mardi 27 février 2024

"Baraye" : un hymne pour la liberté et contre l'Iran corrompu des mollahs.

L’instauration de la République islamique d'Iran en 1979 renverse le régime monarchique du shah et impose un régime théocratique et obscurantiste. Très vite, l'ayatollah Khomeini, chef suprême de l’État, élimine toute opposition. Le Conseil des gardiens de la constitution, l'institution clef du régime, juge tout à l'aune de la conformité avec l'islam, tandis que le président élu, qu'il soit un modéré ou un conservateur, ne fait office que d'exécutant. Les mollahs exigent le voilement des femmes, en dépit de manifestations de protestation. Dès lors, le port obligatoire du voile constitue un des piliers fondamentaux du régime. Une loi de 1983 formalise cette obligation. Les bassidjis (brigades des mœurs en 2005) et les gardiens de la révolution se chargent de traquer les femmes "mal voilées".

Plusieurs mouvements de protestations tentent d'infléchir le cours des événements. En vain. La révolte estudiantine de l'été 1999 est écrasée dans le sang. En 2009, les classes moyennes lancent la "révolution verte", menant la fronde contre la réélection de Mahmoud Ahmadinejad, réclamant l'instauration de la démocratie. Les acteurs de ce mouvement urbain ne revendiquent pas la chute du régime, mais des réformes d'ampleur. En vain. À l'hiver 2017-2018, les classes populaires crient leur désespoir dans la rue. Le président Rohani, prétendument modéré, réprime pourtant durement les manifestations de protestation. 

Mohammad Reza Shajarian - Déposez Votre Arme
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L'élection d'Ébrahim Raïssi, en 2021, est marquée par un durcissement de la police des mœurs. C'est dans ce contexte explosif qu'éclate un soulèvement, le 16 septembre 2022. Ce jour-là, Mahsa Jina Amini, étudiante de 22 ans, meurt à l’issue de son placement en garde à vue par la police des mœurs, au prétexte qu'une mèche de cheveux sortait de son voile. (1) La révolte revêt une dimension nationale. Au premier rang des protestataires se trouvent les femmes, les étudiants, les classes populaires. Tous aspirent à chasser un régime honni, qui se lance dans une surenchère sécuritaire et sème la mort, alors même que les difficultés économiques s'accumulent, en lien avec la baisse des revenus du pétrole. Tandis que les dépenses militaires ou celles liées au programme nucléaire explosent, les dépenses sociales chutent.  

Matt Hrkac from Geelong / Melbourne, Australia, CC BY 2.0, via Wikimedia Commons

Les manifestants lancent le slogan "femmes, vie, liberté". Par son ampleur, le mouvement fait vaciller le régime, au sein duquel des dissensions apparaissent. Les critiques se font entendre chez les civils, mais aussi parmi les autorités religieuses. Elles portent sur le caractère dictatorial et corrompu du régime, mais aussi la violence de la répression et des arrestations de masse. Couvertes par Ali Khamenei, le guide suprême de la Révolution islamique, les exactions commises provoquent plus de 500 assassinats. Les milices surveillent et traquent les femmes non voilées ou, d'après eux, mal voilées. (2) Les policiers filment les passantes et les conductrices en infraction. Ces dernières reçoivent des amendes ou une convocation au poste de police. Etre une femme en Iran, c'est l'obligation de porter le hijab quand on sort de chez soi, ne pouvoir ni danser, ni chanter dans l'espace public ou pratiquer un sport en extérieur. L'avortement reste interdit. Quand les hommes ont la possibilité de contracter une sorte de mariage à l'essai ou d'avoir plusieurs épouses, les adolescentes peuvent être mariées à partir de 13 ans. L'homme vaut le double de la femme, comme le prouvent les témoignages en justice. 

Cette législation rétrograde ne semble absolument pas ou plus en phase avec les transformations de pans entiers de la société iranienne. La modernisation est à l'œuvre. Les jeunes femmes, aujourd'hui instruites et alphabétisées, adoptent des comportements sociaux et démographiques en décalage complet avec ceux imposés par le régime. Aujourd'hui, les Iraniennes se marient en moyenne à l'âge de 26 ans; si le mariage de petites filles persiste au sein des franges les plus pauvres de la population, il semble en net recul. De même, le taux de polygamie n'est que de deux pour cent.

Aussi, malgré la répression, la révolte continue de couver, sous-jacente. Désormais, il ne s'agit plus de réformer le régime, mais de le renverser et de séparer la religion de l'Etat. La résistance prend des formes inédites. Les femmes refusent par exemple de porter le voile, et, chose inédite, sont enfin soutenues par des hommes, conscients que l'aspiration à la démocratie implique la fin des discriminations sexistes, ainsi qu'une véritable égalité pour les minorités religieuses et ethniques.  

Les résistances gagnent également le monde culturel, et en particulier la musique, un art que, dès l'origine, le régime prend en mauvaise part. "Nous devons éliminer la musique", proclame Khomeyni, en 1979. L'instauration de la République islamique entraîne donc le déclin de la musique, traditionnelle ou pop. Cette dernière est alors suspectée de corrompre la jeunesse et de diffuser les influences dissolvantes du "Grand Satan" américain. Au cours de la décennie 1970, la pop iranienne a connu un grand essor, avec l'émergence de chanteuses talentueuses, à l'image de Gougoush. Or, la chute du shah s'accompagne de l'interdiction des concerts et de la fermeture des salles de spectacle. Les femmes ne peuvent désormais plus se produire seules sur scène. La musique ne se perpétue qu'à la condition d'emprunter les circuits clandestins (cassettes pirates). Pour poursuivre leurs activités, beaucoup d'artistes doivent s'exiler. 

Au cours des années 1990, une timide ouverture desserre le carcan coercitif. La musique traditionnelle retrouve droit de citer, avant que l'élection du président Khatami, en 1997, ne permette à la pop de se faire entendre de nouveau. Les productions restent soumises à un contrôle préalable du ministère de la Culture et de l'Orientation, qui donne le la, ou plutôt ne donne pas le la, à tous ceux dont les textes, le tempo ne correspondent pas aux canons imposés par le rigorisme religieux ambiant. Rock et rap, aux paroles "idécentes" et aux rythmes trépidants, sont donc bannis. Pourtant, en dépit de la censure et des interdits, une scène underground, dynamique et clandestine, apparaît à Téhéran. A l'abri des regards, les musiciens répètent dans les caves ou les logements privés. (3) Ces artistes dissidents cherchent à échapper aux forces de sécurité qui veillent, traquent et persécutent. Les progrès techniques apparus au cours des deux dernières décennies offrent cependant de nouvelles perspectives aux musiciens libres, rendant aussi plus difficile leur censure. Le déploiement d'internet et le développement des smartphones permettent ainsi d'enregistrer des vidéos et de diffuser les chansons. Rockeurs et rappeurs deviennent les hérauts d'une jeunesse aspirant à vivre dans une société pluraliste, sécularisée, ouverte et tolérante. Les risques encourus restent grands pour les artistes qui vivent toujours en Iran, comme le prouvent les persécutions dont est actuellement victime le rappeur Toomaj Salehi.


La vague de protestation qui fit suite à la mort de Mahsa Jina Amini ne pouvait laisser indifférents les musiciens, eux-mêmes durement traités par le pouvoir. Une semaine après le décès de la jeune kurde, une chanson vient percuter le mur du silence imposé par les gardiens de la révolution. Le morceau a pour titre Baraye , un terme persan que l'on peut traduire par "pour" ou "à cause de". Or, en quelques heures à peine, il s'impose comme l'hymne du soulèvement. Shervin Hajipour, un jeune homme de 25 ans originaire de Babolsar au nord du pays, l'a enregistré dans sa chambre, avant d'en diffuser la vidéo sur les réseaux sociaux. Vainqueur d'un télécrochet quelques mois plus tôt, le chanteur jouit déjà d'une grande popularité. La force de son morceau réside dans sa construction malicieuse, prenant la forme d'un collage de 31 tweets comprenant le hashtag mashaamini. De la sorte, Hajipour devient l'interprète d'internautes excédés par l'absence de libertés, usés par les violences d'un régime obscurantiste et répressif. Le titre n'est pas un réquisitoire, mais un plaidoyer. Plutôt que de fustiger la cruauté du pouvoir, les paroles témoignent des aspirations de manifestants, qui rêvent de danser dans la rue, de mener une vie normale, décente, libre. Ce faisant, la chanson dresse un portrait en négatif de la République islamique d'Iran et contribue à donner un écho aux revendications de la jeunesse iranienne. Le morceau touche au cœur, car il résume en peu de mots les aspirations profondes et les revendications du peuple.  "Pour la liberté de danser dans la rue / Pour la peur au moment de s'embrasser / Pour nos pères et nos soeurs disparues / Pour changer les mentalités arriérées / Pour l'humiliation ne ne plus pouvoir nourrir sa famille / pour le désir d'une vie ordinaire"

"Pour tout les antidépresseurs qu'on consomme / Homme, patrie, prospérité / Pour celles qui auraient préféré être un homme / Femme, vie, liberté / Pour la liberté (3X)"

"Le cahier de doléances qu'est cette chanson énumère l'injustice économique, la ségrégation des femmes et des minorités («Pour les enfants-ouvriers afghans»), la corruption, l'intoxication idéologique («Pour ce paradis obligatoire»), le manque de libertés. L'écocide est également évoqué dans plusieurs vers, qui parlent de la disparition de la faune sauvage (...) ou des arbres fanés (...) dans un Téhéran devenu irrespirable sous l'effet de la pollution de l'air." (source I p 65)

Le morceau est diffusé en boucle dans les maisons et les voitures, accompagnant les manifestations comme les gestes de désobéissance… Porte-voix de la révolution en cours, Le chanteur fait sien le slogan des Iraniennes : "Femme, vie, liberté". Pour avoir écrit ce titre, Hajipour est arrêté par les Gardiens de la révolution et retenu jusqu'au début octobre 2022 par la police, qui l'oblige à effacer la chanson de ses réseaux sociaux. (4) Loin de l'objectif recherché, la censure contribue, au contraire, à populariser une chanson, qui échappe désormais totalement à son auteur. En 48 heures, la vidéo du morceau atteint les 40 millions de vues. Bien que supprimée de la page Instagram de Shervin Hajipour, Baraye devient virale, gagnant une notoriété internationale, car reprise par des Iraniens de la diaspora ou des artistes de renommée mondiale, à l'instar de Coldplay.

Début mars 2024, les autorités iranniennes condamnent Sharvin Hajipour à 3 ans et huit mois de prison pour "activités de propagande contre la République islamique" et d'"incitation à l'émeute".

Conclusion : Un an et demi après le mouvement né de la mort de Mahsa Amini, les gardiens de la révolution ne parviennent toujours pas à museler la contestation qui prend de plus en plus la forme d'une désobéissance civile. En dépit des risques encourus, les protestations perdurent et prennent une forme moins frontale, mais toujours aussi créative. Combien de temps ce régime antidémocratique, corrompu et impopulaire pourra-t-il se maintenir ? Difficile de le dire; toujours est-il que les chanteurs auront pris leur part dans la dénonciation d'un système vermoulu et rejeté par l'écrasante majorité de la population iranienne.

Notes:

1. La jeune femme, originaire de la ville de Saqez dans le Kurdistan iranien, était en visite à Téhéran lors de son arrestation. 

2. Toutefois, la police des moeurs, qui violentait littéralement les femmes, semblent avoir disparu.

3. En 2009, le film "Les Chats persans" du réalisateur Bahman Ghobadi retrace le parcours chaotique de jeunes Iraniens qui cherchent à créer leur groupe de rock. 

4. Hajipour doit publier une vidéo sur son compte Instagram, dans laquelle il s'excuse pour son irresponsabilité en précisant qu'il n'a aucune intention politique. "Cette technique intrusive nouvelle, l'autoconfession forcée publiée sur les coptes des réseaux sociaux des personnes arrêtées, sera beaucoup utilisée désormais par les forces de répression. Elle charge les opposants de la production et la diffusion de «l'aveu», les transformant temporairement en bourreaux d'eux-mêmes." (source I p 64)

 Sources:

A. "En Iran et dans le monde, un mois de contestation après la mort de Mahsa Amini." [France Info] 

B. "Iran: combien de révolutions?" [Le Dessous des Cartes sur Arte]

C. «"Baraye", l'hymne du soulèvement iranien.» [Le Monde]

D. "Spéciale Iran : les artistes au cœur de la révolution", France Culture va plus loin le samedi. 

E. "Iran : une contestation étouffée." Entretien avec Azadek Kian. Une leçon de géopolitique du Dessous des cartes.

F. Anaïs Fléchet : "La musique, dans les caves et sur les toits", in L'histoire n° 506, avril 2023.

G. Articles du Courrier international, #AuxSons, The Markaz Review.

H. "Le rappeur Toomaj Salehi, voix de la révolte contre les Mollahs", la BO du monde du lundi 4 décembre 2023.

I. Chowra Makaremi : "Femme ! Vie ! Liberté!", La Découverte, 2023.

4 commentaires:

DoMi a dit…

Condamné, hier, à trois ans et huis mois de prison, assortis à une interdiction de sortie d'Iran. Affreux.
https://www.instagram.com/p/C39xCC2r4RF/
Merci pour vos billets, tous passionnants.

blottière a dit…

Merci DoMi pour les encouragements et l'information. Très triste. Courrier International s'en fait également l'écho. https://www.courrierinternational.com/article/repression-iran-le-chanteur-de-baraye-condamne-a-plus-de-trois-ans-de-prison

DoMi a dit…

J’ai appris ça par Marjane Satrapi, qui l’a annoncé sur sa page Instagram. Je n’ai vu votre mise à jour qu’après avoir laissé mon commentaire. Comme un lapsus, il faut bien sûr lire « huit » et non pas « huis » ans…

blottière a dit…

Merci DoMi pour l'intérêt que vous portez au site.