mardi 24 octobre 2023

"SLT". Une chanson coup de poing de Suzane pour dénoncer les différentes formes de harcèlement dont sont victimes les femmes.

En 2020, Suzane enregistre SLT, pour "salut" en langage sms. Sur un fond sonore mélangeant rap et électro, elle décrit différentes formes de harcèlement dont sont victimes les femmes. Sous la vidéo du clip, la chanteuse revient sur la signification du morceau: «SLT, (…) c’est l’histoire de la fille qui reçoit constamment des "salut la miss tu baises" parce qu’elle a posté une photo d’elle sur Insta. C’est l’histoire de la fille qui ne porte plus de jupes "trop courtes" parce qu’elle a peur de se faire siffler par un inconnu dans la rue. C’est l’histoire de la fille qui ne donne plus son opinion trop fort parce qu’elle en a marre qu’on lui réponde "t’es énervée, t’as tes règles aujourd’hui?". C’est l’histoire de la fille qui marche plus vite et qui se tait parce qu’elle a peur. ‘SLT’ c’est le quotidien de millions de femmes”. 

Dans la première strophe, une femme marche dans la rue et se fait “accoster” par un homme, qui finit par l’insulter… Dans la seconde, un patron exige - par la menace et l'insulte - un rapport sexuel d'une employée. Enfin, la dernière strophe met en scène une femme victime de cyberharcèlement. Les trois couplets proposent un florilège, loin d'être exhaustif malheureusement, des différentes formes de violences faites aux femmes. A chaque fois, la chanteuse adopte le point de vue du harceleur (dans la rue, au travail, sur internet). Les menaces succèdent aux flatteries. Systématiquement, l'agresseur inverse les rôles. Si il se montre de plus en plus insistant, c'est soit disant à cause de la tenue ou de l'attitude de son interlocutrice, réduite à un objet de satisfaction sexuelle. Quand il constate que ses assauts échouent, l'homme devient menaçant, insultant, hostile. 

EddyLlrg, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

* Harcèlement de rue.
Premier couplet, la jeune femme part au travail, quand un homme l'invective de façon vulgaire. Après les compliments outranciers d'usage ("Hey salut bonne meuf, t'es vraiment très charmante" ), il lance une proposition salace: "Tu sais j'te mangerais pour le 4 heures, t'es si appétissante / J'te ferais pas la bise mais si tu veux on peut baiser." Constatant que son interlocutrice poursuit son chemin, il lui reproche de l'ignorer, feignant de ne pas comprendre l'attitude de celle qui a l'affront de lui résister. "Bah pourquoi tu marches plus vite? J't'ai pas agressé / J't'ai même fait des compliments, tu pourrais au moins t'arrêter". Pathétique, il reproche à la jeune femme sa tenue, une jupe courte justifiant à ses yeux son agression verbale. " là tu l'as bien cherché / T'as une jupe tellement courte même pas besoin de la soulever". Cette attitude est typique du victim blaming, qui consiste à tenir pour responsable les femmes lorsqu'elles sont victimes d'abus ou d'agressions. "Trop jolie", "habillée trop court", "le coin est mal fréquenté", autant de mauvaises raisons pour justifier l'injustifiable. En ignorant le harceleur, la passante change de statut; de femme à séduire, elle devient "une pouf" ("T'es une pouf, c'est devenu courant / De l'entendre trois fois par journée"). Dès lors, «"T'as un num?" peut devenir violent/ Si tu donnes pas un vrai».

Reprise dans les médias français, l'expression "harcèlement de rue", traduction de l'anglais street harassment, devient rapidement incontournable et le sujet sort des sphères féministes pour s'imposer dans le débat public. (1) Plusieurs initiatives ont permis de faire connaître l'ampleur du phénomène pour mieux le dénoncer et le combattre. Nous les détaillons dans la note 2.

En juillet 2018, Marie Laguerre, une étudiante en architecture est prise à parti par un type assis à la terrasse d'un café. Elle lâche un "ta gueule". L'homme attrape un cendrier et le jette sur la jeune femme, puis se lève, l'insulte et la gifle avec une très grande violence. L'agresseur s'en va, tout comme sa victime. En quelques instants, on est passé du harcèlement à une agression caractérisée. Décidée à ce que les choses n'en restent pas là, la jeune femme parvient à récupérer les images de surveillance du café, puis à porter plainte. C'est cette affaire qui, plus que tout autre, contribue à médiatiser le phénomène en France.

Giuseppe Bartolomeo Chiari, Public domain, via Wikimedia Commons

> Ce harcèlement provoque pour les femmes un sentiment d'insécurité. Il a ceci d'insupportable qu'il oblige parfois à rester sur le qui-vive, à éviter certains secteurs à ne pas sortir seule tard le soir, à modifier sa façon de s'habiller. "Tout cela a pour conséquence une occupation genrée de l'espace public: les hommes investissent la rue et se comportent comme si elle leur appartenait, tandis que les femmes, conscientes d'être des proies potentielles, ne font que passer." (source A) Pour que ces violences cessent, plusieurs municipalités mettent en place des amendes pour les coupables pris en flagrant délit. Par ailleurs, depuis août 2018, la loi française sanctionne les «outrages sexistes », lorsqu'ils sont «dégradants, humiliants, intimidants, hostiles ou offensants». Les amendes peuvent aller de 90 à 1500 euros en cas de circonstance aggravante, notamment lorsque la victime a moins de 15 ans.

* Harcèlement au travail.
Dans le deuxième couplet de la chanson, la scène change. La jeune femme se trouve désormais sur son lieu de travail. "T'es au boulot dans la réserve / Tout le monde est parti manger / Le patron t'appelle dans son bureau". Profitant de l'isolement, de sa position hiérarchique, et après les compliments d'usage ("aujourd'hui t'es ravissante"), le boss soumet une proposition indécente à son employée, balayant d'un revers de main les objections qu'elle pourrait lui opposer ("Ouais je sais que t'as un mec / Mais ça c'est pas gênant"). Justifiant, là encore, son attitude, par la tenue vestimentaire de son interlocutrice ("Ton joli décolleté me dit que t'es plutôt partante"), il se fait menaçant et exige un rapport sexuel. Aucune échappatoire ne semble possible pour la jeune femme, dont l'absence de consentement est ignoré par l'agresseur.  "D'façon si tu dis non / Moi j'entendrai un oui / Tu verras que j'suis con / Je plaiderai ton hystérie". Le chantage à l'emploi se double d'une volonté d'humilier. "Tu seras pas la première à passer sous mon bureau / Les filles comme toi font moins les fières / Quand elles veulent garder leur boulot / Alors maintenant tu vas te taire / T'en diras pas un mot / Si tu veux garder ton salaire / Pour nourrir tes marmots". 

Les violences sexuelles et les comportements sexistes au travail prennent des formes diverses. Le Code pénal définit le harcèlement sexuel comme "le fait d'imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle ou sexiste, qui portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant ou créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante." Par ailleurs, faire pression pour "obtenir un acte de nature sexuelle" est également considéré comme du harcèlement sexuel, même si ce n'est pas de manière répétée et que le coupable n'est pas son supérieur hiérarchique.
Tous ces comportements et violences sont punis par la loi. L'auteur des faits est passible de deux ans d'emprisonnement et 30 000 euros d'amende, voire trois ans d’emprisonnement et 45 000 euros d’amende lorsque les faits sont commis par une personne qui abuse de l’autorité que lui confèrent ses fonctions. Pour la victime de harcèlement, il est important de signaler les faits, en particulier à sa direction, et de déposer plainte. Par ailleurs, l'employeur a l'obligation de prendre les dispositions nécessaires pour prévenir les faits de harcèlement sexuel en informant, en mettant en place des mesures de prévention et en finançant la formation des représentants des travailleurs.
 
* Cyberharcèlement. 
Troisième couplet. "T'es enfin chez toi" et pourtant toujours pas de répit. Caché derrière son pseudo, dans l'anonymat offert par les réseaux sociaux, le cyberharceleur fait d'internet un espace de prédation. Les sollicitations indues, les propos et photos à caractères sexuels constituent autant d'agressions. Non content d'envoyer une photo de son sexe (dick pic ou cyber-flashing) ("Du coup je t'envoie une tof / De moi, ma teub et un cœur bleu"), le persécuteur cherche à humilier ("t'en vaux pas la peine"), faisant tout l'étalage de sa misogynie crasse. La femme n'est vue que comme un objet de satisfaction sexuelle ("t'es vraiment sexy / je cherche un plan pour la nuit", "ton regard de chienne qui attendrait de bouffer depuis au moins une semaine"), forcément intéressée ("J'suis sûr que t'es du genre à dîner étoilé") que l'on peut insulter, menacer ("Quand j'serai en bas dans ta rue / On verra ce que tu feras") et dont on ignore le non consentement et la personnalité ("T'façon t'es comme les autres").
 
Le cyberharcèlement est une forme de violence qui s'exerce par voie numérique (réseau social, forum, jeu en ligne...). (4) Puni par la loi, il est fondamental de le signaler. Le cybersexime se caractérise par des "actes / commentaires / messages à caractère sexuel ou qui critiquent la manière de s’habiller, l’apparence physique, le comportement amoureux ou sexuel. Ce sont des violences sexistes ou sexuelles qui visent principalement les filles (mais aussi des garçons)..." Les sanctions peuvent aller jusqu'à trois ans d'emprisonnement et 45 000 euros d'amende. Pour l'individu victime de cyberharcèlement, il est important de révéler les faits à une personne de confiance, de bloquer ou signaler le harceleur, de garder des preuves (capture d'écrans des contenus, copie de l'url), de demander la suppression des contenus problématiques, éventuellement de porter plainte. 

Après avoir encaissé ("Souffle, serre les dents / Comme d'hab tu te tais"), le refrain de la chanson invite les femmes à se protéger ("Souffle, sois prudente / Marche dans le couloir d'à côté") en faisant preuve de lucidité ("Un gentil peut devenir méchant / Faut pas croire aux Disney"), de résilience et de résistance ["Bats-toi fillette (Bats-toi, bats-toi, bats-toi)"]
 



Notes:

1. Le terme est loin d'être parfait. En effet les harceleurs agissent non seulement dans la rue, mais dans tous les autres espaces publics, en particulier les bars, les transports en commun... L'expression désigne un lieu et non l'auteur du harcèlement. "Enfin, le harcèlement (moral, sexuel) désigne habituellement une action répétée par la même personne. Or, ici, la sensation de harcèlement éprouvée par la victime vient de la multiplicité des harceleurs. (...) Malgré ses défauts, ce terme a le mérite de mettre un mot sur le phénomène, et de désigner comme un problème ce qui était autrefois subi comme une sorte de fatalité. Oui, des hommes se permettent d'interpeller des femmes dans les lieux publics, sans tenir compte de leur refus, les hèlent, commentent leur corps. Non, il ne s'agit pas de drague: à partir du moment où on ne respecte pas les signaux négatifs envoyés en retour, on n'est pas un dragueur «lourd», on est un harceleur." (source A, p103)

2. Le Projet Crocodiles propose des "Histoires de harcèlement et de sexisme ordinaires mises en BD". Sur Youtube, en 2010 le court-métrage Majorité opprimée d'Eléonore Pourriat remporte un franc succès. La réalisatrice y inverses les rôles entre femmes et hommes. En 2012, Anaïs Bourdet, une graphiste marseillaise, recueille la parole de milliers de femmes sur le tumblr "Paye ta schnek". Cette même année, une chaîne flamande diffuse Femme de la rue, un documentaire de la réalisatrice Sofie Peeters. La jeune femme s'y filme en caméra cachée, déambulant dans les rues de Bruxelles. Sur son passage, les hommes multiplient les réflexions sur son physique. Les propositions salaces et les insultes fusent. Certains la sifflent, d'autres simulent des orgasmes... La vidéo bénéficie d'un large relais sur internet qui incite de nombreuses femmes à raconter via les réseaux sociaux leurs expériences personnelles. (3) En 2013, l'émission Envoyé spécial diffuse un reportage reprenant le même dispositif que Sofie Peeters, transposé cette fois ci en Ile-de-France. En 2014, le collectif new-yorkais Hollaback! met en ligne 10 Hours of Walking in NYC as a woman , une vidéo tournée en caméra cachée dont le cumul des vues atteindra les 50 millions. Le collectif Stop au harcèlement de rue , lancé en France en 2014, organise des happenings pendant lesquels sont mis en place des "zones sans relous" pour sensibiliser les passant.e.s. Un rapport de 2015 du Haut Comité à l'égalité entre les femmes et les hommes montre que 100% des femmes interrogées ont été harcelées dans les transports en commun. Face à l'ampleur du phénomène, la Mairie de Paris imagine une campagne de sensibilisation avec le slogan «Ma jupe n'est pas une invitation». (sources D) En 2016, le "harcèlement de rue" entre dans le Petit Robert.

3. Certains hommes, au contraire s'interrogent: ne s'agit pas que de "drague un peu lourde"? Les féministes ne voient-elles pas le mal partout? pour décrédibiliser le reportage, d'aucuns reprochent au documentaire un biais raciste. Sofie Peeters a tourné Femme de la rue dans le quartier pauvre d'Anneessens, où les populations issues de l'immigration maghrébine sont nombreuses. Certains hommes se saisissent de ce choix pour mieux développer un argumentaire raciste expliquant que les comportements sexistes auraient une origine culturelle. Or, le harcèlement dans l'espace public concerne toutes les populations et toutes les classes sociales comme en attestent de nombreux exemples. En 2012, par exemple, Cécile Duflot, alors ministre du logement, essuie des sifflements dans l'enceinte de l'Assemblée nationale, parce qu'elle avait eu le malheur de porter une robe. En 2021, le député de Vendée Pierre Henriet traite une élue de l'opposition de "poissonnière" dans l'hémicycle

4. Les harceleurs agissent parfois en meute. Ainsi, les Incel, "célibataires involontaires" en français, se définissent comme victimes des femmes, qui refusent d'entamer une relation amoureuse ou sexuelle avec eux.

Sources:

A. Marie Kirschen et Anné Wanda Gogusey: "Herstory. Histoire(s) des féminismes", La ville brûle, 2021.

B. Ivan Jablonka:"Des hommes justes. Du patriarcat aux nouvelles masculinités.", Seuil, 2019.

C. "L'affaire Marie Laguerre, le harcèlement de rue à la une" [Affaires sensibles du 6 décembre 2019 sur France Inter] 

D. Bibia Pavard, Florence Rochefort, Michelle Zancarini-Fournel:"Ne nous libérez pas, on s'en charge", Éditions La Découverte, 2020. 

E. "Marie Laguerre, l'histoire d'une indignation féministe 2.0" [L'effet domino du 27 septembre 2019 sur France Inter] 

F.  "Harcèlement de rue" [Wikipédia]

Liens:

- Les Décodeurs: "Est-ce de la drague, du harcèlement ou une agression sexuelle? Un quiz pour faire la différence." 

- "projet crocodile / harcèlement de rue" [pointculture.be]

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