mercredi 1 décembre 2021

Quitter les Antilles ou la Réunion pour l'hexagone, par ses propres moyens ou dans le cadre du Bumidom.

Des années 1950 aux années 1980, des dizaines de milliers de Français, originaires de Martinique, de Guadeloupe et de la Réunion, quittèrent leur île natale pour l'hexagone, par leurs propres moyens ou dans le cadre du BUreau pour le développement des Migrations Intéressant les Départements d'Outre-Mer (BUMIDOM). Cette migration intérieure, encouragée au plus haut sommet de l’État, représenta une des plus importantes qu'ait connu la France. Les conditions dans lesquelles s'effectuèrent ces déplacements marquèrent profondément les candidats au départ.

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En mars 1946, dans un discours favorable à la transformation des vieilles colonies en départements français prononcé devant l'Assemblée constituante, Aimé Césaire évoquait ainsi la situation sociale des Antilles: «Mesdames, Messieurs, c'est un fait sur lequel il convient d'insister: dans ces territoires où la nature s'est montrée magnifiquement généreuse règne la misère la plus injustifiable. Il faut, en particulier, avoir visité les Antilles pour comprendre ce qu'il y a de faux dans la propagande officielle qui tend à les présenter comme un paradis terrestre. En réalité, dans des paysages qui comptent parmi les plus beaux du monde on ne tarde pas à découvrir des témoignages révoltant de l'injustice sociale. A côté du château où habite le féodal - l'ancien possesseur d'esclaves - voici la case, la paillote avec son sol de terre battue, son grabat, son humble vaisselle, son cloisonnement de toile grossière tapissée de vieux journaux. Le père et la mère sont aux champs. Les enfants y seront dès huit ans (...). La tâche est rude sous le soleil ardent ou parmi les piqûres de moustiques. Au bout de quelques années, pour celui qui s'y adonne et qui n'a pour tromper sa faim que les fruits cuits à l'eau de l'arbre à pain, il y a la maladie et l'usure prématurée. Voilà la vie que mènent les trois quarts de la population de nos îles.»

Avec la départementalisation des anciennes colonies françaises de la Réunion, de la Guadeloupe et de la Martinique en 1946, les représentants des Outre-mer espèrent un rééquilibrage démocratique (1), économique et social par rapport à l'hexagone, ainsi que la possibilité de bénéficier de l'égalité de droits en matière de protection sociale (assurance maladie, maternité et allocations familiales, législation du travail, cotisations patronales). Le changement de statut est accueilli avec une certaine indifférence par la population comme le révèle un jeu de mots en créole: "Nou té asi boukèt, yo mété nou asi... milé" ("Nous étions à dos de bourrique, voilà qu'on nous a juchés sur un mulet"). Les investissements entraînent néanmoins la multiplication des écoles et établissements de soin. Entre 1949 et 1958, les revenus nets des ménages antillais augmentent de plus de 200%. Les Antilles accèdent à la société de consommation et se hissent au fil des décennies parmi les territoires les plus développés de la zone Caraïbes.

Il n'empêche. Une fois la départementalisation actée, les inégalités perdurent en terme de revenus ou de conditions de logement. L'économie de type colonial des îles explique en partie cette situation. La monoculture sucrière s'est vue porter le coup de grâce par l'essor du sucre de betterave produit en métropole. Or, si l'économie de plantation périclite, l'héritage colonial perpétue les situations de rentes. "Une poignée de grandes familles békées (blanches créoles) détient ainsi la moitié de la superficie des terres agricoles et 40 % des grandes surfaces de la Martinique." (source E) Les usines ferment les unes après les autres, contraignant les anciens ouvriers agricoles à s'installer dans les quartiers pauvres des grandes villes comme Pointe-à-Pitre ou Fort-de-France.

Comme dans l'hexagone, les trois îles connaissent une croissance démographique soutenue, mais ici le baby boom d'après-guerre est envisagé comme un fléau et non une chance. A la Réunion, la moyenne est de neuf enfants par foyer. En 1961, la moitié des Martiniquais a moins de 20 ans. Les familles s'entassent, sans commodité aucune, dans des logements sordides. Les bidonvilles s'étendent. Subvenir aux besoins essentiels s'avère alors très difficile. Le chômage avoisine les 40 %. Cette situation sociale potentiellement explosive inquiète d'autant plus  le gouvernement que le contexte de décolonisation est propice à la fermentation des visées indépendantistes. En 1959, Castro a pris le pouvoir à Cuba, tandis que l'Algérie est sur le point de se libérer. L'accablement cède la place à la colère et suscite l'essor de mouvements indépendantistes. Cette même année 1959, les émeutes en Martinique confirment les craintes de de Gaulle. Les manifestations se multiplient contre les békés, les propriétaires blancs. En mars 1961 encore, les grèves paralysent les bananeraies et les ports. Le puissant parti communiste réunionnais fustige la domination de type colonialiste que les autorités françaises imposent encore et toujours dans l'île. Les tensions politiques et sociales font resurgir les rancunes contre l'esclavage, alimentant une soif de justice inextinguible.


Pour contrer les mouvements indépendantistes, le gouvernement français considère alors que l'urgence est démographique: il faut limiter les naissances, et pousser à la migration une partie de la jeunesse. L'idée est d'autant plus séduisante que l'industrie hexagonale souffre d'un manque de main d’œuvre chronique. La première idée est de favoriser la migration vers la Guyane. Les perspectives s'avèrent très limitées, d'autant que les jeunes Antillais préfèrent se rendre dans l'hexagone, dont l'accès est rendu possible grâce aux billets préférentiels mis en place sur la liaison aérienne. "L'organisation institutionnelle de la migration par L’État a encouragé l'émigration antillo-guyannaise de masse, avec notamment pour objectif de faciliter son insertion professionnelle. Il s'agissait de résoudre partiellement le problème de l'emploi lié à la crise de l'économie de plantation et à la pression démographique tout en répondant de manière pragmatique aux besoins non satisfaits de l'administration française en travailleurs peu qualifiés. A cet effet, un Bureau pour les migrations intéressant les Départements d'Outre-Mer (BUMIDOM) a été créé en 1961 pour organiser le recrutement peu onéreux de travailleurs ultramarins. La moitié de la population antillaise avait alors moins de 20 ans. Partiellement lié à l'organisation institutionnelle de la migration, l'effectif des natifs des Antilles et de Guyane en France hexagonale a été multiplié par treize entre 1954 et 1999, passant de 17 500 à 227 000 personnes." (source E p529)

Si la France des Trente glorieuses connaît une période de plein emploi, les postes à pourvoir sont peu qualifiés, très loin des attentes des postulants. La construction des grands ensembles permet aux hommes de facilement trouver du travail dans le secteur du bâtiment. D'autres cherchent à s'employer comme ouvriers ou mécaniciens dans les usines automobiles et dans l'administration publique. Un Antillais sur deux et un Réunionnais sur trois deviennent ainsi fonctionnaires aux postes les moins qualifiés en tant qu'agents de la SNCF, de la RATP, des PTT, des mairies  ou de l'APHP. Au sein des nouveaux centres hospitaliers, où la main d’œuvre peu qualifiée fait défaut, de nombreux Domien(ne)s sont ainsi embauchés en tant que femmes de ménage, filles de salle ou brancardiers. Tous se répartissent en fonction des besoins de l'économie métropolitaine. 

Les nouveaux venus, dont l'histoire et les spécificités n'apparaissent pas dans les manuels scolaires,  trouvent difficilement leur place parmi leurs compatriotes. Très vite, on oublie que ce sont des Français venus d'ailleurs, mais des Français à part entière. On les confond avec les travailleurs immigrés arrivés eux aussi dans les années 1960 et 1970. Aux problèmes identitaires s'ajoutent donc les violences du déracinement. Les discriminations sont légions. De nombreux propriétaires refusent par exemple de louer lorsqu'ils découvrent que les candidats sont noirs. "L'émigré antillais en France est ambigu, il mène la vie de l'émigré mais il a le statut de citoyen. Il est à même d'être fonctionnaire: infirmière ou fille de salle, employé des postes ou poinçonneur du métro, douanier à Orly ou agent de police. Il se sent français, mais il subit des formes latentes ou déclarées de racisme tout comme un Arabe ou un Portugais", constate Glissant dans Le Discours Antillais.  

Thesupermat, CC BY-SA 4.0 via Wikimedia Commons

Pascal Danaë, le chanteur du groupe Delgrès (2), a largement puisé l'inspiration des chansons figurant sur le deuxième album du groupe dans son histoire familiale. L'artiste est né dans la banlieue parisienne au sein d'une famille originaire de la Martinique. Son père, deux de ses sœurs arrivent en 1958 au Havre. Ils logent dans un premier temps chez une sœur, qui réside à Argenteuil, dans le Val d'Oise. Sa mère et trois autres enfants les rejoignent en 1962. Pascal naît un an plus tard. Électricien de formation, le père de famille ne trouve rien dans sa branche. Il se rabat finalement sur un emploi de manutentionnaire dans les gares de triage de la région parisienne. (source B)

En s'attachant à des destins singuliers, les chansons de Delgres rendent tangibles et concrètes les difficultés auxquelles furent confrontés les habitants originaires d'outre-mer, du départ des Antilles ou de la Réunion à l'arrivée dans l'hexagone. Aléas dépeint la violence de la séparation forcée qui accompagne chaque migration. Le point de vue adopté est celui d'un enfant de dix ans qui voit son père partir en bateau. Pour le gamin, le départ tient de l'arrachement, de l'abandon, pour son père du saut dans l'inconnu. En créole, Danaë chante: «Je n'avais que dix ans (...) Oui, je n'étais qu'un enfant / Que tu berçais dedans ton cœur. / J'ai fait tout ce que j'ai pu. / Tu m'as laissé et t'es parti. (...) Je te revois à bord du bateau. / Tu m'as laissé et t'es parti.» 

Dans 4 ed matin, le morceau qui donne son titre à l'album, le chanteur/compositeur rend hommage à son père, et plus largement à tous ces soutiers de la croissance économique française venus de l'autre côté de l'Atlantique au cours des Trente glorieuses. "Quatre heures du matin, / Déjà debout / Tu allumes la lumière / Quatre heures du matin / Déjà debout / Seul dans la cuisine. (...) N'écoute pas ce qu'ils disent / N'écoute pas leurs paroles / Faut juste bosser / Gagner ton argent / Que tu enverras au pays." Le chanteur/parolier explique: "Quatre heures du matin, l'heure à laquelle mon père se levait quand il est arrivé en 1958 en France hexagonale. Il venait de Guadeloupe. Il déchargeait des caisses. Il était manutentionnaire tout simplement et il se levait donc à 4 heures du matin pour aller décharger les wagons à la gare d'Argenteuil. J'ai fait cette chanson pour lui. " (source A) "Cette espèce de routine du matin, comme un automate, ça raconte aussi l'histoire de ceux qui, aujourd'hui encore, se lèvent super tôt pour aller travailler, pour subvenir aux besoins de leur famille, qui s'oublient au service des autres."

Se mo la raconte les insultes racistes entendues par la sœur du chanteur à l'école, lors de son arrivée dans l'hexagone. "Dis-moi ce qui s'est passé dans la cour de récré / Non je ne peux pas / Ces mots là me brûlent le cœur.

Tout au long de l'album, les paroles chantées en créole, témoignent d'une attention particulière aux oubliés de l'histoire, aux anonymes, aux exploités, à ceux qui se lèvent tôt pour gagner leur croûte. Les textes accordent une attention particulière à l'aliénation par un travail abrutissant et répétitif. On y ressent parfaitement "l'envie (...) de défendre des personnes qui (..) sont toujours les derniers de cordée." (source F) Pour le clip d'Aléas, le trio joue sur les quais du port du Havre, là où le père de Pascal Danaé débarqua en 1958. Les musiciens arborent des bleus de travail, comme pour mieux rendre hommage aux travailleurs invisibles: dockers, manutentionnaires, ouvriers... Loin de toute victimisation ou défaitisme, les paroles célèbrent les capacités de résilience face aux épreuves, d'adaptation par l'action, la création, la réflexion... La musique, qui puise aux sources d'un blues rugueux et abrasif, touche au cœur.


Conclusion: Dans un contexte de forte pression démographique, le gouvernement français opta pour une politique de transferts sociaux à grande échelle. Plutôt que de favoriser le développement d'activités productives sur place, l’État privilégia la création massive d'emplois publics. En parallèle, il incita au déplacement des individus vers l'hexagone, comme si pour les DOM le salut se trouvait toujours loin de la terre natale. Entreprise de "déportation" pour Aimé Césaire, le Bumidom sera synonyme de déracinement pour de nombreux Domiens, sans véritable intégration à l'arrivée dans l'hexagone. (3)

Notes:

1. Pour Césaire, il s'agit de "passer d'une citoyenneté mutilée à la citoyenneté tout court."

2. Le trio Delgrès réunit Pascal Danaé, Baptiste Brondy et Rafgee. Le premier assure le chant et joue de la guitare dobro, le second est à la batterie et le dernier au soubassophone, un tuba atypique que l'on trouve dans les fanfares de la Nouvelle-Orléans. Le nom du groupe rend hommage à Louis Delgrès, un officier l'armée française qui s'opposa aux troupes napoléoniennes venues rétablir l'esclavage aux Antilles.

3. Les déséquilibres des économies ultramarines et leur dépendance structurelle vis-à-vis de la France hexagonale se sont accentués. Confrontées au défi de la diversification économique, les Antilles françaises et la Réunion n'ont pas connu l'émergence d'un véritable secteur productif endogène depuis le passage à la départementalisation. 

 Sources: 

Vous l'aurez compris, nous vous recommandons vivement de vous procurer et d'écouter "4:00 AM", le formidable disque de Delgrès, dont les paroles des chansons sont consultables sur le site officiel du groupe.

A. «La chanson "4 ed Maten" de Delgres» [Pop n' Labo sur France Inter]

B. "4 AM l'heure du combattant Delgres" [pan-african-music.com]

C. Sylvain Pattieu: "Années 1960-1970. La grande migration antillaise.", in L'Histoire n°457, mars 2019. 

D. Michelle Zancarini-Fournel: "Les luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours", Zones, La Découverte, 2016.

E. Cédric Audebert, « Les Antilles françaises à la croisée des chemins: de nouveaux enjeux de développement pour des sociétés en crise »Les Cahiers d’Outre-Mer, 256 | 2011, 523-549.

F. Soul Bag n°242, avril/mai/juin 2021. 

G. Marie Claude-Valentin, « Des « Nés » aux « Originaires » Dom en métropole : les effets de cinquante ans d’une politique publique ininterrompue d’émigration », Informations sociales, 2014/6 (n° 186), p. 40-48.

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