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mercredi 8 mai 2019

364. "Petit train, où t’en vas-tu ? Train de la mort, mais que fais-tu ?" Quand les Rita Mitsouko chantaient la déportation vers les camps de la mort.

La mise en place de la "Solution finale" par les nazis en 1942 vise à la destruction des Juifs d'Europe. A l'ouest, cette politique d'assassinat de masse, voulue et organisée par les nazis et leurs affidés, implique d'immenses transferts de populations depuis leurs régions d'origine jusqu'aux centres de mise à mort. Pour aborder ce sujet dramatique, nous utiliserons comme fil conducteur la chanson Le petit train des Rita Mitsouko, puis le journal et les lettres d'Etty Hillesum, jeune juive néerlandaise de 27 ans au moment de l'occupation.

****
* "Le petit train s'en va dans la campagne/ (...) Serpentin de bois et de ferraille."

En 1988, les Rita Mitsouko sortent l'album Marc et Robert. C'est un succès. Un des titres que compte le disque s'impose d'emblée par sa loufoquerie apparente. La mélodie s'inspire ouvertement du Petit train (1952) d'André Claveau. Saccadé et répétitif,  le rythme rappelle le bruit des pistons des vieilles locomotives. Le titre a l'aspect d'une comptine, d'une chansonnette inoffensive. Les paroles, posées sur le mode de la candeur, sont celles d'une enfant qui parle d'un train 

 "Le petit train s’en va dans la campagne
Va et vient, poursuit son chemin
Serpentin, de bois et de ferraille
Rouille et vert de gris sous la pluie.
Qu’il est beau quand le soleil l’enflamme
Au couchant, à travers champs.
Les chapeaux des paysannes ondulent sous le vent
Elles rient parfois jusqu’aux larmes en rêvant à leurs amants.
L’avoine est déjà germée
As-tu rentré le blé,
Cette année les vaches ont fait des hectolitres de lait
"

De prime abord, le texte semble léger puisqu’il est question d’un «petit» train, "serpentin de bois et de ferraille" traversant les champs, sous le soleil ou la pluie ("Rouille et vert de gris sous la pluie. / Qu'il est beau quand le soleil enflamme"). L'atmosphère légère, festive s'accompagne de la description d'une scène champêtre et paisible ("Les chapeaux des paysannes ondulent sous le vent / Elles rient parfois jusqu'aux larmes en rêvant à leurs amants"). "Paysans et paysannes", vaquent à leurs taches habituelles, rythmées par le cycle saisonnier ("'avoine est déjà germée / As-tu rentré le blé / cette année les vaches ont fait des hectolitres de lait"). Le clip vidéo plonge le spectateur dans une chorégraphie bollywoodienne. Les danseurs arborent un sourire radieux et des costumes chamarrés.




* "Train de la mort, mais que fais-tu?"
Pourtant, l'atmosphère bucolique disparaît brutalement, lorsque la nature du convoi ferroviaire est révélé à l'auditeur. Après avoir été berné par la gaieté surjoué du morceau, ce dernier découvre le vrai sujet de la chanson, non sans éprouver un certain malaise. Le petit tortillard n'est autre qu'un "train de la mort" ce qui fait prendre une nouvelle signification aux paroles du premier couplet. Ainsi, le « vert et gris » du train évoque aussi la couleur des uniformes nazis. 
La tonalité du clip change également. Par incrustation, la chanteuse revêt un masque terrifiant et pleure. Les paysages champêtres sont désormais délimités par des cages et des fils de fer barbelés.
Le contraste entre la musique joyeuse, la légèreté du premier couplet, la voix suraigüe de la chanteuse et les atrocités évoquées ensuite, suscitent et renvoient aux errements des sociétés européennes de l'époque, incapables d'identifier la menace hitlérienne, puis d'empêcher l'extermination des populations juives. 

"Petit train, où t’en vas-tu ?
Train de la mort, mais que fais-tu ?
"

Implacable, le petit train poursuit son chemin vers une destination inconnue ("où t'en vas-tu?") et inquiétante. Rien ne semble pouvoir détourner le train fou de son terminus qui n'est autre qu'un centre de mise à mort. A partir du printemps 1942, avec le déclenchement de la "Solution finale", les convois ferroviaires constituent en effet le principal moyen pour procéder aux différentes déportations opérées par le IIIe Reich. (1)  

Le 20 janvier 1942, les représentants des ministères, du parti nazi et de la SS se réunissent à Wannsee, dans la banlieue de Berlin. La conférence porte sur la coordination de la déportation des Juifs d'Europe de l'Ouest vers les centres de mise à mort situés en Pologne occupée (Chelmno déjà en activité, Auschwitz et  Belzec en construction). La réunion entérine le rôle central de la SS, et répartit les rôles des différentes agences gouvernementales allemandes: Office central de sécurité du Reich (RSHA), Office principal de la Police d'ordre, Office du ministère des Transports et Office du ministère des Affaires étrangères.  
Depuis Berlin, une étroite collaboration lie le département IV B 4 du RSHA commandé par le lieutenant colonel SS Adolf Eichmann au ministère des Transports afin de mettre à disposition les trains nécessaires aux déportations et d'en coordonner les horaires.
Sur le terrain, la Police de l'ordre, parfois secondée par des auxiliaires locaux, rafle et emprisonne les Juifs; puis, les dirigeants locaux de la SS et de la police coordonnent et dirigent les déportations, sous l’œil vigilant de la RSHA.

Rudolf Breslauer [Public domain]
 
* " (...) ce train qui vient chercher sa cargaison avec une régularité presque mathématique."
Les passagers sont des personnes arrachées aux ghettos ou raflées par les nazis ou leurs subordonnés dans les pays d'Europe de l'Ouest placés sous le joug. Avant de monter à bord des trains, les détenus sont rassemblés et enfermés dans des centres de transit (Westerbork aux Pays-Bas, Drancy en France, Malines en Belgique). Dans ses bouleversantes "Lettres de Westerbork", Etty Hillesum (2) présente ce lieu comme "un camp conçu pour un peuple en transit et agité de forts remous à chaque déferlement de vagues humaines venues des grandes villes ou de province, de maisons de repos, de prisons ou de camps disciplinaires, de tous les coins, et les recoins les plus perdus de Hollande, pour être déportées de nouveau quelques jours plus tard, cette fois vers une destination inconnue. "

Le petit train dans la campagne
Et les enfants ?
Les petits trains dans la montagne
Les grands parents
Petit train, conduis-les aux flammes, à travers champs

En fonction des arrestations et des sélections, les déportations envoient à la mort des familles entières, à moins que celles-ci ne soient séparées (Et les enfants? / (...) Les grands parents). Mais pour tous, le convoi entame un voyage sans retour, car son terminus devient aussi la destination finale des passagers. Entassés dans des wagons de marchandises, privés d'eau, de nourritures, de sanitaires, les déportés voyagent dans des conditions effroyables, ce qui provoque la mort de beaucoup d'entre eux au cours du trajet.
Etty Hillesum note: "(...) le quota doit être rempli et le train aussi, ce train qui vient chercher sa cargaison avec une régularité presque mathématique (...). On se dit certains jours qu'il serait plus simple de partir soi-même une fois pour toute "en convoi", plutôt que de devoir être témoin, semaine après semaine, des angoisses et du désespoir des milliers et des milliers d'hommes, de femmes, d'enfants, d'infirmes, de débiles mentaux, de nourrissons, de malades et de vieillards qui glissent entre nos mains secourables en un cortège presque ininterrompu.
Mon stylo ne dispose pas d'accents assez graves pour vous donner une image tant soit peu fidèle de ces convois. Vus du dehors, ils semblaient pouvoir sécréter à la longue une noire monotonie, et pourtant chacun d'entre eux était à part et possédait pour ainsi dire son atmosphère propre. 
Lorsque le premier convoi est passé entre nos mains, nous avons cru un moment ne plus pouvoir jamais rire ou être gai, nous nous sommes sentis changés en d'autres êtres, soudain vieillis, étrangers à toutes nos anciennes amitiés." [B p 259-260]

Départ d'un train de la mort depuis Westerbork à destination d'Auschwitz. Rudolf Breslauer [Public domain]

* "Les wagons de marchandises étaient entièrement clos, (...) par interstices, dépassaient des mains qui s'agitaient comme celles des noyés."
Rapportés à l'activité ferroviaire, les convois de la "solution finale" sont peu nombreux. La destination des 430 000 Juifs de Hongrie à destination d'Auschwitz a été réalisée en environ 140 convois  sur une période de deux mois. La taille de ces convois est d'ailleurs très variable: 1000 personnes en général pour les convois partis de France, jusqu'à 7 000 pour les Juifs déportés du ghetto de Varsovie vers Treblinka, quelques dizaines d'individus pour les transports  depuis l'Allemagne.
Dans ses lettres, Etty Hillesum décrit avec minutie les préparatifs de ces voyages sans retour: "En tournant la tête à gauche, je vois s'élever une colonne de fumée blanche et j'entends le halètement d'une locomotive. Les gens sont déjà entassés dans les wagons de marchandises, les portes se ferment. Grand déploiement de "police en vert" - qui défilait en chantant ce matin le long du train - et de gendarmes hollandais. Le quota des partants n'est pas encore atteint." [B p 276]
"La locomotive jette un cri affreux, tout le camp retient son souffle, trois mille juifs de plus nous quittent. Là-bas, dans les wagons de marchandises, il y a plusieurs bébés atteints de pneumonie. On a parfois l'impression de rêver. (...)
Je viens à l'instant de monter sur une caisse oubliée parmi les buissons pour compter les wagons de marchandises: il y en avait trente-cinq, avec plusieurs wagons de deuxième classe en tête pour l'escorte. Les wagons de marchandises étaient entièrement clos, on avait seulement ôté ça et là quelques lattes, et par interstices, dépassaient des mains qui s'agitaient comme celles des noyés." [B p277]

A partir du printemps 1942, le centre de mise à mort d'Auschwitz devient l'instrument de la "Solution finale". Dédié à l'assassinat des Juifs extérieurs au Reich, il est la principale et ultime destination de tous les Juifs arrêtés dans l'Europe allemande. (3) Aux yeux des responsables nazis, ce nouveau lieu possède de solides atouts. Au centre des territoires conquis par le IIIème Reich, Auschwitz dispose d'une position géographique idéale. L'excellente desserte ferroviaire du lieu, connectée à toute l'Europe, permet d'acheminer des Juifs depuis n'importe quel point du continent sans guère de difficultés. Pour les populations juives d'Europe de l'ouest, la Shoah implique en effet d'immenses transferts de populations, sur des distances variables, de quelques dizaines de kilomètres (Varsovie-Treblinka), à plusieurs milliers (depuis la Grèce).

Dans son ouvrage consacré au centre de mise à mort (source C), Tal Brutmann rappelle qu'"à environ 500 mètres du camp de Birkenau se trouve un important faisceau de voies, à plus de 1 kilomètre en amont de la gare d'Auschwitz. C'est sur la voie extérieure de ce faisceau que sont débarqués les déportés juifs qui commencent à affluer. Le lieu prend dès lors le nom de Judenrampe, soit littéralement la rampe (ou le quai) aux Juifs - les détenus acheminés à destination du camp de concentration (...) sont, eux, débarqués soit à la gare, soit (...) au niveau du Stammlager. La Judenrampe devient le point central à partir duquel s'articule la politique antijuive à l’œuvre à Auschwitz: il s'agit non seulement du point d'arrivée pour les juifs dans le "système"Auschwitz, mais également le lieu où se décide le sort de ceux-ci, avec la "sélection"." (T. Brutmann p 47)

"Petit train, conduis-les aux flammes, à travers champs"

Tout juste descendus des wagons, les enfants et personnes âgées sont emmenés vers les chambres à gaz car ce sont les plus faibles. Soucieux de faire disparaître les traces de leurs forfaits, les nazis se débarrassent des corps en les brûlant dans des fours crématoires. Les « flammes » mentionnées dans la chanson s'y réfèrent. 


* "
Vers des contrées et des destinations inconnues, d'où seuls des échos très rares et très vagues sont parvenus (...)"
 Les Allemands s'emploient à dissimuler leurs forfaits à grand renfort de formules euphémisantes. Les déportations sont présentées comme une "réinstallation" de la population juive dans des camps de travail à "l'est".
Un des couplets de la chanson témoigne du mystère qui entoure ces voyages et l'incapacité ou la grande difficulté à concevoir ce qui se trame à l'intérieur de ces convois.  

"Petit train, où t’en vas-tu ?
Train de la mort, mais que fais-tu ?
(...)
Personne ne sait ce qui s’y fait, personne ne croit
Il faut qu’ils voient (...)
."

Au fil des mois les atrocités commises à l'est filtrent et arrivent à la connaissance des Alliés. "A partir de 1942, des informations parcellaires mais convergentes sur le 'plan systématique d'extermination' des juifs, étayé par les 'menaces atroces' publiquement proférées par Hitler, commencent à circuler", constate Laurent Joly dans "L'Etat et les Juifs". (Source D p151) "En 1943, le doute est de moins en moins permis comme le prouve la diffusion par la BBC le 8 juillet du rapport Karski. "C'est la première fois dans l'histoire moderne, qu'un peuple entier, et non pas 20 ou 30% de ses membres, a été condamné à disparaître complètement de la surface de la Terre", peut-on y lire. (source D p151)
Il n'en reste pas moins vrai que "jusqu'en 1945, la réalité (les modalités précises et l'ampleur de l'extermination) demeure pourtant incroyable. Si la finalité criminelle de la politique nazie fait peu de doute, on ne peut que conjecturer sur le sort des juifs déportés en Allemagne (...). Même les plus impitoyables des policiers antijuifs sont loin d'imaginer l'assassinat industriel et se représentent plutôt des travaux forcés conduisant à la mort, des mines de sel, un long anéantissement dans des camps de concentration..." (Source D p153)
 
Une incertitude que vient corroborer le témoignage Etty Hillesum dans une lettre datée du 24 août 1943: " On préfère rester, même dans cette province perdue, la plus déshéritée de Hollande, et passer l'hiver derrière les barbelés plutôt que de se laisser entraîner au fin fond de l'Europe, vers des contrées et des destinations inconnues, d'où seuls des échos très rares et très vagues sont parvenus jusqu'à présent à ceux qui sont demeurés ici."
"On voit beaucoup de visages épuisés, blêmes et tourmentés. Notre camp vient d'être amputé d'un nouveau membre, un autre suivra la semaine prochaine, cela dure depuis un an, semaine après semaine. Nous sommes quelques milliers à rester ici. Cent mille de nos frères de race ont déjà quitté la Hollande et s'épuisent sous des cieux inconnus ou reposent en terre inconnue. Nous ignorons tout de leur sort. Peut-être en saurons-nous bientôt plus, chacun à son tour, car c'est aussi le sort qui nous attend, je n'en doute pas un instant." ("Lettres de Westerbork" p338)
Dans son journal, à la date du 3 juillet 1942, la jeune femme ne se fait cependant  guère d'illusions. "Ce qui est en jeu, c'est notre perte et notre extermination, aucune illusion à se faire là-dessus. 'On' veut notre extermination totale, il faut accepter cette vérité."

Journal d'Etty Hillesum. Creator:Etty Hillesum [Public domain]
 
"Train de la mort, mais que fais-tu?
Le referas-tu  encore?
Personne ne sait ce qui s'y fait, personne ne croit
Il faut qu'ils voient, mais moi je suis quand même là."

* "reverra-ton une autre fois passer des trains comme celui là?"
Au total, plus d'un million de personnes périssent à Auschwitz. Au lendemain de la guerre, le traumatisme provoqué par l'ouverture peut laisser croire que de tels crimes ne pourront plus avoir lieu. Et pourtant, "le referas-tu encore?"
lance la narratrice en une interrogation cauchemardesque sur les possibles répétitions de l'histoire. 
Il faut dire que tout a été fait par les nazis pour dissimuler la déportation ("personne ne sait ce qui s'y fait"), puis l'extermination dans les centres de mise à mort. Une fois la partie perdue, avant de fuir devant l'avancée des troupes soviétiques, les Allemands s'emploient encore à faire disparaître les traces de leurs crimes. Aussi, face à l'impensable, les témoignages des survivants peineront-ils à trouver un écho au sortir de la guerre. La manipulation des sources permet en outre quelques décennies plus tard aux négationnistes de diffuser mensonges et contrevérités. Si l'on ajoute à ces éléments, la résurgence en Europe d'une extrême-droite volontiers antisémite, les interrogations de la chanteuse semblent fondées: "Le referas-tu encore ? / Reverra-t-on une autre fois passer des trains comme celui-là ?" Laconique et impuissante, la narratrice constate: "C'est pas moi qui répondra". Toujours dans l'esprit de la comptine, la faute de conjugaison finale assure la rime.

Pour contrer la "nazi nostalgie", il est plus que jamais indispensable d'entretenir la mémoire de l'histoire.
"Mais moi je suis quand même là" fait sans doute référence à  la propre histoire de Catherine Ringer dans la mesure où son père, juif polonais, est un rescapé des camps de concentration. (4) En effet, en dépit de la volonté des nazis d'exterminer l'ensemble de la population juive européenne, des survivants reviennent et leurs descendants entretiennent la mémoire du génocide. En 2000, sur l'album "Cool frénésie", la chanteuse rend d'ailleurs un vibrant hommage à son père sur le titre C'était un homme (en référence à "Si c'est un homme" de Primo Levi). « Oh c'est pour vous dire / Oh se souvenir / Et pour vous raconter / D'où je suis née  
Près d’Auschwitz mon père grandissait/C’était un Juif polonais/Aux beaux-arts de Cracovie, il rêve de Paris/
Et puis la guerre l’a surpris / Ils l'ont pris à 19 ans / Il fit pendant ces cinq ans / Neufs camps différents
(...)  Miracle, il en est sorti / Il a réussi à tenir, à venir à Paris/Peindre et donner la vie  / Oh c'est pour vous dire / Se souvenir / Et pour vous raconter» 

Le petit train
« Le petit train s’en va dans la campagne
Va et vient, poursuit son chemin
Serpentin, de bois et de ferraille
Rouille et vert de gris sous la pluie.
Qu’il est beau quand le soleil l’enflamme
Au couchant, à travers champs.
Les chapeaux des paysannes ondulent sous le vent
Elles rient parfois jusqu’aux larmes en rêvant à leurs amants.
L’avoine est déjà germée
As-tu rentré le blé,
Cette année les vaches ont fait des hectolitres de lait.

Petit train, où t’en vas-tu ?
Train de la mort, mais que fais-tu ?
Le referas-tu encore ?
Personne ne sait ce qui s’y fait, personne ne croit
Il faut qu’ils voient, mais moi je suis quand même là.

Le petit train dans la campagne
Et les enfants ?
Les petits trains dans la montagne
Les grands parents
Petit train, conduis-les aux flammes, à travers champs.

Le petit train s’en va dans la campagne
Va et vient, poursuit son chemin
Serpentin de bois, de ferraille
Marron et gris sous la pluie.

Reverra-t-on une autre fois passer les trains comme autrefois ?
C’est pas moi qui répondra.
Personne ne sait ce qui s’y fait
Personne ne croit, il faut qu’ils voient
Mais moi je suis quand même là.

Petit train, ou t’en vas-tu?
Train de la mort, mais que fais-tu ?
Le referas-tu encore ?
Reverra-t-on une autre fois passer des trains comme celui-là ?
C’est pas moi qui répondra ».

Notes:

1. Les wagons sont devenus l'un des symboles de la Shoah. Il ne faut pourtant pas oublier que près de la moitié des victimes du génocide meurent dans les ghettos à moins qu'elles ne soient exécutées sur place, en particulier à l'est. 
2. Etty Hillesum a 27 ans au moment de l'occupation. Elle vit de leçons particulières et rêve de devenir écrivain. La jeune femme se rend d'elle-même au camp de transit de Westerbork, d'abord comme employée, ensuite comme détenue. Elle y envoie des lettres à ses amis
Depuis 1941, Etty tient également un journal. Le credo de la jeune femme est le suivant:"Je ne crois pas que nous puissions corriger quoi que ce soit dans le monde extérieur que nous n'ayons d'abord corrigé en nous." Son programme consiste à "s'interdire la haine de l'ennemi et à combattre le mal en soi plutôt qu'en autrui, donc par une attitude purement morale." (source F p 233)
Le 7 septembre 1943, elle est embarquée dans un train pour Auschwitz où elle meurt le 30 novembre.
3. Sur environ 75 000 des Juifs déportés de France, plus de 65 000 le sont à Auschwitz depuis Drancy. Aux Pays-Bas, les Allemands déportent environ 100 000 Juifs depuis le camp de Westerbork. 60 000 environ sont conduits à Auschwitz et plus de 34 000 à Sobibor. 25 000 juifs sont déportés de Belgique à Auschwitz-Birkenau via Malines. 
4. Passionné de dessin, Sam Ringer grandit à Oswiecim en Pologne (devenu Auschwitz sous l'occupation allemande). La guerre l'empêche de poursuivre ses études aux Beaux-Arts de Cracovie. En 1940, il est forcé de participer à la construction du camp d'Auschwitz avant sa déportation puis son transfert dans plusieurs camps  de concentration (Fünfteichen, Gross Rosen, Buchenwald...). Alors qu'il est détenu à Theresienstadt, il est enfin libéré par les Russes en 1945. Après avoir repris ses études, il s'installe à Paris en 1947. Il y épouse Jeanine Etlinger en 1957. De cette union naîtront deux enfants, dont Catherine, future chanteuse des Rita Mitsouko.

 Sources:

A. Tal Bruttmann, Christophe Tarricone: "Les 100 mots de la Shoah", Que sais-je?, Puf, 2016.  
B. Etty Hillesum: "Une vie bouleversée - suivi de Lettres de Westerbork", Points, 1995. (merci Sève pour cette découverte majeure. ♥)
C. Tal Brutmann: "Auschwitz", La découverte.  
D. Laurent Joly:"L'Etat contre les Juifs", Grasset, 2018.
E. Notice biographique de Sam Ringer
F. Tzvetan Todorov:"Face à l'extrême", Seuil, Essais, 1994. 



Portrait d'Etty Hillesum en 1939 [domaine public]
Des liens pour compléter:
* D'autres titres consacrés au génocide des Juifs d'Europe sur le blog:
- Jean-Jacques Goldman: "Comme toi
- Dimitri Klebanov: "Symphonie n°1".
- Louis Chedid: "Anne, ma soeur Anne"
- Léo Ferré: "Monsieur tout blanc"
- Alexandre Galitch:"Kaddish"
- Trust:"Darquier"
* Zebrock au bahut: "Analyse du clip".  
* Les déportations vers les camps de mise à mort.
- http://www.oliviergreif.com/catalogue/lettres_de_westerbork/

vendredi 6 novembre 2015

301. Alexandre Galitch: "Kaddish"

Dès le déclenchement de l'opération Barbarossa, en juin 1941, les troupes allemandes se livrent aux pires exactions à l'encontre des populations soviétiques. Dans les villes, les villages, les communautés juives sont systématiquement traquées, neutralisées, exécutées. Ces massacres sont perpétrés par des commandos de tueurs qui, la plupart du temps, fusillent leurs victimes au bord de fosses.
Informé des premiers massacres génocidaires de populations juives des territoires soviétiques occupés, Staline accepte la création d'un Comité antifasciste juif (CAJ). Cet organisme est aussitôt conçu par le chef d'état soviétique comme un instrument de propagande susceptible d'apporter un soutien financier crucial
Afin de faire connaître les atrocité commises par les Allemands sur les populations juives d'URSS, le CAJ décide de l'élaboration d'un Livre noir. [nous avons présenté cet ouvrage sur Samarra] Aidés par près de quarante collaborateurs, les écrivains Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman - deux écrivains renommés et correspondants de guerre - dirigent la rédaction de l'ouvrage consacré à "l'extermination scélérate des Juifs par les envahisseurs fascistes allemands dans les régions provisoirement occupées de l'URSS et dans les camps d'extermination en Pologne pendant la guerre  de 1941-1945."  
Les premiers témoignages des massacres sont ceux des correspondants de guerre envoyés dans les zones de combat par les revues et journaux. Ces hommes sont les premiers à pénétrer dans les villes libérées, à entendre les témoignages sur les atrocités, à découvrir les traces des massacres. Ainsi, entre 1942 et 1943, de nombreux compte-rendus sont publiés et dénoncent les exécutions. Les reporters adressent les témoignages et documents collectés au CAJ pour les incorporer au Livre noir. Ce dernier doit constituer un document exceptionnel répertoriant les atrocités commises par les nazis à l'encontre des juifs sur tous les lieux de leur passage, en donnant voix aux témoins et aux très rares survivants. En 1945, la rédaction du livre est suffisamment avancée pour être envoyée au procureur soviétique du procès de Nuremberg, puis aux États-Unis. Une version américaine et une version roumaine - très incomplètes toutefois - paraissent même en 1946. Prête pour l'impression, la version russe doit d'abord être "remaniée", avant d'être brusquement arrêtée, puis définitivement interdite en 1947. 

Comment expliquer ce revirement? Pourquoi la simple évocation du génocide ds juifs devient-elle un tabou en URSS?

Le ravin de Babi Yar (Kiev) en 1944.



* Mythe de la guerre patriotique. 
 Alors même qu'ils accompagnent les soldats de l'Armée rouge dans leur contre-offensive, les  correspondants de guerre se heurtent très vite à la censure, puis à la répression. Les organes de propagande les obligent bientôt à gommer la dimension tragique des récits au profit de l'héroïsation des soldats soviétiques. Dès 1943, la spontanéité des témoignages commence également à être étouffée. A cette date, l'Ukraine sans juifs de Vassili Grossman est ainsi refusée. Les textes transmis se doivent désormais d'être voilés pour éviter d'encourir les foudres de la censure.
C'est qu'entre temps, les autorités soviétiques forgent et développent le mythe de la "grande guerre patriotique" (1), celui d'une nation de braves et de héros, grande famille mue par un élan patriotique commun. Le mythe s'ancre solidement dans l'histoire officielle soviétique et même russe (la victoire sur les nazis réactive celle des Russes contre Napoléon en 1812). 
 En insistant sur l'unanimité politique d'une fratrie harmonieuse, le mythe rejette du même coup dans l'ombre les minorités, en particuliers les Juifs. L'épopée nationale forgée dans la légende supplante la réalité de la guerre. Les erreurs stratégiques de Staline et du haut commandement, les massacres, le sort des laissés- pour-compte sont gommés au profit d'une héroïsation à la fonction amnésiante. Cette version de la guerre conduit à minimiser les souffrances subies, à taire le bilan officiel des pertes. Elle rend également impossible l'évocation de l'histoire des prisonniers, des civils, des Juifs dont les mémoires honteuses sont alors refoulées. Aussi, à l'issue de la guerre, les victimes sont devenues suspectes à plusieurs titres. 
- Désormais considérés comme des "traîtres à la patrie", nombre de prisonniers de guerre soviétiques subissent - tout comme les nationalistes ukrainiens - les déportations vers les camps du Goulag.
- Les Juifs soviétiques deviennent la cible d'une politique d'antisémitisme d'Etat particulièrement virulente à partir de 1947-1948.


* Campagne contre le cosmopolitisme. 
Tous ceux qui, au lendemain de la guerre, abordent la question du génocide tombent en disgrâce. En octobre 1947, la condamnation définitive du Livre noir est prononcée, en raison de ses "sérieuses erreurs politiques". (2) En 1948, la dissolution du CAJ s'accompagne de l'assassinat de son président, l'acteur Solomon Mikhoels. Les autres dirigeants du Comité sont arrêtés en vue d'un procès. Le Livre noir se trouve désormais au centre de l'instruction et sert à étayer l'accusation de nationalisme juif. (3) A l'issue, des débats, les principaux responsables du CAJ, accusés entre autre d'avoir voulu créer un nouvel État juif en Crimée, sont condamnés à mort et exécutés lors de la "nuit des poètes assassinés", le 12 août 1952.
Une puissante campagne d'opinion désigne les Juifs soviétiques à la vindicte publique. Ce mouvement puise à plusieurs sources: offensive antireligieuse traditionnelle, "anti-cosmopolitisme" ou encore "antisionisme" (à partir du moment où Israël rallie le bloc occidental). Dans le même temps, les institutions culturelles et religieuses juives qui avaient subsisté subissent une offensive brutale de la part du pouvoir: suppression des théâtres juifs, interdiction de l'enseignement du yiddish, fermeture des synagogues.
Dans ces conditions, pendant plus d'une dizaine d'années , on ne se risque ni à évoquer la Shoah ni à nommer les victimes, ni même à se les remémorer. La conservation de la mémoire s'avère une tâche non seulement difficile mais dangereuse, toute référence explicite au génocide devient périlleuse.
 
  

* Le climat politique empêche la figure du survivant d'émerger.
En plus de ce climat politique défavorable, plusieurs éléments empêchent l'émergence de la figure du témoins
La première difficulté est d'abord le très faible nombre de survivants, de "rescapés des ravins". La fermeture des archives et la chape de plomb qui recouvre l'extermination des Juifs de l'Union soviétique tendent à faire oublier que là-bas, le projet génocidaire y fut mis en pratique et appliqué totalement. "(...) Les nazis ont pu y massacrer 'jusqu'au dernier', hommes, femmes, vieillards et enfants juifs." (Epelboin, Kovriguina: "La Littérature des ravins. Écrire sur la Shoah en URSS", Robert Laffont, 2013, p16) L'extermination immédiate, sur la plupart des territoires occupés de l'URSS, a laissé très peu de survivants, si bien qu'à l'est, la solution de la 'question juive' y a véritablement eu un caractère"final" comme le constate Valissi Grossman dans son essai L'Ukraine sans Juifs. "Il n'y a plus de Juifs en Ukraine. [...] Partout, dans chaque ville petite ou grande, dans chaque bourg, la persécution a eu lieu. Il faut dire seulement que si dans un lieu vivaient cent Juifs, c'est cent Juifs qui ont été tués. Pas un de moins, et pas d'exception.
D'autre part, les très rares rescapés qui avaient pu fuir ou se cacher sont souvent confrontés à l'antisémitisme des populations locales lors de leur retour au pays. Hersh Smolar, rédacteur en chef d'un journal yiddish polonais se souvient comment Ilya Ehrenbourg lui avait rapporté sa propre arrivée dans Kiev libérée: "Il est allé voir la maison qu'il avait habitée: 'Mais où sont donc les Juifs?' a-t-il demandé au concierge qui venait de le reconnaître. 'Grâce à Dieu, les Allemands les ont tous tués': telle a été la réponse."
" Dans ces circonstances, le survivant ne pouvait pas, encore moins qu'ailleurs, 'retrouver son nom, sa voix et la maîtrise de sa parole' afin de témoigner. A l'inverse, il devait s'efforcer de cacher son passé 'non conforme', devenir transparent, s'effacer à la fois comme juif et comme victime." (Epelboin, Kovriguina: op. cit. p36)


* Censure et instrumentalisation de la mémoire. Que cherche-t-on à taire?
 La mémoire collective , dès la fin de la guerre, commence à être systématiquement orientée, faussée, manipulée. La création de cette histoire officielle a pour ambition de corriger la vérité. Le contrôle idéologique très fort exercé par les autorités fixe ce qui peut être dit ou tu.

- Ainsi toute remise en cause de l'imagerie triomphaliste de la guerre est bannie. Dans ces conditions le génocide et le caractère systématique de l'extermination des juifs, n'apparaissent pas comme tels dans les informations officielles. Dans les témoignages et documents collectés, le mot "Juifs" est remplacé par l'expression "civils soviétiques". Le thème de l'extermination des Juifs est proscrit de la scène publique en URSS. La littérature ne peut évoquer cet interdit de mémoire, condamné au refoulement et l'oubli. "La mémoire était l'objet constant de la terreur étatique. L'obligation de l'oubli, la non-transmission et la destruction des traces ont été instaurées comme normes. Si le système soviétique valorise, comme on le sait, l'archivage bureaucratique, il est aussi avant tout destructeur d'archives: du moins sait-il les condamner à l'inexistence par l'inaccessibilité qu'il leur confère, la tombe du silence où il les enterre."  [Epelboin, Kovriguina: op. cit. p148]

- La propension de la population à la collaboration - notamment en Ukraine et dans les pays baltes - devait également demeurer rigoureusement cachée. L'analyse de cette collaboration et de ses causes auraient en effet sans doute souligné le rejet du système soviétique parmi ces populations. En Ukraine par exemple, les fortes réticences au système du kolkhoze et à la collectivisation des terres avaient entraîné une violence répressive terrible entre 1930 et 1933. La grande famine qui s'abattit sur l'Ukraine a nourri en retour le nationalisme ukrainien. "Les réactions pro-allemandes au début de la guerre ont souvent été la conséquence de ces répressions très violentes dont on ne pouvait parler." 
Dans le Livre noir, les passages attestant de l'intense collaboration d'une partie de la population ukrainienne disparaissent ainsi totalement sous les ciseaux de la censure. (4) 


* La phase de détente des années de Dégel.
La mort de Staline n'interrompt que temporairement les campagnes antisémites officielles. La période du Dégel ne permet de libérer que très partiellement la parole à propos du tabou juif. Toutefois, à condition de faire preuve de prudence et d'user d'un langage codé mais compréhensible de "ceux qui veulent entendre", la censure peut être contrée. C'est donc principalement grâce à la transmission orale, donc par la poésie et les déclamations publiques que l'évocation du génocide devient possible. En effet, l'usage de métaphores et d'images évocatrices permettent au poète d'exprimer ses émotions d'une manière plus libre que le romanciers. En outre, le poème ou la chanson n'ont pas besoin d'être publiés pour être répétés, appris et donc pour circuler.  Aussi, lors de cette période d'effervescence poétique (on parle d'ère d'"avant Gutenberg"), "on se réunit pour entendre, on retient, on transmet."
 Les années 1970 et l'accession au pouvoir de Brejnev se caractérisent par un retour en force de la censure - qui n'a toutefois jamais totalement disparu. Affaiblie, la géroncratie au pouvoir entretient l'idéalisation d'un passé mythifié. A la littérature soumise du circuit officiel, qui demeure largement prépondérante, s'oppose les écrits spontanés du samizdat (ou "autoédition") qui circulent sous le manteau ou les "éditions de là-bas" (tamizdat), c'est-à-dire les œuvres publiées à l'étranger. Les auteurs qui demeurent dans le circuit officiel doivent accepter les remaniements de leurs écrits pour intégrer les impératifs de la censure et espérer une publication dans les grosses revues populaires en URSS.
Celui qui témoigne en dépit du tabou le fait dans un climat d'hostilité et dans la hantise de la répression; une répression physique, matérielle, intellectuelle, qui transforme l'artiste stipendié en véritable paria. "C'est dans ces conditions d'étouffement culturel radical et d'intégration forcé aux normes en vigueur que l'écriture testimoniale a su trouver, malgré tout en URSS, les moyens d'une existence certes réduite, problématique, mais néanmoins vivace." [Epelboin, Kovriguina op. cit. p151-152] Assia Kovriguina rassemble tous ces témoignages sous l'appellation de "littérature des ravins", en référence aux fosses dans lesquelles étaient précipités et ensevelis les victimes juives des Einsatzgruppen et de leurs supplétifs

C'est de ce très beau et passionnant livre que sont tirés la plupart des informations de ce billet et les extraits de poèmes cités ci-dessous. Nous en recommandons vivement la lecture. 
 



* "Littérature des ravins.
 
- En raison du très petit nombre de survivants des massacres et de l'hostilité environnante dont ces derniers firent souvent l'objet à l'issue de la guerre, la littérature des ravins est très exceptionnellement le fait des témoins eux-mêmes. Citons toutefois Roman Levine, qui  s'insurge dans un poème de 1949 contre le déni de mémoire.
 "Je déteste ce mot de 'pitié' / On n'en a ni souffrance, ni tristesse, ni exigence, / Aujourd'hui Babi Yar est une décharge, / Une décharge pour les ordures. [...] Les balles visaient des femmes centenaires / et des enfants commençant à marcher. / Les poitrines et les dos portaient des pièces jaunes / Criblées comme des cibles. / Il y a eu vengeance. Mais à quoi bon venger. / Si les morts ne sont pas respectés."

En 1965, Macha Rolnikaité publie quant à elle "Je dois raconter", mais ce récit d'un rescapé évoquant la Shoah est grossièrement mutilé par la censure. 
Les poétesses Olga Ansteï et Ludmila Titova, qui vivaient toutes deux à Kiev à proximité de Babi Yar, composent des chants de deuil, transcription de la violence qui s'est déchaînée sous leurs yeux. Titova évoque ainsi l'oubli: 
 "La grâce serait de tout oublier.
Mais oublier - ça veut dire trahir.

- La littérature des ravins est donc essentiellement le fait de tiers, chargés de porter la voix des disparus. Ces "découvreurs de traces" sont d'abord les reporters de guerre mentionnés plus haut, ceux qui, dans le sillage des soldats de l'Armée rouge, découvrent les premiers les charniers. La révélation concrète du génocide provoque un traumatisme extrêmement violent (5) et suscite dans le même temps une  sorte "d'appel des ravins" qui se manifeste par la production d'oeuvres-témoignages. Seulement pour pouvoir publier et rester en odeur de sainteté, les écrivains doivent souvent louvoyer ou user de la plus grande prudence. Dans son poème Babi Yar (1945), Ehrenbourg multiplie les allusions voilées qui n'en laissent pas moins deviner le choc émotionnel de la découverte:

" Mes petits! Joues vermeilles! / Ma famille innombrable! / Je vous entends m'appeler / Du fond de chaque fosse. / Je parle pour les morts. Nous nous redresserons, / Nous ferons bruire nos os et nous partirons, là / Où les villes encore vivantes / Respirent l'odeur du pain et des parfums. / Éteignez les lumières, baissez les étendards. / Nous voici. Pas nous, mais les ravins. " [Babi Yar]

Extrêmement populaire, Ehrenbourg reçoit des milliers de lettres de Juifs (soldats, exilés) qui regagnent leur terre natale après les massacres. L'un d'entre eux clôt sa lettre ainsi: "Je vous prie de raconter ce destin avec vos mots à vous." De fait, l'écrivain prête sa voix aux autres et s'érige en témoin, transcrivant avec ses mots le sort de ceux qui sont confrontés au néant. 
Comme son collègue et ami, Vassili Grossman cherche à donner une voix aux disparus. "Nous devons offrir un aperçu de ce qui est advenu en y incluant ceux qui se taisent et qui, désormais, ne peuvent plus rien dire." Mais pour mener à bien sa mission, il fait lui le choix de la fiction en rédigeant le monumental"Vie et destin"!
Ancien correspondant de guerre, Pavel Antokolski publie au sortir du conflit un long poème intitulé "Mémoire non éternelle". Il y fait de Babi Yar l'épicentre de la Catastrophe tout en dénonçant déjà la déformation imposée à la mémoire. 
"Le faux témoin débite le discours du souffleur, / le journaliste bâcle sa bafouille, - et là / il n'y a plus de traces, /  ni dans les villes d'Europe, / ni sur aucune planète imaginable, (...) / ni en enfer ni au ciel, elles n'existent plus."

Le jeune Vassili Grossman.


C'est encore de Babi Yar dont il est question dans un poème déchirant de Lev Ozerov. Chargé en 1943 par Ehrenbourg de mener l'enquête pour le compte du Livre noir dans sa ville de Kiev, ce dernier lance ce cri profond qui fait du ravin un lieu de mémoire personnifié:
"Je suis venu vers toi, Babi Yar, / S'il y a un âge à la douleur, / alors je suis immensément vieux. / On ne pourrait le compter même en siècles. [...]
 Je demande aux érables: répondez, / Vous qui êtes témoins, racontez. / Silence. / Il n'y a que le vent - / dans les feuilles."
 Composé en  1944-1945 et publié en 1946, le poème est tout entier adressé à la terre. 
En 1962, Ozerov compose un nouveau poème qui témoigne de sa volonté de redonner une voix aux défunts, pour les tirer de l'oubli:
" Les morts parlent. Leur souffle / Ravive la chaleur de la cendre entassée. / Mauthausen. Oradour. Dachau. / Buchenwald. Auschwitz. Babi Yar. / J'ai un rêve, moi qui suis en vie: / Durant ces journées qui me sont accordées; / Dire ne serait-ce qu'un mot, un seul demi-mot; / Mais un de ceux qu'ils ont emportés."
Citons encore Boris Sloutski - ancien soldat dont la famille juive a péri en grande partie à Kharkov - dont les poèmes évoquent la découverte du génocide et l'anéantissement de l'univers yiddish:
"Je libérais l'Ukraine /  Je traversai les villages des Juifs / Le yiddish, leur langue, était devenu ruine. / Depuis trois ans c'est une langue morte. / Non, elle n'est pas morte, elle a été arrachée et brûlée. / Rayés l'un après l'autre / Les lieux d'assignation, / La richesse espiègle, / La pauvreté joyeuse. / [...] Il s'est envolé par les cheminées d'Auschwitz / Le monde des nappes blanches et des verres du sabbat. / Il est noir, il est gras. Il est fumée douceâtre. / J'étais jeune encore, mais je me le rappelle." ["Ia osvobojdal Oukraïnou"] 

- Après la disparition des "témoins" et des "découvreurs" du génocide - décédés de mort naturelle, éliminés physiquement lors de la campagne antisémite ou bien réduits au silence - des "restaurateurs de mémoire" entrent en scène à partir du dégel khrouchtchevien. Leurs œuvres entendent "reconstruire le témoignage par l'invention littéraire où fiction et document s'entremêlent".  
Ainsi le 'roman-document" Babi Yar d'Evgueni Kouznetsov tient autant du reportage que de l'autofiction. La saga familale "Sable lourd" d'Anatoli Rybakov ressuscite quant à elle dans une première partie le yiddishland, ce monde disparu du shtetl, avant de dépeindre les Juifs du ghetto de manière beaucoup plus convenue dans une seconde partie (sans doute pour permettre la publication).

Alexandre Galitch
 
* Alexandre Galitch. Alexandre Galitch est un autre de ces "restaurateurs de mémoire".
Comédien de formation, il organise pendant la guerre des spectacles de théâtres pour les soldats. En 1945, il commence à écrire une pièce mettant en scène la vie de trois générations d'une famille juive moscovite. Les persécutions qui s'abattent alors sur les membres du CAJ le convainquent de cacher sa création. A la faveur de la déstalinisation et des révélations du XXème congrès du PCUS, l'auteur s'attelle de nouveau à sa pièce qu'il intitule Le silence des marins. En 1958, à la veille de la générale, les représentations de la pièce sont interdites. Pour contourner la censure tout en se faisant entendre du public, Galitch opte pour un nouveau moyen d'expression et devient poète-chanteur. Au cours des années 1960, ses vers sarcastiques contribuent (avec d'autres tels que Boulat Okoudjava, Vladimir Vissotsky) à  l'émergence d'une culture non conformiste vivante, bien que toujours assiégée. 
 Alors même qu'il se trouve toujours en URSS, la publication a l'Ouest d'un recueil de poèmes lui attire les foudres des autorités soviétiques. Devenu un véritable paria, Galitch est contraint de faire une demande d'émigration. En 1974, il quitte l'URSS pour la RFA. A Munich, il travaille pour Radio Liberty qui diffuse à destination de la Russie des émissions anti-soviétiques. Installé finalement à Paris, Galitch y trouve la mort en 1977 dans des conditions si suspectes qu'on y a parfois vu la main du KGB.
Le contenu de plus en plus contestataire des textes de Galitch avaient fait de lui un homme menacé. Dans A la mémoire de Pasternak, il fustige l'hypocrisie des funérailles officielles en l'honneur de ceux que le pouvoir s'était empressé de bâillonner. Ses écrits sur les Juifs ne firent bien sûr qu'aggraver son cas, comme l'impressionnant Kaddish, long poème entremêlant récits de témoins, extraits de journaux intimes (6), témoignages fictionnels. 

On a lavé la terre à fond,
Il n'y avait ni ravins ni remblais,
Les obélisques de granit
Proclament une gloire immortelle,
Mais les larmes et le sang ont été oubliés.
 

 


* Perestroïka et "littérature restituée"?
C'est à un retour de mémoire que l'on assiste avec l'avènement de la perestroïka à la fin des années 1980. De nombreuses œuvres jusque là interdites ont enfin le droit de citer. On parlera ainsi de "littérature restituée". Les témoignages sur les atrocités commises par les nazis ou encore les exactions staliniennes (Grande Terreur, déportations massives de populations, système du Goulag) sont enfin accessibles. Or, "dans ce flux de révélations sur les atrocités commises par les Soviétiques eux-mêmes, l'assassinat du peuple juif passe de nouveau à l'arrière-plan." [Epelboin, Kovriguina op. cit. p 142] Si bien qu'aujourd'hui en Russie, pour le grand public, "le génocide est considéré comme une part indistincte des meurtres massifs perpétrés dans la population civile par les nazis, sans qu'un terme spécifique ne soit nécessaire." (Epelboin, Kovriguina op. cit. p45) "
L'assassinat des Juifs n'est donc pas totalement passé sous silence, mais les échos en sont atténués, dilués, incorporés dans la série des épreuves subies par l'ensemble de la population.

La légende de la guerre patriotique sert toujours de ciment factice et de rideau occultant. "Tant aux yeux du nouveau chef de l'Etat qu'à ceux d'une majorité de la population, désorientée par la perte de son identité soviétique et de ses frontières, la guerre héroïque est devenue plus que jamais un mythe fondateur." [Epelboin, Kovriguina op. cit. p 68]


Notes:
1.  L'Union soviétique envahie, l'heure est à l'Union sacrée. Dans un célèbre discours, Staline emprunte un vocabulaire inédit. Il appelle ses "frères et sœurs" - et plus ses "camarades" - à faire front contre l'envahisseur.
2. Le manuscrit échappe par miracle à la destruction. Ce qui devait être le témoignage principal sur la Shoah n'a jamais pu être publié en URSS du fait même qu'il singularisait les souffrances des Juifs.
3. Deux prétendus experts nommés par le pouvoir, mettent en doute la réalité des six millions de victimes juives et reprochent aux auteurs de "ne pas parler des autres victimes de l'hitlérisme et beaucoup trop longuement de l'idéologie nazie et de la collaboration. Sujet tabou s'il en est, ne serait-ce que parce qu'il rappelait l'attente de beaucoup de Soviétiques, convaincus qu'un régime pire que celui instauré par Staline ne pouvait exister, et qui avaient cru que les envahisseurs allaient sauver leur pays.
4. Ex: "j'allai chez des amis que j'avais hébergés avant l'arrivée des Allemands. Ils m'avaient dit qu'en cas de besoin, ils m'aideraient à me cacher. Mais là, ils me chassèrent impitoyablement. Pourtant, ils savaient qu'un jour ou l'autre moi aussi je me ferais prendre." (p134) ou encore lorsqu'une femme témoigne de l'aide apportée aux juifs de la ville: "Lorsque je rentrai, mon mari me dit: "Toi, tu vas te compromettre, et eux, en les embrassant, tu ne leur apporteras rien de bon.' Mais je lui dis que mes baisers valaient plus que de l'argent, car tout le monde rejetait ces gens comme on repousse les lépreux." (p145)  
5. Ilya Ehrenbourg note ainsi: "Partout on voyait des ossements charbonneux. En fuyant, les hitlériens ont voulu brûler la dernière part des morts; ils ont entassés les cadavres comme des bûches. J'ai vu des corps de femmes brûlés, une petite fille, des centaines de cadavres. [...] Je ne savais encore rien de encore ni de Maidanek, ni de Treblinka, ni d'Auschwitz. Je suis resté debout, sans pouvoir bouger (...). C'est difficile d'écrire là-dessus, les mots manquent."
6. Dont celui de Janusz Korczak - auquel il dédie d'ailleurs le poème. Médecin et pédagogue polonais, Janusz Korczak meurt à Treblinka avec les petits orphelins dont il assurait la protection.


Sources:
- Epelboin, Kovriguina: "La Littérature des ravins. Écrire sur la Shoah en URSS", Robert Laffont, 2013
 - Fabula: "L'autre mémoire de la Shoah: témoigner en URSS."
- Youri SHAPOVAL, "Baby Yar : la mémoire de l'extermination des Juifs en Ukraine", in D. EL KENZ et F-X NERARD, Commémorer les victimes en Europe, Paris, Champ Vallon, 2011, pp. 289-303.
- Aquarium vert: "La littérature des ravins: écrire sur la Shoah en URSS."
- La vie des idées: "La poésie du gouffre.

Liens:
- Le poème kaddish dans son intégralité, en russe.
- La "valse des chercheurs d'or".
- Petite chronique sur le barde Galitch.  
- "Trois chanteurs dans l'hiver russe.
- Alexandre Kaditch: "Kaddish"
- Une biographie de Galitch (pour ceux qui parlent russe).
- Les chansons engagées en Russie
- Série de liens intéressants
- Sur Galitch et l'exil.