jeudi 4 juin 2020

Keedron Bryant, I just wanna live (2020) - Le gospel, un souffle de résistance en trois dates

« Je chante simplement ce que j’ai sur le cœur ». Calme et puissant à la fois, le gospel viral d'un ado américain de 12 ans montre combien ce genre musical naviguant des plantations aux églises en passant par le web 2.0 a traversé l'histoire, révélant des injustices toujours tenaces. De ce cri du cœur tristement contemporain au gospel de Barack Obama entonnant en 2015 Amazing grace l'hymne fondateur du genre, retour en trois dates sur des incantations pour un monde meilleur.


2020 : I just want to live, le gospel de Keedron Bryant

Le 27 mai 2020, deux jours après le meurtre de George Floyd par un policier de Minneapolis, c'est par un gospel que le jeune Keedron Bryant répond à la brutalité et à l'ignominie. Ce natif de Jacksonville (Floride) n'est pas complètement inconnu au yeux du public. Ses gospels ont déjà fait sensation lors de l'émission de télécrochet Little Big shots mais les cinquante secondes d'I just want to live vont se propager avec la même viralité que la vidéo de l'arrestation filmée de Georges Floyd tournant en boucle sur nos écrans. Portant a capella dix lignes écrites par sa mère, Keedron Bryant prend aux tripes les habitants du village planétaire, effarés par la mort en direct d'un homme arrêté car soupçonné d'avoir écoulé un faux billet de 20 dollars. Menotté, plaqué à terre, George Floyd va pendant 8 minutes 46 secondes être asphyxié, sous le regard de trois collègues, par le policier Derek Chauvin. I cant' breathe dira t-il en vain, écho terrible aux derniers mots d'Eric Garner lui aussi plaqué au sol et étranglé par un policier en juillet 2014 à New-York.


L'agent de police comprimant le cou d'un suspect avec sa jambe ou son bras est une technique d'immobilisation courante à Minneapolis qui a, d'après NBC News, provoqué l’évanouissement de 44 personnes dans la ville depuis cinq ans. Cette méthode est qualifiée aux États-Unis de neck restraints. Si dans la grande majorité des services de police, cette technique d'immobilisation semble très limitée ou simplement interdite, NBC News rapporte que le manuel du département de police de Minneapolis autorise le recours à l'étranglement dans des cas précis auxquels l'interpellation de George Floyd ne correspond pas.

#JusticePourAdama

En France, ce fait de violence policière est venu téléscoper l'affaire Adama Traoré, relancée par une contre-expertise réalisée à la demande de la famille de la victime affirmant que la mort en 2016 de ce jeune homme de 24 ans serait dûe à un "plaquage ventral" effectué par les gendarmes lors de son interpellation.


Drapé de dignité dans son t-shirt Black intelligence, Keedron Bryant dénonce d'une voix nette l'histoire sans fin qui enferme sempiternellement des Noirs Américains dans la peur et la colère avec l’impression qu'un racisme endémique est ancré pour toujours aux États-Unis. Mais il chante aussi pour d'autres victimes dont la mort n'a pas été filmée en direct.

"I’m a young black man / Je suis un jeune homme noir,

Doing all that I can to stand / Qui fait tout son possible pour rester debout

Oh but when I look around / Oh, mais partout où je regarde

And I see what’s being done to my kind / Et que je vois comment les miens sont traités

Every day, I’m being hunted as prey / Chaque jour, je suis chassé comme une proie

My people don’t want no trouble / les miens ne veulent pas d’histoires

We’ve had enough struggle / Nous avons déjà assez lutté

I just want to live / Je veux seulement vivre

God protect me / Dieu, protège moi

I just want to live / Je veux seulement vivre"


La prière du jeune homme s'est élevée jusqu'aux hautes sphères puisque Barack Obama a repris et popularisé I just want to live dans un tweet de réaction au meurtre de George Floyd.



L'ancien président américain relaie l'émotion portée par la voix puissante de Keedron Bryant, reliant par la même occasion deux drames du racisme aux États-Unis : la mort de George Floyd et la tuerie de Charleston.

2015 : Amazing grace, quand le président entonne un standard du gospel


L’histoire des negro spirituals et du gospel plonge ses racines dans les moments les plus troubles et difficiles du peuple afro-américain. Des siècles d'esclavage où la brutalité et le racisme ont été combattus par une résistance à l'oppression portant l'espérance qu'un monde meilleur était possible. La reconnaissance des droits de chacun, le combat pour la dignité et la liberté sont bien des luttes permanentes. L’accession à la Maison blanche de Barack Obama en 2008 montre  qu'une élection fortement symbolique et un double mandat ne suffisent pas à changer la donne durablement. Dans un article du Monde de 2017, Nicole Bacharan revenait sur les inégalités qui avaient fortement augmenté pendant les huit années de sa présidence :

"L’Amérique est incontestablement plus divisée aujourd’hui. Barack Obama a créé la déception chez les Noirs américains, parce qu’il a mis beaucoup de temps à se saisir de la question raciale. N’empêche qu’actuellement je vous assure qu’on pleure chez les Afro- Américains !

Une partie de l’Amérique n’a pas supporté d’avoir un président noir, et Donald Trump a attisé toutes ces rancœurs, les a encouragées et justifiées. On n’a jamais connu une élection pareille. Et aujourd’hui, beaucoup d’Américains ont peur de ce qu’il va se passer. Qu’arrivera-t-il s’il y a de nouvelles bavures, des émeutes raciales ?'

Trois ans plus tard nous le savons et l'on constate chaque jour combien Donald Trump fractionne, hystérise et électrise le peuple américain. Musicalement aussi le contraste est saisissant. Lors de sa campagne, Donald Trump égrènait régulièrement les paroles de The Snake interprété par Al Wilson pour fustiger métaphoriquement les immigrés qui tels des serpents s'immiscent sournoisement et dangereusement aux États-Unis. Obama, mélomane réputé pour ses goûts éclectiques, osera lui un gospel saisissant de compassion peu après la tuerie de Charleston.


En juin 2015, c'est en hommage aux neuf victimes du meurtrier suprémaciste blanc Dylann Roof qu'il chante Amazing grace, un standard du gospel. Considérant les Noirs comme des êtres inférieurs, Dylann Roof avait choisi un lieu de culte fréquenté par une population noire comme cible de son attaque et vidé son chargeur de 70 coups de feu abattant notamment Susie Jackson, une femme de 87 ans qui a reçu à elle seule plus de dix balles. Peu après son arrestation, il avait déclaré aux policiers qu’il voulait par son geste déclencher « une guerre entre les races ».

Ce chant religieux lancé par Barack Obama et repris en chœur porte le souffle d'une rédemption toujours possible. Le président le chante a capella après l'éloge funèbre du pasteur Clementa Pinckney, assassiné dans son église le 17 juin avec huit autres personnes.

Pour le Washington Post, ce moment donne à Obama l'occasion «de plonger profondément dans ses racines personnelles» en rappelant la place des églises pour la communauté noire américaine, de la période de l'esclavage à celle du mouvement pour les droits civiques avec le gospel comme porte-voix :

«Notre peine est d'autant plus grande que cela s'est produit dans une église. L'église est et a toujours été au centre de la vie afro-américaine, un endroit pour retrouver les nôtres dans un monde trop souvent hostile, un sanctuaire contre tant de douleurs.»

Amazing grace how sweet the sound

Incroyable miséricorde ! Qu’elle est douce la voix

That saved a wretch like me

Qui sauva le pauvre type que j’étais

I once was lost but now I’m found

J’étais perdu et maintenant je suis sauvé

Was blind but now I see

J’étais aveugle et maintenant je vois

T’was grace that taught my heart to fear

Cette miséricorde qui m’avais appris à avoir peur

And grace my fear relieved

M’a libéré de mes peurs

How precious did that grace appear

Ce pardon m’est apparu si précieux

The hour I first believed

Le jour où j’ai cru pour la première fois

When we’ve been there ten thousand years,

Alors que nous avons été là 10000 ans

Bright shining as the sun ;

Illuminés par le soleil

We ‘ve no less days to sing God’s praise,

Nous avons toujours autant de jours pour chanter la gloire de Dieu

Than when we first begun

Que le jour où nous avons commencé


Hymne chrétien composé au18ème siècle par un négrier anglais repenti, Amazing grace est devenue une des chansons les plus populaires du répertoire américain éclaire. Retour sur sa genèse.


1772 : l'histoire d'Amazing grace, le cantique d'un repenti


L'histoire du gospel est indissociable de la traite transatlantique, de l'économie de plantation et de l'évangélisation des esclaves. Désocialisés, privés de leur liberté, les esclaves retrouvent une dignité à travers un patrimoine immatériel composé de spiritualité, de danse et de musique. Dans les champs, les esclaves chantent a capella des work songs pour tenir et peu à peu leurs paroles s'anglicisent. Le gospel est ainsi né aux États-Unis dans la lignée des Negro Spirituals adaptés des hymnes baptistes et méthodistes.

Comme l'explique Sébastien Fath, historien et chercheur au CNRS, c'est "au moment de l'indépendance des États-Unis, déclarée en 1776, que l'anglicanisme officiel laisse place à un nouveau type de spiritualité chrétienne : le protestantisme évangélique, porté par les Églises baptistes et méthodistes. "Une des particularité de ce protestantisme c'est qu'il est très populaire." C'est dans les black churches réservées aux esclaves que la rencontre se fait entre les working songs et le référentiel chrétien. En particulier l'Ancien Testament, l'émancipation du peuple hébreux et la sortie d'Égypte vers la terre promise. "Les Afro-Américains vont se reconnaître dans cette odyssée : les premiers chants qu'on appelle spirituals vont mettre en avant cette thématique de libération qu'on trouve dans le Livre de l'Exode." Pour les esclaves, il s'agit de se projeter dans vers futur qui n'est pas encore là : "On est dans cette tension prophétique", explique Sébastien Fath. "Laisse partir mon peuple" a donné l'un des plus célèbres negro-spirituals, "Go Down Moses".

Julien écrivait en 2009 à propos de Go down Moses, chanson qui "raconte l'histoire de Moïse délivrant les Hébreux de l'esclavage en Égypte", que "ce negro spiritual représente donc une allégorie du rêve de liberté des esclaves noirs américains. Toutes les références bibliques peuvent ainsi être transposées dans les Etats-Unis du début XIX°. L'Egypte évoque le Sud, Israël représente les esclaves africains d'Amérique, le pharaon les maîtres esclavagistes. La référence au Jourdain, dans une autre version du morceau évoque l'Ohio ou encore la frontière canadienne, synonymes de liberté.".

Et de poursuivre sur le langage métaphorique utilisé dans le gospel : "afin de s’exprimer sans risques, les esclaves noirs américains se dotent, au début du XIXème siècle, de tout un jargon de métaphores, incompréhensibles des maîtres blancs. De nombreuses chansons, hermétiques pour ces derniers, circulent de plantations en plantations. Le terme qui désigne le système mis en place afin d'organiser la fuite des esclaves est ainsi très représentatif de ce phénomène, on parle en effet d' underground railroad, ou chemin de fer souterrain".

Le gospel s’enracinera dans le Sud des États-Unis alimentant ensuite les grands genres de musique populaire comme le jazz, le blues, la country, la soul jusqu'au R&B d'aujourd'hui. Rythmant les services religieux américains depuis des décennies, le gospel est à la fois chant d'émancipation et d'exaltation spirituelle.

John Newton : From Disgrace to Amazing Grace: From Disgrace to "Amazing Grace" (2007) de Jonathan Aitken

Parmi les standards du gospel, il y a évidemment Amazing grace dont l'histoire est contée par cette émission de France musique Le Gospel ou le chant de l'espoir.  Son compositeur est l'anglais Jonh Newton. Il est né à Londres le 24 juillet 1725. À 7 ans, il perd sa mère et son père l’inscrit dans une école privée où son caractère obstiné et frondeur lui coûte le renvoi. Il embarque alors à 11 ans à bord d'un voilier marchand commandé par son père où il apprend le métier de marin. Il s’engage ensuite dans la marine militaire mais il désertera et s’engagera dans la traite négrière.


La vie de l'athéiste Newton bascule une nouvelle fois en 1748. D'après le site de l'ensemble vocal Arbolesco gospel, "ses bons états de service lui valent alors d’être nommé capitaine et de prendre le commandement d’un navire négrier en 1748. Le 10 mai, pris dans une violente tempête sur le chemin du retour, il croit sa fin arrivée." Pendant cette tempête, les esclaves chantent et impressionnent Newton tout autant que l'issue miraculeuse qui les attend. L'homme se tourne alors vers Dieu abandonnant le trafic d'êtres humains pour entrer dans l'église anglicane et défendre  l'abolition de l'esclavage. En 1772, il composera les paroles d'un cantique voué à illustrer un sermon et à passer à la postérité. Il évoque la rédemption à travers son parcours de négrier repenti devenu pasteur et toujours habité par les chants poignants des esclaves qu'il transportait naguère. Un article du Figaro relatant l'histoire d'Amazing grace "assure qu'il en existe plus de 1100 enregistrements". Il faudra attendre 1835 pour qu'une mélodie accompagne les paroles de Newton, ce sera celle de New Britain, un air sans doute inspiré du folklore écossais ou irlandais. Amazing Grace donnera aussi son nom à l’album de gospel le plus vendu au monde, celui d'Aretha Franklin en 1972


Dans La musique en colère (2008, Éditions Science Po), Christophe Traïni note cependant qu'il ne faut pas surestimer la dimension protestataire des premiers negro spirituals. "Pour cela, il faudra attendre que le travail militant de plusieurs générations d'activistes ait enfin produit ses effets. (…) Aux États-Unis, le mouvement en faveur de l'égalité et des droits civiques des Noirs qui se développe à partir de la moitié du 20ème siècle est rythmé par ces chants gospels, l'émergence de la soul ou bien encore le soutien des chanteurs protestataires de l'Amérique blanche". En 2020, c'est encore le gospel d'un gamin de 12 ans qui touche au cœur et cristallise l'indignation du monde entier.

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Portrait d'Harriet Tubman.• Crédits : Corbis - Getty

Harriet Tubman née en 1820 et morte en 1913 fut parmi les grands noms de l'Underground Railroad : ce réseau de maisons, tunnels et routes élaboré par les abolitionnistes facilitait l'accès des esclaves à la liberté. (…) En 2020, son visage devait orner un des côtés des billets de 20 dollars aux Etats-Unis. Au dernier moment, Donald Trump a dit non…

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