samedi 31 décembre 2022

Le calypso: le son de Trinidad et Tobago.

Trinidad et Tobago sont deux îles anglophones situées à l’extrême sud des Caraïbes, près du Venezuela. Colomb y débarque en 1498. A la fin du XVIII° s, des planteurs venus des Antilles françaises avec leurs esclaves d’origine africaine développent leurs exploitations agricoles. La population servile, qui a d’abord transité par d’autres colonies caribéennes, importe avec elle le créole patwa, ses musiques, en particulier le Kalinda, qui accompagne les joutes chorégraphiées des combats de bâtons, et surtout le carnaval. En 1797, Trinidad passe sous contrôle britannique. C’est dans ce contexte qu’apparaît le calypso, une musique métisse, fruit de la symbiose de chants de travail africains, des danses et mascarades du carnaval français, de la langue anglaise et des influences du jazz américain. Au calypso traditionnel s’ajoute des instruments de musique, comme le steel pan, un instrument fabriqué à partir de barils de pétrole usagers et dont on joue grâce à des mailloches. 

Lord Invader vers 1940. [The Library of Congress, No restrictions, via Wikimedia Commons]
 

Les chanteurs ou calypsonians se font les chroniqueurs de la société de leurs temps, dénonçant tour à tour les turpitudes des maîtres au temps de l’esclavage, l’oppression colonialiste, la marginalisation des classes populaires par une élite politique distante… L’interdiction de jouer une musique bruyante dans la rue incite les chanteurs à se produire dans des installations de fortune appelées tentes, dans lesquelles on pénètre contre une somme modique. L’irrévérence des commentaires politiques et sociaux contenus dans les chansons confère un rôle considérable à des chanteurs strictement surveillés par les autorités et largement censurés jusqu’au début des années 1950. Ils s’affrontent dans le cadre d’un concours annuel qui désigne le roi du calypso. Les pionniers - Atilla the Hun, Roaring Lion – mettent en scène de petites histoires chantées. Leurs successeurs - Lord Invader, Lord Kitchener, Mighty Sparrow - accèdent, eux, à la célébrité internationale. 


Les années d’esclavage et les souffrances endurées, la quête des origines africaines, la fierté noire sont des thèmes récurrents des calypsos. Exemple avec « The slave » de Mighty Sparrow, en 1962 : « Je suis un esclave venu d’un pays lointain / J’ai été attrapé et amené ici d’Afrique / Forcé de rester à genoux pendant des semaines avant de traverser les mers pour atteindre les Antilles / plusieurs fois j’ai voulu m’enfuir, mais l’esclavagiste anglais était là avec son arme, prêt à tirer et à me tuer. Aujourd’hui encore, je prie et j’étudie la meilleure de m’enfuir. Mais à chaque fois, je repense au fouet et aux chiens, et mon corps commence à trembler. » Dans "Going back home to Africa", Lord Invader rappelle que s'il est bien un "West Indian", ses ancêtres n'en sont pas moins des Africains, ce qui l'incite à regagner la terre mère des aïeux. Lord Kitchener fustige au contraire ceux qui renient leurs origines africaines.«Tu détestes le mot Afrique / la région d'origine de ton arrière-grand-père (...) Tu préfères être parmi les Blancs / plutôt que défendre les droits de ton père.» Dans « God made us all (Ode to the negro race) » ; Lord Pretender chante : « Certains croient que les Noirs descendent du singe et de l’âne / S’ils avaient le pouvoir, / ils ne tarderaient pas à nous effacer de l’humanité, / mais les Hommes sont nés avec une égale volonté de trouver le bonheur et la liberté / Nous sommes tous des produits de Dieu / Personne en ce monde ne nous est supérieur. »

 

Au cours de la Seconde Guerre mondiale, des milliers de soldats américains sont stationnés dans les bases militaires de Trinidad. L’arrivée des GIs bouleverse toute la société trinidadienne, alors dominée par l’élite blanche britannique ou créole, pour laquelle le maintien de la hiérarchie raciale était impératif. Or, en s’affichant publiquement avec des femmes de couleurs, les soldats américains blancs suscitent l’indignation des élites de la colonie, d'autant que la présence des bases s’accompagne de l’essor d’activités interlopes.

En 1943, Lord Invader chante Rum and Coca-Cola, sur une musique composée par Lionel Belasco en 1906 (à partir d’un chant folklorique martiniquais). Il y dénonce la présence des GIs dans l’île, car elle favoriserait l’alcoolisme et la prostitution des jeunes trinidadiennes pauvres de la Pointe Cumana, le village le plus proche de la base de Chaguarmas. « Et quand les Ricains arrivèrent à Trinidad la première fois / Certaines jeunes filles étaient plus qu’heureuses / Elles disaient que les Yankees les traitaient bien / Et leur donnaient un meilleur prix. / Ils achetaient du rhum et du coca / Allaient à Punto Cumana / Les mères et les filles travaillaient pour le dollar yankee. De passage à Trinidad, le comédien Moorey Amsterdam entend le titre qu’il s’empresse de s’approprier et de proposer aux Andrews Sisters, les grandes vedettes de la chanson américaine au cours de la guerre. (1) En octobre 1944, le trio entre en studio. Les trois sœurs, qui chantent en parfaite symbiose sur un arrangement particulièrement harmonieux, décrochent la timbale, écoulant 7 millions de copies de l’enregistrement. Les paroles ont été expurgées de tout contenu social ou sexuel trop explicite, pour mieux mettre en valeur Trinidad, dépeinte comme un petit paradis tropical. 


La présence des Américains à Trinidad suscite décidément de vives tensions. « Yankee dollar », une autre chanson de Lord Invader, aborde le même thème que "Rum and Coca-Cola", tout en adoptant un angle plus anticolonial et machiste. Le calypsonian s’y plaint que la femme qu’il convoite préfère un soldat américain et ses dollars à un indigène sans le sou. 

Une fois la guerre terminée, les GI's regagnent leurs pénates, abandonnant les enfants qu'ils avaient eu avec des trinidadiennes. Un comportement que dénonce Mighty terror dans son morceau "Brown Skin Girl". "Fille à la peau brune reste à la maison et pense à bébé. / Je m'en vais, en voilier / Et si je ne reviens pas / reste à la maison et fais attention à bébé."« Yankees gone (Jean and Dinah) » de Mighty Sparrow se réjouit du départ des soldats américains: « C'est à nouveau le temps des play-boys / Nous allons régner sur Port of Spain / Plus de yankee pour gâcher la fête / Dorothy n'a qu'à faire avec ce qu'elle a / Tous ceux qui prenaient des grands airs / Eh bien, ils se contentent de n'importe quoi pour un sourire / Plus d'hôtel pour te reposer / A la sueur de ton front, tu dois gagner ton pain. »


A la faveur d’une loi votée au lendemain de la seconde guerre mondiale, tous les habitants du Commonwealth obtiennent la nationalité britannique. Le Royaume Uni, qui se relève à peine du conflit, a besoin de bras pour achever sa reconstruction. En quête d’une vie meilleure, de nombreux natifs des Indes occidentales décident de s’installer en métropole. En 1948, sur le bateau qui le conduit en Angleterre - l’Empire Windrush qui donnera son nom à la première génération d’immigrés caribéens au RU - Lord Kitchener compose « London is the place for me». Le chanteur y loue l’accueil cordial que lui réserve les Anglais et exprime sa joie de visiter ce qu’il qualifie encore de « Mère patrie ». L’enthousiasme est palpable. Le vent tourne vite cependant avec l'accession à l'indépendance des anciennes colonies caribéennes. En 1962 et 1971, le gouvernement britannique instaure une politique migratoire restrictive. Les immigrés subissent de multiples discriminations raciales, reflet de la xénophobie ambiante, ce dont témoigne le discours d’Enoch Powell sur les « rivières de sang » (1968) ou encore l’essor du National Front.

La décolonisation de l'empire britannique est célébrée par certains calypsos. En 1957, dans Birth of Ghana, Lord Kitchener, le grand maître du calypso dont le nom est emprunté au célèbre maréchal de l’Empire britannique, salue l’avènement du nouvel État et de son nouveau dirigeant Kwame Nkrumah. 


Hormis « Rum and coca cola », d’autres calypsos connaissent un succès retentissant et s’exportent dans le monde entier. C’est le cas du tube Shame and Scandal composé par Sir Lancelot en 1943. Les paroles offrent un bon condensé de la dimension satirique du calypso, qui sait aussi être léger et grivois. « A Trinidad vivait une famille, Il y avait la mère, le père. Le fils, qui voulait se marier alla voir son père qui lui dit : « Non, tu ne peux pas te marier. Cette fille est ta sœur et ta mère ne le sait pas. » Il fit le tour de la famille jusqu’à ce qu’il tombe sur sa mère qui lui dit : « Va, mon fils, tu peux y aller, car ton père n’est pas ton père et ton père ne le sait pas ».

En 1956, Le disque Calypso enregistré par l’acteur et chanteur Afro américain Harry Belafonte est le premier de l’histoire à s’écouler à plus d’un million d’exemplaires, ce qui contribue à diffuser le genre hors de Trinidad. Exemple avec le morceau « Matilda ». Les flux migratoires en provenance de l'île, ainsi que l’essor du carnaval de Notting Hill, participent également à l’essor du calypso en Grande Bretagne.


C° Aujourd’hui, même si il est un peu passé de mode, le calypso,  et sa petite sœur la soca, continuent d'incarner l’identité culturelle de la Trinité. 

Rappel:

L'histgeobox dispose désormais d'un podcast diffusé sur différentes plateformes (n'hésitez pas à vous abonner). Ce billet fait l'objet d'une émission à écouter via le lecteur intégré ci-dessous:

 Note:

1. Entre la fin des années 1930 et la seconde guerre mondiale, les trois sœurs connaissent un immense succès. Au cours du conflit, elles tentent de remonter le moral des troupes avec leurs chansons légères et optimistes.

 Sources:

A. "Génération Windrush" | Miam des Médias

B. "La Même Mais Pas Pareil - Rum & Coca Cola" par Tartine ta culture.

C. "Le Calypso - improviser à mots couverts" par Mondorama.

D. "Rhum, Coca-Cola et modernité", 1, 2, 3 par CARIB'HIST.

E. "Migration et musiques (1): London is the place to be" par pointculture.be

F. Bruno Blum: "Les musiques des Caraïbes. T1. Du vaudou au calypso", Le Castor castral, 2021.

 

mardi 20 décembre 2022

Chansons pop et péril atomique dans les années 1980.

L'histgeobox dispose désormais d'un podcast diffusé sur différentes plateformes (n'hésitez pas à vous abonner). Ce billet fait l'objet d'une émission à écouter via le lecteur intégré ci-dessous:
 

 ***

En 1949, l’URSS parvient à se doter de l’arme atomique, rejoignant ainsi les EU dans le club très fermé des détenteurs de la bombe. De la sorte, dans le nouveau contexte de guerre froide, les deux Grands se neutralisent. Les nouvelles armes de destruction massive contribuent alors à créer un nouvel équilibre de la terreur. En 1962, la crise des fusées de Cuba fait prendre conscience du risque d’apocalypse nucléaire pour la planète. Les deux camps ouvrent des négociations permettant de réduire leurs arsenaux respectifs. Mais, à partir de la fin des années 1970, la course aux armements reprend de plus bel, précipitant le continent européen dans ce que l’on appelle la crise des euromissiles. La perspective de l’Armageddon nucléaire refait surface, faisant prendre conscience à tous que le monde se trouve sur un baril de poudre que la moindre étincelle pourrait faire exploser. 

SS 20 vs Pershing II Cliff, CC BY 2.0 via Wikimedia Commons

En 1977, Le durcissement de ton entre l’est et l’ouest trouve son origine dans la décision des Soviétiques de remplacer de vieux missiles stationnés en Europe de l’est par les SS 20, une nouvelle génération de missiles de moyenne portée, beaucoup plus précis. Le rayon d’action de 5 000 km ne permet pas d’atteindre les États-Unis, mais place toute l’Europe occidentale sous la menace du feu nucléaire. Les Américains ripostent aussitôt, proposant à leurs alliés (le RU, la RFA) d’implanter sur leur sol des euromissiles : des Cruise, des Pershing II. L’angoisse monte d’un cran. Les arsenaux en présence laissent redouter qu’un incident ne se transforme en casus belli et ne précipite une fois de plus l’Europe dans la guerre.

La crise des euromissiles témoigne d’une militarisation excessive et d’une inflation des dépenses militaires. Ronald Reagan entend restaurer le prestige des Etats-Unis après le traumatisme de la guerre du Vietnam. Cherchant à diaboliser l’adversaire, le nouveau président américain se lance alors dans une surenchère rhétorique. Face à ce qu’il nomme « l’empire du mal », il décide d’intensifier la course aux armements, bien conscient des faiblesses de l’économie russe. C’est en cherchant à répondre au programme américain de création d’un bouclier antimissile - le fameux Star War - en 1983, que les Soviétiques partent à la faute. Au moment où l’URSS s’enfonce toujours plus avant dans la guerre en Afghanistan, les dépenses militaires deviennent intenables.


Au cours de la décennie 1980, le spectre nucléaire inspire aux musiciens pop des dizaines de chansons. Toutes les chansons retenues ici datent de la première moitié des années 1980 - la sélection étant loin d’être exhaustive - ce qui témoigne de l’acuité de la crainte que fait alors peser l’installation des missiles. 

 Avec "The Earth Dies Screaming", UB 40 propose une déambulation reggae dans les ruines d’une planète ravagée par la bombe. En 1985, pour sa chanson « Russians », Sting emprunte la mélodie à une suite d’orchestre de Prokofiev (Le Lieutenant Kijé). Les paroles dénoncent l’escalade des réactions entre les deux blocs et renvoient dos à dos les deux Grands dont les promesses semblent bien dérisoires. Quand Sting chante : « Reagan dit, nous vous protégerons », il se réfère au programme d’Initiative de défense stratégique, qui prévoyait la mise en place d’un bouclier anti-missile. Plus loin, il s’interroge : « Comment est-ce que je peux sauver mon petit garçon du jouet mortel d’Oppenheimer ? » Il évoque ici le physicien américain Robert Oppenheimer, directeur du projet « Manhattan », qui permit aux Américains de mettre au point la première bombe A. Le « petit garçon » (Little Boy en anglais) renvoie au surnom donnée à l’engin largué sur Hiroshima en 1945.


En 1980, Orchestral Manœuvres in the Dark cartonne avec le morceau « Enola Gay ». La musique new wave très entraînante contraste avec le thème, sinistre, de l'anéantissement d'Hiroshima. Le titre de la chanson correspond en effet au nom du B-29 ayant largué la bombe sur la ville japonaise. Un nom qui est aussi celui de la mère du pilote : une certaine ... Enola Gay. Les paroles mentionnent aussi le « petit garçon » qui fait la fierté de sa maman. Ce "baiser que tu donnes, il ne va jamais s'estomper", chante OMD. De fait, les deux charges d'uranium 235 de Little boy réduisent la ville en cendres.


La peur, contagieuse, donne naissance à un mouvement pacifiste de très grande ampleur. Les Européens de l’ouest redoutent que le vieux continent ne redevienne un champ de bataille nucléaire. « Breathing » de Kate Bush en 1980 témoigne de l’atmosphère anxiogène latente. Les paroles adoptent le point de vue d’un bébé dans le ventre de sa mère lors d’une période de retombées radioactives. Pressentant le désastre en cours, il décide de rester confiné à l’abri dans le ventre maternel. Il implore : « L’extérieur gagne l’intérieur, à travers sa peau / J’étais dehors avant / Mais cette fois l’intérieur est bien plus sain / La nuit dernière, dans le ciel / Une telle luminosité / Mon radar m’avertit d’un danger / Mais mon instinct me dit / De continuer à respirer »


L’anxiété est également palpable en ouverture du morceau « Forever young » d’Alphaville en 1984. « Dansons avec style, dansons pendant un moment / Le paradis terrestre peut attendre, on ne fait que scruter le ciel / Espérant le meilleur mais prévoyant le pire Vas-tu laisser tomber la bombe ou non ? »


D’importants défilés rassemblent des milliers de manifestants en France, en Grande Bretagne, en Italie, en Belgique et surtout en RFA où la société civile rejette l’équilibre de la terreur et la course éperdue aux armements. (1) Le titre « 99 luftballons » du groupe ouest-allemand Nena ironise sur la paranoïa générale qui pourrait transformer l’Europe en champ de ruines. Les paroles décrivent un lâcher de ballons de baudruche qui vire au drame. Dans le ciel, ils sont pris pour une attaque par les gardes est-allemands lors de leur franchissement du mur de Berlin. La riposte provoque aussitôt une explosion destructrice, qui dévaste la planète. 


Vamos a la playa est le tube italo-disco de l’été 1983, dont le refrain fédérateur « Allons à la plage / Oh oh oh oh » masque le vrai sujet du morceau. Le duo Righeira est Italien, mais chante en espagnol. Sur un ton enjoué, les paroles acides décrivent les conséquences désastreuses d’une explosion atomique : « Allons à la plage, la bombe a éclaté, les radiations grillent, et teintent de bleu. Allons à la plage, mettons tous un chapeau, le vent radioactif décolore les cheveux. Allons à la plage, voilà la mer est propre, plus de poissons puants, que de l’eau fluorescente. »


Dans la plupart des morceaux de l’époque consacrés au spectre nucléaire, la musique transcrit le climat anxiogène de l’époque et la crainte d'un bombardement imminent : minuterie de bombe, bourdonnement sourd de moteur d'avion, communication radio angoissante... Ex  avec "Man at C and A" (1980) des Specials : « Attention, attention, une attaque nucléaire.  Des sons atomiques conçus pour souffler votre esprit / Troisième Guerre mondiale. / Attaque nucléaire / nucléaire »

En 1984, la chanson « Two tribes » de Frankie goes to Hollywood reflète la crainte d'un conflit nucléaire global mettant en opposition les deux tribus, soit les EU et l’URSS, alors que la menace nucléaire se trouve à son apogée. Le morceau, ouvertement festif et joyeux transforme le champ de bataille en piste de danse. Dans le clip, Ronald Reagan et Chernenko s’affrontent au cours d’un combat de catch. Les versions longues du morceau utilisent des samples de messages télévisés britanniques indiquant aux téléspectateurs la conduite à tenir en cas d’attaque nucléaire. Une voix off explique que « pour des raisons aujourd’hui oubliées, deux puissantes tribus sont entrées en guerre et ont allumé un brasier qui les a dévorées toutes les deux. » Une chanson délirante, festive, mais puissamment pacifiste.


L’accession au pouvoir de Gorbatchev fait souffler un vent de réformes. En 1985, après une succession de gérontes (Brejnev, Andropov et Chernenko), un dirigeant jeune (54 ans) accède au pouvoir avec la ferme intention de réformer un modèle soviétique sclérosé. Le dirigeant introduit un soupçon de capitalisme dans l’économie soviétique et engage une politique de transparence. En parallèle, il affiche sa volonté de mettre un terme à la course aux armements et pratique la politique de la main tendue. Gorbatchev n’a pas d’autre choix que de réduire les dépenses militaires pour réinjecter cet argent dans l’économie afin de la moderniser. Les Etats -Unis, également en proie à des difficultés économiques, acceptent de donner des gages et négocient dans le cadre du renouvellement des accords Start de limitation des armements. Le 8 décembre 1987, la signature du traité de Washington sur les forces nucléaires à portée intermédiaire, vient mettre un point final à la crise des euromissiles et contribue à la normalisation des relations avec l’URSS. Dès lors, la tension autour de la crise des euromissiles diminue. 


Laissons le mot de la fin à Sun Ra qui résumait dans son « Nuclear war » (1982) les conséquences funestes de l'usage de la bombe atomique. « Guerre nucléaire, ils parlent de guerre nucléaire, / Putain de ta mère ? Si ils appuient sur le bouton ton cul va s’envoler / Ils vont t’exploser / Tu pourras bientôt embrasser ton cul / Au revoir.»

Notes:

1. En dépit des mouvements de protestation, les gouvernements tiennent bon. Mitterrand ironise : « Les missiles sont à l’est, les pacifistes sont à l’ouest. »

Sources:

A. Benjamin König: «Vamos a la playa… sous la bombe atomique», L'Humanité, 16 juillet 2020.

B. «Nena narre l'Histoire ; comment dit-on "apocalypse nucléaire" en allemand ?» et «Vamos a la playa par le duo Righeira» dans Tube & Co de Rebecca Manzoni.

C. Picachanson n°26: "Vamos a la playa

D. Plusieurs morceaux ont fait l'objet d'un billet dans l'histgeobox: "Russians", "99 luftballons", "Enola Gay"

Lien:

- En cadence #15 : Apocalypse Now

samedi 10 décembre 2022

"Glad to be gay": Les chansons ayant accompagné l’affirmation de l’homosexualité masculine dans le Royaume-Uni des années 1970 et 1980.

Dans les années 1970-1980, l’homosexualité n’est plus considérée au RU comme un délit. Les relations entre adultes du même sexe de 21 ans et plus sont autorisées depuis 1967 (contre 16 pour les hétérosexuels). Cependant, les homosexuels restent largement discriminés et marginalisés dans une société où l’homophobie reste latente.

Face à cette chappe de plomb, les artistes restent discrets sur leurs orientations sexuelles. Freddie Mercury, George Michael, Marc Almond de Soft Cell ou Boy George tardent à sortir du placard. Il faut dire qu’à l’époque, faire son coming out pouvait ruiner une carrière. D’autres cherchent à donner le change, à l’instar d’Elton John, qui convole en justes noces en 1984.

En 1976, Rod Stewart jette un pavé dans la marre avec « The killing of Georgie ». Les paroles racontent l’histoire d’un jeune homosexuel mis à la rue par ses parents. La mère pleure, le père se demande ce qu’il a raté dans son éducation. Georgie part pour NY. Enfin accepté pour ce qu’il est, il vit, heureux, et s’impose comme la coqueluche de Broadway. Mais il est tué par une bande alors qu’il rentre chez lui après un spectacle. La chanson importante car elle est le premier grand succès pop dont le sujet central est le droit à vivre sa sexualité librement, sans verser dans la caricature ni le stéréotype. Un message pro gay dans une époque qui ne l’est pas. La chanson souligne l’hypocrisie des années 1970.


Actif à partir de la fin des années 1970, le Tom Robinson Band est un groupe, très politisé qui milite, notamment en faveur de la cause homosexuelle. En 1978, il livre une des premières chansons d’indépendance homosexuelle avec le tube « Sing if you’re glad to be gay », dont le refrain fait:

« Chante si tu es content d’être gay
Chante si tu es heureux comme ça 
»

Le titre s’ouvre sur une dédicace à l’OMS qui considère alors l’homosexualité comme une maladie mentale. Bien que la chanson soit un tube, la BBC refuse cependant de diffuser. Les paroles énumèrent les discriminations persistantes à l’égard des homosexuels : la fermeture des bars par la police sous des prétextes bidons, l’assimilation de la représentation d’un corps masculin nu à de la pornographie, les violences physiques contre les gays. Le dernier couplet, plein d’ironie, explique aux homos comment donner l’illusion d’être de parfaits machos homophobes afin de ne pas avoir d’ennuis. 

 

Tom Robinson enregistre plusieurs versions du morceau dont il adapte les paroles en fonction des événements. Dans une version de  1996, il introduit un nouveau couplet chanté a cappella : « Si la révolution homosexuelle signifie la liberté pour tous / Attention, à l’inverse, une étiquette n’est pas du tout une libération. / Je suis ici, je suis un homosexuel. / Je fais ce que j’ai à faire, mais je ne veux pas être enfermé dans une camisole de force pour vous. »

En 1984, pour la première fois, un trio de garçons se présente comme ouvertement homosexuels, et fiers de l’être : le Bronski Beat. Jimmy Sommerville, le leader, a le crâne rasé, arbore t-shirt, jeans et Doc Martens. Il possède une voix phénoménale. L’avènement des synthétiseurs permet au groupe de marier l'électronique à la Hi-NRG, la pop à la disco. 


 Smalltown boy est l’histoire d’un garçon qui quitte sa petite ville de province pour tenter de trouver l’amour à la capitale. Jimmy Somerville y raconte le quotidien d’un jeune gay et la difficulté à vivre son homosexualité dans l’environnement hostile qu’est celui de l’Angleterre homophobe des années Thatcher. « Malmené et maltraité / Toujours un garçon seul / Tu étais celui / dont ils parlaient dans toute la ville / Celui qu’ils humiliaient » La chanson, qui remporte un très grand succès, devient l’emblème d’une visibilité nouvelle pour les homos.

Le premier album du Bronski Beat, « The age of consent », comprend d’autres tubes, dont le morceau Why. Sommerville y chante : « Toi et tes fausses valeurs, déchirant ma vie, me condamnant. / Tu me qualifies de maladie /Tu me dis que c'est péché - jamais je ne me suis senti coupable / Jamais ne m'y suis abaissé. » Le morceau  Ain't necessarily so, reprend une chanson de l'opéra Porgy and Bess de George et Ira Gershwin. La version originale évoquait la condition des Afro américains dans l'Amérique des années '20. Le Bronski Beat adapte la sienne à celle des homosexuels  soixante ans plus tard. Sur la pochette du disque figure un triangle rose, en hommage aux homosexuels disparus dans les camps de concentration au cours du IIIème Reich. Tom Robinson Band avait fait de même sur un disque live en 1979.


Lors des élections législatives de 1987, le parti conservateur dénonce la présence d’un livre (« Jenny lives with Eric and Martin » ) abordant la question de l’homosexualité et de l’homoparentalité dans deux écoles. Pour les Torys, il s’agit d’une tentative de corruption de la jeunesse.  La polémique mène à l’adoption en 1988 de la section 28, un amendement interdisant de faire la « promotion » de l’homosexualité. Pour ses partisans, cela permettait de s’opposer à l’évocation de l’homosexualité par des enseignants dans un cadre pédagogique. Cela empêchait également de faire de la prévention dans le cadre de la lutte contre le VIH. Une homophobie institutionnelle vient ainsi compléter l’homophobie latente, au moment où les médias qui rapportent les premiers cas de sida, associent la maladie à l’homosexualité, contribuant à ostraciser les individus identifiés comme gays.   

 : Depuis lors, la situation des homosexuels s’est considérablement améliorée au Royaume Uni. Toutefois, pour les gays, la vigilance est de mise. En 2016, quarante ans après la création de sa chanson, Tom Robinson chante de nouveau « Glad to be gay » ou plutôt « glad to be May » devant le 10 Downing Street. Theresa May vient en effet d’être désignée première ministre. L’artiste se rappelle ainsi au bon souvenir de celle qui avait refusé en 1998 de voter en faveur de l’alignement de l’âge du consentement sexuel des homos sur celui des hétéros. En 2002, elle s’était également opposée au droit à l’adoption pour les couples du même sexe.

 

Sources:

A. SL Taylor: "The Last Word", Glad to be gay _ Tom robinson

B. Isabelle B. Price: "Glad to be gay de Tom Robinson", Univers-L.com 

C. Caroline Pintupie:"Smalltown boy de Bronski Beat", Univers-L.com

D. "The last word" [gladtobegay.net]

L'histgeobox dispose désormais d'un podcast diffusé sur différentes plateformes (n'hésitez pas à vous abonner). Ce billet fait l'objet d'une émission à écouter via le lecteur intégré ci-dessous:

jeudi 1 décembre 2022

Dans l'Inde de Modi, l'islamophobie des nationalistes hindous s'épanouit en musique.

Depuis l'arrivée au pouvoir de Narendra Modi en Inde en 2014, les attaques commises par les nationalistes hindous à l'encontre des populations musulmanes se multiplient. Aux origines de cette violence se trouve une idéologie suprémaciste partagée par le gouvernement et largement diffusée au sein de la société. L'hindutva, qui signifie "hindouité", a été inventée en 1923 par Vinayak Damodar Savarkar. Pour ce grand admirateur de Hitler, il faut faire de l'Inde une nation hindoue, dans laquelle les minorités ne disposeraient pas des mêmes droits que la majorité. L'hindutva se propage dans tout le pays à partir d'une organisation nommée RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh). Créée en 1925 et calquée sur les phalanges fascistes italiennes, la tentaculaire "organisation des volontaires nationaux" possède plus de 80 000 antennes locales. La branche politique du RSS n'est autre que le Bharatiya Janata Party, le Parti du peuple indien. Fondé en 1980, il compte environ six millions de membres à travers le pays.        

Mayur Bhatt, Ahmedabad, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

 

Avec l'accession de Modi au sommet de l'Etat, l'hindutva triomphe. Avant de devenir premier ministre, l'homme avait occupé pendant 14 ans le poste de Chief minister de l'état du Gujarat, dans lequel il avait laissé se développer de violents pogroms anti musulmans en 2002. Depuis son arrivée au pouvoir, Modi agit en tant que leader politique, mais aussi religieux, promouvant systématiquement l'hindouisme dans la sphère publique, que ce soit à l'école, dans le domaine culturel (1) ou scientifique. Populiste, charismatique, à la tête d'une machine politique efficace, l'homme brandit lors des campagnes électorales la menace du terrorisme, de l'islamisme, d'une domination imaginaire des musulmans...

Les tenants de l'hindutva cherche à faire main basse sur l'histoire. Le RSS s'emploie ainsi à expurger des manuels scolaires toute la période moghol (1526 à 1858), au cours de laquelle des empereurs musulmans dirigèrent la péninsule. Les nationalistes n'ont également jamais digéré la partition de l'Inde de 1947, à la suite de laquelle le pays est divisé en deux sur une base confessionnelle: l'Inde majoritairement hindoue et le Pakistan, majoritairement musulman. La scission s'est accompagnée d'un exode massif et sanglant, une cicatrice jamais cautérisée. La volonté des autorités de l'Uttar Pradesh de faire disparaître le Taj Mahal des dépliants touristiques, témoigne de cette volonté de nier ou d'invisibiliser l'héritage islamique de l'Inde.

 © Yann Forget / Wikimedia Commons

La faveur dont jouissent les hindous a pour corolaire la marginalisation des musulmans, dans le cadre d'une forme d'apartheid qui ne dit pas son nom. Ces derniers représentent pourtant 14% de la population indienne, soit 220 millions d'individus. Moins instruits, plus pauvres, sans représentation politique, ils subissent de multiples discriminations, notamment dans l'accès au logement et au travail. L'exclusion passe aussi par l'adoption de lois prises par les gouvernements régionaux et le pouvoir central: 

>abrogation de l'autonomie du Cachemire en 2019, seul état dans lequel la majorité de la population est musulmane

>réforme de la nationalité qui légalise des migrants venus des pays extérieurs à l'exception des musulmans, 

> loi sur la protection de la vache qui interdit le commerce et l'abattage, visant donc spécifiquement les musulmans et les chrétiens qui consomment du bœuf,

> interdiction du port du voile pour les jeunes filles dans l'état du Karnataka, alors qu'en Inde les signes religieux ne sont pas interdits dans l'espace public.

Kaustubh Tripathi, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons
  

L'hindutva est une arme électorale redoutable. Non seulement elle permet de détourner les Indiens des vrais problèmes du pays tels que la gestion calamiteuse de la crise sanitaire Covid ou des difficultés économiques, mais elle permet en outre d'entretenir une fièvre obsidionale capable de souder les hindous contre un ennemi imaginaire. L'islamophobie alimente les délires complotistes des tenants de l'hindutva. Les hommes musulmans sont accusés de mener un "djihad amoureux" consistant à prendre une femme hindoue pour épouse afin de la convertir. En outre, ils pratiqueraient la polygamie afin d'avoir beaucoup d'enfants, ce qui permettrait de submerger les hindous sous le nombre: une sorte de "grand remplacement" hindou. L'idéologie dominante fonctionne comme un rouleau compresseur qui lamine et marginalise toute opposition. La communauté internationale ne réagissant pas - les intérêts commerciaux passant après la défense des droits de l'homme - les violences se perpétuent à huis clos, pépouzes.

Dans ce contexte, le BJP peut cautionner les violences islamophobes qui surviennent régulièrement à l'occasion des fêtes religieuses hindoues. Les attaques se déroulent selon les mêmes modalités comme en attestent la vague de violences du printemps 2022. Le 10 avril , à Khargone, dans l’État du Madhya Pradesh, plusieurs centaines d'individus menaçants défilent devant les quartiers musulmans et les mosquées. Ils scandent des slogans hostiles, profèrent des insultes, tandis que de grosses enceintes crachent des chansons appelant à la violence. Le 16 avril 2022, dans le quartier de Jahangirpuri, au nord de New Delhi, plusieurs centaines d'individus drapés de vêtements couleurs safran et munis de drapeaux, de sabres, de pistolets, investissent en procession les enclaves musulmanes. Animés par une fureur frénétique, les membres du cortège entonnent  des chansons provocantes à l'encontre des musulmans. Dans un jeu d'accusation en miroir, et alors qu'ils n'ont eu de cesse d'attiser la haine des musulmans, les membres locaux du BJP imputent les violences aux migrants illégaux bangladais et rohingyas. Dès lors, les musulmans sont arrêtés, leurs maisons détruites ou incendiées. « Le bulldozer est peut-être devenu le symbole prééminent du BJP, utilisé pour cibler les musulmans et les sections les plus vulnérables de la société afin de faire fi de la Constitution. (…) Il est devenu le symbole de la démolition de tout espoir que les musulmans pourraient avoir dans les institutions indiennes », écrit Ali Khan Mahmudabad, professeur d’histoire à l’université Ashoka, dans une tribune diffusée par le site d’informations Scroll


Les violences contre les musulmans en Inde s'inscrivent dans une longue histoire, mais un phénomène nouveau émerge ces dernières années: l'importance prise par les chants incendiaires dans la perpétuation des agressions. Les cortèges des provocateurs se déplacent toujours en musique et lorsqu'ils passent devant une mosquée, le volume est poussé au maximum afin de susciter la réaction des musulmans. Entre les mains des suprémacistes hindous, la musique s'impose comme un redoutable outil de stigmatisation, une forme de dévotion et de propagande particulièrement efficace et insidieuse du point de vue des nationalistes. Depuis les années 1990, ces derniers ont pour habitude de diffuser des cassettes audios contenant des chansons haineuses, dont l'objet principal consiste à attiser les  sentiments anti-musulmans. Sur des airs de musique popularisés par Bollywood, les chanteurs incitent à se débarrasser des musulmans. La dimension fédératrice et participative de la musique la rend d'autant plus dangereuse que le pays est  socialement très divisé. En rassemblant les classes, elle devient un véhicule puissant pour les diffuseurs de haine antimusulmane. Dès lors, les DJ hindutva transmettent la colère avec une efficacité comparable à celle des imprécateurs les plus véhéments. "Les jeunes hommes qui dansaient le breakdance dans les processions de Rama Navami étaient divisés par classes et par castes. Mais pour haïr les musulmans, ils étaient tous unis." (source J)

Dans les cortèges, on menace de tuer ceux qui refuseraient d'entonner « Jai Shri Ram ! » (« Saluez le dieu Rama ! »), le chant de ralliement des extrémistes hindous. Une des chansons les plus véhémentes, et les plus populaires, se nomme "Topiwalas" (les vidéos ont, pour l'instant, été retirées pour incitation à la haine raciale), ce qui signifie porteur de calotte, une référence aux musulmans. Sandeep Chaturvedi y prophétise: "Le jour où l'hindou se réveillera. Le résultat final parlera. L'homme à la calotte dira Hindoustan en baissant les yeux vers le sol."Un titre capable d'électriser la foule des manifestants au point que l'un d'entre eux rapporte que: "Quand on entend cette chanson, on se sent plus fort. Ça nous donne envie de tuer tous les musulmans autour de nous." (source J)

Certains chanteurs font de l'islamophobie leur fonds de commerce. Et ça marche. Par le biais d'internet et des réseaux sociaux, les morceaux se diffusent, bénéficiant souvent d'une grande popularité. Des centaines de clips donnent à voir toujours les mêmes intervenants: paysans, soldats, scènes de guerre, drapeaux safran, dieux et déesses en colère, mais aussi le yogi Adityanath, connu pour sa rhétorique anti musulmane, ou encore Navandra Modi. Les titres proposent leur version (mensongère) de l'histoire, comme lorsqu'ils justifient la destruction de la mosquée Babri Masjid. (2

Ces prophètes de malheur ont pour nom: 

> Sandeep Acharya, un des précurseurs de la "bhagwa music" (musique safran), se targue de ne jamais avoir eu d'ami musulman. Originaire d'Ayodhya, il s'est spécialisé dans les morceaux aux paroles offensantes pour les musulmans. "Prenez vos épées et sortez pour éliminer ceux qui promeuvent l'amour du Jihad", chante-t-il dans l'un d'entre eux.

> Laxmi Dubey multiplie les appels à la violence dans des morceaux aux paroles explicites. Elle y exhorte son auditoire à couper la langue des ennemis qui parlent contre le dieu Rama”, quand elle ne menace pas ouvertement les musulmans: "Si vous voulez rester en Inde, apprenez à réciter vande mataram. (3) Apprenez à faire l'éloge de la patrie et ne franchissez pas les limites." 


> Sanjay Faizabadi accède à la notoriété grâce au titre "Pakistan, reste à ta place", un morceau vu plus de 12 millions de fois en deux ans sur YouTube. Habillé d'un treillis et d'un camouflage ridicule, il vitupère plus qu'il ne chante: "Nous viendrons au Pakistan pour jouer aux billes avec vos yeux", menace-t-il. 

> Dans son titre Narsimhanand jagave, Upendra Rana chante: "Ils [les musulmans] veulent transformer l'Inde en un État islamique. (...) Ils craignent les hindous. Ils ne devraient pas faire partie de la nation et les hindous ne peuvent vivre avec ces traîtres." Au début de sa carrière, l'homme enregistre du Bhajan, le chant dévotionnel de l'hindouisme à la gloire des principales divinités (Shiva, Krishna, Lakshmi, Ganesh). A partir de 2017, ses chansons louent les dirigeants et les guerriers hindous du passé

Prem Krishnavanshi, un ancien ingénieur, peine dans un premier temps à percer à Bollywood, avant de finalement trouver son public en interprétant des morceaux nationalistes anti musulmans. Dans un de ses plus grands succès, il vomit les paroles écrites par Sandeep Acharya: "L'Inde est pour les hindous. Musulmans, allez au Pakistan" ou encore " vous n’êtes pas humains, vous êtes des bouchers ; c’en est assez de la fraternité hindou-musulmane" Dans d'autres morceaux, il qualifie les empereurs moghols d'"envahisseurs", accusés d'avoir répandu l'islam par la violence.  

> Pooja Golhani appelle de ses vœux la création d'une Inde exclusivement peuplée d'hindous (Hindustan Jindabad ) et débarrassée des musulmans. Ses clips, visionnés à plusieurs millions de reprises, mettent en scène des hordes de nationalistes, tout de safran vêtus.

> Varun Bahar entonne: "Ceux qui arborent la couleur safran écrasent tout le monde sous leur poids / Ils marchent, fiers, en bombant le torse / Quiconque ne dit pas "Jai shri Ram", envoyons le au cimetière (...) Quiconque s'oppose à Ram, nous l'enterrerons vivant." La violence et les appels au meurtre contenus dans les paroles  contraignent les autorités à arrêter le chanteur, dont la libération intervient cependant rapidement.

> Les DJ ne sont pas en reste. Les titres diffusés samplent des extraits de discours de Modi ou de prêcheurs de haine. DJ JK Jhansi, Lucky DJ, DJ Sid Jhansi, Shiv Chatrapati y voient surtout un excellent moyen de se faire connaître. 


Malgré la qualité de production ringarde, la synchronisation labiale très approximative, les rythmes techno ultra répétitifs, la popularité des chansons haineuses ne cesse de grandir, au point de donner naissance à de véritables genres musicaux: pop safran, hindutva pop ou disc Jokey hindutva. Les vidéoclips diffusés sur la toile y atteignent des millions de vues.

Les incitations à la haine religieuse contenues dans les paroles enfreignent le code pénal indien sans que cela n'incite le parti au pouvoir à engager des poursuites judiciaires. Au contraire, le BJP invite les chanteurs à se produire dans les meetings, débloque des financements, facilite l'accès aux médias amis...

Ce petit tour d'horizon laisse mal augurer de l'avenir. En Inde, les conditions préalables à des violences généralisées de très grande ampleur semblent aujourd'hui réunies. La question n'est plus de savoir si ce type de pogroms est possible, mais quand ils surviendront.

Notes:

1. En 2022, Kashmir files sort sur les écrans. Le film, qui raconte l'exode forcé des pandits du Cachemire, omet toute une partie de l'histoire. En livrant une description totalement caricaturale des musulmans, il contribue davantage encore à leur stigmatisation par une grande partie de l'opinion publique indienne. Il est utilisé comme une arme de propagande redoutable. 

2. Construite au XVI° siècle, à Ayodhya, sur un site sacré pour les Hindous, la mosquée est détruite par des nationalistes en colère, en 1992.  

3. les deux premiers vers d'un poème de Bankin Chandra Chattopadhyay choisis comme hymne national en 1937 se réfèrent à la déesse hindoue Durga. 

Sources:

A. "Les beaux jours de la hindutva pop" [RTS]

B. Plusieurs vidéos reviennent sur l'essor de l'hindutva pop: Al Jazeera, Arré, The Quint, The Print.

C. Podcast Le Monde: "En Inde, une vague d'islamophobie nourrie par le pouvoir."

D. "Comment le gouvernement de Narendra Modi stigmatise de plus en plus les musulmans" Témoins d'actu, un podcast de RFI.

E. "Enquête sur le vrai visage de Narendra Modi" [Télérama]

F. "Modi sans réaction face à un déferlement de haine envers les musulmans.", Le Monde du 18 avril 2022. 

G. Brahma Prakash: "La petite musique de haine de l'hindutva", Courrier international n° 1644 du 5 au 12 mai 2022.