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lundi 15 avril 2024

Les mutations de la société française en chansons, des années 1950 aux années 1980.

Un épisode consacré aux transformations de la société française des années 1950 aux années 1980. Pour fil conducteur, utilisons la chanson populaire qui peut être parfois l'observatoire privilégié de la société. Art du quotidien, elle parle de la vie, des tâches domestiques, du travail, des familles, des amours, de la sexualité, des rapports de genres, des discriminations, d'à peu près tous les sujets de préoccupation de l'humanité... Les paroliers cherchent généralement à être en prise avec leur temps. Ils offrent alors une entrée originale et pertinente pour aborder nos sociétés contemporaines, leurs mutations constantes, tout en variant les points de vue

La France sort exsangue de la Seconde guerre mondiale. Les bombardements ont provoqué de nombreuses destructions d'infrastructures, d'usines et de logements. En 1961, Bourvil interprète "C'était bien (le petit bal perdu)", une remémoration nostalgique de ces temps difficiles où tout était à reconstruire. "C'était tout juste après la guerre, / Dans un petit bal qu'avait souffert. / Sur une piste de misère, / Y'en avait deux, à découvert. / Parmi les gravats ils dansaient / Dans ce petit bal qui s'appelait / Qui s'appelait (3X). / Non je ne me souviens plus / Du nom du bal perdu."

Les problèmes de ravitaillement sont nombreux ce qui vaut au ministre Paul Ramadier, le surnom peu charitable de "ramasse-miettes". Le rationnement ne prend fin qu'en 1949. L'immense effort de reconstruction, accéléré par l'aide américaine du plan Marshall, permet de sortir de cette période de vache maigre pour entrer de plain-pied dans ce que Jean Fourastié nomme les Trente Glorieuses, presque trois décennies de forte croissance économique et de plein-emploi. Le nombre de paysans diminue et l'exode rural bat son plein. L'urbanisation s'accélère. De grands ensembles apparaissent dans les banlieues des grandes villes pour accueillir de nouveaux habitants. La France s'industrialise et le nombre d'ouvriers augmente. Le manque de main d’œuvre pousse les autorités à faire appel à l'immigration étrangère. Pour les nouveaux venus, les conditions de vie sont précaires. La chanson "le bruit et l'odeur" rappelle avec justesse le rôle fondamental joué par les travailleurs immigrés dans la reconstruction de la France, ainsi que l'accueil teinté de xénophobie de la part des populations autochtones. "Qui a construit cette route? / Qui a bâti cette ville? / Et qui l'habite pas ? / A ceux qui se plaignent du bruit / A ceux qui condamnent l'odeur / Je me présente / Je m'appelle Larbi, Mamadou / Juan et faites place / Guido, Henri, Chino Ali je ne suis pas de glace".

L'augmentation du niveau de vie permet aux Français d'entrée dans la société de consommation.  Les ménages s'équipent et se dotent de toute une panoplie d'objets plus ou moins utiles, ce dont se moque Boris Vian dans sa "Complainte du progrès" en 1956. "Viens m'embrasser / Et je te donnerai / Un frigidaire / Un joli scooter / un atomixer / Et du Dunlopillo / Une cuisinière avec un four en verre / Des tas de couverts et des pell'à gâteaux".


Avec la baisse du temps de travail, les Français peuvent également désormais pratiquer des loisirs et partir en vacances, pourquoi pas au bord de la mer, comme la famille Jonasz. Si l'on se fie à la date de naissance du chanteur, on peut estimer que ces vacances se déroulent à la fin des années 1950 ou au tout début de la décennie suivante, à une époque où la croissance économique permet aux familles modestes d'accéder à leur tour au tourisme de masse et aux "vacances au bord de la mer", à condition de ne pas faire d'écarts.

De 1945 jusqu'à la fin des années 1960, une femme a en moyenne 2,5 enfants contre 1,5 avant la Seconde Guerre mondiale. Plusieurs facteurs l'expliquent. Les couples se retrouvent après des mois de séparations. La perspective d'un monde en paix et prospère incite également à procréer, même si toutes les naissances ne sont pas désirées. Avec la "La loi de 1920" (1966), Antoine revient sur les grossesses subies et la détresse de familles trop nombreuses. Une situation qui s'explique par l'impossibilité d'accéder aux moyens de contraception ou d'avorter. "Elle habite avec ses 9 enfants / De biais ce n'est pas même un appartement / Le mari on ne le voit pas souvent / Et pourtant / On leur a appris à fonder une famille / Faire autrement leur serait difficile / Au mariage c'était le seul but dans la vie / Et pourtant / Chaque année un autre enfant naissait / Comment auraient-ils pu l'éviter / Il y a 365 nuits dans une année / Et pourtant".

Le baby-boom entraîne un rajeunissement de la société française. Le nombre de lycéens et d'étudiants s'accroît énormément. A partir des années 1960, la jeunesse s'autonomise et développe sa propre culture avec ses codes, ses vêtements (mini-jupe, jeans), sa manière de parler, sa musique (rock). Le grand concert organisé place de la Nation à Paris le 22 juin 1963 par Europe 1 voit triompher la génération yéyé et "L'idole des Jeunes": Johnny HallydayL'affirmation de cette culture jeune suscite l'incompréhension des "croulants" et des commentaires d'une rare nullité. Dans le Figaro, Philippe Bouvard s'interroge:" Quelle différence entre le twist de Vincennes et les discours d’Hitler au Reichstag si ce n’est un certain parti-pris de musicalité ?" En 1964,Pierre Gilbert, chansonnier aujourd'hui oublié, raille "Les yéyés". "C'est Johnny qui a commencé / Mais lui s'contente pas de hurler / Dans sa douleurou sa colère / Il s'roule, il s'tape les fesses par terre / Comme un cocker qui des vers".

Une nouvelle tranche d'âge semble faire son apparition: l'adolescence dont les représentants entendent remettre en cause le carcan scolaire, professionnel et parental, ne supportant plus de s'entendre dire "Fais pas ci, fais pas ça" (1968). "Viens ici, mets toi là / Attention prends pas froid / Ou sinon gare à toi / Mange ta soupe, allez, brosse toi les dents / Touche pas ça, fais dodo / Dis papa, dis maman / Fais pas ci fais pas ça".

Cette jeunesse est aussi parfois plus contestatrice. Lors du mouvement étudiant de mai 1968, lycéens et étudiants réclament davantage de libertés et de reconnaissance. Evariste s'en fait l'écho dans sa chanson "La faute à Nanterre" (1969) "Y'en a marre du capitalisme / Y'en a marre du paternalisme / Y'en a marre du foutu gâtisme / Ce n'est qu'un début continuons le combat / Y'en a marre du bureaucratisme / Y'en a marre du conservatisme / Y'en a marre du foutu gaullisme / Ce n'est qu'un début continuons le combat". Avec retard, la loi tente de s'adapter à ce coup de jeune. En 1974, le droit de vote et la majorité sont abaissés à 18 ans. En 1975, la mixité scolaire devient obligatoire dans les établissements scolaires publics.

Au cours de la période, les femmes partent à l'assaut de la société patriarcale environnante. Avec l'augmentation du travail salarié féminin à partir de la fin des années 1960, elles revendiquent et obtiennent des droits nouveaux, conduisant à une plus grande émancipation à l'égard des hommes. Une loi de 1965 reconnaît la possibilité pour les femmes de travailler et d'avoir un compte bancaire sans l'autorisation de leur mari. En 1970, l'autorité paternelle est remplacée par l'autorité parentale conjointe. Cette même année, le MLF multiplie les actions visant à atteindre une véritable égalité homme-femme. "L'Hymne des femmes" entonné lors des manifestations est un appel à se tenir debout. De haute lutte, elles arrachent à l'Etat le droit de disposer de leur corps par la légalisation de la contraception en 1967 et la possibilité d'avorter par la loi Veil de 1975. Avec "la pilule d'or", Sœur sourire compose une ode au petit comprimé qui change la vie des femmes. "Face au problème de la démographie / Des nations surpeuplées, des affamés d'Asie / La pilule peut enfin / Lutter contre le destin / Gens comblés, gens saturés / Puisse-t-elle nous inquiéter? / La pilule d'or / Est passée par là / La biologie a fait un nouveau pas / Seigneur, je rends grâce à toi". 

Malgré la persistance des inégalités, notamment professionnelles, les femmes accèdent à des métiers, dont elles étaient jusque là écartées. En 1983, une loi sur l'égalité professionnelle interdit la discrimination en raison du sexe. Avec Michel Sardou, la caricature a en revanche de beaux jours devant elle. "Femme des années 80, mais femme jusqu'au bout des seins / Ayant réussi l'amalgame de l'autorité et du charme / Femme des années 80, moins Colombine qu'Arlequin / Sachant pianoter sur la gamme qui va du grand sourire aux larmes / Être un PDG en bas noir, sexy comme autrefois les stars / Être un général d'infanterie, rouler des patins aux conscrits / Enceinte jusqu'au fond des yeux qu'on a envie d'appeler monsieur / Être un flic ou pompier d'service et donner le sein à mon fils". ("Être une femme")

Les modèles familiaux se transforment. La famille traditionnelle composée d'un couple avec enfants coexiste désormais avec les familles monoparentales ou recomposées. Le nombre de naissances hors mariage et de séparations explose. En 1973, La chanson "les divorcés" de Michel Delpech perçoit les mutations à l’œuvre en décrivant une séparation apaisée entre deux anciens époux. Deux ans plus tard, la loi de 1975 autorise le divorce par consentement mutuel. "On pourra dans les premiers temps  / Donner la gosse à tes parents / Le temps de faire le nécessaire / Il faut quand même se retourner / Ça me fait drôle de divorcer / Mais ça fait rien, je vais m'y faire".


Les taux de natalité et l'indice de fécondité des femmes françaises baissent. Le baby boom de l'après-guerre, suivi d'une chute du nombre de naissances, s'est transformé en papy boom. Les Nonnes Troppo le constatent dans le "quadrille du troisième âge". "Tous les dimanches après l'office / On va faire un tour à l'hospice / On y retrouve tous les p'tits vieux / C'est vrai qu'ils y sont tellement mieux / Ils préféreraient voir leurs enfants, / Arrières petits déjà bien grands / Qui pensent à eux affectueusement / Vissés devant l'école des fans".

Sur le front économique et social, la situation se dégrade très fortement. Les Trente glorieuses cèdent le pas aux Vingt piteuses. Le ralentissement de la consommation, le choc pétrolier provoquent un processus de désindustrialisation. L'emploi ouvrier entame une hémorragie qui dure encore. Le chômage, marginal jusqu'alors, s'installe durablement. En 1978, "Il ne rentre pas ce soir" d'Eddy Mitchell narre le licenciement d'un employé et les conséquences sur sa vie familiale. "Le grand chef du personnel / L'a convoqué à midi. / J'ai une mauvaise nouvelle / Vous finissez vendredi / Une multinationale / S'est offert notre société / Vous êtes dépassé

Et, du fait, vous êtes remercié / Il n'a plus d'espoir, plus d'espoir / Il ne rentre pas ce soir, oh / Il s'en va de bar en bar / Il n'a plus d'espoir, plus d'espoir / Il ne rentre pas ce soir".

Une frange très importante de la société tire le diable par la queue et ne survit que grâce au Revenu Minimum d'Insertion, créé par une loi de 1988, ou grâce aux associations caritatives. En 1985, Coluche fonde les Restos du cœur. Son complice Jean-Jacques Goldman lui compose "la chanson des restos", dans laquelle il s'adresse à ceux qui n'ont rien. "Moi, je file un rencard à ceux qui n'ont plus rien. Sans idéologie, discours ou baratin / On vous promettra pas les toujours du grand soir / Mais juste pour l'hiver à manger et à boire / A tous les recalés de l'âge et du chômage / Les privés du gâteau, des exclus du partage.

Jusque là courtisés et indispensables à la reconstruction du pays, les travailleurs immigrés deviennent des parias avec le retournement de la conjoncture économique. A partir de 1974, les autorités décident de fermer les entrées à l'immigration de travail. Dans "Lily", Pierre Perret insiste sur le fait que les immigrés sont cantonnés dans des emplois durs et pénibles. "Elle a déchargé des cageots, Lily / Elle s'est tapée les sales boulots, Lily / Elle crie pour vendre des choux-fleurs / Dans la rue, ses frères de couleur / L'accompagnent au marteau-piqueur". Désormais, les immigrés sont contraints de choisir entre le retour au pays ou l'installation définitive en France. Pour faciliter leur intégration, le droit au regroupement familial est reconnu en 1976. 

 A l'aube des années 1990, les difficultés sociales suscitent des tensions et aggravent le racisme dont sont victimes les populations immigrées. Le discours xénophobe décomplexé du Front national de Jean-Marie Le Pen séduira bientôt une part croissante des électeurs.

jeudi 20 octobre 2022

Les hommages musicaux à Malik Oussekine

 L'histgeobox dispose désormais d'un podcast diffusé sur différentes plateformes. Ce billet fait l'objet d'une émission à écouter ci-dessous:

 

Le 4 décembre 1986, 500 000 étudiants manifestent dans les rues de Paris contre le projet de loi Devaquet. Le ministre de l’enseignement supérieur a été chargé par Jacques Chirac, le premier ministre, de mettre en œuvre une loi de libéralisation de l’université et de sélection des étudiants. Le gouvernement cherche à passer en force. Depuis la mi-novembre, le climat est électrique. Le 4 décembre, en fin de journée, des heurts opposent étudiants et policiers sur l’esplanade des Invalides et au quartier latin. Pour assurer le maintien de l’ordre, le ministre de l’intérieur, Charles Pasqua, et son ministre délégué à la sécurité publique, Robert Pandraud, s’appuient sur les CRS et un peloton de voltigeurs moto portés, composé de policiers montés sur de petites Honda rouges. Le pilote conduit et son passager matraque grâce au bidule. 

Franck.schneider, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

Dans la nuit du 5 au 6 décembre, la Sorbonne est évacuée. Vers minuit, trois voltigeurs chargés de ratisser le quartier latin en quête de prétendus casseurs, prennent en chasse un jeune homme qui court dans la nuit. Il s’appelle Malik Oussekine. Originaire de Meudon la Forêt, benjamin d’une famille de huit enfants marqués par le décès précoce du père, cet étudiant à l’École supérieur des professions immobilières a 22 ans. Malade des reins, il est sous dialyse, ce qui ne l’empêche pas de faire du sport. Pourquoi se trouve-t-il dans le quartier ? Peut-être vient-il d’assister à un concert de jazz, dont il est friand. En tous les cas, il n’est pas là pour manifester contre le projet Devaquet.

Oussekine est Français, mais ses origines algériennes font de lui un suspect tout désigné pour des policiers surexcités. Il est minuit lorsque son chemin croise celui des voltigeurs qui le prennent en chasse. Au numéro 20 de la rue Monsieur Le Prince, Paul Bayzelon, fonctionnaire au ministère des finances, lui ouvre la porte de son immeuble pour qu’il y trouve refuge, mais les policiers l’y poursuivent et le tabassent à mort. Le Samu ne pourra pas le sauver. L’annonce du décès de l’étudiant provoque la stupeur. 


 « Lorsqu’il essayèrent » du slamer Abd Al Malik dépeint le contexte dans lequel survient le drame. Il insiste sur la césure que marque l’événement. Avec beaucoup de finesse, il décrit un contexte marqué par le racisme. Rien ne semble alors pouvoir faire obstacle à la toute-puissance policière, et surtout pas Charles Pasqua, auquel les TitNassels empruntent un bout de discours dans Un homme est mort. En 1998, au milieu de la longue litanie des griefs formulés à l’encontre de la France dans son titre Hardcore, le groupe Ideal J de Kerry James lance : « Hardcore fut le décès de Malik Oussekine »

Au lendemain des faits, Alain Devaquet, profondément affecté par le drame, démissionne. Le reste du gouvernement, Pasqua et Pandraud en tête, réaffirme au contraire son soutien aux forces de l’ordre. Les policiers n’ont toujours pas pris le temps d’informer la famille de la victime qui apprend la nouvelle par les médias. L’un des frères de Malik venus voir sa dépouille à l’institut médico-légal, est placé sous le feu roulant des questions des inspecteurs de police. Loin de chercher à faire éclater la vérité, ces derniers s’emploient à disculper par tous les moyens leurs collègues. Apprenant l’insuffisance rénale de la victime, ils forgent alors un mensonge monstrueux : Malik Oussekine a été victime de sa maladie, non des coups portés par les voltigeurs. L’argument avancé, qui n’est qu’un gros bobard, fait pschittt...


Dans leurs compositions, les musiciens insistent au contraire sur les responsabilités de la police dans la mort de Malik Oussekine. … Un exemple avec la chanson "En pensant" du Bérurier noir. «N’oubliant pas Malik Oussekine / À Paris la police a ses crimes / En tirant sur la foule qui s’écroule / Mains levées, c’est l’armée, ils sont lâches / En frappant violemment l’étudiant / Les polices d’occident sont malades »

Les caméras de télévisions ont filmé le massage cardiaque de la victime en direct, donnant un écho médiatique considérable au drame. Sous la pression d’une opinion publique profondément choquée, Jacques Chirac est contraint de retirer le projet de loi Devaquet et de dissoudre le peloton des voltigeurs. En pleine cohabitation, l’événement devient politique. A l’assemblée nationale, Pierre Mauroy dénonce le racisme, tandis que le président Mitterrand se rend au domicile de la famille Oussekine.


Dans son tire "Paslimpseste" (2016), Dooz Kawa prévient « Dites aux barbouzes aux voltigeurs que les mensonges n’ont qu’un temps. J'entends jurer la République / Sur la tombe de Malik Oussekine / Dites aux barbouzes aux voltigeurs / Que les mensonges n'ont qu'un temps / Et qu'ils auront beau couper les fleurs / ça n'empêche pas le printemps. » De fait, le procès des policiers s’ouvre en mai 1990. A l’issue des débats, le brigadier-chef Schmitt et le gardien de la paix Garcia sont condamnés à des peines de cinq et deux ans de prison avec sursis par la cour d’assises de Paris, « pour coups et blessures ayant entraîné la mort sans intention de la donner ». Pour la justice, Oussekine est bien mort sous les coups des policiers, mais le verdict, particulièrement clément, heurte une partie de l’opinion. Le groupe La Rumeur s’en fait l’écho dans le morceau « On m’a demandé d’oublier » (1998) « On m'a demandé d'oublier les fracas de ces voltigeurs et ces balles policières en plein cœur / Puis l’sursis accordé à la volaille criminelle en habit / Ailleurs, mes frères écopent de peines alourdies, eh oui ! » Le groupe insiste sur la dimension raciste de ce crime, tout comme Akli D dans son titre Malik

 

Dans les années qui suivirent le drame, le fantôme de Malik Oussekine vient hanter politiques et forces de l’ordre à chaque nouveau mouvement social. Cette mort a conduit la police française à modifier sa doctrine du maintien de l’ordre. Il s’agit dès lors de faire preuve de retenue, de montrer sa force pour ne pas s’en servir, surtout de ne pas tuer. A leur façon, les chansons ont contribué à entretenir la mémoire. En 1988, avec la chanson  « Petite », Renaud rend hommage non seulement à Malik, mais aussi à Abdel Benyahia, assassiné par un policier le même jour qu’Oussekine et à William Normand, tué d’une balle dans le dos lors d’une opération de police, le 31 juillet 1986. 

LPLT, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

Or, avec le temps qui passe, il y a un risque d’oublier le drame et les circonstances qui le rendirent possible. En 2006, une plaque est installée devant l’entrée du 20 rue Monsieur le Prince. On peut y lire : « « À la mémoire de Malik Oussekine / étudiant / âgé de 22 ans / frappé à mort / lors de la manifestation / du 6 décembre 1986 ». Nulle trace de l’implication policière, ce qui semble donner raison au groupe Assassin, qui chantait en 1995:  «Pas un mot sur les crimes quand l’État assassine / On t'opprime, si ça ne va pas ont te supprime / Po po po voilà comment la police s'exprime / Personne d'entre nous ne veut finir comme Malik Oussekine / / Bing, bang, la police est comme un gang ».

La multiplication de victimes récentes d’interventions policières mal maîtrisées (Rémi Fraisse, Adama Traoré, Zineb Rédouane, Steve Caniço, Cédric Chouviat, etc) devrait pourtant inciter le ministère de l’intérieur à réagir. Autant de morts qui replacent au centre des préoccupations la question des rapports entre les citoyens et leurs forces de l’ordre. Mais place Beauvau, on pense différemment. Ainsi, en pleine crise des gilets jaunes, le préfet de police de Paris, décide de créer la BRAV-M, une brigade de policiers à moto qui patrouille et va au contact des manifestants. Toute ressemblance avec la brigade des voltigeurs n’est bien sûr absolument pas fortuite...

Heureusement, en 2022, plus de trente-cinq ans après les faits, la mémoire de Malik Oussekine est célébrée par un film de Rachid Bouchareb : Nos frangins (qui sort en salle en décembre 2022) et par la mini-série Oussekine, diffusée sur Disney +. D’une rare justesse, la série d’Antoine Chevrollier redonne une identité, une épaisseur à Malik et sa famille, eux qui ont longtemps été uniquement réduits au seul statut de victimes. 

Sources:

A. Marjolaine Jarry:"Affaire Oussekine, trente-cinq ans après: Malik est encore si vivant", Télérama, publié le 15/5/2022.

B. "L'affaire Malik Oussekine en BD, série et film: la fiction au service du devoir de mémoire" [Affinités culturelles sur France Inter]

C. "Malik Oussekine, fauché dans la nuit", Affaires sensibles du 15 janvier 2020 sur France Inter.

mercredi 14 mars 2018

342. Quand la northern soul galvanisait la jeunesse anglaise.

De la fin des années 1960 jusqu'au crépuscule de la décennie suivante, la jeunesse des villes du Nord de l'Angleterre s'éprit de la northern soul. Assoiffés de musiques noires, ses prosélytes partirent en quête de titres rares aux tempos rapides et aux beats lourds. 

[afin d'accompagner en musique ce billet, une sélection maison de 38 morceaux irrésistibles vous attend un peu plus bas]

***
Plantons le décor. Vous êtes jeune et vivez dans le nord de l'Angleterre. Le travail sur la ligne de production est éreintant et rébarbatif. Votre quotidien est borné par les murs de l'usine et rythmé par ses cadences. Vous êtes payé au lance-pierre, mais suffisamment pour vous échapper le temps du week-end. Pour cela, inutile d'aller aux antipodes, le dépaysement se trouve là, au bout de la rue, dans le sous-sol humide d'une cave reconvertie en club. Vous avez enfilé des vêtements amples n'entravant pas les mouvements du corps, une bonne paire de chaussure, avalé quelques pilules. Fébrile, vous descendez les quelques marches qui vous séparent de la piste de danse. Désormais, vous n'avez plus qu'à vous laisser porter par la musique, d'obscurs titres à la rythmique trépidante. Vous êtes membre d'une société secrète, vous êtes un(e) northern soul girl (boy).
Le poing ganté de noir, symbole de la sous-culture northern soul. (Wiki C)


Le courant northern soul émergea progressivement parmi les mods de Manchester. Les multiples difficultés économiques et sociales n'entravaient en rien la grande vigueur culturelle de cette ville grise. John Robb se souvient: " Le Manchester des années 1960 dansait dans le crépuscule de la révolution industrielle. Dotée de la vie nocturne la plus effervescente du pays née de ses coffe bars et d'une passion pour les musiques noires, Manchester possédait également une scène musicale qui n'avait rien à envier aux autres villes. Il a toujours existé dans la ville une forte tradition musicale (...). A de nombreux égards, Manchester était une ville de musique noire qui tirait pleinement parti de sa population multiraciale et multiculturelle (...)."
Les mods y vibraient sur des musiques afro-américaines lors de soirées enfiévrées. Affamés  de blues, de rhythm and blues ou de modern jazz (d'où leur nom de mods), ces jeunes hédonistes se retrouvaient chaque fin de semaine dans les coffee shops et les clubs. Pour rester éveillés, ils se dopaient au Purple Heart, des amphétamines subtilisées à la pharmacie familiale.

* Le Twisted Wheel.
Le foyer de la northern soul correspondait au twisted wheel. Il s'agissait d'un all-nighter dans lequel environ 600 personnes pouvaient danser sur les sons les plus rares du pays du samedi soir au dimanche matin 7h30. Situé en sous-sol, le club ouvrit ses portes en novembre 1963 au 26 Brazenose Street, près du centre-ville de Manchester. L'établissement n'avait rien d'un palace. Accrochées aux murs des petites salles au sol de pierre, des roues (wheels) de vélo tenaient lieu de décoration.
Le DJ résident, Roger Eagle, possédait une collection de disques prodigieuse dont il sélectionnait le meilleur afin de concocter des playlists renversantes. Son flair infaillible attirait les danseurs sur la piste comme des insectes autour d'une source de lumière. 7 heures durant, Eagle enchaînait les morceaux de blues, jazz, soul ou blue beat. Au fil des mois, l'assistance réclama des titres toujours plus énergiques, capables de suivre la cadence frénétique imposée par les danseurs sous speed. (1) Eagle dût bientôt renoncer à sa playlist très éclectique au profit du seul stomping. Le tempo avait fini par tout conditionner. 
Finalement, lassé d'être mal payé et de l'esprit étriqué des clients, le DJ vedette prit la porte. En 1965, le Wheel déménagea au 6 Whitwork Street. Les nouveaux DJs ne passaient plus que des morceaux de soul ultrarapide. Les fondements de la northern soul venaient d'être posés, mais le genre n'avait pas encore de nom. 
Après s'être rendu au Twisted Wheel, c'est Dave Godin, journaliste pour Blues and Soul et propriétaire du magasin de disques Soul City installé à  Covent Garden, qui utilisa le premier l'appellation de Northern Soul dans un de ses articles. "J'avais remarqué que les fans de foot du nord venaient dans mon magasin pour acheter des disques, mais ils n'étaient pas intéressés par les dernières sorties, plutôt par les fins de stocks. Je ne pouvais pas continuer à appeler les 'fins de stocks' alors il a fallu trouver un nouveau nom. Et c'est ainsi que l'on baptisa ce style la Northern soul." (1) Le mot "northern" (du nord) ne renvoie donc pas ici aux lieux d'origine de cette soul, Detroit, Chicago ou Philadelphie, mais à l'endroit où on l'appréciait: le nord de l'Angleterre.


  

* Le verdict de la piste.
Il est difficile, voire vain, de tenter de proposer une définition absolue de la northern soul tant elle pouvait varier d'un DJ ou d'un club à l'autre. "Dans l'authentique esprit Mod, rejetant les succès trop connus des superstars de la Tamla, [les amateurs de northern soul] privilégient les faces B, les morceaux rares ou passés inaperçus." (Source C: François Thomazeau p78) Interprétée par des artistes tombés dans l'oubli faute d'avoir décroché un tube aux Etats-Unis, cette "soul du Nord" permettait d'accompagner les danses effrénées des clubbeurs sous speed. 
Un titre comme The night de Frankie Valli and the Four Seasons réunit tous les critères du morceau northern soul efficace. Dès l'intro, la basse ronflante impose une rythmique lourde et syncopée. Plaquées sur un écrin musical soigné, les harmonies vocales raffinées du groupe annoncent la voix puissante de l'interprète principal. Vas-y Frankie, c'est bon, bon, bon... Les up-tempos entraînants taillés pour le piétinement des stompers combinés à un refrain accrocheur transforment le morceau en classique.
Le seul critère absolu était que le beat soit bon et adapté au piétinement. Une fois cette condition remplie, le DJ pouvait enchaîner sucreries blue eyed soul, vocalises élégiaques des girls bands, soul épicée made in New Orleans, instrumentaux frénétiques ou Motowneries inspirées... Lorsque retentissaient les premières notes des classiques northern, les danseurs déferlaient sur la piste, hystériques. Comment rester insensible au chant d'une Melba Moore dont la magic touch assurait 2 minutes 12 de félicité et une pêche assurée pour le restant de la soirée? Une belle sélection pouvait vous mettre la fièvre pendant des heures.

 * "une carte de la ringardise géographique profonde".
Inspirés par le Wheel, de nombreux clubs de soul aux noms farfelus firent leur apparition dans les villes du Nord de l'Angleterre: le Mojo à Sheffield, le Oodly Boodly (puis Night Owl) à Leicester, le Blue Orchid à Derby, le Dungeon à Nottingham, le Lantern à Market Harborough, le Whiskey A Go-Go à Birmingham. Comme le notent Brewster et Broughton (source A), "la Northern soul marquait la revanche des petites villes. Même si elle avait été bercée dans la métropole de Manchester, ses clubs légendaires dessinaient une carte de la ringardise géographique profonde : Tunstall, Wigan, Blackpool, Cleethorpes.
A Wolverhampton, grâce à une programmation aux petits oignons, le DJ Farmer Carl Dene fit rayonner le Catacombs dont les portes fermaient pourtant à minuit. Le maître de cérémonie, qui possédait des disques ultra-rares, parvint à découvrir plusieurs hymnes à venir de la northern soul (« Tired of being lonely » des Sharpees, « From teacher to the Preacher de Barbara Acklin et Gene Chandler ou "I'll do anything "de Doris Troy).
[Wikimedia Commons]
Installé en périphérie de Stoke-on-Trent, dans la petite ville de Tunstall, le Torch transforma la northern soul en idolâtrie au cours de son unique année d'existence (du début 1972 à sa fermeture en mars 1973). Vu de l'extérieur, cet ancien cinéma reconverti ne ressemblait à rien, mais une fois sur la piste de danse on se serait cru dans un sauna. L'ambiance y était exceptionnelle si l'on en croit le DJ Ian Dewhirst: « C'était comme un rêve. Comme si, soudain, vous vous sentiez enfin chez vous. Sans parler de cette merveilleuse sensation de camaraderie. Tout le reste : les fans, les marginaux et les cinglés qui venaient d'un peu partout avaient l'air de former un petit milieu très soudé, une niche. »
Son confrère, le DJ Ian Levine se souvient de la venue au Torch de Major Lance, chanteur oublié: «il chantait avec le pire groupe de tous les temps ! C'était un groupe britannique qui n'avait aucune idée de ce qu'était la northern soul. C'était mon premier soir comme DJ là-bas et ça a été la nuit la plus électrisante de toute ma carrière. Le club était plein à craquer. Il y en a qui étaient suspendus aux poutres. Il devait faire cinquante degrés. On se tenait tellement chaud entassés les uns sur les autres, que la transpiration s'évaporait des corps sous l'effet de la condensation et nous dégoulinait dessus depuis le plafond.» (source A)



* Wigan Casino vs Blackpool Mecca.
L'âge d'or de la northern soul correspond à l'apogée de deux clubs rivaux. A Wigan, une ville où l'on filait autrefois le coton du Lancashire, se trouvait le Casino. A une heure de route de là,  au bord de la mer d'Irlande, le Mecca faisait la fierté de Blackpool. Leurs DJs respectifs  rivalisaient pour dénicher les disques les plus excitants. Les deux salles connurent un succès prodigieux. Venus de tout le pays, des centaines de soul boys et soul girls s'y livraient aux démons de la danse. Chaque club fournissait des badges à ses membres. Représentant un poing fermé ou un hibou, ils permettaient à leurs détenteurs d'identifier d'autres adeptes de la communauté northern.
Le Wigan casino, un club réservé aux véritables connoisseurs, comptait plus de 100 000 membres en 1976!  "L'énorme piste de danse en bois d'érable rebondissait comme si elle était animée d'une vie propre. (...) Sous l'effet de la condensation qui retombait sur les danseurs, la pièce s'enrhumait et s'assombrissait. C'était comme regarder à travers une moustiquaire." (source A)


By Simon Mallett [Wikimedia Commons]
A la fermeture du Torch, le Mecca s'imposa comme l'autre cœur battant de la "soul perdue" et le plus sérieux rival du Casino. Situé à Blackpool, la station balnéaire des prolos du Nord, le Mecca était installé à l'étage d'un gigantesque club, dans une petite salle baptisée  Highland Room. Les DJs Les Cockwell, Ian Levine et Colin Curtis y proposaient une playlist toujours plus pointue. Fils à papa, le second multipliait les voyages aux Etats-Unis pour y dénicher des disques rares (« Ourlove is in the Pocket » de J.J. Barnes, « Seven Day lover » de James Fountain). Le Mecca fermait ses portes à 2h du matin, soit peu de temps après que le Wigan ouvre les siennes. Aussi, beaucoup de soul fans fréquentaient régulièrement les deux clubs, sans se soucier de l'écart entre les playlists. Quand le Mecca fermait, les danseurs se dirigeaient vers le Wigan pour s'y amuser le restant de la nuit car, même sans alcool, l'ambiance y était électrique.
 
La rivalité persistante entre ces deux cathédrales de la soul finit par tourner au conflit ouvert. Plusieurs facteurs contribuèrent à jeter de l'huile sur le feu. Pour tenir toute la nuit, les danseurs du Casino ingurgitaient toujours plus d'amphétamines ce qui accentuait l'excitation générale. "Il y avait [aussi] le fait que la piste de danse du Wigan était bien plus grande. « Sur cette piste de danse gigantesque, si le tempo n'envoyait pas tout de suite, le disque ne fonctionnait pas », note Kev Roberts. Au Wigan, ce sont les besoins des danseurs et leurs drogues qui déterminaient le cap à tenir." [source A]
Alors que le mouvement connaissait une crise d'identité, les deux clubs se disputèrent la direction à prendre. Les DJs du Wigan sélectionnaient exclusivement des titres répondant aux canons esthétiques du genre, se gardant bien de proposer autre chose que ces stompers frénétiques de la soul de Detroit. Au contraire, Ian Levine cherchait à partager ses goûts musicaux éclectiques. Il glissait donc dans sa playlist quelques morceaux disco ou jazz-funk entre deux classiques northern soul, à la satisfaction des danseurs du Mecca. Ces derniers raillaient le conservatisme des membres du Casino dont le culte de l'ancienneté et de l'anonymat confinait selon eux au snobisme. Les "traditionalistes" considéraient au contraire Curtis et Levine comme des hérétiques et des parias parce qu'ils jouaient des disques de hustle ou de Philly disco ("I love music" des O'Jays, "Heaven must bemissing an angel" de Tavares, "Younghearts run free" par Candi Staton).  
A l'occasion d'un événement organisé en journée au Ritz de Manchester, les publics des deux clubs furent réunis. Les fans du Casino prirent violemment à parti Ian Levine: « Va te faire foutre ! Dégage ! Passe des stompers » Fataliste, le DJ du Mecca ne pouvait que constater: « C'étaient comme deux clubs de supporters : Manchester City et Manchester United. Ça ne fonctionnait pas".

Cleethorpes. [Bryan Ledgard CC BY 2.0]
* Les aventuriers du vinyle oublié. 
Lorsque la scène northern Soul fut à son apogée, DJs et collectionneurs  partirent en quête de titres obscurs, de  chefs-d’œuvre négligés. Cette quête nécessitait un long apprentissage. Il fallait étudier le nom des chansons les plus prisées et apprendre la longue histoire qui précédait chaque disque : qui l'avait fait, pourquoi il avait été négligé, comment il avait été découvert , qui l'avait joué le premier...
Pour dégoter ces pépites oubliées, il fallait de la chance certes, mais surtout beaucoup d'abnégation, de la patience et, si possible, des moyens tant le champ d'investigation était immense. En quête de précieuses galettes, les diggers écumaient les bacs d'invendus des disquaires de Londres ou des Midlands. Comme certains disques n'étaient jamais sortis ailleurs qu'aux États-Unis, il fallait parfois se rendre sur place pour les y dénicher, dans les boutiques d'occasion ou les entrepôts désaffectés. 
Pour les DJs, le jeu en valait la chandelle tant la possession d'un disque rare pouvait constituer un avantage décisif sur la concurrence. (2)

L'ère northern soul introduisit de profondes transformations dans la culture club. Pour rester crédible, le DJ dût se transformer en chercheur musical, sa mission relevant désormais autant de l'archéologie que du passage de disques. Monomaniaque du groove oublié, il devint un véritable chercheur musical dont la sélection recevait où pas l'approbation des danseurs. En dénichant le bon son, la cote du DJ pouvait s'envoler du jour au lendemain car les clubbeurs n'hésitaient pas à faire des centaines de km simplement pour écouter CE disque particulier, inaccessible. « Trouver un disque inconnu, c'est comme voir un bébé se transformer en adulte responsable. Vous l'écoutez à la maison et vous vous demandez si cela va marcher. Et puis vous constatez que vous aviez vu juste. Tout d'un coup, c'est un tube. Vous voyez la valeur du disque s'envoler alors qu'elle partait de zéro. C'est presque comme la Bourse», constate Ian Dewhist, un DJ majeur de la northern soul. [source A]
Inévitablement, la compétition crût entre DJs. La pratique du camouflage importée de Jamaïque permettait parfois de préserver quelque temps l'exclusivité d'un titre (son cover up). Il suffisait pour cela de recouvrir le macaron central du vinyle et de lui donner un faux nom. Fatalement, la pratique du bootlegging se développa lorsque les DJs se firent graver des copies en acétates des disques les plus rares (Elidiscs).

* Sur la piste.
 Sur le dancefloor, il fallait être crédible, voir et être vu, donc soigner sa mise. Au départ, simple décalque du style mod, les danseurs arboraient jean shrink to fit, blazer, chaussures Derbys et chemise boutonnée. Avec l'affirmation d'une véritable scène northern soul au cours des seventies, le look se modifia pour faciliter les mouvements amples des danseurs.
Désormais, "les danseurs étaient habillés de la tête au pied à la mode soul : des pantalons plissés à taille haute avec de larges jambes à poches connues sous le nom de « Brummie Bags », des chemises de bowling, des débardeurs ou des polos Ben Sherman, des chaussettes blanches, des chaussures à semelles plates en cuir et un sac de sport Adidas ou Gola contenant le nécessaire pour la nuit : du talc pour saupoudrer la piste de danse, des fringues de rechange, quelques 45 tours à échanger et, bien sûr, de la came." Les vêtements devaient être légers et les cheveux courts pour ne pas trop souffrir de la transpiration. Avant tout, la tenue devait être pratique pour danser.
Sur la piste, il fallait tournoyer sur soi, sauter en levant la jambe, se recevoir en grand écart au sol avant de se relever. La posture devait être propre, le regard fixe. Parmi les principales figures de danse "northern soul", on peut citer le backdrop. Le danseur se reçoit en arrière sur une ou deux mains, avant de remonter rapidement, mais toujours en rythme. The spin consiste à tournoyer les mains en l'air  ou près du corps, lentement ou rapidement, mais toujours gracieusement. Lorsqu'il est bien réalisé, le kick, le fameux lancer de jambes, est très spectaculaire. Il s'agit de garder l'équilibre; si on trébuche, il faut tout de suite enchaîner sur un autre mouvement sinon c'est la honte. Enfin, le shuffle consiste à bouger ses pieds par petits pas en avant et en arrière tout en avançant et reculant le corps.


 
* Une société secrète souterraine.
Le succès remporté par la northern soul peut surprendre si l'on considère que le genre repose sur de vieux titres passés totalement inaperçus lors de leur sortie. Le courant parvint pourtant à durer grâce à l'enthousiasme des collectionneurs et DJs, en quête perpétuel de titres oubliés.
Le courant reposait sur la fidélité d'une armée de danseurs acharnés, de passionnés pour lesquels entretenir la ferveur soul relevait d'un code d'honneur. Ces nuits de folie constituaient un fabuleux échappatoire aux dures conditions d'existence. Comme le note Barry Doyle dans un essai consacré à la northern soul: « C’est une culture de la consolation, un moyen d’échapper à la réalité du travail, de la maison, de la famille ». Il n'y avait donc pas de dimension politique en tant que tel dans le phénomène, juste la fierté d'appartenir à une communauté soudée autour de l'amour d'une musique.
Pour les non-initiés, la northern soul relevait de l'ésotérisme. Comme le note avec justesse, Brewter et Broughton:"la northern soul est un exemple fascinant de culture jeune (...) sur laquelle l'industrie du disque n'a jamais eu la mainmise parce que l'industrie du disque ne l'a jamais comprise." Mike Pickering, futur DJ de l'Haçienda, surenchérit: "La northern soul, c'était quelque chose de spécial. Il n'y avait pas de médias pour tout relayer instantanément. J'avais l'impression de faire partie d'une société secrète. Un jour, j'avais pris le train de Stockport à Manchester pour le week-end et j'ai vu des gamins en blazer. Ils portaient les premiers badges northern soul, ceux avec le poing fermé. Je me suis dit:'Ceux-là vont à Wigan ou à Blackpool.' C'était vraiment underground". [cf: John Robb p38]
Antidote aux sirènes mainstream et commerciales, le courant préserva farouchement son indépendance et donc sa pureté car il reposait avant tout sur les clubs, non sur les classements de vente de disques ou les nouveautés. Plus le titre paraissait vieux et rare, plus il séduisait.

* Déclin et héritage.
En dépit des efforts acharnés des collectionneurs et DJs, la scène northern soul commença néanmoins à manquer de "nouveaux" morceaux. « (...) Au bout d'un moment, les chances de découvrir un vieux chef-d’œuvre ont diminué : ils avaient tous été exhumés», résume Dave Godin. Le trafic de drogue, la pression immobilière précipitèrent également la fermeture des clubs et donc l'assèchement du courant. Pourtant, parmi les danseurs, l'enthousiasme restait intact. Ainsi, le 20 septembre 1981, lors de la dernière soirée du Wigan Casino, alors que le  DJ avait joué les "three before eight" - les trois titres de conclusion  qui marquaient la fin du show - les danseurs refusèrent de partir. 

La grande période northern soul s'acheva au tout début des années 1980, non sans laisser dans son sillage un héritage fécond. Par ses pratiques, elle marqua les prémisses de la culture club et du digging, cette quête du rare groove menée par des collectionneurs en quête de disques jamais réédités. Grâce au mouvement, les clubs commencèrent à concurrencer la radio dans leur capacité à engendrer des tubes. (3)
La northern soul servit aussi de matrice à la hi puis nu-energy et même à la house dont quelques uns des premiers DJs débutèrent dans le circuit northern.
Musicalement, l'influence du courant perdure. Des artistes aussi différents que Paul Weller, Dexy's Midnight Runners, Ocean Coulour Scene, St Etienne, Belle and Sebastian, Fatboy Slim (4), Plan B ou Duffy ont revendiqué ou s'inscrivent toujours dans cette tradition.
Si aujourd'hui, la northern soul est surtout une affaire de nostalgie, les danseurs (plus très jeunes il est vrai) n'en continuent pas moins à jeter du talc sur les pistes de danse pour les rendre glissantes ou à s'affronter lors de concours. Fanatiques du rare groove, ils entretiennent avec passion et ferveur le culte d'une musique qui sut s'imposer comme une partie de l'âme de la jeunesse ouvrière du nord de l'Angleterre. 

"Keep the faith"
Notes:
1. Les danseurs se procuraient les amphétamines auprès des dealers du club ou dans les pharmacies locales.  
2. "Do I love you indeed I do", morceau très rare de Frank Wilson devint un classique absolu de la northern soul et l'un des disques les plus recherchés par les collectionneurs.
3. des titres tels que « Just a little misunderstanding » des Contours en 1970, « I'm gonna run from you » de Tami Lynn ou encore « Hey girl don't brother me » des Tams en 1971
4. Pour son énorme tube « Rockafeller Skank », ce dernier n'avait-il pas samplé l'instrumental « sliced tomatoes » des Just Brothers?

Sources:
Source A: Bill Brewster et Frank Broughton"Last night a DJ saved my life", Castor astral, 2017. Chaudement recommandé, ce livre est aussi passionnant qu'instructif.
Source B:  John Robb:"Manchester music city 1976-1998", Rivages/Rouge, 2012. 
Quelques extraits d'entretiens intéressants sur le Twisted Wheel et leur DJ vedette: Roger Eagle.
Source C: François Thomazeau: "Mods, la révolte par l'élégance", Castor Astral, 2011.
Source D: "Northern soul: l'âme noire du Nord industriel". Un billet à lire sur le site Grey Britain. 
Source E: L'émission Audioguide sur la RTS consacra une émission à la  Northern soul en 2015.

Pour écouter des morceaux de northern soul:
- Un coffret particulièrement complet: Odyssey, a northern soul time Capsule
- Sans casser sa tirelire, il existe aussi beaucoup de ressources sur la toile comme la malle au trésor de Funky 16 Corners ou encore le Northern soul Top 500 sur Youtube.

Liens:
- Timeline: "The kids of Northern Soul brought the swelling energy of American music to working-class Britain"
* D'autres billets consacrés à la soul music et son histoire dans l'histgeobox:
- "A Muscle Shoals, seul le groove comptait."
- Naissance et essor du label STAX à Memphis.
- Motown, l'usine à tubes de Detroit.