dimanche 4 février 2024

"Cancion sin miedo" Vivir Quintana (2020)



Certains chiffres donnent le vertige. Ceux qui concernent les violences faites aux femmes au Mexique ont ce pouvoir. Dans ce pays de 127 millions d’habitants, deuxième puissance économique d’Amérique du Sud et dixième du monde, la situation des femmes victimes de violences est un des sujets qui ne décroche jamais des toutes premières priorités de l’agenda politique et tient une place centrale dans le débat public. À raison. 

Au Mexique, chaque année, en moyenne, plus de dix femmes trouvent la mort chaque jour. 70% des Mexicaines attestent avoir subi des violences au cours de leur vie. 40% d’entre elles ont été commises par leur conjoint. 38,5% des femmes mexicaines de plus de 15 ans ont été victimes de violences sexuelles. 

Entre 2015 et 2023, 1,7 million d’enquêtes criminelles ont été ouvertes pour coups, brûlures, strangulation, ou blessures à l’arme blanche ou à l’arme à feu contre des femmes. Moins de 800 ont été reliées au phénomène de violences liées au genre des victimes selon la journaliste mexicaine Gloria Pina. Nombre de femmes victimes ne portent pas plainte ; nombre de femmes victimes de violences en subissent d’autres lors de leur passage au commissariat ou devant la justice où elles vont rarement plaider leur cause (« mes amies me protègent, pas les policiers » est un des slogans que l’on entend ou lit lors des manifestations) ; nombre de femmes victimes de violences machistes, masculines, se retrouvent sans protection une fois leur agresseur blanchi de toute accusation ce qui arrive dans l’écrasante majorité des cas. Dans ce pays le plus meurtrier du continent pour les femmes, si les chiffres donnent le vertige, ils sont pourtant vraisemblablement sous-estimés. 



Manifestation après le féminicide d'Ingrid Escamilla,
à Mexico, le 14 février 2020. - © Pablo Monsalve/VIEWpress via Getty Images


Encore faut-il ajouter à ces violences quotidiennes, les assassinats de jeunes filles et femmes disparues, entre le début des années 1990 et les années 2010, dans la ville frontière de Ciudad Juarez. Celles et ceux qui ont lu le « 2666 » de Roberto Bolaño se souviennent sans doute des pages sordides et étouffantes consacrées aux enquêtes sur ces meurtres dans la quatrième partie de son œuvre-fleuve : on y suivait pas à pas la collecte d’indices menant à de nouvelles découvertes macabres dans cette ville où le destin de centaines de jeunes femmes s’est scellé entre un travail dans les maquilladoras sous-traitantes des grandes firmes états-uniennes ou nippones, les activités criminelles des narco trafiquants et leur espoir vite éteint de se construire un avenir. 

Entre 1993 et 2011, on estime qu’environ 1300 femmes ont été tuées à Ciudad Juarez, souvent après avoir subi des tortures et des agressions sexuelles. Leurs corps dépecés, rendus inidentifiables ont fini dans le sol d’un terrain vague ou dans une décharge d’ordures. Le phénomène des crimes et disparitions a pris une telle ampleur que l’impuissance de la police et des politiques est apparue dans toute sa crudité. C’est à partir de l’observation de ce qui se déroulait à Ciudad Juarez que l’universitaire et député Marcela Lagarde a forgé une nouvelle catégorie : le féminicide entendu comme crime contre une personne de genre féminin, dans lequel l’inaction étatique contribue à organiser l’impunité des assassins. 

 

Un visiteur devant une œuvre d'art de Teresa Margolles, 
un collage de photos de femmes qui ont disparu à Ciudad 
Juarez au Mexique, à l'ARCO International Art Fair à Madrid, 
en Espagne, le mercredi 22 février 2017.
(AP Photo/Daniel Ochoa de Olza)


Où trouver la force de ne pas sombrer face à ce constat accablant quand, en tant que femme mexicaine, on ne peut compter ni sur la justice, ni sur la police, guère plus sur la représentation politique ? « La question est vite répondue » : auprès d’autres femmes ! Des argentines, des chiliennes, des boliviennes et des mexicaines bien sûr. Toutes, mobilisées pour leurs droits, ont initié la « quatrième vague [1]» du féminisme qui a ensuite déferlé sur une bonne partie du continent sud-américain.

 

Pour comprendre ses origines, il faut descendre plus au sud, en Argentine, au début de l’année 2015. Dans ce pays habitué aux mobilisations féminines (pensons aux mères de la place de Mai), les violences faites aux femmes sont légion. Les assassinats rapprochés de deux jeunes filles –Chiara Paez âgée de 14 ans et Katherine Gabriela Moscoso, 18 ans – mettent, à ce moment précis, le feu aux poudres. Début avril, artistes, intellectuelles, journalistes initient une lecture publique de textes engagés. Pour rendre leur initiative bien identifiable, elles se rallient sous un hashtag #NiUnaMenos (#PasUneDeMoins). Le lien avec le Mexique est établi : « Ni una menos, ni una victima mas » est un extrait d’un poème de Susana Chavez, militante de la cause des femmes qui s’intéressait tout particulièrement aux féminicides de Ciudad Juarez, ce qui lui couta la vie en 2011. Le hashtag se diffuse, la mobilisation prend : début juin 2015, 400 000 personnes manifestent rien qu’en Argentine, mais d’autres leur emboitent le pas en Uruguay, au Chili, et au Mexique. L’année suivante, le rendez-vous est pris à la même date et les manifestations ne désenflent pas. Malheureusement, les violences non plus, une Argentine meurt alors toutes les 18 heures des violences perpétrées par des hommes. Pourtant, la vague a déjà déferlé sur une partie du continent. Preuve en est en 2019, c’est au tour des chiliennes de se lancer dans le combat. Derrière le collectif « Las Tesis » s’organise un mouvement de dénonciation des violences faites aux femmes. Parti de Valparaiso, il se fédère autour d’une chanson chorégraphiée « El violator en tu camino » qui entend pointer les responsabilités en la matière. Les femmes, par leurs apparences, ne sont pas responsables des violences qu’elles subissent comme les représentations patriarcales tentent d’en convaincre l’opinion. Non, « El violator eres tù ! ». Après le hashtag fédérateur voici donc un hymne chorégraphié qui fait le tour du monde. 


Panoramique de la mobilisation
Ni una Menossur la Place du Congrès de
 Buenos Aires, le 4 juin 2018
 (@Prensa Obrera)
 



Il n’est jamais de hasard dans les combats des femmes. Si le féminisme en action est aujourd’hui si fort en Amérique du Sud c’est aussi parce que ce continent connaît des réveils menaçants de la droite radicale prompte à promouvoir et défendre le patriarcat, tandis que les mouvements politiques plus progressistes se montrent, en dépit de leurs engagements, parfois bien tièdes à faire avancer et défendre les droits des femmes. Le mouvement argentin a débouché sur des avancées concrètes en la matière, arrachées de haute lutte. La légalisation de l’avortement en Argentine votée en 2020, a mis la question à l’agenda politique des dirigeants de différents pays du continent (dont le Chili) sur lesquels la religion chrétienne garde une emprise importante. Luttes pour les droits et contre les violences se mènent alors de front.


Retour au Mexique, où la vague continentale a permis aux mobilisations féministes de monter en puissance. Nous voici en février 2020, deux autres féminicides sordides font l’actualité. Le premier concerne Ingrid Camilla, 25 ans, tuée et dépecée par son compagnon qui a jeté une partie de ses organes dans les toilettes. Les jours suivants, des photographies de la victime, prises par la police ou la médecine légale, sont publiées en une de plusieurs tabloïds tandis qu’une vidéo du meurtrier couvert de sang est rendue publique. Les manifestations massives du 14 février montrent que la vigilance et la colère des Mexicaines ne faiblissent pas. Le lendemain le corps de la petite Fatima Cecilia à peine âgée de 7 ans est découvert. Les féministes demandent justice (#justiciaparatodas) et dénoncent les féminicides encore et toujours (#niunamenos). La proximité du 8 mars, journée internationale des droits des femmes peut permettre au mouvement de monter encore en puissance. C’est ce qu’a pressenti, la très populaire chanteuse chilienne établie au Mexique Mon Laferte qui doit se produire la veille du 8 mars sur la place centrale de Mexico (el Zocalo) pour un concert baptisé « Tiempo de Mujeres ». 





Ayant commandé à Vivir Quintana un texte à chanter pour l’occasion, accompagnées de la chorale féminine El Palomar dont les membres sont nombreuses à porter ce soir-là le foulard vert des féministes argentines, les deux femmes armées de leurs guitares, entonnent « Cancion sin miedo ». Adresse au président mexicain, appel à la sororité, revendication de justice et affirmation de la force des femmes, le texte de ce chant de lutte enflamme le public et insuffle une force tellurique à celles et ceux qui l’entendent : 

Que tiemble el Estado, los cielos, las calles

Que tiemblen los jueces y los judiciales

Hoy a las mujeres nos quitan la calma

Nos sembraron miedo, nos crecieron alas

 

A cada minuto, de cada semana

Nos roban amigas, nos matan hermanas

Destrozan sus cuerpos, los desaparecen

No olvide sus nombres, por favor, señor presidente

 

Por todas las compas marchando en Reforma

Por todas las morras peleando en Sonora

Por las comandantas luchando por Chiapas

Por todas las madres buscando en Tijuana

 

Cantamos sin miedo, pedimos justicia

Gritamos por cada desaparecida

Que resuene fuerte "¡nos queremos vivas!"

Que caiga con fuerza el feminicida

 

Yo todo lo incendio, yo todo lo rompo

Si un día algún fulano te apaga los ojos

Ya nada me calla, ya todo me sobra

Si tocan a una, respondemos todas

 

Soy Claudia, soy Esther y soy Teresa

Soy Ingrid, soy Fabiola y soy Valeria

Soy la niña que subiste por la fuerza

Soy la madre que ahora llora por sus muertas

Y soy esta que te hará pagar las cuentas

 

¡Justicia, justicia, justicia!

 

Por todas las compas marchando en Reforma

Por todas las morras peleando en Sonora

Por las comandantas luchando por Chiapas

Por todas las madres buscando en Tijuana

 

Cantamos sin miedo, pedimos justicia

Gritamos por cada desaparecida

Que resuene fuerte "¡nos queremos vivas!"

Que caiga con fuerza el feminicida

 

Que caiga con fuerza el feminicida

 

Y retiemblen sus centros la tierra

Al sororo rugir del amor

Y retiemblen sus centros la tierra

Al sororo rugir del amor

 

 

En français, une traduction à créditer à Amnesty International 

 

Que l'État tremble, le ciel, les rues

que tremblent les juges et le pouvoir judiciaire

aujourd'hui, les femmes on arrête d'être calmes

ils ont semé la peur en nous, ils nous ont fait pousser des ailes.

 

Chaque minute de chaque semaine

ils nous volent des amies, nous tuent des sœurs

ils détruisent leurs corps, les font disparaître

N'oublie pas leurs noms, s'il te plaît, Monsieur le Président.

 

Pour toutes les camarades qui manifestent à Reforma (c’est une des principales avenues de Mexico capitale)

pour toutes les mères combattantes de Sonora

Pour les commandantes qui luttent au Chiapas

Pour toutes les mères qui qui cherchent à Tijuana

nous chantons sans peur, nous demandons justice

nous crions pour chaque personne disparue

que cela résonne fort "Nous nous voulons vivantes".

que le féminicide s'effondre enfin.

 

Je fous le feu à tout, je casse tout

si un jour un type te ferme les yeux

Rien ne m'arrête, j'ai tout ce qu'il faut

s'ils touchent une femme, nous répondrons toutes.

 

Je m'appelle Claudia, je m'appelle Esther et je m'appelle Teresa

Je m'appelle Ingrid, je m'appelle Fabiola et je m'appelle Valeria

Je suis la fille que vous avez forcée

Je suis la mère qui pleure maintenant ses mortes

et je suis celle qui va te faire payer pour ça.

 


Au lendemain de cette prestation, les rues de Mexico, sont noires des 80 000 personnes qui défilent pour la journée internationale des droits des femmes. La « Cancion sin miedo » est sur toutes les lèvres. Le 9 mars est #undiasinnosotras, une journée de grève des femmes, inspirée d’une initiative semblable qui eut lieu en Islande en 1975. Femmes de tous les pays et de toutes les générations, unissez-vous pour défendre vos droits et surtout chantez, marchez, luttez sans peur « Si tocan a una, respondemos todas » (« S’ils touchent l’une d’entre nous, nous répondrons toutes »).

 

Quinze jours plus tard, les premiers décès liés au Covid-19 sont enregistrés au Mexique. La crise sanitaire gérée de façon assez hasardeuse par le gouvernement (confinement non obligatoire par exemple) constitue un frein à la poursuite de la mobilisation. La situation est éminemment propice à la multiplication des violences domestiques contre les femmes.

En 2024, le Mexique doit élire un successeur au président Andres Manuel Lopez Obrador (AMLO) dont l’action en faveur de la lutte contre les violences faites aux femmes a été plus que timorée. Le fait que deux candidates soient en lice pour la magistrature suprême est sans doute significatif de l’investissement croissant du champ politique par les Mexicaines. Cela ne garantit rien. Tout est fragile. Plus au sud l’élection du nouveau président argentin, Javier Milei, qui a souhaité immédiatement revenir sur le droit à l’avortement en est une illustration tangible. Le combat continue, sin miedo.  


 

Vivir Quintina et sa guitare (Crédits inconnus)

 

 

 



[1] Le concept de « vague » pour décrire les cycles des mobilisations des femmes pour leurs droits permet de bien scander le temps des combats de générations de femmes en lutte pour leurs droits : aux pionnières de la première vague, comme les suffragettes, en quête de droits civiques et civils, succèdent les luttes de la deuxième vague pour les libertés de disposer de son corps notamment, puis une troisième vague portée par la volonté de désinvisibiliser les discriminations qui touchent les femmes et les considérer dans un cadre intersectionnel. La 4ème vague se consacre à la lutte contre les violences faites aux femmes et se distingue par des répertoires d’action dans lesquels les réseaux sociaux jouent un rôle central.

 


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