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dimanche 24 novembre 2024

"Chez moi" de Casey. Visite guidée musicale d'une Martinique toujours coloniale.

Née en 1975 à Rouen, Cathy Palenne s'installe à l'adolescence au Blanc-Mesnil, Seine-Saint-Denis. Elle se lance bientôt dans le rap sous le nom de Casey. Ses morceaux abordent les  thématiques du racisme, des violences policières, des séquelles héritées de l'histoire coloniale. En 2006 sort l'album "Tragédie d'une trajectoire", sur lequel figure "Chez moi", un titre très personnel consacré à la Martinique, dont sont originaires ses aïeux. Casey reconnaît ne s'y rendre qu'occasionnellement, mais s'y considère néanmoins comme chez elle. "Chez moi, j'y vais par périodes".

Les paroles s'emploient à démolir les clichés pour coller à la réalité de la vie en Martinique. La rappeuse interpelle l'auditeur : "Connais-tu?", "Sais-tu?", lui rappelant le passé esclavagiste et colonial d'une île où, plus qu'ailleurs peut-être, pèse le poids de l'histoire. 

" C'est une toute petite partie du globe". L'île des Caraïbes, située au cœur de l'Arc antillais, se distingue par la sa faible superficie (1128km²) et une densité importante (323 hab/km²). En 2024, la Martinique compte environ 350 000 habitants, dont la diversité des origines est tout à fait remarquable. 

"Connais-tu le charbon, la chabine / Le kouli, la peau chapée, la grosse babine" Le début du premier couplet insiste sur le métissage et la diversité de la société martiniquaise, dont témoignent les multiples manières de désigner les individus, selon la pigmentation de leur peau(charbon, chabin, peau chapée, "créole et son mélange de mélanine"), les caractéristiques physiques (grosse babine, "tête grainée qu'on adoucit avec de la vaseline"), ou l'origine géographique (kouli ou coolie venu d'Inde, "l'Afrique de l'Ouest")Casey souligne notamment l'importance de l'apport culturel indien ("d'Inde sont nos origines"). En effet, une fois la traite négrière abolie, les planteurs recrutèrent des travailleurs indiens sous contrat, principalement originaires du Bihar ou de l'Uttar Pradesh. Connus sous le nom d'engagés volontaires, ces hommes, tenus par des contrats léonins, subirent de rudes conditions d'existence. Ils n'en contribuèrent pas moins à la richesse culturelle de l'île, introduisant leurs traditions, leurs mots, leur alimentation ("on mange riz et curry comme tu l'imagines"), leurs vêtements ("Madras sur les draps, les robes"). Après l'abolition vinrent des Indiens, des Congolais, Chinois, Japonais, Syriens, Libanais, Italiens. Ainsi, la Martinique connut de nombreuses vagues migratoires qui contribuèrent à la formation d'un véritable melting pot, propice aux interactions et fusions culturelles luxuriantes et donc à la créolisation. 

Morne Larcher. Esam335, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons 

Puis, la rappeuse énumère quelques uns des lieux emblématiques de l'île : "le morne", une petite montagne isolée et arrondie typique des Antilles, la "ravine" (torrent en créole), "le Mont-Pelé", un des principaux volcans de l'archipel, la place de " la savane" à Fort de France, l'Anse de Tartane, la plage du Carbet... 

Située dans la zone tropicale, la Martinique connaît "une fois par an, cyclones et grands vents" qui" "emportent cases en tôles, poules et vêtements?

Casey aborde également les spécialités culinaires de l'île (les "piments redoutables", "le crabe, le shrub") [1], ainsi que les coutumes et pratiques culturelles de l'île : "le carnaval comme toute la Caraïbe", les enterrements " en blanc et au son des tambours"...

Toutefois, la rappeuse n'entend pas proposer un guide du routard musical de l'île, mais plutôt raconter ce qu'elle en connaît. Ainsi, elle joue des contrastes, opposant les pêcheurs de "poisson de Tartane" et du Carbet,  aux "touristes aux seins nus à la plage des Salines". L'insouciance des "métros" venus prendre du bon temps dans un paysage de carte postale, exotique et dépaysant, jure avec les coutumes des locaux, qui "se foutent des bains d'mer". De fait, "les cocotiers ne cachent rien de la misère?" Casey n'entend pas dissimuler les rudes réalités sociales insulaires : "la crise de banane [qui] s'enracine", plongeant dans une grande détresse financière ses producteurs [2], mais aussi la mainmise des descendants de colons européens sur les principaux leviers de commandes économiques. La Martinique reste largement dépendante des services, en particulier le tourisme, une activité saisonnière et aléatoire. Dans ces conditions, le chômage atteint des niveaux très supérieurs à ceux du reste du pays. La pauvreté endémique incite certains à se réfugier dans des paradis artificiels. Loin de détourner le regard, la rappeuse évoque "le crack et ses déchets de cocaïne", puis vante les vertus curatives de l'alcool. "On soigne tout avec le rhum : la tristesse, les coupures et les angines"

Une des spécificités de la société antillaise réside dans l'importance des familles matrifocales, au sein desquelles les femmes assument seules le rôle de cheffe de famille, en l'absence d'hommes. "Sais-tu que chez moi aux Antilles / C'est la grand-mère et la mère de famille / Que les pères s'éparpillent et que les jeunes filles élèvent seules leurs gosses, les nourrissent et les habillent?", constate Casey. Cette situation semble être un produit du système esclavagiste, qui a contribué à détruire le rôle du père biologique. Ainsi, l'article 13 du Code noir prévoyait que l'enfant d'une mère esclave héritait de son statut et devenait propriété du maître. Pour l'enfant, il existait ainsi deux repères paternels : celui qui engendre et celui qui possède et a autorité. Or, les maîtres, en vertu de la domination coloniale, disposaient de leurs épouses, mais aussi des femmes de leur "cheptel" d'esclaves. Difficile dans ces conditions pour les géniteurs, si longtemps effacés, d'apprendre à être pères. Or, les séquelles de cette situation persistent.  

Au-delà des clichés, Casey mentionne quelques unes des plus éminentes figures intellectuelles et artistiques d'une île, dont les spécificités culturelles restent largement méconnues dans l'hexagone. "Connais-tu Frantz Fanon, Aimé Césaire, Eugène Mona et Ti Emile?", interroge la rappeuse. Frantz Fanon et Aimé Césaire sont deux figures emblématiques de la lutte contre le colonialisme. Le premier, psychiatre, s'intéresse aux effets psychologiques dévastateurs de la colonisation, tant sur le colonisé que le colonisateur. Il s'engage aux côtés des nationalistes algériens au cours de la guerre d'Algérie. Aimé Césaire est un immense poète, un écrivain engagé et chantre de la négritude (aux côtés de Damas et de Senghor). Au sortir de la seconde guerre mondiale, il s'engage en politique. [3Eugène Mona et Ti Emile sont deux grands musiciens. Le premier, surnommé "le nègre debout", est un flûtiste et chanteur à la voix puissante. Il est aussi l'auteur de textes saturés de double-sens et de métaphores scandées de manière incantatoire, sur des rythmes bèlè. Ti Emile est la grande référence du genre, dont les spectacles et les enregistrements permettent la transmission auprès des jeunes générations. Ces quatre figures témoignent, aux yeux de la rappeuse, de la richesse culturelle de l'île. 

Pour Casey, en revanche, la musique martiniquaise ne se réduit pas aux succès rencontrés dans l'hexagone par des artistes d'origine antillaise. Ainsi, "Ba moin en ti bo" de la Compagnie Créole, "la musique dans la peau" de Zouk Machine, "Vas-y Franky" (Vincent) ou "Célimène" de David Martial ne sont guère représentatifs de ce qu'écoutent et de ce que produisent les musiciens martiniquais ou guadeloupéens. "Sais-tu qu'on n'écoute pas David Martial, la Compagnie Créole et «C'est bon pour le moral / Les belles doudous ne sont pas à la cuisine à se trémousser sur un tube de Zouk Machine?" L'artiste dénonce ici le doudouisme, cette collection de clichés qui réduit la vie aux Antilles à des pratiques exotiques et ridicules. 

Rocher du Daimant, Apmarles, CC BY 3.0, via Wikimedia Commons

Tout au long du morceau, Casey se réfère à l'ombre portée par la période de l'esclavage. "Sais-tu qu'hommes, enfants et femmes labouraient les champs et puis coupaient la canne? Sais-tu que tous étaient victimes / Esclaves ou Neg' Marrons privés de liberté et vie intime?

En 1635, les Français débarquent en Martinique et y établissent aussitôt des plantations de tabac et de sucre. Les besoins considérables de main d'œuvre entraînent la déportation massive d'esclaves. Dès lors, dans les plantations aux mains des colons européens triment des esclaves initialement déportés d'Afrique, puis de plus en plus nés sur place. Captifs ou en fuite (les neg'marrons), les esclaves subissent la loi du Blanc. La peur, la violence et la mort accompagnent les esclaves tout au long de leur existence, laissant des traces profondes dans les têtes, les usages et les traditions culturelles. "Sais-tu que mon folklore ne parle que de cris, de douleurs, de chaînes et de zombies?

Le système esclavagiste brise, réifie les captifs, auxquels on impose un nom chrétien. L'onomastique en témoigne. " Et sais-tu aussi que mon prénom et mon nom sont des restes du colon britannique et breton?", rappe Casey, Cathy Palenne à l'état civil.  

Tout au long de son œuvre, la rappeuse insiste sur les séquelles profondes laissées par la période de l'esclavage. La répartition des terres et de la richesse en Martinique est en grande partie un héritage de l'esclavage. Les descendants des anciens colons demeurent les principaux propriétaires fonciers et, aujourd'hui, c'est encore "le béké qui très souvent tient les usines". Ainsi, les structures économiques mises en place pendant la période coloniale et esclavagiste n'ont pas fondamentalement été remises en cause, comme en attestent les écarts de revenus et de patrimoine abyssaux entre les différentes couches de la société. Casey ne peut qu'en conclure qu'aujourd'hui Madinina, l'île aux fleurs est une colonie?" [4]  

Änderungen von geoethno;Originalkarte von Eric Gaba (Sting - fr:Sting) Originaldaten: Topography : NASA Shuttle Radar Topography Mission (SRTM3 v.2) (public domain);Bathymetry: NGDC ETOPO1 (public domain), via Wikimedia Commons

Les traces de l'esclavage en Martinique sont partout visibles, encore faut-il chercher à les voir. Pilotée depuis Paris, la politique commémorative a longtemps insisté sur le rôle des abolitionnistes (surtout Schoelcher), sans s'intéresser vraiment au sort  des victimes de la traite, contribuant, sans doute involontairement, à entretenir une politique de l'oubli ou du déni. Ce choix est aussi vu aux Antilles comme une insulte ou une volonté de ne pas se confronter sérieusement à un passé qui ne passe pas. 

Plus généralement, les Français de l'hexagone méconnaissent souvent les territoires ultramarins, sur lesquels certains portent un regard condescendant, non dénué de racisme. Aux Antilles, les dérogations locales au droit, conséquences du statut colonial, nourrissent les tensions. Ainsi l'indemnité dite de "vie chère", n'est adoptée en 1954 qu'au profit des seuls fonctionnaires. De même, l'utilisation du chlordécone est restée possible dans le bananeraies antillaises jusqu'en 1993, alors même que son emploi était interdit ailleurs. Ces situations ont pu accroître la défiance à l'égard d'un pouvoir jugé lointain et méprisant, comme en atteste la remise en cause de l'obligation vaccinale, pendant la pandémie de covid-19. Des mouvements sociaux d'ampleur secouent l'île à intervalle régulier. Le dernier en date dénonce la vie chère, mais aussi la persistance d'inégalités sociales fortes, pour partie héritées de la période coloniale. (5) L'immense mérite du rap de Casey est de porter la plume dans la plaie et d'attirer l'attention de l'auditeur sur cette "toute petite partie du globe". 

Notes:

1. une boisson concoctée en laissant macérer des peaux d'orange, une gousse de vanille, un bâton de cannelle et du sucre dans un rhum. 

2. En 2020, la présence de résidus de Chlordécone, un pesticide utilisé par les producteurs de banane, est découvert dans l'eau potable. Cela conduit à une mobilisation citoyenne d'ampleur et à des actions en justice pour demander la fin de son utilisation et la décontamination des sols. 

3Maire de Fort de France pendant un demi-siècle, député de la Martinique pendant presque 40 ans, initialement proche des communistes, il fonde à partir de 1958 le Parti Progressiste Martiniquais.  

4. D'origine assez obscure, le terme Madinina désigne la Martinique comme "l'île aux fleurs". 

5A plus long terme se posera également la question du statut politique de l'île : autonomie, "souveraineté partagée" ou indépendance?

Sources :

A. "Un passé qui ne passe pas", La Série Documentaire diffusée sur France Culture le 8 mai 2019.

BLaurent Béru : "Mémoire et musique rap. L'indissociabilité de l'esclavage et de la colonisation"

CLaurent Béru : « Le rap français, un produit musical postcolonial ? »Volume ! [En ligne], 6 : 1-2 | 2008, mis en ligne le 15 octobre 2011, consulté le 17 mai 2024.

D. "La Martinique en bref" [Direction des affaires culturelles]

mercredi 6 juillet 2022

"Mwen domi dewo". Des Français venus d'Outre-mer.

En 1946, La Guadeloupe, la Martinique deviennent départements français. Dans un contexte de forte pression démographique, le gouvernement français y opte, durant vingt ans, pour une politique de transferts sociaux à grande échelle. En parallèle, il incite au déplacement des individus vers l'hexagone. Des années 1960 aux années 1980, des dizaines de milliers de Français, originaires de Martinique et de Guadeloupe, quittent leur île natale pour l'hexagone. Cette migration intérieure, décidée au plus haut sommet de l’État, ne dure que vingt ans, mais représente néanmoins l'une des plus importantes qu'ait connu la France. Elle contribuera à accréditer l'idée que pour les DOM le salut se trouve toujours loin de la terre natale. Une attitude assez comparable au mépris dans lequel l'industrie musicale hexagonale a longtemps tenu les musiques guadeloupéenne et martiniquaise véritables. Cette condescendance coloniale a empêché tous ceux qui chantaient en créole de se faire connaître dans l'hexagone.

Entreprise de "déportation" pour Aimé Césaire, le Bumidom sera synonyme de déracinement pour de nombreux Domiens, sans véritable intégration à l'arrivée dans l'hexagone.   

***

Les guerres de libération menées dans les dernières colonies françaises portent un rude coup au prestige international de la France. Pour conjurer ce que d'aucuns considèrent comme une forme de déclin, de Gaulle s'emploie à recentrer les frontières  de la France sur celles de l’État-nation, sans renoncer pour autant aux derniers confettis de l'Empire ultramarin. En 1964, le président de la République se rend en Martinique pour tenter d'apaiser le climat de révolte latent. "Mon Dieu, comme vous êtes Français!", s'exclame-t-il lors de sa visite à Fort-de-France. Devant un parterre d'écoliers agitant de petits drapeaux français, le chef de l'Etat lance: "La Martinique est un témoins, un lien, un point où la France doit rayonner, et ce sera une de vos tâches mes enfants." Pour contrer les mouvements indépendantistes, le gouvernement considère que l'urgence est démographique: il faut limiter les naissances, et pousser à la migration une partie de la jeunesse. La première idée est de favoriser la migration vers la Guyane, dont la population est très réduite. Compte tenu des perspectives économiques très limitées, les jeunes Antillais préfèrent la métropole, désormais accessible grâce aux billets préférentiels mis en place sur la liaison aérienne. A l'initiative de Michel Debré, l'ancien premier ministre devenu député de la Réunion, le gouvernement décide alors de créer le BUMIDOM, un organisme censé régler les problèmes de chômage, de surpopulation, tout en étouffant les velléités indépendantistes. Le Bureau pour le développement des Migrations Intéressant des Départements d'Outre-Mer ouvre ses portes en 1963. "Sa tâche principale est de sélectionner de jeunes hommes et femmes des DOM, de les faire venir en métropole et de les former, le tout dans une perspective politique mêlant interventionnisme étatique et paternalisme colonial." (source D p 57)



L'organisme d’État propose aux volontaires de partir en métropole en échange d'un emploi dans la fonction publique. La misère remplit les avions ou les bateaux, d'autant que l'hexagone est présenté comme un pays de cocagne par les campagnes de communication. La plupart des candidats au départ n'ont rien à perdre, le Bumidom représente pour eux une opportunité à saisir. Comme le rappelle Édouard Glissant dans Le Discours Antillais, "La terre de France vers laquelle ils voguaient leur avait été suggérée dès l'enfance comme le lieu suprême où tout s'accomplit." Avant le départ, les postulants passent une visite médicale et des tests d'évaluation scolaire. Il n'y a bien sûr pas de recalés. La plupart des volontaires ont entre 18 et 25 ans. Sans diplômes, ils sont souvent les aînés de familles nombreuses et pauvres. Tous les mercredis, un boeing 747 bondé de jeunes Martiniquais et Guadeloupéens décolle pour Paris. Sous l’œil ému des parents, les migrants partent pour l'inconnu, sans savoir quand et si ils reviendront. L'ancien empire colonial qui avait déporté quatre cents ans auparavant des millions d'Africains vers les "îles à sucre", déplaçait désormais leurs descendants vers l'Europe.

A l'arrivée à Paris, pour tous, c'est un choc, un dépaysement total. La ville est grise, enveloppée dans le brouillard et la fumée. Le froid transit. Le paysage n'a rien de ceux des cartes postales. A peine ont-ils foulé les tarmacs ou les quais, qu'hommes et femmes sont séparés. Les premiers sont envoyés dans des centres de formation en province, les secondes à Crouilly sur Ourcq en Seine et Marne où se trouve un centre spécialement conçu pour elles. La formation des stagiaires se réduit à sa plus simple expression dans cette "Sorbonne du balais-brosse" où l'on "apprend" à éplucher les pommes de terre, à nettoyer, à repasser. La déception est d'autant plus grande qu'il y a eu mensonge. La formation professionnelle se réduit souvent à sa plus simple expression. Loin des métiers espérés, ce sont des postes subalternes de femmes de ménage, de domestiques qui sont à pourvoir, et non des postes à responsabilité comme le laissaient entendre les employés de l'organisme d’État. La situation est d'autant plus difficile qu'aucun retour n'est prévu, le Bumidom ne finançant qu'un billet simple pour la métropole. (1)

Les conditions de recrutement se révèlent parfois très humiliantes. A Crouilly, "pendant que les jeunes filles défilaient, il y avait le public employeur qui était là [et qui] choisissait. Cela m’avait fortement marqué parce que je venais de lire, quelques jours plus tôt, comment on présentait les esclaves. Et c’était exactement la même façon. Cette image me reste encore toujours", témoigne Aimé Techer, un Réunionnais venu s'installer en métropole. Une fois sortis du centre d'apprentissage, les jeunes gens doivent se débrouiller seuls. Compte tenu de la faiblesse des salaires, et en dépit des promesses d'aides au logement, la recherche d'un toit relève souvent de la gageure. 

Les syndicats et l'extrême-gauche pointent du doigt le caractère néo-colonial du dispositif. Aux yeux de ses détracteurs, il s'agit moins d'enrayer la pauvreté et le chômage que d'étouffer les contestations sociales, d'empêcher les révoltes populaires et d'entraver l'émergence de mouvements nationalistes et indépendantistes. En 1968, les locaux parisiens du Bumidon subissent un saccage en règle, plusieurs graffitis dénonçant l'ambiguïté du dispositif. "A bas l'impérialisme français et ses valets. Vive les Antilles libres", "A bas, le colonialisme aux Antilles", "A bas la traite des négriers", "Non, au Bumidom", "Nous voulons retourner chez nous", peut-on lire sur les murs. La presse réagit, critique le Bumidom, dénonçant notamment les inégalités sociales dont sont victimes les Français d'outre-mer. Rien n'y fait, le Bumidom continue son œuvre.

Après l'installation d'une première génération de Domiens dans l'hexagone, le Bumidom intensifie son action et encourage les regroupements familiaux. L'implantation durable de familles participe à l'accumulation des foyers modestes dans les grands ensembles de banlieues, souvent construits d'ailleurs par les nouveaux venus eux-mêmes. Le sentiment d'abandon, d'isolement, de relégation, le mal du pays  provoquent chez certains des dépressions. Or, aucun suivi psychologique n'a été prévu pour évoquer les difficultés rencontrées. Le racisme est très présent à l'encontre de ces Français venus d'ailleurs. On les confond avec les travailleurs immigrés arrivés eux aussi dans les années 1960 et 1970. Aux problèmes identitaires s'ajoutent donc les violences du déracinement. Les discriminations sont légions. "L'émigré antillais en France est ambigu, il mène la vie de l'émigré mais il a le statut de citoyen. Il est à même d'être fonctionnaire: infirmière ou fille de salle, employé des postes ou poinçonneur du métro, douanier à Orly ou agent de police. Il se sent français, mais il subit des formes latentes ou déclarées de racisme tout comme un Arabe ou un Portugais", constate Glissant dans Le Discours Antillais.  

Pour adoucir le quotidien, surmonter la distance avec les proches restés au pays, les nouveaux venus fréquentent les fêtes organisées par les association d'Antillais de l'hexagone. Pour tous, la musique joue un rôle primordial, d'autant que le répertoire des groupes martiniquais et guadeloupéens d'alors porte un message identitaire et politique dans lequel se retrouvent de nombreux auditeurs. Nous nous intéressons ici plus particulièrement à trois groupes particulièrement représentatifs. Le Super Combo et les Vikings sont deux formations musicales guadeloupéennes fondées respectivement à Pointe Noire et dans le quartier de Carénage à Pointe-à-Pitre. La Perfecta est un groupe martiniquais créé en 1970 à La Trinité. 

 

* Super Combo, Vikings de la Guadeloupe et la Perfecta. 

Au cours des années 1960-1970, une nouvelle alchimie musicale naît aux Antilles de la fusion des rythmiques caribéennes (salsa, cha-cha-cha, calypso, cadence, compas, biguine), latinos (son, rumba) et nord américaines (jazz, soul, pop). Les groupes cherchent alors à faire entendre la voix de populations marginalisées. Influencés par le mouvement des droits civiques, ils n'hésitent pas à s'approprier l'imagerie du Black Power, comme le poing noir levé brandissant une note de musique sur la pochette d'un 33 tours des Vikings. Les paroles des chansons abordent l'identité créole, le passé esclavagiste et colonial, le chômage, la pauvreté... Prenons quelques exemples. 

Le titre Mwen domi dewo écrit par le trompettiste Elie Bianay, est enregistré par le Super Combo dans les studios Debs en 1975. Sur un air de cadence rampa, fortement inspirée du Kompa haïtien, le morceau dénonce avec humour et ironie les difficiles conditions d'installation des participants au phénomène Bumidom. En 1978, "A Youskous Pa Fè Fou" de la Perfecta dépeint sans détour la situation économique désastreuse de la Martinique. " Ti commerçants fèmé boutique, ti artisans à la faillite, situation critique / la Martinique pays magique, pa ni travail pou téni fric, vive la vie aux tropiques". Les Vikings, quant à eux, décrivent les difficultés liées à une vie sans travail dans le somptueux: "Ka Nou Pè Fé".

En 1970, les Vikings se produisent deux soirs au Pavillon des Halles de Paris devant vingt mille personnes. Sans autre promotion que le bouche à oreilles, le chiffre est colossal. La musique des Vikings, de la Perfecta, du Super Combo constituent un formidable exutoire pour les populations d'outre-mer établies à Paris. Animé par la nostalgie du pays natal, le besoin de se ressourcer, de se retrouver et surtout d'écouter de la bonne musique, le public se compose presque exclusivement des populations antillaises installées dans l'hexagone.

 

Malgré la qualité indéniable de ces musiques, les groupes antillais ont longtemps souffert d'un grand manque de considération et furent ignorés du paysage culturel français. Les médias hexagonaux se font une toute autre idée de la musique antillaise, une musique festive, exotique, celle de David Martial, de la Compagnie Créole ou de Francky Vincent. En plus de conforter une partie de la population dans ses stéréotypes paternalistes résumant les Antilles aux soleil, aux filles dénudées et aux colliers à fleur, ce doudouisme musical dissimule l'effervescence créatrice des groupes ultramarins. Avec leur musique innovante, militante, chantée en créole, la Perfecta, les Vikings ou Super Combo n'avaient aucune chance. Dès lors, la musique des "îles à sucre" subit une ghettoïsation. 

* Quel bilan tirer de trente ans de Bumidom?

Le choix de la départementalisation en 1946 impliquait des promesses d'égalité (2), avec une extension progressive des droits économiques et sociaux. Or, l'accroissement du chômage à la fin des années 1970 remet sérieusement en cause l'utilité même du Bumidom. L'Etat ralentit la migration et en 1982, François Mitterrand supprime définitivement l'organisme. En moins de vingt ans, 160 000 Antillais et Réunionnais ont quitté leur île natale. Même si un grand nombre d'entre eux a réussi son enracinement dans l'hexagone, l'espoir de retour reste fort chez beaucoup. Le fossé entre l'espoir suscité et la réalité vécue est ressentie comme une violence. L'impression d'avoir été trompé persiste. Aussi, de nombreux migrants du bumidom refusent d'évoquer leur histoire , car ce serait reconnaître que l'on était pauvre, sans diplôme, sans formation et que l'on a été le jouet d'une politique coloniale qui ne disait pas son nom.

La situation économique et sociale de la Martinique et de la Guadeloupe de 2022 rappelle par bien des points celle des années 1960. En dépit des promesses, le Bumidom n'a rien changé. le taux de chômage chez les jeunes oscille toujours autour de 40 et 50 % dans les îles. Impossible dans ces conditions de travailler au pays, quand une petite caste continue à posséder la plupart des ressources. Aujourd'hui, les DROM connaissent toujours une situation inquiétante. L'économie artificielle de "non-production" favorise le clientélisme. Alors que le revenu moyen par habitant est sensiblement inférieur à celui de la métropole, le taux de chômage reste en revanche nettement supérieur à la moyenne française. En outre, l'ampleur de la migration vers l'hexagone a provoqué une véritable hémorragie démographique au point qu'aujourd'hui en Guadeloupe et en Martinique, la population diminue et vieillit. 

 Comme dans les années 1960, le mécontentement grandit et la colère éclate à intervalle réguliers comme en janvier 2009 ou en novembre 2021. Les grèves à répétition et les manifestations sont le révélateur des mauvaises relations que la France continue d'entretenir avec ce qui reste de son ancien empire. Alors que les migrants Martiniquais et Guadeloupéens se rendent en Europe, des fonctionnaires métropolitains traversent l'Atlantique en sens inverse pour occuper des postes à responsabilités. Un chassé-croisé migratoire qu'Aimé Césaire dénonçait déjà devant l'Assemblée nationale en 1977. « L’aspect le plus connu des Antilles-Guyane est sans doute celui de terres d’émigration, mais elles deviennent en même temps et parallèlement des terres d’immigration. Les nouveaux venus (…) autrement organisés, autrement pourvus, autrement dominateurs aussi et sûrs d’eux-mêmes, qui auront tôt fait d’imposer à nos populations la dure loi du colon. Je redoute autant la recolonisation sournoise que le génocide rampant. »


Notes:

1. Compte tenu du prix exorbitant des prix des billets d'avion (7500 francs pour se rendre à La Réunion), le salaire moyen de 400 francs par mois touché par les nouveaux venus empêche ceux qui le souhaiteraient de rentrer chez eux. Pour compenser les sacrifices, l’État met en place les congés bonifiés. Un billet d'avion offert tous les trois ans permet ainsi aux fonctionnaires de passer deux mois de vacances avec leur famille restée au pays. Les vacanciers "métro-caribéens" cherchent à se montrer à leur avantage, en soignant leur tenue vestimentaire, ce qui entretient parfois une sorte d'illusion sur la douceur de la vie dans l'hexagone. Un fossé se creuse. D'aucuns reprochent aux exilés d'être partis.

2. Pour Césaire, il s'agit de "passer d'une citoyenneté mutilée à la citoyenneté tout court."

 Sources: 

A. Bumidom, des Français venus d'outre-mer, de Jackie Bastide, de Temps noir Productions / France 2 (Infrarouge), 2010, 53 min

B. "La politique migratoire du Bumidom", [Les hommes aux semelles de vent sur France Culture] 

C. Sylvain Pattieu: « Un traitement spécifique des migrations d’outre-mer : le BUMIDOM (1963-1982) et ses ambiguïtés », Politix, 2016/4 (n° 116), p. 81-113. 

D. Sylvain Pattieu: "Années 1960-1970. La grande migration antillaise.", in L'Histoire n°457, mars 2019. 

E. "Spéciale Vikings de la Guadeloupe" [Couleurs tropicales sur RFI]

F. "Kassav', Vikings, Kalash, pourquoi la métropole n'a jamais rien compris à la musique antillaise". [Les Inrocks]

G. « La Perfecta et les Vikings de la Guadeloupe : Une Histoire musicale Française » un documentaire de David Commeillas. 

H. "Une certaine histoire de la musique française: Kadans kreyol", un documentaire de David Commeillas. 

I. "Les oublié-e-s des Outre-mer" avec Jessica Oublié et Audrey Célestine [Programme B]  

J. «Tropical Tuesdays: La Perfecta - "A Youskous Pas Fè Fou 

K. Michelle Zancarini-Fourne: "Les luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1685 à nos jours", Zones, La Découverte, 2016.

L. "Jazz créole, plongée ultramarine" (Libération)

M. "Martinik Muzik. Chassol dévoile les trésors des Caraïbes", un documentaire de David Commeillas sur Arte Radio.

N. Cédric Audebert, « Les Antilles françaises à la croisée des chemins: de nouveaux enjeux de développement pour des sociétés en crise »Les Cahiers d’Outre-Mer, 256 | 2011, 523-549.

Gentil lecteur, je compte sur ton indulgence. La traduction qui suit souffre de nombreuses maladresses ou erreurs, elle ne demande qu'à être améliorée. N'hésite pas à apporter des corrections en commentaire. 

Mwen domi dewo                                                          J'ai dormi dehors

Mwen té konprann lavi-Pari                                  Je croyais que la vie parisienne   

Sété « Pigalle », sété « Barbès ».                                C'était Pigalle, c'était Barbès.

Mwen rèsté pri douvan on gran          Quelle ne fut pas ma déception en arrivant

désèpsyon.                                             

Mwen fè yon bon vwayaj an avyon.                       j'ai fait un bon voyage en avion

Mwen vrè sinéma,                                                         J'ai apprécié le cinéma

Mwen manjé, mwen byen brè,                                   J'ai bien mangé, j'ai bien bu

Mwen dòmi, mwen lévé                                              J'ai bien dormi, je me suis réveillé

Abò sété fransè,                                                            A bord, c'était français

Mwen té ka palé,                                                          Moi je parlais

Mè, lè mwen rivé a Pari                                              Mais, quand je suis arrivé à Paris...

 

Refrain: Mwen dòmi déwò, mwe                              J'ai dormi dehors,(2X)

Mwen dòmi an dalo                                                     J'ai dormi dans la misère

Mwen dòmi déwò,                                                        J'ai dormi dehors

Mwen dòmi an tou-a-métwo,                               J'ai dormi dans une station de métro

 

Ay, ka fè fwèt                                                                Aie! Aie! Il fait froid

Fwèt kon adan on frijidè                                            Froid comme dans un réfrigérateur

Mwen pa menm tin on vyé pilovè                            Je n'ai même pas un vieux pull

Mwen vini isi vrè mizè                                               Je suis venu ici, une vraie misère

Mwen té aka on zanbèl                                               ?

Lè i vwè sa akòz dè frik                                               Faute de fric,

I mété-mwen déhò                                                      Ils m'ont mis dehors

Sa ki pli bèl ankò                                                         Mais le plus beau

Mwen ja ka fè klòch                                                    C'est que je suis devenu cloche

Mi on sitiyason fòlflorik                                             Ma situation était folklorique

 

Refrain

 

Olé, Olé, Olé , Olé, Olé, Olé, Olé

 

(...)

 

Mwen subi on désèpsyon                         J'ai subi la dépression

Ki té manké tchouyé mwen                     Qui a failli me tuer

Mwen subi on désèpsyon                         J'ai subi une dépression

Ki arété keur an-mwen                             Qui a arrêté mon cœur

Mwen subi on désèpsyon                         J'ai subi la dépression

Ki té ka dérayé-mwen                               Qui m'a fait déraillé

Mwen subi on désèpsyon                         J'ai connu la déception

Ki anki chouboulé-mwen                         Qui m'a chamboulé.

 

Ayayay-yayay-yayay,                                  Aïe, aïe, aïe

Mwen dòmi déhò                                        J'ai dormi dehors

 

(...)                            

 

Ayayay-yayay-yayay,                                  Aïe, aïe, aïe

Viv lavi-zanbélit                                          Vive la belle vie 

Avèk lè Sipèw Konmbo                              Avec le Super Combo