à l'exil tous ceux qui peinent à se procurer leur pitance. Au début du XIX° siècle, les États-Unis, dont les autorités réclament la main d'œuvre nécessaire à la mise en valeur du territoire, représentent une destination de choix. "The Green Fields of Canada", une ballade sur l'émigration irlandaise, présentent le nouveau monde comme un pays de cocagne. "Alors, faites vos bagages, ne réfléchissez plus, car dix dollars par semaine, ce n'est pas un très mauvais salaire, sans impôts ni dîmes pour engloutir votre salaire"

C'est dans ce contexte déjà difficile qu'un cataclysme s'abat sur les campagnes irlandaises, en 1845. Le mildiou (phytophthora infestans), une sorte de champignon parasite importé dans les soutes des navires de commerce venus d'Amérique, dévaste les récoltes de pommes de terre. Ces dernières sont anéanties en quelques heures. Les ravages provoqués par le petit champignon s'avèrent particulièrement dramatiques en Irlande, où le climat humide favorise la prolifération du fléau et où la patate tient lieu de monoculture. C'est ainsi que s'abat sur l'île une famine qui durera sept ans (de 1845 à 1852). En 1846 et 1847, les récoltes, totalement détruites, dévastent les vertes vallées irlandaises, ce dont témoigne "My green valleys", interprétée par le groupe Tom Wolfe. "Je traverse les sombres eaux vers l'Amérique pour ne plus jamais revoir mes vertes vallées. / Il me peine de penser à ce que je laisse derrière moi bien que la famine ait noirci le pays."

Quelques chansons folkloriques datant de la période de la Grande famine sont parvenues jusqu'à nous. Le sujet, particulièrement douloureux, a longtemps été évité, mais au cours des années 1930, les cercles universitaires s'intéressèrent à ce répertoire avec l'envoi de collecteurs dans les campagnes. On distingue deux types de chants: le sean-nós chanté a-cappella en gaélique et les ballades, racontant une histoire et transmises oralement, et généralement chantées en anglais. Ex: "The Praties they grow small" (du gaélique irlandais prataí qui signifie pomme de terre).

La quête désespérée de nourriture devient l'unique préoccupation de tous. Les animaux de compagnie sont dévorés. Les paysans sans terres, ouvriers agricoles, petits fermiers, meurent les premiers. L'hécatombe est encore aggravée par le traitement colonial infligé à l'Irlande par les Britanniques. En vertu de la doctrine du laisser-faire, la Grande-Bretagne rechigne ainsi à financer un plan de sauvetage, qui se limite à la distribution de soupes populaires et à la mise sur pied de chantiers de travaux publics, mal payés. D'aucuns voient dans ce drame, une opportunité pour se débarrasser d'une population rurale misérable, considérée comme un frein au développement de l'agriculture productiviste. Élite capitaliste sans scrupules, propriétaires terriens cyniques, bourgeois avides, entendent protéger leurs intérêts, quitte à laisser mourir une population invisible. Pour ces nantis, la Famine tient du châtiment divin. Elle est envisagée comme une "chance" pour l'Irlande; une sorte de chemin de rédemption. Une chanson en gaelique, soigneusement transmise depuis le milieu du XIXe siècle, s'élève contre cette assertion. Elle s'appelle « Amhrán na bPrátaí Dubha » (« La chanson des pommes de terre noires ») et a probablement été composée pendant la Grande Famine par Máire Ní Dhroma. Au milieu d'un appel à la miséricorde de Dieu, une phrase dénonce : « Ní hé Dia a cheap riamh an obair seo, Daoine bochta a chur le fuacht is le fán » Ce n'était pas l'œuvre de Dieu, d'envoyer les pauvres dans le froid et l'errance »). 

A la faveur de la crise de subsistance, les expulsions de tenanciers incapables de payer leurs loyers, se multiplient. On estime que 250 000 personnes furent chassées de leurs terres entre 1846 et 1853.  Nombre de landlords, désireux de développer la culture intensive, profitent de la crise pour reprendre leurs terres. Plusieurs ballades évoquent cette gigantesque vague d'expulsions. La chanson traditionnelle Dear Old Skibbereen évoque les conséquences sociales et politiques de la Grande famine sur cette petite ville du comté de Cork. Un père explique à son fils que la situation est aggravée par  la mainmise des landlords anglais sur les terres. Non-résidents la plupart du temps, les propriétaires terriens pressurent leurs tenanciers. Pour acquitter leur fermage, ces derniers doivent vendre leurs récoltes de céréales. Le pourrissement de la pomme de terre, qui représentait alors leur seule source de subsistance, plonge la plupart d'entre eux dans la misère et entraîne leur expulsion. "Je me souviens de ce jour de décembre glacial / quand le propriétaire et l'huissier vinrent nous chasser / ils ont mis le feu à la maison avec leur maudit mauvais flegme anglais / et c'est une autre des raisons pour laquelle j'ai quitté ce bon vieux Skibbereen"
Les paroles de "Shamrock shore", une chanson d'émigration, témoigne de la cruauté des propriétaires terriens. "Tous ces tyrans maudits nous obligent à obéir / A de fiers propriétaires pour leur faire plaisir / Ils saisiront nos maisons et nos terres / Pour mettre 50 fermes en une seule et nous emmener tous / Sans tenir compte des cris de la veuve, des larmes de la mère et des soupirs de l'orphelin."
Dans la même veine, "Lough Sheelin" raconte l'expulsion massive de petits exploitants et de leurs familles. "Le propriétaire est venu exploser notre maison / Et il n'a montré aucune pitié envers nous / Alors qu'il nous chassait dans la neige aveuglante".
De nombreux expulsés, privés d'aides, incapables de quitter l'île faute de moyens, périssent affamés ou des suites du scorbut ou du typhus. Ceux qui se procurent la nourriture par des moyens détournés subissent les foudres des autorités britanniques. "The fields of Athenry", écrite en 1979 par le chanteur de ballade Danny Doyle, relate l’histoire d’un couple irlandais dont l’époux est déporté à Botany Bay, en Australie. En effet, ce dernier, pour nourrir sa famille, a dû voler des vivres." En 1848, le mouvement des Jeunes Irlandais mène une grève des rentes et des taxes. C'est un échec, qui conduit au bannissement du leader du mouvement, John Mitchell, dont l'histoire fait l'objet d'une chanson éponyme. ("Je suis un Irlandais de pure souche. Mon nom est John Mitchell . / J'ai travaillé durement, nuit et jour, pour libérer mon propre pays. / Et pour cela, j'ai été déporté à Van Diemen's land.")
Henry Edward Doyle, Public domain, via Wikimedia Commons

L'exil est souvent le seul moyen d'échapper à la mort. Mais, pour pouvoir quitter l'Irlande, encore faut-il réunir la somme nécessaire au voyage en bateau vers l'Angleterre ou le Nouveau Monde. Ainsi, les plus pauvres périssent, abandonnés de tous. Des cimetières de la famine font leur apparition en de nombreux lieux. Le titre de la chanson "Lone Shanakyle" (écrite par Thomas Madigan vers 1860) correspond au nom d'une fosse commune. Les paroles, accusatrices, qualifient les morts d'assassinés. "Triste, triste est mon sort dans cet exil lassant / Sombre, sombre est le nuage nocturne sur la solitaire Shanakyle / Où les assassinés dorment silencieusement, empilés / Dans les tombes sans cercueil de la pauvre Eireann". 

"The dunes" est une chanson composée par Shane McGowan pour Ronnie Drew des Dubliners. Il y évoque les dunes, sous lesquelles furent ensevelis les ossements des morts de la Grande famine. "J'ai marché aujourd'hui sur le rivage gris et froid / où je regardais quand j'étais beaucoup plus jeune / pendant qu'ils construisaient les dunes pour les morts de la Grande faim".

Au cours des années où sévit la grande Famine, l'émigration atteint une ampleur sans précédent. Des régions entières se vident littéralement de leurs habitants. Certains bénéficient de l'aide des membres de la famille ayant émigré au cours des décennies précédentes. La diaspora irlandaise envoie des aides financières qui rendent possible l'achat d'un billet et permettent à des familles de fuir. Leurs membres, parfois affamés, se ruent vers les ports de la côte est, points de départ pour l'Amérique, l'Angleterre ou l'Australie. En 1976, "Fools gold" de Thin Lizzy relate les espoirs et déboires des Irlandais partis pour l'Amérique pour fuir la famine et la peste noire. "L'année de la grande famine / Quand la faim et la peste noire ravageaient le pays / Beaucoup, poussés par la faim / mettaient le cap sur les Amériques / A la recherche d'une nouvelle vie et d'un nouvel espoir / Oh, mais beaucoup ne s'en sortaient pas et ont passé leur vie à la recherche de l'or des fous"

La traversée s'avère périlleuse, car l'exode de milliers d'Irlandais vers l'Amérique s'effectue sur des navires surchargés et en piteux état. Beaucoup sombrent. En outre, beaucoup de passagers, atteints de maladie et d'infections dues à la sous-alimentation, meurent au cours de la traversée. Le taux de mortalité s'élève parfois à 20% des passagers! Le manque d'eau, la promiscuité, l'entassement, la saleté contribuent à la propagation du typhus et du scorbut sur les voiliers bondés. Les dépouilles des victimes sont jetées par dessus bord. Les sinistres rafiots sont bientôt désignés comme des coffin ships, des "bateaux cercueils". Le groupe de metal Primordial leur consacre un morceau. "The coffin ships" Pour les armateurs et les spéculateurs, la grande famine est une aubaine. L'urgence de la situation entraîne le relâchement des contrôles et permet aux sociétés de courtage maritime de surcharger les navires, au détriment de la sécurité des passagers. Le titre "Thousands are sailing" est une chanson des Pogues. Les paroles mentionnent ces sinistres navires-cercueils sur lesquels les malheureux candidats à l'exil prirent place. "Des milliers sont en mer sur l'océan atlantique / vers un pays prometteur que certains ne verront jamais / Si la chance triomphe, à travers l'océan atlantique, leurs ventres pleins, leurs esprits libres / ils briseront les chaînes de la pauvreté et ils danseront".  

Ceux qui survivent à la traversée doivent trouver une tâche à accomplir pour ne pas sombrer dans la misère. Aux Etats-Unis, les Irlandais occupent les emplois les plus ingrats. Les conditions d'existence s'avèrent la plupart du temps très difficiles pour les migrants, bien loin du pays de cocagne vanté par les compagnies maritimesLa version de la chanson traditionnelle "Poor Paddy on the railway" interprétée par les Pogues, évoque l'existence difficile d'un Irlandais obligé de travailler sur les lignes de chemins de fer en construction en Angleterre (Liverpool, Leeds...). Année après année, les paroles énumèrent les tâches ingrates auxquelles il est cantonné. 

L'hostilité à l'encontre des nouveaux venus atteint son paroxysme. Les Irlandais sont désignés par des sobriquets dégradants tels que "Paddys" pour les hommes, "Bridgets" pour les femmes. Les natifs se gaussent de leur accent. Confinés dans des quartiers surpeuplés, ils souffrent de nombreux préjugés et sont tour à tour présentés comme paresseux, querelleurs, ivrognes, comme des délinquants en puissance, une plèbe inassimilable, des papistes, une véritable cinquième colonne. Rien ne symbolise mieux la discrimination dont sont victimes les Irlandais à partir des années 1840 que les affiches où les petites annonces portant la mention No Irish need Apply ("inutile aux Irlandais de postuler"). Le mouvement nativiste, xénophobe, considère les immigrés catholiques irlandais comme une menace pour la société américaine. Ses adhérents multiplient les exactions et violences à leur encontre. Une vieille chanson du XIX° siècle, elle aussi intitulée "No Irish need apply" (1862), revient sur cette irlandophobie décomplexée. « Je suis un jeune homme convenable qui arrive juste de la ville de Ballyfad; / Je veux un travail, oui, et je le veux vraiment. / J'ai vu un poste offert, "c'est ce qu'il me faut," dis-je, / Mais le sale papillon se terminait par "Irlandais s'abstenir".

"Paddy's lament", une ballade remontant à la fin du XIX° siècle, narre l'histoire d'un immigré irlandais aux Etats-Unis. A peine débarqué, il est enrôlé de force pour "combattre pour Lincoln". Il y perd une jambe et ses illusions, incitant même l'auditoire à ne pas le suivre.

A Dublin, mémorial de la Grande Famine sculpté par Rowan Gillespie. (photo perso)

Conclusion :  En dix ans, près d'un million et demi d'Irlandais meurent de faim. Deux autres millions sont contraints de quitter leur île. Au delà du bilan humain, la famine a nourri les volontés séparatistes des Irlandais et joué un rôle essentiel dans la gestation du nationalisme. 

La Grande famine a aussi laissé des traces profondes dans les mémoires et la culture irlandaise. Musiciens et chanteurs ont été profondément marqués par un cataclysme qui leur a inspiré bien des chansons. La plupart des morceaux précédemment cités transmettent la mémoire des lieux dans leurs titres ou leurs paroles. Pour un peuple contraint à l'exil, privé de ses terres, ce choix n'a bien sûr rien d'anodin car permet de s'identifier à l'espace auquel beaucoup ont été arrachés. Il représente enfin un moyen de se le réapproprier virtuellement.

Notes:

1. Nombre de migrants restèrent persuader que la famine aurait pu être évitée. Le nationaliste irlandais John Mitchell résumait ainsi cette conviction: « Le Tout-Puissant, c'est vrai, a envoyé le mildiou de la pomme de terre, mais ce sont les Anglais qui ont créé la famine ».

Sources :

A. Erick Falc’her-Poyroux, « The Great Irish Famine in Songs », Revue française de Civilisation , XIX-2, XIX-2, 2014, 157-172.

B. Etienne Bours : "La musique irlandaise", Fayard, 2015.

C. Géraldine Vaughan : "La famine en Irlande", L'histoire n° 419, janvier 2016.

D. Colantonio Laurent : "La Grande Famine en Irlande (1846-1851) : objet d'histoire, enjeu de mémoire.", Revue historique, 2007/4 n° 644, p 899-925.

mercredi 15 décembre 2021

Quand les artistes tentaient de préserver le patrimoine musical afghan du silence imposé par les talibans.

Malgré le retrait des troupes soviétiques d'Afghanistan en 1979, la guerre se poursuit dans le pays. Les seigneurs de guerre moudjahidines s'affrontent sans répit, semant le chaos et la misère dans leur sillage. Les talibans font leur entrée en scène en 1994 en se soulevant contre les chefs de guerre. Avec le soutien du Pakistan et d'une partie de la population, fatiguée des conflits incessants, ils s’emparent de la région de Kandahar, avant de conquérir Kaboul en septembre 1996. Un nouveau régime politique, l'Émirat islamique d’Afghanistan, dirigé par le mollah Omar, voit alors le jour.

Le mouvement fondamentaliste des talibans apparaît au cours de la guerre contre l'Union soviétique dans les écoles coraniques (madrasas) du Sud de l'Afghanistan, installés de part et d’autre de la frontière pakistanaise. Les jeunes étudiants prônent une lecture littérale du Coran et l’application rigoriste de la charia (loi islamique) à l’ensemble de la vie sociale. Avec la prise de pouvoir en 1996, une terrible vague de répression s'abat sur le pays. Sous couvert de religion, les islamistes multiplient les interdictions. Les femmes ne peuvent plus travailler et doivent porter le voile de la tête aux pieds. Il leur est désormais interdit de se montrer en public ou de sortir de chez elles sans chaperon. Les talibans traquent tout comportement qu'ils jugent indécent. Plus question de rire, de se tenir la main ou de s’embrasser en public. Les universités, les librairies, les lieux de culture de façon générale, ferment leurs portes. Seules les madrasas dispensent encore un enseignement. La peur et l'arbitraire tiennent lieu de mode de gouvernement. Dans les rues de Kaboul, les talibans frappent, arrêtent tous ceux qui ne se conforment pas à leurs injonctions ou renâclent à marcher au pas. Les stades, devenus inutiles, se transforment en centres d'exécutions publiques. Le nouveau pouvoir piétine les libertés fondamentales, en premier lieu celles d'expression et de conscience.   

Shamsia Hassani, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons
 

Les fondamentalistes vouent une haine particulière à la danse et à la musique, au motif qu'elles détourneraient de la pratique religieuse. Bien que le terme "musique" n'apparaisse pas dans le Coran, les talibans affirment qu'elle est interdite par Allah. Pour justifier la condamnation, certains s'appuient sur le verset 6 de la sourate 31, selon lequel, "tel homme ignorant se procure des discours futiles (lahw) pour égarer les autres hors du chemin de Dieu et prendre celui-ci en dérision. Voilà ceux qui subiront un châtiment ignominieux". (Traduction de Denise Masson, 1967). Pour certains exégètes, le terme "lahw" désignerait "la chanson", quand d'autres n'y voient qu'une allusion aux religions polythéistes. Les courants salafistes et wahhabites insistent sur cette interdiction, car selon eux la musique, en particulier instrumentale, empêche la méditation du Coran. Comme le message spirituel prime sur tout, seule la musique vocale est tolérée quand il s'agit du chant d'appel à la prière, de la cantillation du Coran ou de poèmes dévotionnels (hamd, nasheeds). (1) En 1996, les talibans s'empressent donc d'interdire formellement la musique, détruisant instruments de musique, radios, télévisions ou tout ce qui permet de diffuser des notes. Les bandes des cassettes sont déroulées puis pendues aux branches des arbres, les contrevenants sont battus. Pour se protéger, les musiciens s'empressent de cacher leurs instruments ou de les vendre. Ceux qui le peuvent s'exilent, tout en refusant que le patrimoine musical afghan soit englouti à jamais. Il est d'ailleurs grand temps de l'évoquer.

* Garder en vie un patrimoine étouffé par l'intolérance.

La musique savante de Kaboul est très apparentée à celle de l'Inde car au cours des années 1860, des musiciens indiens furent introduits à la cour du roi Amir Sher-Ali Khan. Ces artistes s'installèrent à Kharâbat, le quartier des tavernes où se retrouvaient poètes, danseurs et artistes. Bien avant l'apparition des talibans, l'essor de l'islam orthodoxe avait déjà marginalisé la place de la musique et de ses interprètes. Ainsi, les musiciens faisaient figure de parias et ne survivaient qu'en participant aux fêtes organisées par les familles fortunées. La création de Radio Kaboul au début des années 1940 changea la donne en permettant aux musiciens d'accéder à un début de reconnaissance sociale. (2) Une jeune génération d'artistes formés par les maîtres de Karâbat furent alors engagés pour intégrer les orchestres de la station. Une de ces formations réunissait les instruments traditionnels afghans et indiens tels le rubâb, le tanbur, le delrubâ, le dhol, le zerbaghali ou l'harmonium; une autre était une harmonie occidentale dont les musiciens venaient de l'armée. Les artistes embauchés par Radio Kaboul étaient originaires de toutes les provinces afghanes. La radio devint ainsi le conservatoire, ainsi que le creuset de la très grande richesse musicale du pays. Les enregistrements réalisés par Radio Kaboul des années 1950 aux années 1970 témoignent de la diversité de la créativité musicale afghane, à la croisée des mondes musicaux indiens et persans. 

* L'Ensemble Kaboul.

Avec l'arrivée des talibans au pouvoir, Radio Kaboul  ferme, contraignant à l'exil de nombreux musiciens. (3) Bien conscients du risque de disparition du riche patrimoine musical afghan, les artistes de la diaspora réagissent comme le prouve la création de l'Ensemble Kaboul, un groupe composé de musiciens formés en Afghanistan avant l'interdiction de la pratique musicale. Hossein Arman, le fondateur du groupe, revient sur la genèse du projet. «J'ai quitté le pays six mois après l'arrivée des Moudjahidines, quand Rabanni était président. La plus grande tragédie de ma vie a été la fermeture [du] lycée musical. Je suis le seul professeur survivant, les autres sont morts en exil ou sur place. (...) Mes meilleurs souvenirs sont ceux de la radio (...). Depuis que je suis arrivé en Europe, je me suis donné pour mission de sauvegarder la musique afghane, notamment en fondant l'Ensemble Kaboul avec mon fils Khaled, avec l'aide des Ateliers d'ethnomusicologie de Genève. Nous avons essayé de rassembler les musiciens afghans talentueux qui étaient dispersés dans différents pays occidentaux. Nous avons alors enregistré notre premier disque "Nastaran".» 


Pour son second album, l'Ensemble Kaboul a fait appel à Mahwash, une sommité de la musique afghane. Après avoir débuté comme secrétaire à Radio Kaboul, la jeune femme se fait repérer en tant que chanteuse en 1970. "Quand j'allais au Kharabat dans le ghetto des musiciens,  j'étais la seule et unique femme. C'était une honte de prendre des cours de chant. J'étais l'une des seules femmes à oser faire une telle offense à mes parents. Avec mon mari, nous sommes allés au Kharabat. Je suis allée chez le grand maître Ustad Sarahang. C'est avec lui que j'ai appris la musique classique." (source L) Jusqu'en 1976, "(...) ma voix était juste enregistrée et diffusée à la radio. Je ne voulais pas me montrer en public par crainte de la réaction de mes parents. Ma mère enseignait le Coran. Dans son esprit, chanter à la radio revenait à aller frayer avec des hommes ou autres situations scabreuses liées à l'imagerie de la modernité. Il a fallu une dizaine d'années à mes parents pour accepter d'écouter ce que je chantais, notamment la poésie mystique. Ils ont compris que je pouvais toucher les gens profondément par ces paroles chantées qui les rapprochent de l'amour divin." (source I p 121)

La chanteuse fut donc la première à s'attaquer au répertoire "classique" afghan, alors réservé aux hommes et à chanter les poètes soufis comme Rûmî ou Hafez. Sa superbe voix lui permet de remporter un immense succès et la reconnaissance de ses pairs, au point de recevoir à son tour le titre honorifique de « Ustad » (Maître). Femme et musicienne, Mahwash ne pouvait qu'horrifier les intégristes. Comme de nombreux artistes persécutés, la chanteuse dût s'exiler en 1992. "C'est à l'arrivée des moudjahidin, au moment de l'installation de Rabbani [en juin 1992], donc avant la prise de pouvoir par les talibans, que la musique a été interdite. Si j'ai quitté le pays, c'est parce qu'on m'a interdit la musique. Gulbuddin Hekmatiâr [un des principaux chefs de guerre moudjahidin devenu premier ministre en 1993] m'a envoyé une lettre disant en substance: «J'espère que tu as décidé d'arrêter définitivement la musique. Sinon, toi et ta famille serez sévèrement punis!» Pour assurer ma sécurité et celle de ma famille, j'ai préféré cesser de chanter. Puis je me suis résolu à quitter le pays, afin de conserver ma liberté et de pouvoir poursuivre ailleurs mon activité artistique. " (source I p122) En 2001, Mahwash répond à l'invitation de Hossein Arman et commence à se produire avec l'Ensemble Kaboul.


Devant tant de splendeurs, on comprend le désarroi des mélomanes, sevrés de mélodies par l'intolérance des fondamentalistes. Yasmina Kadra s'en fait l'écho dans un passage émouvant de ses "Hirondelles de Kaboul":

"Atiq tend la main. Nazish la saisit avec empressement, la garde longtemps. Sans lâcher prise, il jette un coup d’œil circulaire pour être sûr que la voie est libre, se racle la gorge et chevrote d'une voix presque inaudible tant l'émotion est forte:

- Est-ce que tu penses qu'on pourra entendre de la musique à Kaboul, un jour?

- Qui sait?

L'étreinte du vieillard s'accentue et son cou décharné se tend pour prolonger sa complainte: 

- J'ai envie d'entendre une chanson. Tu ne peux pas savoir combien j'en ai envie. Une chanson avec de la musique et une voix qui te secoue de la tête aux pieds. Est-ce que tu penses qu'on pourra , un jour ou un soir, allumer la radio et écouter se rallier les orchestres jusqu'à tomber dans les pommes?

- Dieu seul est omniscient.

Les yeux du vieillard, un instant embrouillés, se mettent à brasiller d'un éclat douloureux qui semble remonter du plus profond de son être. Il dit: 

- La musique est le véritable souffle de la vie. On mange pour ne pas mourir de faim. On chante pour s'entendre vivre. Tu comprends Atiq? (...)

- Quand j'étais enfant, il m'arrivait souvent de ne pas trouver quoi me mettre sous la dent. Ce n'était pas grave. Il me suffisait de m'asseoir sur une branche et de souffler dans ma flûte pour couvrir les crissements de mon ventre. Et quand je chantais, tu ne me croiras si tu veux, j'étais bien dans ma peau." (source A) (4)

Notes:

1. Le chiisme favorise la musique, notamment sous l'influence des confréries soufies. Pour ces dernières, la musique occupe une grande place dans les cérémonies aux cours desquelles la transe permet de se rapprocher de Dieu, comme en atteste par exemple le qawwalî, le qâl ou le sama.

2. Les gens pouvaient écouter la radio sur les hauts-parleurs des places publiques, ce qui fit sortir la musique des seuls salons de musique de l'élite.

3. C'est le cas d'Ustad Rahim Khushnawaz et Gêda Mohammad, tous deux originaires d'Harat, la grande ville de l'Ouest afghan. Le premier s'impose comme le grand maître du rubâb, le second comme un virtuose du dutâr. Le rûbab et le dutâr appartiennent à la famille des luths. Traditionnellement, ils sont sculptés dans un seul morceau de bois de mûrier. Le label Ocora Radio France enregistre le duo lors d'un concert donné en 1995 au théâtre de la Ville et écoutable ci-dessous. Avec l'interdiction de la musique, les deux artistes se réfugient en Iran, mais continuent à se produire sur scène, hors de leur pays natal.  


4. Avec la chute du régime taliban en 2001, la musique reprend ses droits en Afghanistan au cours des deux décennies suivantes. Le retour au pouvoir des sinistres barbus en août 2021 replonge le pays dans le silence. Les informations qui parviennent jusqu'à nous laissent augurer du pire. L'Institut National Afghan de Musique (ANIM), dont l'ambition est de "préserver les traditions musicales afghanes", a fermé et ses locaux ont été reconvertis en base d'une milice. (4) Fawad Andarabi, un chanteur folklorique, le 27 août 2021, a été assassiné par les talibans le 27 août 2021. 

Sources:

A. Yasmina Kadra: "Les hirondelles de Kaboul", Pocket, 2004, pp 66-67.

B. "La musique de l'Afghanistan, un véritable trésor menacé"

C. Des musiciens afghans témoignent: "Si je n'étais pas parti, ils m'auraient tué."

D. «En Afghanistan, les musiciens déjà condamnés au silence.» [France Inter]

E. Rouland Norbert, « Les talibans et le silence », La pensée de midi, 2002/3-1 (N° 9), p. 128-131.

F. "La culture afghane face aux talibans." [RTS]

G. Page Wikipédia consacrée à la "Musique islamique

H. "Quelle est la place de la musique dans l'Islam?" [France musique]

I. Bensignor François. "Ustad Mhawash : l'Afghane qui voulait chanter." In: Hommes et Migrations, n°1248, Mars-avril 2004. Femmes contre les violences. pp. 118-122 

J. Bensignor François. "Musique et musiciens d'Afghanistan." In: Hommes et Migrations, n°1236, Mars-avril 2002. Retours d'en France. pp. 105-110

K. L'Ensemble Kaboul en exil

L. Le livret du second disque de l'Ensemble Kaboul intitulé "Radio Kaboul. Hommage aux compositeurs afghans", sur lequel chante Mahwash.

mercredi 15 novembre 2017

334. Charles Aznavour: "L'émigrant" (1954)

La question des prisonniers de guerre se pose avec une acuité dramatique au sortir de la grande guerre. Ce sont près de 600 000 prisonniers qui doivent être rapatriés à l'issue des combats. L'effondrement des empires et l'extension du modèle de l’État-nation précipitent également  sur les chemins de l'exil des milliers d'individus en quête d'un refuge. De 1919 à 1923, alors que les conférences internationales tentent de remettre un semblant d'ordre en Europe, on assiste à des échanges forcés de populations, avec l'interdiction pour les individus concernés de rester/rentrer dans leur pays d'origine. Les pratiques de déchéances forcées et automatiques de la nationalité - pour des motifs  d'appartenance à des partis, des classes sociales, des religions - transforment des milliers de femmes et d'hommes en apatrides, privés d’État et de nationalité.

Enfants grecs et arméniens, réfugiés d'Asie Mineure, près d'Athènes en 1923. [Wikimedia Commons]
La situation chaotique des ex-empires russe et ottoman constitue un contexte propice à la multiplication de ces migrations forcées.
- Dès les lendemains de la révolution d'octobre 1917, des milliers de Russes tentent d'échapper aux persécutions. Déchus de leur nationalité, ils se voient interdire de retour. Leurs biens sont spoliés. La victoire des bolcheviques sur les armées blanches dans le cadre de la guerre civile en Russie en 1920, provoque de nouvelles évacuations. Des centaines de milliers de civils russes fuient alors par bateau depuis la Crimée à travers la mer Noire, vers le Sud et Constantinople. Plus de 140 000 personnes s'y entassent dans des camps de fortune.
Au total, un million de réfugiés russes environ arrivent dans les pays limitrophes du nouvel empire soviétique. D'autres - environ 70 000 - optent pour la France. (1)
- 1923 marque la fin de la guerre en Orient. (2) L'incendie des quartiers grecs et arméniens de Smyrne par les Kémalistes provoque un mouvement de panique et précipite sur les chemins de l'exil des milliers d'individus (environ 850 000 Grecs fuient alors la Turquie). L’État grec est incapable de gérer correctement cet afflux considérable de réfugiés. 
 En outre, le nouveau régime qui se met en place en Turquie à partir de 1921-1922 est un régime nationaliste qui n'entend pas faire de place aux minorités et aux anciennes nationalités de l'empire. Par conséquent, le gouvernement kémaliste expulse les Grecs orthodoxes qui vivaient dans le Pont-Euxin ou en Asie Mineure depuis des temps immémoriaux.  En janvier 1923, une convention "d'échange forcé"est trouvée entre les gouvernements grec et turc; prélude au traité de Lausanne qui met un terme à la guerre en Orient. Cette convention " admet (...) le principe de l'échange forcé des populations grecque et turque et organise le déplacement de milliers d'individus censés rejoindre leur "patrie": Turquie pour les musulmans des Balkans (3), Grèce pour les populations grecques-orthodoxes de l'Empire ottoman." Pour rentrer dans la logique des États-nations, ce sont bien là des assignations identitaires qui sont plaquées sur des individus contraints d'abandonner leurs villages, leurs maisons, les tombes de leurs aïeux.
- En même temps qu'il entérine la victoire du kémalisme en Tuquie, le traité de Lausanne marque la fin de la reconnaissance du génocide des Arméniens et le début d'un négationnisme d’État.  Le traité enterre également les espoirs arméniens de voir se constituer un État autonome à l'est de l'Asie Mineure comme cela avait été promis par le traité de Sèvres, en août 1920. En interdisant tout retour aux rescapés arméniens, la Turquie kémaliste parachève la spoliation de leurs terres, de leurs biens, de leurs avoirs bancaires. Dans le même temps, ils subissent des procédures de dénationalisations, conduisant à l'extrême le principe d'homogénéité nationale ou idéologique. 
Les Arméniens qui arrivent en France au début des années 1920 sont donc les rescapés du génocide des Arméniens ottomans perpétré par le gouvernement Jeune Turc en 1915-1916.


Timbre bleu pour les Russes [Wikimedia commons]


Dans le même temps, la guerre consacre une nouvelle forme de contrôle de l'Etat sur les individus par la généralisation du système des passeports et des visas. Il est décidément bien loin le temps où l'on pouvait circuler librement d'un pays à l'autre. Dans "Le Monde d'hier", Stefan Zweig note ainsi: "Avant 1914, la terre avait appartenu à tous les hommes. Chacun allait où il voulait et y demeurait aussi longtemps qu'il lui plaisait, il n'y avait point de permissions, point d'autorisations, et je m'amuse toujours de l'étonnement des jeunes gens, quand je leur raconte qu'avant 1914 j'avais voyagé dans l'Inde et en Amérique sans passeport, sans même en avoir jamais vu un. [...] Ces mêmes frontières qui , avec leurs douaniers, leur police, leurs postes de gendarmerie, sont transformées en systèmes d'obstacles, ne représentaient rien que des lignes symboliques qu'on traversait avec autant d'insouciance que le méridien de Greenwich."
Le statut d'apatride apparaît alors. Est apatride celui ou celle qui ne bénéficie pas de la protection de son État. Cette situation est concomitante de l'émergence des États-nations modernes et de la disparition des empires russe, ottoman, austro-hongrois dans lesquels n'existaient que des sujets. Après leur prise de pouvoir, les Soviétiques proclament ainsi la déchéance de nationalité et de citoyenneté des Russes hors du pays, des Russes qui ne reconnaissent pas l'Union soviétique. Ces Russes sont donc sans protection étatique. (4)  
La pratique de la déchéance de nationalité sera reprise ensuite ailleurs, de l'Italie fasciste à la Turquie kémaliste, faisant de l'apatridie un problème international. En excluant de la nationalité, on prive les populations de leurs droits politiques et civiques, car comme l'écrivait Anna Harendt: "la nationalité, c'est le droit d'avoir des droits." Sans papiers, des milliers d'individus se retrouvent incapables d'attester leur identité, de se déplacer, de trouver un travail, d'ester en justice, de se marier, d'acheter un bien...
La question des papiers devient donc une des préoccupations internationales majeures au lendemain de la grande guerre. Compte tenu de l'urgence humanitaire engendrée par l'afflux massif de réfugiés, les organisations de bienfaisance russes et le Comité international de la Croix-Rouge, saisissent la Société Des Nations (SDN). Le 27 juin 1921, le Conseil de la SDN crée le Haut-Commissariat pour les réfugiés russes et nomme Nansen à sa tête. (5) Le Haut commissariat ne bénéficie que de très peu de moyens, mais il a une mission très importante qui consiste à organiser une concertation inter-étatique pour réfléchir à une position commune sur le sort des réfugiés et créer un statut pour ceux qui ne bénéficient d'aucune protection étatique. Avec le soutien des juristes russes en exil, Nansen élabore un passeport d'abord destiné aux Russes, puis étendu aux populations du Proche-Orient, en particulier les Arméniens. Le "passeport Nansen" se présente comme un document collectif, permettant à celui qui a perdu sa nationalité d'avoir un papier attestant de son statut de réfugié. Le passeport peut se déplier comme un accordéon et permet de suivre le trajet des réfugiés puisqu'on y colle les visas en fonction des parcours suivis.
Pour les pays d'accueil, l'afflux de réfugiés pose la question de la concurrence sur le marché du travail. Aussi pour compléter l'effort collectif de prise en charge des réfugiés, le Bureau International du Travail (BIT) - d'abord présidé par le socialiste Albert Thomas - se propose de devenir une sorte de chambre de compensation entre les espaces qui sont saturés de réfugiés et les pays demandeurs de main d’œuvre. Le BIT se charge par exemple de "placer" professionnellement environ 50 000 réfugiés russes.
Dans un premier temps, ces réfugiés sont plutôt les bienvenus en France. Compte tenu des pertes démographiques considérables de la guerre, "on attend de la main-d’œuvre étrangère qu'elle supplée les bras manquants , tout particulièrement dans les secteurs ingrats de l'industrie lourde que les Français tendent à délaisser au profit d'emplois plus qualifiés."[Kunth p 598] Des milliers de Russes trouvent par exemple à s'employer dans les usines Renault de Boulogne-Billancourt, au point qu'un quartier de la ville sera appelé Billankoursk
 A partir de 1924, l’État confie l'embauche étrangère à un organisme patronal - la Société générale d'immigration - en coopération avec le Bureau international du travail.
A l'échelle locale cependant, l'arrivée des réfugiés provoquent parfois des crispations. (6)

Après ces considérations d'ordre général, intéressons-nous à une famille confrontée à l'exil forcé: les Aznavourian. 
Un exemple de passeport Nansen [Wikimedia commons]


 

 * Un parcours individuel: les Aznavourian.
Le couple Aznavourian débarque à Marseille en octobre 1923. Knar Baghdassarian a grandi dans la ville ottomane d'Izmit. Mamigon - surnommé "Misha" - est lui originaire d'une bourgade située sur les marges caucasienne de l'empire russe, dans l'actuelle Géorgie. Au sein d'une troupe, ce dernier chante l'opérette. Lors d'une tournée à Constantinople, il rencontre Knar qui y termine ses études. Ils s'y marient.
Alors sous contrôle interallié, Constantinople abrite des milliers de réfugiés: des Arméniens, originaires de l'est de l'empire et rescapés du génocide, des sujets russes ayant fuit l'avancée des soldats de l'Armée rouge... Suspendus aux négociations de paix, ils attendent dans l'espoir de regagner leurs pénates une fois une résolution politique trouvée. En vain. Les victoires des forces kémalistes contraignent les minorités chrétiennes à partir. Dotés de documents d'identité très hétéroclites, ce sont alors des dizaines de milliers d'Arméniens et de Russes qui sont contraints à l'exil.
Parmi eux, les époux Aznavourian ont été durement éprouvés par les violences cataclysmique engendrées par la grande guerre. La famille de Knar (à l'exception de sa mère) vient de périr au cours du génocide, quant à Misha, il ne peut rentrer chez lui après la Révolution de 1917. En janvier 1923, Mamigon se trouve en Grèce, à Salonique, où sa troupe se produit. Knar y donne naissance à Aïda. En catastrophe, il faut partir.  En tant que "réfugiés russes" (Misha était un ancien sujet du tsar), les trois Aznavourian et la grand-mère de Knar débarquent de l'Andros à Marseille à l'automne 1923.  Mamigon s'est vu délivrer par le ministère de l'Intérieur grec un titre de voyage spécifique par le ministère de l'Intérieur grec (le certificat Nansen). Le législateur pare alors au plus pressé puisque le droit international n'a pas encore défini le statut juridique de "réfugié apatride" (seulement en octobre 1923 à l'issue de la première convention de Genève).

En remontant la vallée du Rhône, les réfugiés arméniens s'installent dans les grandes villes industrielles de l'hexagone (Marseille, Lyon...), Paris s'impose toutefois comme la destination privilégiée des nouveaux arrivants. Le couple Aznavourian y trouve un local rue de la Huchette et ouvre un restaurant: le "Caucase". En 1924, le second enfant naît, il s'appelle Charles. Avec sa sœur Aïda, les deux enfants de la balle courent les radio-crochets. Roland Avellis, chanteur masqué dans l'entre-deux-guerres, se souvient des débuts ingrats du petit Charles: "Je présidais de nombreux crochets radiophoniques, auxquels participait régulièrement un petit bonhomme avec une énorme valise  qu'il portait avec difficulté. Dans sa valise, il y avait son habit avec un chapeau claque, qu'il revêtait pour interpréter 'Pétronille, elle dansait la java'. Il me faisait tellement rire que je m'arrangeais pour lui faire gagner très souvent  le premier prix, soit 50 francs. Ce petit bonhomme, qui est maintenant immense pour le talent, c'était Charles Aznavour."
En 1940, ce dernier ne s'imagine certainement pas encore en haut de l'affiche. Missak Manouchian (7), qui a trouvé refuge chez ses parents, croit pourtant déjà très fort en lui. Il affirme ainsi dans une lettre adressée à Knar: "Charles sera l'honneur du peuple arménien et une gloire pour la France!"Bien vu.
En 1954, Aznavour interprète l’Émigrant dont il écrit les paroles aux résonances contemporaines troublantes. Il reviendra sur le thème de l'émigration dans deux autres chansons: "les aventuriers" (1963) et "les émigrants" (1986). 

Dans la cohue de l'existence / Se trouve toujours un passant / Qui n'a pas eu de ligne de chance / Et qui devint un émigrant



Au cours des années 1930, l'horizon s'obscurcit pour les réfugiés avec la crise économique internationale et la montée du fascisme, puis du nazisme. Cette décennie est celle de la crise de l'asile. La préoccupation du passeport devient de plus en plus lourde
Les autorités gouvernementales ne mesurent pas les dangers à venir et ne conçoivent pas l'afflux de réfugiés comme un véritable problème. Jusqu'à l'Anschluss et la nuit de cristal en 1938, il n'existe pas de mobilisation aussi forte que celle qui a pu exister au début des années 1920. Émerge alors la figure de l'homme impuissant face à l'omnipotence étatique (cf: "dialogue d'exilés" de Bertolt Brecht en 1940). L'individu n'est plus jugé que sur la foi d'un document et perd son humanité. 
A cet égard, le cas d'Anna Harendt est tout à fait révélateur. La philosophe explique dans un texte fameux qu'elle a été chassée d'Allemagne en 1933 parce qu'elle était juive, mais taxée de "boche" par les Français à peine la frontière passée. En 1939, elle est internée au camp de Gurs en tant qu'Allemande et donc d'ennemie potentielle, puis en tant que Juive par le régime de Vichy à partir de 1940.

Le raidissement xénophobe conduit la plupart des pays à travers le monde à fermer leurs frontières. L'antisémitisme virulent contraint les Juifs du Reich et d'Europe centrale à émigrer. La situation engendre la "crise des réfugiés". En juillet 1938, la conférence d'Evian, réunie à l'initiative du président américain Roosevelt, se solde par un échec. Aucun pays n'accepte d'ouvrir davantage ses frontière. De nombreux Juifs du Reich candidat à l'émigration se trouvent bloqués.
En avril 1939, alors qu'il est l'invité d'honneur du IXème congrès de la LICA, Léon Blum revient sur le drame en train de se nouer. L'ancien président du conseil réclame que les "réfugiés du racisme" soient assimilés à des réfugiés politiques et puissent à ce titre bénéficier du droit d'asile. "Je ne verrai rien au monde de si douloureux et de si déshonorant que de voir des Juifs français s'appliquer aujourd'hui à fermer les portes de la France aux réfugiés juifs des autres pays. Qu'ils ne s'imaginent pas qu'ils préserveraient ainsi leur tranquillité. Il n'y a  pas d'exemple dans l'histoire qu'on ait acquis la sécurité par la lâcheté, et cela ni pour les peuples, ni pour les groupements humains, ni pour les hommes."
"Vous êtes chez vous, la nuit, à la campagne. A quelques kilomètres de là éclate un cataclysme naturel, une catastrophe naturelle quelle qu'elle soit, incendie ou inondation, des hommes sont là, des femmes sont là, des enfants qui fuient à travers champs, demi-nus, tremblant déjà de froid, menacés par la faim. Votre maison est peut-être déjà pleine, c'est possible, mais quand on frappe à votre porte, vous l'ouvrez et vous ne leur demandez pour cela ni leur pièce d'état-civil ni leur casier judiciaire (...). Il n'y a là qu'humanité élémentaire, je dirais presque si les mots n'avaient pas l'air de jurer ensemble, d'humanité animale. Naturellement ils ne pourront pas rester toujours là, naturellement il faudra trouver des solutions ayant un caractère de stabilité et de durée. Mais enfin, pour l'instant, trouver un gîte plus sûr et plus durable, comment allez-vous leur refuser?"
Ici, le réfugié n'est pas celui qui doit justifier d'une cause politique, de son exil; qu'importe les raisons pour lesquelles il a fui, il est là aujourd'hui. En tant qu'humain j'ai une responsabilité personnelle,  je dois l'accueillir.

Charles Aznavour: "L'émigrant" (1954)
Toutes les gares se ressemblent
Et tous les ports crèvent d'ennui
Toutes les routes se rassemblent
Pour mener vers l'infini
Dans la cohue de l'existence
Se trouve toujours un passant
Qui n'a pas eu de ligne de chance
Et qui devint un émigrant

Regarde-le comme il promène
Son cœur au-delà des saisons
Il traverse des murs de haine
Des gouffres d'incompréhension
A chaque nouvelle frontière
Espérant enfin se fixer
Il fait une courte prière
Vers ce ciel qui l'a oublié

Regarde-le, il déambule
Sans jamais savoir ou il va
Il marche comme un somnambule
Et les gens le montrent du doigt
Le monde entier file la haine
Le ciel là-haut n'y comprend rien
Les heureux forment une chaîne
En se tenant par la main
Pas moyen d'enter dans la danse
Le calendrier a son clan
Si tu n'a pas de ligne de chance
Tu resteras un émigrant

Regarde-le comme il promène
Son cœur au-delà des saisons
Il traverse des murs de haine
Des gouffres d'incompréhension
A chaque nouvelle frontière
Espérant enfin se fixer
Il fait une courte prière
Vers ce ciel qui l'a oublié

Regarde-le, il déambule
Sans jamais savoir ou il va
Il marche comme un somnambule
Et les gens le montrent du doigt
Mais pour écouter sa misère
Le ciel un jour le fait tomber
Les bras en croix face contre terre
Pour embrasser la liberté.

Notes:
1. Même si de nombreux réfugiés ne sont ni nobles ni riches, cette émigration russe se résume souvent dans les mémoires aux aristocrates déchus ou aux riches élites culturelles (Nicolas de Staël, Stravinski ou Rachmaninov trouvent asile à Paris). Ces élites russes jouent un rôle considérable dans l'assistance à leurs réfugiés par le biais des moyens dont ils disposent.
2. En 1919, profitant de la faiblesse des autorités ottomanes, les Grecs tentèrent de "recréer" une hypothétique  "Grande Grèce" en installant des populations en Asie Mineure. Dès 1922, l'entreprise vire au fiasco
3. Les musulmans des Balkans "dits Turcs" se retrouvent expulsés de leurs terres.
4. Aujourd'hui, il y aurait dans le monde environ 12 millions d'individus concernés par l'apatridie. 
5. Le Norvégien Nansen fut un des pionniers de la recherche en milieu glaciaire comme de l'océanographie. Au lendemain de la première guerre mondiale, il s'enthousiasme pour la diplomatie wilsonienne. Tenant de la sécurité collective, il devient un fervent partisan de la Société des Nations. Il devient d'ailleurs le délégué norvégien de l'organisation en 1920.
Fin connaisseur de la Russie où il avait voyagé avant guerre, représentant d'un pays neutre, Nansen devient haut-commissaire de la SDN pour le rapatriement des prisonniers de guerre russes. En 1922, cette action de coordination lui vaut le prix Nobel de la paix et la somme de 122 000 couronnes qu'il décide de consacrer aux réfugiés. Désormais et jusqu'à sa mort en 1930, ce dernier s'emploie à coordonner l'action humanitaire, à rechercher des fonds et des pays d'accueil pour permettre la réinstallation des réfugiés.
6. Le 21 octobre 1923, dans une lettre adressée au préfet des Bouches-du-Rhône, le maire de Marseille Siméon Flaissières, pourtant socialiste et médecin des pauvres, écrit:" Depuis quelque temps se produit vers la France, par Marseille, un redoutable courant d’immigration des peuples d’Orient, notamment des Arméniens. Ces malheureux assurent qu’ils ont tout à redouter des Turcs. Au bénéfice de cette affirmation, hommes, femmes, enfants, au nombre de plus de 3 000, se sont déjà abattus sur les quais de notre grand port. Après l’Albano et le Caucase, d’autres navires vont suivre et l’on annonce que 40 000 de ces hôtes sont en route vers nous, ce qui revient à dire que la variole, le typhus et la peste se dirigent vers nous, s’ils n’y sont pas déjà en germes pullulants depuis l’arrivée des premiers de ces immigrants, dénués de tout, réfractaires aux mœurs occidentales, rebelles à toute mesure d’hygiène, immobilisés dans leur indolence résignée, passive, ancestrale. Des mesures exceptionnelles s'imposent et elles ne dépendant pas des pouvoirs locaux. La population de Marseille réclame du gouvernement qu’il interdise vigoureusement l’entrée des ports français à ces immigrés et qu’il rapatrie sans délai ces lamentables troupeaux humains, gros danger public pour le pays tout entier."
Ce témoignage est très caractéristique d'une représentation où la xénophobie le dispute aux préoccupations hygiénistes. Les peuples y sont associés à des tempéraments (ici "l'indolence orientale"). Là où certains ne voient que dangers d'autres accueillent avec humanité les réfugiés, en qui ils retrouvent une part d'eux-mêmes.
7. Manouchian naît en 1906 à Adiyaman, dans l'empire ottoman. Sa famille est décimée par le génocide. Recueilli dans un orphelinat français en Syrie, il débarque à Marseille en 1925 avant de s'installer en région parisienne.

Sources:
- Dzovinar Kévonian: "Un passeport pour les apatrides", in Les Collections de l'Histoire n°73, octobre 2016.
- Anouche Kunth: "1923, à la croisée des exils", in "Histoire mondiale de la France" (dir.) Patrick Boucheron, pp 596-600, Seuil, janvier 2017. 
- Dzovinar Kévonian:"Exilés, déplacés et migrants forcés: les réfugiés de la guerre-monde", pp 2253-2294, in "1937-1947. La guerre-monde, II" (dir. Alya Aglan et Robert Frank, Folio histoire, Gallimard, 2015.
- Concordance des temps sur France Culture avec Dzovinar Kévonian: "1919-1939: réfugiés et apatrides", 12 novembre 2016.
- Deux chansons de migrants par Aznavour et Areski. [Entre les oreilles]. 
- Schnocks n° consacré à Charles Aznavour.
- LSD "Cent ans après la révolution russe, hériter de 1917. (3/4) De l'exode à l'exil, parcours d'émigration",  série documentaire avec Catherine Gousseff.
- "Les réfugiés devraient être l'incarnation même des droits de l'homme", tribune de Dzovinar Kévonian dans Le Monde.  
- L'excellente revue Schnock dont le n°23 était consacré à Charles Aznavour.

Pour aller plus loin:
- R. Wan: "le papier d'Arménie".
- "Le vaisseau des morts" a été écrit par un mystérieux B. Traven. Il s'agit en fait d'Otto Feige ou Traven Torsman ou Fred Maruth, un Allemand qui, refusant l'assignation identitaire qu'on lui impose, adopte une multiples identités. Ce socialiste allemand, homme de théâtre s'installe au Mexique une grande partie de sa vie et y prend la défense des indiens du Chiapas.
En 1926, il fait paraître "le vaisseau des morts", dans lequel il s'intéresse aux individus privés de passeports dans l'Europe des années 1920, pour n'avoir pas choisi à temps - lorsque chacun était sommé de le faire - "sa" nation au moment des conférences internationales du lendemain de la guerre.
Ces apatrides se retrouvent comme soutiers sur ces bateaux, vaisseaux fantômes sur lesquels on travaille pour une bouchée de pain. Bateau que le capitaine saborde un jour pour toucher l'argent de l'assurance. 
"Tu ne peux pas te figurer la circulation qu'il y a chaque nuit sur toutes les frontières du monde. Ils me l'ont bien fait à moi et à toutes ces bandes de vagabonds que j'ai croisé un peu partout. Qu'y faire, on ne peut tout de même pas les tuer? Ils n'ont commis aucun crime. Leur seule faute est de n'avoir pas de passeport, de n'être pas nés, de n'avoir pas opté."