Née en 1975 à Rouen, Cathy Palenne s'installe à l'adolescence au Blanc-Mesnil, Seine-Saint-Denis. Elle se lance bientôt dans le rap sous le nom de Casey. Ses morceaux abordent les thématiques du racisme, des violences policières, des séquelles héritées de l'histoire coloniale. En 2006 sort l'album "Tragédie d'une trajectoire", sur lequel figure "Chez moi", un titre très personnel consacré à la Martinique, dont sont originaires ses aïeux. Casey reconnaît ne s'y rendre qu'occasionnellement, mais s'y considère néanmoins comme chez elle. "Chez moi, j'y vais par périodes".
Les paroles s'emploient à démolir les clichés pour coller à la réalité de la vie en Martinique. La rappeuse interpelle l'auditeur : "Connais-tu?", "Sais-tu?", lui rappelant le passé esclavagiste et colonial d'une île où, plus qu'ailleurs peut-être, pèse le poids de l'histoire.
" C'est une toute petite partie du globe". L'île des Caraïbes, située au cœur de l'Arc antillais, se distingue par la sa faible superficie (1128km²) et une densité importante (323 hab/km²). En 2024, la Martinique compte environ 350 000 habitants, dont la diversité des origines est tout à fait remarquable.
"Connais-tu le charbon, la chabine / Le kouli, la peau chapée, la grosse babine" Le début du premier couplet insiste sur le métissage et la diversité de la société martiniquaise, dont témoignent les multiples manières de désigner les individus, selon la pigmentation de leur peau(charbon, chabin, peau chapée, "créole et son mélange de mélanine"), les caractéristiques physiques (grosse babine, "tête grainée qu'on adoucit avec de la vaseline"), ou l'origine géographique (kouli ou coolie venu d'Inde, "l'Afrique de l'Ouest"). Casey souligne notamment l'importance de l'apport culturel indien ("d'Inde sont nos origines"). En effet, une fois la traite négrière abolie, les planteurs recrutèrent des travailleurs indiens sous contrat, principalement originaires du Bihar ou de l'Uttar Pradesh. Connus sous le nom d'engagés volontaires, ces hommes, tenus par des contrats léonins, subirent de rudes conditions d'existence. Ils n'en contribuèrent pas moins à la richesse culturelle de l'île, introduisant leurs traditions, leurs mots, leur alimentation ("on mange riz et curry comme tu l'imagines"), leurs vêtements ("Madras sur les draps, les robes"). Après l'abolition vinrent des Indiens, des Congolais, Chinois, Japonais, Syriens, Libanais, Italiens. Ainsi, la Martinique connut de nombreuses vagues migratoires qui contribuèrent à la formation d'un véritable melting pot, propice aux interactions et fusions culturelles luxuriantes et donc à la créolisation.
Morne Larcher. Esam335, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons |
Puis, la rappeuse énumère quelques uns des lieux emblématiques de l'île : "le morne", une petite montagne isolée et arrondie typique des Antilles, la "ravine" (torrent en créole), "le Mont-Pelé", un des principaux volcans de l'archipel, la place de " la savane" à Fort de France, l'Anse de Tartane, la plage du Carbet...
Située dans la zone tropicale, la Martinique connaît "une fois par an, cyclones et grands vents" qui" "emportent cases en tôles, poules et vêtements?"
Casey aborde également les spécialités culinaires de l'île (les "piments redoutables", "le crabe, le shrub") [1], ainsi que les coutumes et pratiques culturelles de l'île : "le carnaval comme toute la Caraïbe", les enterrements " en blanc et au son des tambours"...
Toutefois, la rappeuse n'entend pas proposer un guide du routard musical de l'île, mais plutôt raconter ce qu'elle en connaît. Ainsi, elle joue des contrastes, opposant les pêcheurs de "poisson de Tartane" et du Carbet, aux "touristes aux seins nus à la plage des Salines". L'insouciance des "métros" venus prendre du bon temps dans un paysage de carte postale, exotique et dépaysant, jure avec les coutumes des locaux, qui "se foutent des bains d'mer". De fait, "les cocotiers ne cachent rien de la misère?" Casey n'entend pas dissimuler les rudes réalités sociales insulaires : "la crise de banane [qui] s'enracine", plongeant dans une grande détresse financière ses producteurs [2], mais aussi la mainmise des descendants de colons européens sur les principaux leviers de commandes économiques. La Martinique reste largement dépendante des services, en particulier le tourisme, une activité saisonnière et aléatoire. Dans ces conditions, le chômage atteint des niveaux très supérieurs à ceux du reste du pays. La pauvreté endémique incite certains à se réfugier dans des paradis artificiels. Loin de détourner le regard, la rappeuse évoque "le crack et ses déchets de cocaïne", puis vante les vertus curatives de l'alcool. "On soigne tout avec le rhum : la tristesse, les coupures et les angines".
Une des spécificités de la société antillaise réside dans l'importance des familles matrifocales, au sein desquelles les femmes assument seules le rôle de cheffe de famille, en l'absence d'hommes. "Sais-tu que chez moi aux Antilles / C'est la grand-mère et la mère de famille / Que les pères s'éparpillent et que les jeunes filles élèvent seules leurs gosses, les nourrissent et les habillent?", constate Casey. Cette situation semble être un produit du système esclavagiste, qui a contribué à détruire le rôle du père biologique. Ainsi, l'article 13 du Code noir prévoyait que l'enfant d'une mère esclave héritait de son statut et devenait propriété du maître. Pour l'enfant, il existait ainsi deux repères paternels : celui qui engendre et celui qui possède et a autorité. Or, les maîtres, en vertu de la domination coloniale, disposaient de leurs épouses, mais aussi des femmes de leur "cheptel" d'esclaves. Difficile dans ces conditions pour les géniteurs, si longtemps effacés, d'apprendre à être pères. Or, les séquelles de cette situation persistent.
Au-delà des clichés, Casey mentionne quelques unes des plus éminentes figures intellectuelles et artistiques d'une île, dont les spécificités culturelles restent largement méconnues dans l'hexagone. "Connais-tu Frantz Fanon, Aimé Césaire, Eugène Mona et Ti Emile?", interroge la rappeuse. Frantz Fanon et Aimé Césaire sont deux figures emblématiques de la lutte contre le colonialisme. Le premier, psychiatre, s'intéresse aux effets psychologiques dévastateurs de la colonisation, tant sur le colonisé que le colonisateur. Il s'engage aux côtés des nationalistes algériens au cours de la guerre d'Algérie. Aimé Césaire est un immense poète, un écrivain engagé et chantre de la négritude (aux côtés de Damas et de Senghor). Au sortir de la seconde guerre mondiale, il s'engage en politique. [3] Eugène Mona et Ti Emile sont deux grands musiciens. Le premier, surnommé "le nègre debout", est un flûtiste et chanteur à la voix puissante. Il est aussi l'auteur de textes saturés de double-sens et de métaphores scandées de manière incantatoire, sur des rythmes bèlè. Ti Emile est la grande référence du genre, dont les spectacles et les enregistrements permettent la transmission auprès des jeunes générations. Ces quatre figures témoignent, aux yeux de la rappeuse, de la richesse culturelle de l'île.
Pour Casey, en revanche, la musique martiniquaise ne se réduit pas aux succès rencontrés dans l'hexagone par des artistes d'origine antillaise. Ainsi, "Ba moin en ti bo" de la Compagnie Créole, "la musique dans la peau" de Zouk Machine, "Vas-y Franky" (Vincent) ou "Célimène" de David Martial ne sont guère représentatifs de ce qu'écoutent et de ce que produisent les musiciens martiniquais ou guadeloupéens. "Sais-tu qu'on n'écoute pas David Martial, la Compagnie Créole et «C'est bon pour le moral / Les belles doudous ne sont pas à la cuisine à se trémousser sur un tube de Zouk Machine?" L'artiste dénonce ici le doudouisme, cette collection de clichés qui réduit la vie aux Antilles à des pratiques exotiques et ridicules.
Rocher du Daimant, Apmarles, CC BY 3.0, via Wikimedia Commons |
Tout au long du morceau, Casey se réfère à l'ombre portée par la période de l'esclavage. "Sais-tu qu'hommes, enfants et femmes labouraient les champs et puis coupaient la canne? Sais-tu que tous étaient victimes / Esclaves ou Neg' Marrons privés de liberté et vie intime?"
En 1635, les Français débarquent en Martinique et y établissent aussitôt des plantations de tabac et de sucre. Les besoins considérables de main d'œuvre entraînent la déportation massive d'esclaves. Dès lors, dans les plantations aux mains des colons européens triment des esclaves initialement déportés d'Afrique, puis de plus en plus nés sur place. Captifs ou en fuite (les neg'marrons), les esclaves subissent la loi du Blanc. La peur, la violence et la mort accompagnent les esclaves tout au long de leur existence, laissant des traces profondes dans les têtes, les usages et les traditions culturelles. "Sais-tu que mon folklore ne parle que de cris, de douleurs, de chaînes et de zombies?"
Le système esclavagiste brise, réifie les captifs, auxquels on impose un nom chrétien. L'onomastique en témoigne. " Et sais-tu aussi que mon prénom et mon nom sont des restes du colon britannique et breton?", rappe Casey, Cathy Palenne à l'état civil.
Tout au long de son œuvre, la rappeuse insiste sur les séquelles profondes laissées par la période de l'esclavage. La répartition des terres et de la richesse en Martinique est en grande partie un héritage de l'esclavage. Les descendants des anciens colons demeurent les principaux propriétaires fonciers et, aujourd'hui, c'est encore "le béké qui très souvent tient les usines". Ainsi, les structures économiques mises en place pendant la période coloniale et esclavagiste n'ont pas fondamentalement été remises en cause, comme en attestent les écarts de revenus et de patrimoine abyssaux entre les différentes couches de la société. Casey ne peut qu'en conclure qu'aujourd'hui Madinina, l'île aux fleurs est une colonie?" [4]
Les traces de l'esclavage en Martinique sont partout visibles, encore faut-il chercher à les voir. Pilotée depuis Paris, la politique commémorative a longtemps insisté sur le rôle des abolitionnistes (surtout Schoelcher), sans s'intéresser vraiment au sort des victimes de la traite, contribuant, sans doute involontairement, à entretenir une politique de l'oubli ou du déni. Ce choix est aussi vu aux Antilles comme une insulte ou une volonté de ne pas se confronter sérieusement à un passé qui ne passe pas.
Plus généralement, les Français de l'hexagone méconnaissent souvent les territoires ultramarins, sur lesquels certains portent un regard condescendant, non dénué de racisme. Aux Antilles, les dérogations locales au droit, conséquences du statut colonial, nourrissent les tensions. Ainsi l'indemnité dite de "vie chère", n'est adoptée en 1954 qu'au profit des seuls fonctionnaires. De même, l'utilisation du chlordécone est restée possible dans le bananeraies antillaises jusqu'en 1993, alors même que son emploi était interdit ailleurs. Ces situations ont pu accroître la défiance à l'égard d'un pouvoir jugé lointain et méprisant, comme en atteste la remise en cause de l'obligation vaccinale, pendant la pandémie de covid-19. Des mouvements sociaux d'ampleur secouent l'île à intervalle régulier. Le dernier en date dénonce la vie chère, mais aussi la persistance d'inégalités sociales fortes, pour partie héritées de la période coloniale. (5) L'immense mérite du rap de Casey est de porter la plume dans la plaie et d'attirer l'attention de l'auditeur sur cette "toute petite partie du globe".
Notes:
1. une boisson concoctée en laissant macérer des peaux d'orange, une gousse de vanille, un bâton de cannelle et du sucre dans un rhum.
2. En 2020, la présence de résidus de Chlordécone, un pesticide utilisé par les producteurs de banane, est découvert dans l'eau potable. Cela conduit à une mobilisation citoyenne d'ampleur et à des actions en justice pour demander la fin de son utilisation et la décontamination des sols.
3. Maire de Fort de France pendant un demi-siècle, député de la Martinique pendant presque 40 ans, initialement proche des communistes, il fonde à partir de 1958 le Parti Progressiste Martiniquais.
4. D'origine assez obscure, le terme Madinina désigne la Martinique comme "l'île aux fleurs".
5. A plus long terme se posera également la question du statut politique de l'île : autonomie, "souveraineté partagée" ou indépendance?
Sources :
A. "Un passé qui ne passe pas", La Série Documentaire diffusée sur France Culture le 8 mai 2019.
B. Laurent Béru : "Mémoire et musique rap. L'indissociabilité de l'esclavage et de la colonisation"
C. Laurent Béru : « Le rap français, un produit musical postcolonial ? », Volume ! [En ligne], 6 : 1-2 | 2008, mis en ligne le 15 octobre 2011, consulté le 17 mai 2024.
D. "La Martinique en bref" [Direction des affaires culturelles]
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