jeudi 19 octobre 2023

La musique sous le Troisième Reich

Les nazis ont un rapport ambivalent avec la musique. Elle est bien sûr un puissant vecteur d'embrigadement, à condition d'avoir défini ce qu'il est possible ou pas d'écouter en tant qu'Allemand. Dans cette optique, sous le IIIème Reich, la musique est mise au pas. Toute forme d'innovation artistique sortant de la ligne définie par le régime est proscrite, tout comme sont bannies les influences étrangères. Les artistes juifs sont quant à eux persécutés et leurs œuvres interdites.

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* Le bouillonnement culturel de la République de Weimar. 

En 1918, la République est instaurée en Allemagne. Le nouveau régime doit signer le traité de Versailles en 1919, ce que de nombreux Allemands vivent comme une injustice et une humiliation. L'hyperinflation du mark en 1923 fragilise considérablement un régime qui parvient néanmoins à se stabiliser dans la deuxième moitié de la décennie. La levée de la censure impériale libère les arts qui connaissent alors un foisonnement créatif exceptionnel. Le dadaïsme, l'expressionnisme, la nouvelle objectivité révolutionnent les arts visuels, mais aussi la musique. A l'aube des années 1930, le kroll oper de Berlin s'impose comme le haut lieu des créations modernes de la République de Weimar, avec des mises en scène très audacieuses. Otto Klemperer, son directeur musical, dirige une suite orchestrale de "l'opéra de quat' sous" de Kurt Weill. On peut y entendre une musique ouverte aux influences étrangères, en particulier le jazz. 


Dans les années 1920, les jazz-bands se multiplient, jouant fox-trot, shimmy et charleston dans les cabarets et dancings. Une des formations les plus connues se nomme les Weintraub's Syncopators. Son chef d'orchestre et pianiste, Friedrich Hollaender signe les musiques de l'Ange de Joseph von Sternberg. La chanson la plus célèbre du film, Ich bin von Kopf bis Fuss, est un immense succès, qui ne contribue pas peu à la popularité de Marlène Dietrich.

La République de Weimar est surtout fragilisée par la crise économique de 1929. Adolf Hitler profite de cette situation. A la tête du NSDAP, son parti politique, il accuse la République, les Juifs, les communistes d’être responsables des difficultés du pays et remporte de grands succès électoraux. Le 30 janvier 1933, Hitler est nommé chancelier, chef du gouvernement. En quelques semaines, il obtient les pleins pouvoirs et instaure une dictature. Les élections sont supprimées et les opposants politiques arrêtés par la Gestapo, la police politique. Désormais seul le NSDAP est autorisé. Ainsi, l'Allemagne sous le joug nazi devient un État totalitaire. Le strict contrôle de l’État nazi s'abat sur l'ensemble de la société allemande. La propagande impose le culte de la personnalité. Hitler est présenté comme le guide (führer). Des organisations du parti encadrent les adolescents au sein des Jeunesses hitlériennes. La propagande est partout et l'endoctrinement se fait aussi en chansons.

* La musique comme vecteur d'embrigadement. 

La musique constitue un puissant levier d'embrigadement car elle s'adresse d'abord à l'émotion et s'inscrit parfaitement dans les mises en scène géantes du régime. Le III° Reich accorde la plus grande attention à l'endoctrinement de la jeunesse. Le chant choral, censé créer une dynamique de groupe est privilégié, tandis que les rythmes répétitifs accompagnent parfaitement les marches et défilés militaires chers aux nazis; enfin les thématiques du "sang et de la terre" ("Blut and Boden") ont la faveur des instructeurs. Lors des rassemblements et des activités en groupe, les jeunes doivent chanter fort. L'hymne des Jeunesses hitlériennes insiste sur la soumission absolue au führer. "En avant ! En avant ! Chantent les joyeuses fanfares. En avant ! En avant ! La jeunesse se moque du danger. Führer, nous t'appartenons. Tous les camarades t'appartiennent. Et le drapeau nous conduit vers l'éternité ! Oui, le drapeau est plus fort que la mort !"

Les chants du début du mouvement national-socialiste sont la plupart du temps de simples adaptations, emprunts, reprises, contrefaçons de chants populaires et patriotiques existants, dont le sens est subverti. Ni le texte, ni la musique ne sont originaux. C'est le cas du "Horst Wessel lied". Horst Wessel, obscur chefaillon nazi assassiné en 1930 dans le cadre d'un règlement de compte, devient, par la magie de la propagande, un saint-martyr du nazisme. Le chant qui lui rend hommage s'impose comme hymne officiel du parti nazi. Les Volkslieder, littéralement les "chants du peuple", compatibles avec l'imaginaire Völkish sont chantés à l'unisson et contribuent à l'édification de la pseudo communauté aryenne (Exemple: "Ein heller und ein Batzen").

Les grands compositeurs allemands, à la condition qu'ils ne soient pas juifs, sont exaltés. Bach, Bruckner, Beethoven sont présentés comme des paradigmes du génie créateur aryen. Bien que Hongrois, Lizst, par le miracle de la propagande devient Allemand. Goebbels peut affirmer que l'Allemagne est le "premier peuple musicien de la terre". Wagner fait l'objet d'un véritable culte et devient pour les nazis le promoteur d'un art authentiquement allemand. Antisémite notoire, auteur d'un essai intitulé "la juiverie dans la musique", il est considéré par Hitler comme le compositeur quasi officiel du régime. Ses opéras revisitent les mythologies nordiques. Sa maison à Bayreuth devient un des temples du nazisme, tandis que ses compositions accompagnent les grands rassemblements comme "la chevauchée des Walkyries" ou "les maîtres chanteurs de Nuremberg", dont le chœur proclame fièrement: " Le Saint Empire romain germanique pourra s'effondrer, toujours subsistera l'art sain et noble allemand".

* Musique racialisée et "épuration artistique".

Dès l'arrivée au pouvoir des nazis, la vie culturelle est placée sous contrôle. Goebbels, en tant que président de la Chambre de culture du Reich (Reichkulturkammer), organise et encadre toutes les professions artistiques dont il exclut les juifs. La vie musicale est organisée et contrôlée par le Reichsmusikammer. Alfred Rosenberg, l'idéologue du parti, s'emploie à l'aryanisation de la vie musicale. Dans cet esprit, en mai 1938, se déroulent à Düsseldorf les "journées musicales du Reich" (Reichmusiktage), au cours desquelles une exposition de propagande dénonce la "musique dégénérée" (Entartete Musik), jetant l'anathème sur toute innovation artistique. Le jazz est dénoncé comme une musique à la fois "juive, bolchevique et nègre". L'affiche de l'exposition représente d'ailleurs un saxophoniste noir arborant une étoile de David au revers de la veste, condensé de tout ce que le régime vomit: le juif, le jazz, l'Amérique, le noir. 

Sous la République de Weimar, le jazz jouit d'une popularité exceptionnelle, en lien aussi avec l'émergence de l'explosion d'une culture de masse. Ernst Krenek triomphe alors avec l'opéra jazz Jonny spielt auf. L'accession au pouvoir des nazis change la donne. Les nouveaux dirigeants fustigent l'usage excessif des syncopes et de la batterie. Pourtant, en dépit de l'interdiction de diffusion du jazz à la radio, le succès du genre ne se dément pas, ce qui contraint les autorités à mettre de l'eau dans leur bière, en germanisant les plus grands succès.


Pour le national-socialisme, la musique se résumait donc à une opposition manichéenne entre musique allemande et musique dégénérée, un terme dont l’absence de définition précise permettait d’interdire toute œuvre suspecte. Le bannissement d'un auteur et de son œuvre se fonde sur des critères raciaux, mais aussi sur une base esthétique. Ainsi, toutes les avant-garde artistiques sont censurées et condamnées. Au fond, les nazis vomissent le foisonnement culturel de la République de Weimar, assimilant l'esthétique musicale au régime politique. Ainsi, la musique d'Arnold Schoenberg, inventeur du dodécaphonisme, est considéré comme subversive, intellectuelle, loin des préoccupations du peuple. Sa musique ne trouve plus droit de citer à la fois parce son auteur est juif, mais aussi en raison de son audace moderniste. Les œuvres des illustres compositeurs juifs passés sont mises à l'index. Malher, Offenbach ou Mendelssohn ne sont plus joués. Dès lors, impossible par exemple d'écouter le "songe d'une nuit d'été" sur une scène allemande. 

Dès 1933, les nazis traquent tous les acteurs du bouillonnement culturel de la République honnie. Ils interdisent par exemple "Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny", l'opéra en 3 actes composé par Kurt Weill sur un livret de Bertold Brecht. Parce qu'elle remet en cause les formes traditionnelles de l'opéra classique, introduit des rythmes de blues, un texte anglais, des personnages féminins avides d'argent facile, l’œuvre ne pouvait qu'irriter les nazis. En mars 1931, dans les Cahiers mensuels du parti nazi, Hitler, l'artiste raté, assène: "Les textes de Bertold Brecht et la musique de Weill ne pourront jamais être considérés comme de l'art allemand." Avec une circonstance aggravante à ses yeux, ces deux hommes sont juifs. 

"Alabama song", la plus célèbre chanson de l'opéra, exprime la complainte d'un groupe de prostituées à la recherche d'une ville sans prohibition. Lotte Lyena muse de Weill, en donne une interprétation lugubre. En 1967, les Doors reprennent le morceau dont ils modifient légèrement les paroles.

 *L'attitude des artistes.

Avec l'accession au pouvoir des nazis, les musiciens se trouvent confrontés à un choix, parfois difficile. Certains compositeurs s'accommodent de façon plus ou moins ambiguë du nouveau régime à l'instar de Richard Strauss qui prend la tête de la Chambre de musique du Reich de 1933 à 1935. L'année suivante, il compose l'hymne des JO de Berlin. Lors de la cérémonie d'ouverture, dans une arène ornée de bannières frappées de la croix gammée, il dirige lui même sa composition. Les chefs d'orchestre Ernest von Karajan, Karl Böhm, les chanteuses Elizabeth Schwarzkopf et Zarah Leander, le compositeur Hans Pfitzner et Werner Egk pactisent franchement avec le régime.

Pour beaucoup d'autres, la prise de décision s'avère très difficile. Faut-il rester dans un III ème Reich de plus en plus hostile ou partir vers une destination inconnue en abandonnant son héritage culturel? Arnold Schönberg, Kurt Weill, Ernst Toch, Erich Korngold ("la ville morte"), Otto Klemperer se résignent à l'exil et trouvent refuge aux États-Unis. D'autres voient non seulement leurs carrières brisées, mais aussi leurs existences, à l'instar d'Erwin Schullof. Juif, homosexuel, avant-gardiste et communiste, il subit une véritable chasse à l'homme. Arrêté à Prague, il est déporté à Wülzburg où il meurt de la tuberculose en 1942. Le destin du Tchèque Pavel Haas bascule avec le démantèlement de la Tchécoslovaquie en 1939. Haas est juif, sa musique moderniste, donc interdite. Déporté à Theresienstadt en 1942, il meurt gazé à Auschwitz en octobre 1944.


*Existe-t-il une musique nazie? 

Les nazis savent exclure et mettre au piloris, il peine en revanche à définir ce que devraient être une musique nazie. Leur quête d'un nouveau Wagner reste vaine, trop de talents ayant fui. Quant à ceux qui se rangent sous la bannière du nazisme, ils en étaient largement dénués... Citons tout de même Carl Horff, dont les "Carmina burana" composées en 1937, mettent en musique 24 chants de l'abbaye de Beuem en Bavière. La vitalité rythmique, la simplicité des mélodies et la répétition inlassable font l'intérêt d'une musique compatible avec les canons esthétiques nazis. 

Conclusion :

 L'absence de liberté laissée aux artistes par les nazis explique sans doute qu'aucun compositeur majeur n'est émergé pendant leur règne. En guise de conclusion, citons l'excellent "Entartete Musik. Musiques interdites sous le IIIème Reich" d'Elise Petit et Bruno Giner (source C). "En stigmatisant, déportant et assassinant des milliers d'artistes et intellectuels, c'était bien l'annihilation de toute une culture qui était programmée, peu avant celle de tout un peuple."

Sources: 

A. SCHNAPPER Laure, « La musique « dégénérée » sous l'Allemagne nazie », Raisons politiques, 2004/2 (no 14), p. 157-177.

B. Élise Petit et Bruno Giner présentent "Entartete musik: les musiques interdites sous le IIIème Reich", Bleu nuit éditeur. 

C. "Elise Petit et Bruno Giner: «Entartete Musik: les musiques interdites sous le IIIème Reich», Bleu nuit éditeur, 2015

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