Le Temps des cerises est une des chansons françaises les plus célèbres qui soit. Elle est très souvent associée à la Commune de Paris, alors même que les paroles ne furent écrites qu'en 1866, soit cinq ans avant le soulèvement de Paris. Comment expliquer cet apparent paradoxe? A quoi attribuer les transformations de la signification du morceau?
Clément par Nadar, Public domain. |
* La bluette vire au rouge. Clément débute sa carrière de poète chansonnier sous le Seconde Empire; ses compositions sont alors destinées aux café-concerts. L'une d'entre elles se nomme Le Temps des cerises, une romance amoureuse exprimant dans une veine poétique bucolique un amour déçu. Avec sa belle couleur rouge, la cerise annonce l'arrivée prochaine de l'été, mais aussi la fin du printemps et, ici, d'une histoire d'amour.
Le répertoire des chansonniers se compose alors avant tout de
chansons grivoises ou légères. Si quelques unes peuvent être qualifiées
de politique, elles restent minoritaires, sauf chez Eugène Pottier. Clément propose à Antoine Renard, un ancien ténor d'opéra, de faire de
son poème une chanson. D'abord hésitant, ce dernier finit par composer une
mélodie nostalgique et fluide; une musique sublime, d'une grande simplicité, et dont le balancement léger évoque un feuillage bercé par
la brise légère. On sait que Renard interprète le titre en 1868 à l'Eldorado, mais les archives ne laisse pas de traces de l'accueil initial réservé au Temps des cerises. Le morceau serait peut-être tombé dans l'oubli sans le surgissement de la Commune. Dès lors, la chanson qui faisait jusque là partie du répertoire sentimental de Clément, prend une tout autre dimension. La perception du morceau n'est plus la même et sa signification se transforme profondément. Le texte mentionne une "plaie ouverte", "un souvenir que je garde au coeur", des "cerises d'amour [...] tombant [...] en gouttes de sang". Après 1871, certains y voient des métaphores poétiques permettant d'évoquer la Commune de Paris de manière allusive. Les cerises seraient alors des balles, la plaie une blessure. Cette interprétation semble renforcée par le fait que la Semaine sanglante se déroule du 21 au 28 mai, donc au temps des cerises. Il ne s'agit cependant que d'une coïncidence chronologique. Aucun doute n'est possible. Clément n'a peut consacrer le Temps des cerises à un évènement qui n'a pas encore eu lieu... La "plaie ouverte" est bien ici une peine de cœur. Le ton élégiaque d'ensemble cadre d'ailleurs mal avec la dimension révolutionnaire qu'on prétend parfois associer aux paroles. La Commune a certes inspiré une chanson à Clément, mais elle se nomme la Semaine sanglante. Écrite à chaud, en pleine répression, cette dernière livre une description sans fard des atrocités commises par les troupes versaillaises. "Sauf des mouchards et des gendarmes / On ne voit plus par les chemins / Que des vieillards tristes en larmes / Des veuves et des orphelins. / Paris suinte la misère, / Les heureux mêmes sont tremblants. / La mode est aux conseils de guerres / Et les pavés sont tout sanglants." (Wikisource)
Pierre-Ambroise Richebourg, CC0, via Wikimedia Commons |
* "A la vaillante citoyenne Louise."
C’est en fait une dédicace de Clément lui-même qui associe définitivement le Temps des cerises à l'insurrection parisienne. Dans le recueil de ses chansons publié en 1884 ou 1885, il écrit:
“ Le temps des cerises
à la vaillante citoyenne Louise, l'ambulancière de la rue Fontaine-au-Roi, le dimanche 28 mai 1871.
Quand nous en serons au temps des cerises, (1) / Et gai rossignol et merle moqueur/ Seront tous en fête / Les belles auront la folie en tête / Et les amoureux du soleil au cœur. / Quand nous en serons au temps des cerises, / Sifflera bien mieux le merle moqueur.
Mais il est bien court, le temps des cerises, / Où l'on s'en va deux cueillir en rêvant / Des pendants d'oreilles. / Cerises d'amour aux robes pareilles / Tombant sous la feuille en gouttes de sang. / Mais il est bien court le temps des cerises, / Pendants de corail qu'on cueille en rêvant. / Quand vous en serez au temps des cerises, / Si vous avez peur des chagrins d'amour / Évitez les belles.
Moi qui ne crains pas les peines cruelles, / Je ne vivrai pas sans souffrir un jour. Quand vous en serez au temps des cerises, / Vous aurez aussi des chagrins d'amour. / J'aimerai toujours le temps des cerises. / C'est de ce temps là que je garde au cœur / Une plaie ouverte, / Et dame Fortune, en m'étant offerte, / Ne saurait jamais calmer ma douleur. / J'aimerai toujours le temps des cerises / Et le souvenir que je garde au cœur.
Puisque cette chanson a couru les rues, j’ai tenu à la dédier, à titre de souvenir et de sympathie, à une vaillante fille qui, elle aussi, a couru les rues une époque où il fallait un grand dévouement et un fier courage!
Le fait suivant est de ceux qu'on n'oublie jamais: Le dimanche, 28 mai 1871, alors que tout Paris était au pouvoir de la réaction victorieuse, quelques hommes luttaient encore dans la rue Fontaine-au-Roi. Il y avait là, mal retranchés derrière une barricade, une vingtaine de combattants, parmi lesquels se trouvaient les deux frères Ferré, le citoyen Gambon, des jeunes gens de dix-huit ans, et des barbes grises qui avaient déjà échappé aux fusillades de 48 et aux massacres du coup d’État. Entre 11 heures et midi, nous vîmes venir à nous une jeune fille de 20 à 22 ans qui tenait un panier à la main. Nous lui demandâmes d'où elle venait, ce qu'elle venait faire et pourquoi elle s'exposait ainsi? Elle nous répondit avec la plus grande simplicité qu'elle était ambulancière et que la barricade de la rue Saint-Maur étant prise, elle venait voir si nous n'avions pas besoin de ses services. Un vieux de 48, qui n'a pas survécu à 71, la prit par le cou et l'embrassa. C'était en effet un admirable dévouement. Malgré notre refus motivé de la garder avec nous, elle insista et ne voulut pas nous quitter. Du reste, cinq minutes plus tard, elle nous était utile. Deux de nos camarades tombaient, frappés, l'un, d'une balle dans l'épaule, l'autre au milieu du front... J'en passe! Quand nous décidâmes de nous retirer, s'il en était temps encore, il fallut supplier la vaillante fille pour qu'elle consentît à quitter la place. Nous sûmes seulement qu'elle s'appelait Louise et qu'elle était ouvrière. Naturellement, elle devait être avec les révoltés et les las-de-vivre! Qu'est-elle devenue? A-t-elle été, avec tant d'autres filles, fusillée par les Versaillais? N'était-ce pas à cette héroïne obscure que je devais dédier la chanson la plus populaire de toutes celles que contient ce volume."
C'est donc a posteriori, que le Temps des cerises
est promu comme chant de ralliement et hymne de la Commune. Dès lors,
les organisations de gauche l'entonneront lors des rassemblements et
manifestations.
LouisAlain, CC BY-SA 3.0 |
* Légendes urbaines et autres curiosités. L'impact de la Commune fut si profond que tout ce qui s'y rapporte semble parfois teinté d'un halo mythique. Comme par capillarité, le Temps des cerises paraît également nimbé d'un voile mystérieux. De nombreuses erreurs et approximations courent sur son compte. Dans le plus grand dénuement, Clément aurait cédé une partie de ses droits sur la chanson à Antoine Renard contre une pelisse. En réalité, la chanson a bel et bien été déposée à la Sacem. De même, certains finissent par se convaincre que la Louise de la dédicace ne serait autre que Louise Michel. Là encore, il s'agit d'une bévue. Dans la Commune, histoire et souvenirs, "la vierge rouge" se réfère à la dédicace de Clément et s'interroge sur le destin de l'ambulancière anonyme: "Au moment où vont partir leurs derniers coups, une jeune fille venant de la barricade de la rue Saint-Maur arrive, leur offrant ses services : ils voulaient l'éloigner de cet endroit de mort, elle resta malgré eux. Quelques instants après, la barricade jetant en une formidable explosion tout ce qui lui restait de mitraille mourut dans cette décharge énorme, que nous entendîmes de Satory, ceux qui étaient prisonniers ; à l'ambulancière de la dernière barricade et de la dernière heure, J.-B. Clément dédia longtemps après la chanson des cerises. Personne ne la revit. […] La Commune était morte, ensevelissant avec elle des milliers de héros inconnus."
La chanson devient si populaire qu'elle est déclinée en une multitude de versions, pastiches ou/et relectures étonnantes. Prenons quelques exemples. En 1886, Jules Jouy propose Le Temps des crises. "Quand vous pleurerez le beau temps des crises, / Le vil renégat et l’accapareur / En verront de grises ! / Les politiciens auront des surprises ; / Les Judas, au ventre, auront la terreur... / Quand vous pleurerez le beau temps des crises, / Grondera partout la Rue en fureur !" En 1972 Michel Fugain et son Big Bazar chante "Les cerises de Monsieur Clément" sur des paroles de Maurice Vidalin. "Tous ces pontifes des Églises / Tous ces suiveurs de régiments / Voudront nous manger tout vivant / Mais ils se casseront les dents / Sur les noyaux de ces cerises / Du verger de Monsieur Clément ." Dans le film Porco Rosso, réalisé par Miyazaki en 1992, le héros écoute la femme qu'il aime, Gina, interpréter le Temps des cerises dans un cabaret pour aviateurs vétérans de la guerre de 1914-1918.
Le premier enregistrement de la version originale remonterait à la toute fin du XIX° siècle. Dans Mémoire de la chanson, Martin Pénet recense 107 enregistrements du morceau (jusqu'en 1999) par des interprètes forcément très divers. Certains insistent sur la dimension sentimentale du titre, les autres sur l'aspect politique. Citons parmi beaucoup d'autres Yves Montand, Mouloudji, Juliette Greco, Cora Vaucaire, Marc Ogeret, mais aussi Tino Rossi, André Dassary (oui, oui, celui du maréchal!), Charles Trenet, Nana Mouskouri, Patrick Bruel, Noir Désir, Opium du Peuple ou Pascal Comelade.
Notes:
1. Dans les recueils publiés du vivant de Clément, on peut lire aux vers 1 et 6 "Quand nous en serons au temps des cerises" et non "Quand nous chanterons...". «Tout semble indiquer que Jean Baptiste
Clément n'a jamais eu connaissance de cette variante, laquelle fut sans
doute inventée, avant ou après la mort du chansonnier, par l'un des
nombreux interprètes oubliés du Temps des cerises.» (source D)
Sources:
A. "Chanson, peuple et pouvoirs au XIX° siècle" [Concordance des Temps sur France Culture]
B. Notice du Maitron consacrée à Jean-Baptiste Clément.
C. Bernard Noël: "Dictionnaire de la Commune", Mémoire du livre, 2001.
D. Wikipédia.
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