Les chants spirituels supplantent progressivement les chants de travail. Face à une vie terrestre faite de misère et d’exploitation, les spirituals annoncent la résurrection à venir, le triomphe de l’espoir sur la misère et la délivrance. Non seulement ces chants reflètent la foi profonde des Afro-américains, mais renferment aussi parfois des messages plus ou moins codés dont le contenu émancipateur contribue à remettre en cause l’institution esclavagiste. Le message de rédemption dans l'au-delà s'accompagne donc d'une idée d'émancipation dans le monde terrestre. Les paroles, dont le propos reste d’abord religieux, sont construites de manière à pouvoir être transposées dans le contexte de la vie quotidienne des esclaves. Ces derniers détournent ainsi le sens des textes puisés dans l’Ancien Testament. Les récits des souffrances et des peines endurées par les Hébreux, réduits en esclavage par le pharaon, entrent en résonance avec le quotidien des populations noires serviles du Sud des États-Unis. La plupart des maîtres d’esclaves ne peuvent pas les comprendre, ou sont obligés de les tolérer.
Go down Moses, Un des plus anciens et célèbres spirituals (imprimé en 1861 et réputé connu depuis quinze ou vingt ans en Virginie), est ainsi inspiré du livre de l’Exode, tiré de l'Ancien Testament. Les paroles racontent l'histoire de Moïse arrachant les Hébreux à la terre de servitude égyptienne. "Descends, Moïse / Descends sur la terre d’Égypte / Dis au vieux pharaon / De laisser mon peuple partir." Le texte est une allégorie de la quête de liberté des esclaves. Sur le disque « Louis and the Good Book », Armstrong récite les couplets, tandis que le chœur répète la fameuse réplique : « Let my people go » (« laisse partir mon peuple »).
La figure de Moïse est prépondérante, car il est celui qui conduit les esclaves vers la terre promise de Sion. La référence au prophète juif est constante tout au long de l’histoire afro-américaine. A la veille de la guerre de sécession, l’acharnement de l’ancienne esclave Harriet Tubman (3) à repartir dans le Sud pour y libérer d’autres captifs lui vaut d'ailleurs le surnom de « Moïse noire ». Dans les années 1920, le « Black Moses » prend les traits de Marcus Garvey, le leader nationaliste noir qui cherche à conduire les Afro-américains en Afrique.
Les Staple Singers reçus par Don Cornelius, animateur de l'émission Soul Train. Public domain, via Wikimedia Commons |
Les références bibliques des spirituals trouvent un écho dans le quotidien des populations serviles du dixieland. L’Égypte évoque le Sud esclavagiste, Israël les esclaves, le pharaon les maîtres-planteurs. La référence au Jourdain, et aux rivières en général, évoque l'Ohio, qui marquait la limite entre les états esclavagistes et ceux qui ne l’étaient pas. La Terre promise prend les traits du Canada, synonyme de liberté. (4) « Deep river », chantée en 1929 par Paul Robeson, décrit la rivière s’enfuyant vers le lointain et la liberté. « Profonde rivière, ma maison est au-delà du Jourdain, / Profonde rivière, Seigneur, / Je veux le traverser pour rentrer chez moi. » « Down by the riverside », un spiritual interprété entre autres par les bluesmen Sonny Terry et Brownie McGhee, reprend la même idée : « Je vais déposer mon lourd fardeau / Le long de la rivière, Seigneur, / Le long de la rivière, Et je ne m’occuperai plus de la guerre. » Les paroles de "Steal away", un spiritual composé au milieu du XIX° siècle, appellent à rejoindre la Terre promise, ce qui pouvait donc aussi signifier quitter le Sud esclavagiste pour les états du Nord. « S'esquiver, s'esquiver, s'esquiver vers Jésus ! / Voler loin, voler loin de chez moi, Je ne resterai pas longtemps ici »
Les spirituals se muent parfois en outils de communication, mis au service de l’Underground
railroad. Ce « chemin de fer souterrain » désigne le système permettant
d'organiser la fuite loin du Sud esclavagiste. Afin de s’exprimer sans risques,
les esclaves noirs américains se dotent de tout un jargon métaphorique,
incompréhensible des maîtres. Les esclaves n’empruntent pas de trains, encore
moins de tunnels, mais reprennent en revanche à leur compte le champ sémantique
du rail. Ainsi, le chef de train ou conductor est celui qui, connaissant
la région, conduit les esclaves en fuite jusqu’à une station. On
désignait par ce terme le domicile ou le refuge mis à disposition des fugitifs
par des soutiens de la cause (souvent des quakers blancs). (5)
Ils y trouvent un abri, de quoi se restaurer et un peu d'argent pour
poursuivre leur route. Les stations, distantes d'environ 20 miles,
constituent autant d'étapes
sur le chemin vers la liberté, à l'instar d'une ligne de train. Le train
occupe donc une place importante dans de nombreux spirituals et monter à bord devient
synonyme de liberté. C'est le cas du Gospel Train interprété notamment par Rosetta Tharpe. (6)"Le train du gospel arrive / Montez à bord, les enfants, montez à bord".
Pour se déplacer, outre le train, les conducteurs utilisaient des moyens de
transports discrets, mais pratiques, tels des chariots bâchés ou des charrettes
à double fond. La plupart du temps, les fuyards se reposaient la journée et ne
voyageaient que de nuit, afin d'être les plus discrets possibles. Dans les spirituals, ces véhicules de fortune empruntent un itinéraire ascendant, comme pour mieux atteindre le paradis céleste ou gagner les terres du Nord, loin du Sud esclavagiste . Exemple avec le célébrissime « Swing low, sweet chariot » :
« Berce-moi,
doux chariot, / Viens pour m’emporter chez moi… / Parfois je m’élève, parfois
je m’abaisse, / Parfois je suis presque couché à terre… / Si tu arrives
là-haut, bien avant moi, / Dis à tous mes amis que je viendrai aussi. » Autre exemple avec le morceau « Gwine to ride up in the chariot ».
Dans ses mémoires, Harriet Tubman affirme avoir utilisé les chants pour annoncer une évasion, donner des conseils, transmettre des messages codés à l’intention des esclaves en fuite. « Wade in the water », interprété entre autres par les Staple Singers, incite à gagner le lit des rivières afin d’échapper aux poursuivants et à l’odorat de leurs chiens. « Follow the drinking gourd » incite à suivre une constellation en forme de gourde située vers le nord (la grande ourse pour nous). Les paroles de cette chanson fournissaient une indication précieuse aux esclaves en fuite. « Suis la grande ourse / Et le vieil homme t’attend / Pour te mener vers la liberté / Suis la grande ourse. » Ici, la fusion évasion-rédemption, liberté-royaume céleste, est flagrante.
Déploration sur la mère perdue, « Sometimes I feel like a motherless child » rappelle que les enfants d’esclaves, vendus par leurs maîtres, étaient arrachés à la plantation et donc séparés de leurs parents. Chanson poignante de douleur et de désespoir, elle est encore sublimée par l'interprétation du soul man O.V. Wright.
Intéressons-nous maintenant aux mutations et transformations musicales du genre. Ces chants s’expriment d’abord au sein des communautés, de manière fonctionnelle. Généralement chantés a capella, ils s’accompagnent parfois de claquements de mains, de petites percussions, de fifres. Le titre Beulah land interprété par John Davis et Bessie Jones fait ainsi entendre une petite flûte. Cet enregistrement, réalisé par l’ethnomusicologue Alan Lomax dans les îles isolées de Sea en Géorgie, semble offrir une version authentique des spirituals originaux.
Les spirituals remontent au moins au XIX° siècle, mais ne seront pas gravés avant 1920. Encore privilégie-t-on alors l’enregistrement d’une version aseptisée, celle qui se développe au sein des chorales des premières Universités noires du Sud, telle que la Fisk University de Nashville. En 1871, afin de rassembler les fonds nécessaires au fonctionnement de leur établissement scolaire, les Fisk Jubilee Singers se lancent dans une grande tournée nationale. Le succès rencontré contribue à la médiatisation du genre. Mais, pour se rapprocher des canons européens, les voix sont lissées, la musique harmonisée et débarrassée de toute aspérité. Cette manière édulcorée d’interpréter les spirituals, présentée comme authentique, débarrasse les chants de leur dimension douloureuse. Les cantatrices classiques noires telle Marian Anderson reprennent ensuite à leur compte cette manière d'interpréter.
Dans les années 1920, Thomas Dorsey contribue à donner naissance aux Gospel
songs, autrement dit les « Chants de l’Évangile ». En effet, à la
différence des Spirituals, le gospel prend pour sujet les textes du Nouveau Testament. Sa plus célèbre composition, "Take my hand precious Lord", sera sublimée par la très grande soliste Mahalia Jackson. Souvent accompagnés de petites formations rythmiques, chanteurs et chanteuses de gospel se produisent sur scène, en dehors des offices religieux.
Au cours des années 1930, des quatuors vocaux accompagnées généralement d’un guitariste donnent naissance à un style harmonique et polyphonique dont le Golden Gate Quartet devient le fer de lance. Le superbe « Shadrack » (1938) raconte l'histoire de ce jeune hébreu, jeté vivant dans une fournaise sur ordre de Nabuchodonosor. Il est finalement sauvé par un ange.
Au fil des décennies, spirituals et gospels sont repris et adaptés aux goûts musicaux de l'heure par les musiciens profanes. Dans l’entre-deux-guerres, Blind
Willie Johnson insuffle une bonne dose de blues dans le gospel comme le prouve
«Let it shine on me».
Sur l'album "The good Book", Louis Armstrong mêle jazz et gospel. Au cours des années 1960, la soul supplante le gospel, mais les artistes de "la musique de l'âme" n'hésitent pas à reprendre à leur compte les classiques du répertoire religieux. Que l'on songe à Aretha Franklin ou Al Green, dont le «Jesus is waiting» annonce déjà sa future carrière de pasteur. L'interprétation de ce morceau dans le cadre de la mythique émission Soul Train touche au sublime.
Pour conclure, il ne paraît pas inutile de rappeler que, bien après la fin de l'esclavage, spirituals et gospels ont accompagné les combats des Afro-américains dans le cadre du mouvement des droits civiques, comme le prouve l'implication constante de Mahalia Jackson ou des Staple Singers aux côtés des Martin Luther King.
Laissons le mots de la fin à James Baldwin qui écrivait dans « Harlem quartet »:
« Les nègres
peuvent chanter le gospel comme nul autre parce qu'ils ne chantent pas le gospel,
si vous voyez ce que je veux dire. Quand un nègre cite L’Évangile, il ne cite
pas : il vous raconte ce qui lui est arrivé le jour même et ce qui va
certainement lui arriver demain… »
Notes :
1. Le meneur lance une phrase à laquelle répond le reste du groupe.
2. Le phénomène s’accentue au lendemain du Second Awakening (après 1780) avec la création de paroisses dirigées par des pasteurs et prédicateurs noirs. Dès lors, la ferveur religieuse cimente les communautés afro-américaines. Entre 1800 et 1830, de grandes réunions religieuses, les Camp Meetings, réunissent plusieurs milliers de fidèles noirs sur plusieurs jours. Un mysticisme aigu s’y épanouit, virant parfois à la transe individuelle ou collective. Dans ces manifestations, parfois clandestines, la musique et le chant occupent une place de choix, en particulier les spirituals.
3. Certains "conducteurs" devinrent de véritables héros. C'est le cas d'Harriet Tubman, une ancienne esclave qui effectua 19 périples secrets dans le Sud au cours desquels elle mena plus de 300 esclaves vers la liberté. Harriet Tubman ne se fit jamais prendre, malgré l'acharnement des esclavagistes à la capturer. Ainsi, les propriétaires des plantations avaient offert 40000 dollars de récompense pour sa capture. L’abolitionniste John Brown l’appelait «General Tubman ».
4. Le Canada représenta la terre promise pour les esclaves en fuite. En effet, les esclaves noirs américains quittaient clandestinement le sud, et tentaient de gagner les États du nord antiesclavagistes, en franchissant la ligne Mason-Dixon, qui séparait la Pennsylvanie du Maryland et se prolongeait à l'ouest. Beaucoup poursuivaient leur route jusqu'au Canada, puisque, dès 1793, une loi contre les esclaves en fuite autorisait les propriétaires d'esclaves à venir récupérer leur "bien" dans les États du Nord. Ces derniers n'étaient donc pas un refuge sûr pour les rescapés, à la différence du Canada.
5. Bien sûr, les propriétaires des plantations enrageaient face aux fuites, parfois massives d'esclaves. Aussi, firent-ils pression sur les autorités pour faire passer la loi sur les fugitifs (1850). Toute personne fournissant aide à un fugitif était passible de 6 mois d'emprisonnement et 1000 dollars d'amende. De très nombreuses peines furent infligées, sans mettre un terme pour autant à l'underground railroad. Certains conducteurs payèrent en tout cas très cher leur engagement, à l'image de John Fairfield, un des conducteurs blancs les plus célèbres, tué au cours d'une expédition pour l'Underground ou encore Calvin Fairbank, emprisonné près de 17 années pour ses activités antiesclavagistes.
6. Rosetta Tharpe, fille d'un évangéliste de l'Arkansas, dotée d'une voix extraordinaire et d'un solide jeu de guitare, prend pour habitude d'interpréter ses gospels hors des églises. A Harlem, elle se produit notamment à l'Appolo Theatre ou au Cotton Club. Les puristes y voient une profanation du genre. Mais ce ne sont que des Béotiens, incapable d'apprécier la beauté de ce "Little light of mine".
Sources:
- Paroles d'histoire n° 98 consacré à Harriet
Tubman (et Rick Rescorla).
- "L'héroïne de l'Underground railroad" et "les chants de ralliement
de l'ancienne esclave", dans les émissions "Une histoire particulière" des 14 et 15 mars 2020 sur France Inter.
- "Des negro spirituals à Al Green: le gospel dans tous ses états", émission Jukebox du 2 mai 2021 sur France Inter.
Conseils de lecture:
- Colson Whitehead, Underground railroad, Doubleday, 2016. L'auteur dépeint le monde de la plantation avec un grand réalisme documentaire. Puis, il narre la fuite d'esclaves dans le cadre de l'underground railroad. Sous sa plume, le réseau de fer souterrain n'a rien de métaphorique. Dès lors, le roman historique bascule dans l'uchronie.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire