jeudi 1 décembre 2022

Dans l'Inde de Modi, l'islamophobie des nationalistes hindous s'épanouit en musique.

Depuis l'arrivée au pouvoir de Narendra Modi en Inde en 2014, les attaques commises par les nationalistes hindous à l'encontre des populations musulmanes se multiplient. Aux origines de cette violence se trouve une idéologie suprémaciste partagée par le gouvernement et largement diffusée au sein de la société. L'hindutva, qui signifie "hindouité", a été inventée en 1923 par Vinayak Damodar Savarkar. Pour ce grand admirateur de Hitler, il faut faire de l'Inde une nation hindoue, dans laquelle les minorités ne disposeraient pas des mêmes droits que la majorité. L'hindutva se propage dans tout le pays à partir d'une organisation nommée RSS (Rashtriya Swayamsevak Sangh). Créée en 1925 et calquée sur les phalanges fascistes italiennes, la tentaculaire "organisation des volontaires nationaux" possède plus de 80 000 antennes locales. La branche politique du RSS n'est autre que le Bharatiya Janata Party, le Parti du peuple indien. Fondé en 1980, il compte environ six millions de membres à travers le pays.        

Mayur Bhatt, Ahmedabad, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

 

Avec l'accession de Modi au sommet de l'Etat, l'hindutva triomphe. Avant de devenir premier ministre, l'homme avait occupé pendant 14 ans le poste de Chief minister de l'état du Gujarat, dans lequel il avait laissé se développer de violents pogroms anti musulmans en 2002. Depuis son arrivée au pouvoir, Modi agit en tant que leader politique, mais aussi religieux, promouvant systématiquement l'hindouisme dans la sphère publique, que ce soit à l'école, dans le domaine culturel (1) ou scientifique. Populiste, charismatique, à la tête d'une machine politique efficace, l'homme brandit lors des campagnes électorales la menace du terrorisme, de l'islamisme, d'une domination imaginaire des musulmans...

Les tenants de l'hindutva cherche à faire main basse sur l'histoire. Le RSS s'emploie ainsi à expurger des manuels scolaires toute la période moghol (1526 à 1858), au cours de laquelle des empereurs musulmans dirigèrent la péninsule. Les nationalistes n'ont également jamais digéré la partition de l'Inde de 1947, à la suite de laquelle le pays est divisé en deux sur une base confessionnelle: l'Inde majoritairement hindoue et le Pakistan, majoritairement musulman. La scission s'est accompagnée d'un exode massif et sanglant, une cicatrice jamais cautérisée. La volonté des autorités de l'Uttar Pradesh de faire disparaître le Taj Mahal des dépliants touristiques, témoigne de cette volonté de nier ou d'invisibiliser l'héritage islamique de l'Inde.

 © Yann Forget / Wikimedia Commons

La faveur dont jouissent les hindous a pour corolaire la marginalisation des musulmans, dans le cadre d'une forme d'apartheid qui ne dit pas son nom. Ces derniers représentent pourtant 14% de la population indienne, soit 220 millions d'individus. Moins instruits, plus pauvres, sans représentation politique, ils subissent de multiples discriminations, notamment dans l'accès au logement et au travail. L'exclusion passe aussi par l'adoption de lois prises par les gouvernements régionaux et le pouvoir central: 

>abrogation de l'autonomie du Cachemire en 2019, seul état dans lequel la majorité de la population est musulmane

>réforme de la nationalité qui légalise des migrants venus des pays extérieurs à l'exception des musulmans, 

> loi sur la protection de la vache qui interdit le commerce et l'abattage, visant donc spécifiquement les musulmans et les chrétiens qui consomment du bœuf,

> interdiction du port du voile pour les jeunes filles dans l'état du Karnataka, alors qu'en Inde les signes religieux ne sont pas interdits dans l'espace public.

Kaustubh Tripathi, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons
  

L'hindutva est une arme électorale redoutable. Non seulement elle permet de détourner les Indiens des vrais problèmes du pays tels que la gestion calamiteuse de la crise sanitaire Covid ou des difficultés économiques, mais elle permet en outre d'entretenir une fièvre obsidionale capable de souder les hindous contre un ennemi imaginaire. L'islamophobie alimente les délires complotistes des tenants de l'hindutva. Les hommes musulmans sont accusés de mener un "djihad amoureux" consistant à prendre une femme hindoue pour épouse afin de la convertir. En outre, ils pratiqueraient la polygamie afin d'avoir beaucoup d'enfants, ce qui permettrait de submerger les hindous sous le nombre: une sorte de "grand remplacement" hindou. L'idéologie dominante fonctionne comme un rouleau compresseur qui lamine et marginalise toute opposition. La communauté internationale ne réagissant pas - les intérêts commerciaux passant après la défense des droits de l'homme - les violences se perpétuent à huis clos, pépouzes.

Dans ce contexte, le BJP peut cautionner les violences islamophobes qui surviennent régulièrement à l'occasion des fêtes religieuses hindoues. Les attaques se déroulent selon les mêmes modalités comme en attestent la vague de violences du printemps 2022. Le 10 avril , à Khargone, dans l’État du Madhya Pradesh, plusieurs centaines d'individus menaçants défilent devant les quartiers musulmans et les mosquées. Ils scandent des slogans hostiles, profèrent des insultes, tandis que de grosses enceintes crachent des chansons appelant à la violence. Le 16 avril 2022, dans le quartier de Jahangirpuri, au nord de New Delhi, plusieurs centaines d'individus drapés de vêtements couleurs safran et munis de drapeaux, de sabres, de pistolets, investissent en procession les enclaves musulmanes. Animés par une fureur frénétique, les membres du cortège entonnent  des chansons provocantes à l'encontre des musulmans. Dans un jeu d'accusation en miroir, et alors qu'ils n'ont eu de cesse d'attiser la haine des musulmans, les membres locaux du BJP imputent les violences aux migrants illégaux bangladais et rohingyas. Dès lors, les musulmans sont arrêtés, leurs maisons détruites ou incendiées. « Le bulldozer est peut-être devenu le symbole prééminent du BJP, utilisé pour cibler les musulmans et les sections les plus vulnérables de la société afin de faire fi de la Constitution. (…) Il est devenu le symbole de la démolition de tout espoir que les musulmans pourraient avoir dans les institutions indiennes », écrit Ali Khan Mahmudabad, professeur d’histoire à l’université Ashoka, dans une tribune diffusée par le site d’informations Scroll


Les violences contre les musulmans en Inde s'inscrivent dans une longue histoire, mais un phénomène nouveau émerge ces dernières années: l'importance prise par les chants incendiaires dans la perpétuation des agressions. Les cortèges des provocateurs se déplacent toujours en musique et lorsqu'ils passent devant une mosquée, le volume est poussé au maximum afin de susciter la réaction des musulmans. Entre les mains des suprémacistes hindous, la musique s'impose comme un redoutable outil de stigmatisation, une forme de dévotion et de propagande particulièrement efficace et insidieuse du point de vue des nationalistes. Depuis les années 1990, ces derniers ont pour habitude de diffuser des cassettes audios contenant des chansons haineuses, dont l'objet principal consiste à attiser les  sentiments anti-musulmans. Sur des airs de musique popularisés par Bollywood, les chanteurs incitent à se débarrasser des musulmans. La dimension fédératrice et participative de la musique la rend d'autant plus dangereuse que le pays est  socialement très divisé. En rassemblant les classes, elle devient un véhicule puissant pour les diffuseurs de haine antimusulmane. Dès lors, les DJ hindutva transmettent la colère avec une efficacité comparable à celle des imprécateurs les plus véhéments. "Les jeunes hommes qui dansaient le breakdance dans les processions de Rama Navami étaient divisés par classes et par castes. Mais pour haïr les musulmans, ils étaient tous unis." (source J)

Dans les cortèges, on menace de tuer ceux qui refuseraient d'entonner « Jai Shri Ram ! » (« Saluez le dieu Rama ! »), le chant de ralliement des extrémistes hindous. Une des chansons les plus véhémentes, et les plus populaires, se nomme "Topiwalas" (les vidéos ont, pour l'instant, été retirées pour incitation à la haine raciale), ce qui signifie porteur de calotte, une référence aux musulmans. Sandeep Chaturvedi y prophétise: "Le jour où l'hindou se réveillera. Le résultat final parlera. L'homme à la calotte dira Hindoustan en baissant les yeux vers le sol."Un titre capable d'électriser la foule des manifestants au point que l'un d'entre eux rapporte que: "Quand on entend cette chanson, on se sent plus fort. Ça nous donne envie de tuer tous les musulmans autour de nous." (source J)

Certains chanteurs font de l'islamophobie leur fonds de commerce. Et ça marche. Par le biais d'internet et des réseaux sociaux, les morceaux se diffusent, bénéficiant souvent d'une grande popularité. Des centaines de clips donnent à voir toujours les mêmes intervenants: paysans, soldats, scènes de guerre, drapeaux safran, dieux et déesses en colère, mais aussi le yogi Adityanath, connu pour sa rhétorique anti musulmane, ou encore Navandra Modi. Les titres proposent leur version (mensongère) de l'histoire, comme lorsqu'ils justifient la destruction de la mosquée Babri Masjid. (2

Ces prophètes de malheur ont pour nom: 

> Sandeep Acharya, un des précurseurs de la "bhagwa music" (musique safran), se targue de ne jamais avoir eu d'ami musulman. Originaire d'Ayodhya, il s'est spécialisé dans les morceaux aux paroles offensantes pour les musulmans. "Prenez vos épées et sortez pour éliminer ceux qui promeuvent l'amour du Jihad", chante-t-il dans l'un d'entre eux.

> Laxmi Dubey multiplie les appels à la violence dans des morceaux aux paroles explicites. Elle y exhorte son auditoire à couper la langue des ennemis qui parlent contre le dieu Rama”, quand elle ne menace pas ouvertement les musulmans: "Si vous voulez rester en Inde, apprenez à réciter vande mataram. (3) Apprenez à faire l'éloge de la patrie et ne franchissez pas les limites." 


> Sanjay Faizabadi accède à la notoriété grâce au titre "Pakistan, reste à ta place", un morceau vu plus de 12 millions de fois en deux ans sur YouTube. Habillé d'un treillis et d'un camouflage ridicule, il vitupère plus qu'il ne chante: "Nous viendrons au Pakistan pour jouer aux billes avec vos yeux", menace-t-il. 

> Dans son titre Narsimhanand jagave, Upendra Rana chante: "Ils [les musulmans] veulent transformer l'Inde en un État islamique. (...) Ils craignent les hindous. Ils ne devraient pas faire partie de la nation et les hindous ne peuvent vivre avec ces traîtres." Au début de sa carrière, l'homme enregistre du Bhajan, le chant dévotionnel de l'hindouisme à la gloire des principales divinités (Shiva, Krishna, Lakshmi, Ganesh). A partir de 2017, ses chansons louent les dirigeants et les guerriers hindous du passé

Prem Krishnavanshi, un ancien ingénieur, peine dans un premier temps à percer à Bollywood, avant de finalement trouver son public en interprétant des morceaux nationalistes anti musulmans. Dans un de ses plus grands succès, il vomit les paroles écrites par Sandeep Acharya: "L'Inde est pour les hindous. Musulmans, allez au Pakistan" ou encore " vous n’êtes pas humains, vous êtes des bouchers ; c’en est assez de la fraternité hindou-musulmane" Dans d'autres morceaux, il qualifie les empereurs moghols d'"envahisseurs", accusés d'avoir répandu l'islam par la violence.  

> Pooja Golhani appelle de ses vœux la création d'une Inde exclusivement peuplée d'hindous (Hindustan Jindabad ) et débarrassée des musulmans. Ses clips, visionnés à plusieurs millions de reprises, mettent en scène des hordes de nationalistes, tout de safran vêtus.

> Varun Bahar entonne: "Ceux qui arborent la couleur safran écrasent tout le monde sous leur poids / Ils marchent, fiers, en bombant le torse / Quiconque ne dit pas "Jai shri Ram", envoyons le au cimetière (...) Quiconque s'oppose à Ram, nous l'enterrerons vivant." La violence et les appels au meurtre contenus dans les paroles  contraignent les autorités à arrêter le chanteur, dont la libération intervient cependant rapidement.

> Les DJ ne sont pas en reste. Les titres diffusés samplent des extraits de discours de Modi ou de prêcheurs de haine. DJ JK Jhansi, Lucky DJ, DJ Sid Jhansi, Shiv Chatrapati y voient surtout un excellent moyen de se faire connaître. 


Malgré la qualité de production ringarde, la synchronisation labiale très approximative, les rythmes techno ultra répétitifs, la popularité des chansons haineuses ne cesse de grandir, au point de donner naissance à de véritables genres musicaux: pop safran, hindutva pop ou disc Jokey hindutva. Les vidéoclips diffusés sur la toile y atteignent des millions de vues.

Les incitations à la haine religieuse contenues dans les paroles enfreignent le code pénal indien sans que cela n'incite le parti au pouvoir à engager des poursuites judiciaires. Au contraire, le BJP invite les chanteurs à se produire dans les meetings, débloque des financements, facilite l'accès aux médias amis...

Ce petit tour d'horizon laisse mal augurer de l'avenir. En Inde, les conditions préalables à des violences généralisées de très grande ampleur semblent aujourd'hui réunies. La question n'est plus de savoir si ce type de pogroms est possible, mais quand ils surviendront.

Notes:

1. En 2022, Kashmir files sort sur les écrans. Le film, qui raconte l'exode forcé des pandits du Cachemire, omet toute une partie de l'histoire. En livrant une description totalement caricaturale des musulmans, il contribue davantage encore à leur stigmatisation par une grande partie de l'opinion publique indienne. Il est utilisé comme une arme de propagande redoutable. 

2. Construite au XVI° siècle, à Ayodhya, sur un site sacré pour les Hindous, la mosquée est détruite par des nationalistes en colère, en 1992.  

3. les deux premiers vers d'un poème de Bankin Chandra Chattopadhyay choisis comme hymne national en 1937 se réfèrent à la déesse hindoue Durga. 

Sources:

A. "Les beaux jours de la hindutva pop" [RTS]

B. Plusieurs vidéos reviennent sur l'essor de l'hindutva pop: Al Jazeera, Arré, The Quint, The Print.

C. Podcast Le Monde: "En Inde, une vague d'islamophobie nourrie par le pouvoir."

D. "Comment le gouvernement de Narendra Modi stigmatise de plus en plus les musulmans" Témoins d'actu, un podcast de RFI.

E. "Enquête sur le vrai visage de Narendra Modi" [Télérama]

F. "Modi sans réaction face à un déferlement de haine envers les musulmans.", Le Monde du 18 avril 2022. 

G. Brahma Prakash: "La petite musique de haine de l'hindutva", Courrier international n° 1644 du 5 au 12 mai 2022. 

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