Entre 1420 et 1440 dans les marches alpines du duché de Savoie, en particulier dans le Valais, des procès en sorcellerie d'un nouveau genre sont organisés. La sorcellerie traditionnelle, qui consiste à commettre des maléfices et à jeter des sorts cède le pas devant la sorcellerie démoniaque et collective pratiquée dans le cadre du sabbat. Le sorcier ou la sorcière est érigé par ceux qui les inventent comme de nouveaux boucs émissaires de la Chrétienté, après les Juifs, les hérétiques, les lépreux. La chasse s'inscrit dans le prolongement des mouvements de répression des courants religieux dissidents.
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Eugène Samuel Grasset (1845-1917), Public domain, via Wikimedia Commons |
Dans un contexte de vive tension religieuse et de remise en question du clergé, ce dernier s’invente de toute pièce un nouvel ennemi. Les théologiens chrétiens attribuent de plus en plus les malheurs du temps (peste, crise économique, Grand Schisme) au diable. Pour s'imposer Satan se cherche des alliés sur Terre: les Sorciers. Des traités (1), rédigés à la fin de la période médiévale, propagent l'idée de l'existence d'une société secrète, une secte qui se réunirait la nuit, en secret, pour adorer le diable, forniquer, ripailler lors du sabbat, rassemblement nocturne au cours duquel se commettraient les sacrifices les plus infâmes. Le sorcier rend hommage au diable sous la forme d'un baiser obscène sur le postérieur, scellant ainsi son alliance avec le diable. Les participants y cuisinent et mangent de la chair humaine, dansent et s'unissent charnellement au démon. Lors de ces ébats contre nature, la violence est de mise et le coït avec le diable douloureux. Les sorciers confectionnent des maléfices à base de graisse d'enfant ou de substances toxiques destinés à répandre le mal autour d'eux. Dès lors pour les autorités judiciaires, il convient donc de débusquer les agents de subversion de la chrétienté: les sorciers et sorcières. La mythologie du complot est à l’œuvre.
"la Salsa du démon", interprétée par le Grand Orchestre du Splendid, donne la parole à une sorcière plus volubile que dangereuse. Dépeinte sous les très d'une mégère, vieille et moche, elle ne se sépare pas de son balais. D'après les traités de démonologie, les sorcières se rendaient au sabbat en se déplaçant sur des sièges, puis juchés sur des balais ou des bâtons. "Horreur malheur / Oui, je suis la sorcière (horreur) / J'suis vieille, j'suis moche, j'suis une mégère (horreur, malheur) / Oui, oui, oui, sur mon balais maudit (horreur) / J'aime faire du mal au tout petit."
Un cadre juridique et théologique se met en place à la fin de la période médiévale. Désormais, magiciens et jeteurs de sorts sont soupçonnés d'invoquer les démons et de pactiser avec le diable. Qualifiés d'hérétiques, idolâtres et apostats, ils deviennent passibles d'une condamnation à mort. Lors des visites pastorales, prêtres et prédicateurs incitent les fidèles à la délation des sorciers. Les populations livrent les noms des personnes qu'elles soupçonnent d'être à l'origine de la mort d'un enfant ou du bétail, d'avoir déclenché une calamité naturelle entraînant de mauvaises récoltes ou encore de rendre les hommes impuissants. En un mot, d'avoir attaqué le capital de la communauté et stérilisé la vie. La rumeur publique, appuyée sur les dénonciations, permet d'ouvrir une procédure inquisitoire. Cette procédure d'exception élaborée au XIII° siècle par les Dominicains devient le modèle de la justice séculière et permet le recours à la torture. Tenue au secret, sans défenseur, la personne incriminée ne connaît souvent ni son accusateur, ni les motifs de son emprisonnement. Ainsi, une fois lancée, la machine judiciaire, implacable, broie les prévenus, transformés en sorciers et sorcières à brûler.
Avec "la sorcière et l'inquisiteur", les Rita Mitsouko imaginent l'arrivée de l'inquisiteur dans une région, puis sa confrontation avec une sorcière. Lors de la séance de torture, rien ne se passe comme prévu, et en dépit de ses efforts, c'est bien le cœur du tortionnaire qui finit par céder.
En cas de présomption très forte de culpabilité, le juge sollicite un chirurgien ou un médecin afin d'identifier la « marque du diable », cette fameuse empreinte que le démon aurait laissé sur le corps des personnes s’adonnant au sabbat. (2) A l'aide d'aiguilles, il s'agit de déceler sur le corps dénudés des accusés une zone dite « d’insensibilité », témoins du passage du malin. La preuve corporelle établie, il s’agit d'obtenir des aveux.
"La chanson du bon chasseur de sorcière" de la Compagnie l'indécente retrace toutes les étapes de la procédure contre une inculpée. En vertu d'une chaîne immuable, cette dernière est dénoncée, accusée, incriminée, soumise à la marque du diable, puis à la torture. Les aveux arrachés et répétés, elle est exécutée.
L'accusée est soumise à un interrogatoire standardisé, formé de questions fermées. Le recours à la torture est systématique. Elle subit l’estrapade, une torture qui consiste à suspendre la victime au bout d’une corde puis à la jeter dans le vide afin de lui disloquer les os. Les mêmes questions reviennent sans cesse selon un système d’interrogatoire circulaire.Épuisée, brisée, soumise au feu roulant des questions d'un magistrat expérimentée, la suppliciée finit souvent par passer à table, dénonçant à son tour de prétendus complices du complot satanique. Ainsi, en vertu d’un cercle vicieux, de nouveaux suspects sont arrêtés, torturés. Une fois sorti de la salle de torture, l'accusé doit réitérer ses aveux.
Les tribunaux condamnent alors généralement au bûcher, plus rarement à la décapitation ou encore la noyade. Le bras séculier se charge d'accomplir la sentence. Le corps est réduit en cendres, privant donc de sépulture chrétienne et empêchant la résurrection du corps. Le châtiment par le feu permet également de purifier la société chrétienne du mal qu'elle a abrité, mais aussi de dissuader par l'exemple. Il se déroule donc en public.
Ripaille, un groupe de prog rock aujourd'hui oublié, publie en 1977 un album-concept intitulé "la vieille que l'on brûla". Il y est question d'une vieille femme seule, accusée de sorcellerie par la communauté villageoise, après le meurtre non élucidé d'une voisine. "Sur la place du marché, pour des histoires de sorcières / Hier / le crucifix levé approche le curé / Embrase les fagots / Que le feu purifie"
La traque systématique des sorcières, sous la forme de véritables chasses, s'épanouit à l'époque moderne dans une Église en crise, bientôt fracturée par la Réforme. Entre 1560 et 1660, la répression sévit dans les Alpes et gagne de nouvelles régions telles que l'axe rhénan ou le saint-Empire romain germanique, un espace en crise spirituelle et politique, fracturé en des centaines d’États. Protestants et catholiques s'y déchirent en de sanglantes guerres de religions. C'est dans ce contexte anxiogène que s'épanouit la détestation des femmes, une haine déjà bien ancrée dans la vie culturelle et religieuse. Les démonologues défendent l'idée que les femmes sont à l'origine de toutes les perversions, l'incarnation du péché originel. Essentialisées, elles auraient un corps nauséabond composé d'humeurs froides et humides. Un traité de 1486 contribue à faire d'elles les principales victimes de la chasse (7 à 8 sur 10 pour l'époque moderne, avec toutefois d'importantes disparités selon les lieux). L'ouvrage du dominicain Institoris sert de référence aux chasseurs. A la faveur de l'imprimerie, il se répand dans toute l'Europe. Intitulé Le "marteau des sorcières", ce best seller identifie le maléfique au féminin, témoignant d'une peur et d'une haine obsessionnelle contre les femmes, dépeintes en séductrices, voleuses de pénis et lascives. Il insiste également sur le pouvoir nocif des règles.
Dans un de ses premiers enregistrements, le tout jeune Laurent Voulzy fait de "la sorcière" la victime expiatoire d'un ordre social chancelant. "Ils
m'ont battu, cloué un hibou / Un hibou à ma porte / On juge les
sorcières traînées au bûcher / Le Diable les emporte / Ils ont fait cercle et se sont mis à danser / Autour de flammes qui commençaient à
monter
Jusqu'à la fin, elle n'a pas compris / N'a pas compris / Pas une fois
elle n'a poussé de cri / Poussé de cri / Elle m'a regardé dans la fumée
brune"
Chaque région a son histoire de la chasse et ses spécificités (sexe des victimes, âge, milieu social, monde rural ou citadin). Dans certaines régions helvétiques, on ne frappe que des hommes, dans d'autres que des femmes, dans le royaume de France, ces dernières sont aussi nombreuses que leurs homologues masculins. Toutes les femmes sont susceptibles de faire l'objet de poursuites, mais certains profils sont particulièrement visés. C'est le cas des femmes seules échappant à la tutelle masculine. Les veuves concentrent les craintes, car en survivant à leur mari, elles prêtent le flanc aux accusations les plus graves. De même, les guérisseuses des campagnes ou les sage-femmes entrent progressivement dans le collimateur des chasseurs de sorcières. (3) Envisagées comme des concurrentes directes des prêtres, leur recours à des rites prétendument magiques, leur usage des plantes médicinales deviennent suspects au yeux du clergé. L’anathème contribue à marginaliser tout un pan du savoir féminin. Et, pour les médecins - des hommes - la chasse aux sorcières est aussi un moyen de s'octroyer le monopole des corps malades.
Chez Claire Gimatt, la sorcière adopte les traits d'une guérisseuse, adepte des plantes médicinales. "Sorcières" "Au fond des forêts / j’ai trouvé la sorcière / bannie, condamnée / femme aux plantes amères / Elle guérissait les maux des hommes, des femmes, des animaux / juste avec des herbes broyées dans de l’eau / interdite d’onguent, elle n’est qu’une ombre / qui hante les bois, qui rôde avec les chats noirs"
La misogynie ambiante accuse les femmes célibataires d'avoir une sexualité débridée et d'être ainsi à l'origine des naissances adultérines. Le fait de cantonner les femmes aux tâches ménagères les rend également plus suspectes. Quoi de plus simple pour une cuisinière que de concocter un philtre maléfique, de jeter du poison dans la marmite ou dans l'eau. Ainsi, cette place stratégique, derrière les fourneaux, en fait une coupable idéale. Au fil des décennies, la chasse cible de plus en plus les femmes, surtout les plus pauvres. Rappelons que ceux qui traquent sont des hommes. Eux seuls ont la mainmise sur tout le processus de poursuite des sorcières: juges, chirurgiens, bourreaux.
Derrière la persécution se cache un imaginaire du complot, un fantasme, un schème. Cet imaginaire du complot est ancien. Il apparaît dès le début du XIV°, avec la dénonciation de différents groupes accusés de mille maux: les Templiers, les lépreux, les Juifs, les hérétiques vaudois, puis les sorcières. La croyance est très répandue comme le prouve le cas de Jean Bodin (1530-1596). Le brillant juriste, auteur de La démonomanie des sorciers (1581), considère que les sorciers sont infiltrés partout, dans la magistrature, à la Cour, dans l’Église, jusque dans l'entourage du roi de France... Cette croyance en un complot généralisé perdura longtemps. Les conspirationnistes se choisiront de nouvelles cibles, les jésuites, les francs-maçons, encore les juifs...
Dans la "Chasse aux sorcières" d'Hippocampe fou, l'accusée retourne le stigmate, insistant sur l'utilité sociale de la sorcière. Faiseuse d'ange, elle est aussi celle qui accueille les enfants mal-formés dans son antre. Au bout du compte, le mal n'est pas là où on le cherche. "Nous vous accusons de pratiquer de sombres ablutions, / De laisser cours à vos pulsions les plus démoniaques, / De danser nue sous l'orage / Mais voici venu le temps des punitions comme l'a prédit l'oracle. / Vous n'êtes qu'une sorcière, une tortionnaire hors-pair ; / Noir est le sang qui coule dans vos artères. / Nous allons vous étriper, crever vos yeux, / Purifier votre âme par le feu. Amen. "
Au fil du XVII° siècle, les bûchers se raréfient. En 1682, un arrêt du Parlement de Paris décriminalise la sorcellerie. Les inculpations trop vagues ne conduisent plus à un procès, le recours à la torture se raréfie. Les autorités utilisent des dispositifs de freinage afin de calmer les ardeurs de petits seigneurs trop zélés. L'historien Robert Mandrou explique ce recul par la
poussée du rationalisme chez les intellectuels. De
plus en plus présents lors des procédures judiciaires, les médecins
portent un nouveau regard. La marque n'est plus vue comme d'origine
diabolique, mais comme le stigmate d'une pathologie. (4) Les coups contre la traque des sorcières sont parfois même portés depuis l'intérieur même du système. Ainsi, le jésuite Frédéric Spee, confesseur de sorcières, finit par témoigner contre le dispositif. Dans un traité publié de manière anonyme, il démonte de manière très précise les procédés utilisés par les bourreaux pour extorquer des aveux. Dans
la plupart des pays d'Europe, la sorcellerie est ravalée au rang de
superstition, indigne donc d'être poursuivie en justice.
Dans certaines régions cependant, les exécutions se poursuivent longtemps. C'est le cas dans les colonies anglaises d'Amérique du Nord avec le procès des sorcières de Salem dans le Massachusetts, en 1692. Certes, en France, quelques procès retentissants défrayent la chronique dans la première moitié du siècle, comme l'affaire des possessions d'Aix-en-Provence (1609-1611), celles de Loudun (1632-1634), de Louviers (1643-1647), d'Auxonne (1658-1663). Ces affaires se distinguent cependant des précédentes car elles se déroulent au cœur des villes, dans des couvents féminins où se nouent normes religieuses plus strictes, intrigues politiques locales et troubles psychologiques. Et, chaque fois, ce sont des hommes qui finiront sur le bûcher.
"Mords toi la langue / Jure de la fermer / Invente quelque chose / Invente quelque chose de bon ... (...) Brûle la sorcière / Réduis-la en cendres et en os.", chante Queen of the Stone Age dans leur morceau "Burn the witch". Derrière la sorcellerie se cache aussi des histoires de jalousies et de paranoïa. Les perturbations météorologiques, entraînent des vagues de dénonciation et l'ouverture de procès. Les autorités cherchent ainsi à purger les mauvais éléments des sociétés villageoises.
La représentation des sorcières ne cesse de se transformer au gré des époques et des attentes. Figure du mal absolu ou de la liberté féminine, elle offre des visages extrêmement divers. Le personnage de fiction se présente bien souvent sous deux formes contraires : la jeune sorcière séduisante incarnant l'eros, et la vieille femme monstrueuse, personnification de la mort. Elle s'impose comme une source d'inspiration dans le domaine de la peinture (pour Goya, Dürer ou Bosch) et la littérature, que l'on songe à la Célestine de Fernando de Rojas, au Macbeth de Shakespeare, aux créatures inquiétantes des contes de Perrault ou des frères Grimm ou encore à la sorcière romantique et rebelle chez Michelet. (5)
Le sabbat fournit un prétexte rêvé aux artistes peintres. Ainsi, vers 1550, la Sorcière d'Albrecht Dürer(vers 1500) prend les traits d'une vieille femme nue, juchée sur un capricorne. Chez Francisco de Goya (1746-1828), la représentation de la sorcière permet de mettre en scène la bêtise, l'esprit superstitieux et l'obscurantisme de ses contemporains.
Dans Macbeth, écrit par Shakespeare au début du XVII° siècle, les prophéties délivrées par les trois sorcières rythment l'intrigue. Elles symbolisent le chaos et la discorde, concoctant des philtres à l'attention du général régicide.
Les musiciens se
plaisent également à décrire l'intrigant ballet des sorcières dont les
incantations et autres philtres magiques suscitent la fascination. L'opéra mobilise particulièrement les sorcières de la mythologie gréco-romaine: Alcina (6) chez Haendel, Didon chez Purcell, Médée pour Cherubini et Charpentier. Verdi, quant à lui, puise l'inspiration chez Shakespeare. Terrées dans leur caverne, elles y concoctent des philtres maléfiques.
Au
XX° siècle, le cinéma, la bande dessinée, la fiction
achèvent la mue de la sorcière, de plus en plus souvent valorisée, voire réhabilitée. En
1926, la chorégraphe Mary Wigman propose Hexentanz, la « Danse de la
sorcière ». Dans un état d'extase, l'inquiétante créature trouble et
fascine. Dans La
Belle au bois dormant (1959), la sorcière Maléfique possède le
don d’ubiquité. Les séries comme la « Sorcière
bien aimée » ou « Charmed » la valorisent, tout en la rendant assez inoffensive.
De nos jours, la figure de la sorcière s'est imposée comme une égérie pour les féministes. Dans l'Europe en ébullition de la fin des années 1960 et de la décennie suivante, la sorcière est enrôlée sous la bannière des mouvements contestataires de gauche comme l'incarnation d'un désir de transformation de la société et d'insurrection contre le patriarcat. (7) Dans les milieux lesbiens et queer, parfois organisés en Witch Bloc, la sorcière incarne un autre type de sexualité, en lutte contre l'hétéronormativité et le patriarcat. (8) Dans le Shining de Kubrick, la sorcière est une superbe jeune femme nue qui se transforme lorsque Nicholson l'étreint en un un cadavre en putréfaction. Dans La Belladone de la tristesse (1973), un film d'animation librement adapté de La Sorcière de Michelet, une très belle jeune femme, victime d'un viol collectif, se transforme en un ange de vengeance et d'extermination.
Une « sorcière
comme les autres » d'Anne Sylvestre (1975) est une chanson adressée par une
femme aux hommes. Après avoir rappelé à quel point elle s'est mise
aux services de ces derniers, l'énonciatrice affirme sa capacité à
s'émanciper. Le titre prône l'égalité.
Dans l'imaginaire, la sorcière est désormais envisagée comme une femme forte qui décide de vivre de manière indépendante, en marge certes, mais échappant à la pesante tutelle masculine. Pour les adeptes de la Wicca, un mouvement spirituel néopaïen apparu en Grande-Bretagne dans les années 1950, la sorcière devient la détentrice de croyances ancestrales et le sabbat une réunion entre femmes et le lieu d'épanouissement de la sororité.
Alors qu'une accusation de sorcellerie pouvait vous envoyer au bûcher, de nos jours, certaines se revendiquent "sorcières". Ainsi pour Pomme et Klô Pelgag, "si tu sais être seule dans la vie / Si tu suis ton instinct dans la nuit / Si tu n'as besoin de personne pour te sauver / Si tu trouves que rien ne remplace ta liberté", "tu es sûrement une sorcière".
La figure de la sorcière est réhabilitée. Elle est désormais envisagée comme une femme savante, indépendante, artiste...
C°: Les chasses aux sorcières de l'époque moderne ont conduit aux bûchers des femmes, des hommes et même des enfants. Il est difficile
d’établir un bilan des victimes. Sur les 110 000
procès identifiés entre 1580 et 1640, on dénombre de 60 à 70 000 condamnations à mort. Les suppliciés appartiennent à des groupes sociaux très divers, du notable au marginal.
Derrière la traque des déviants, il convient d'insister sur les motivations politiques de la chasse. Ainsi, la répression du crime a permis l'affirmation du droit de haute justice ou l'exercice d'une justice d'exception, notamment dans les zones frontières fragiles, où l'obéissance restait problématique (marges de Savoie, Pays Basque, Lorraine). D'autre part, l'incitation à la délation a constitué un exutoire, un moyen de régulation des conflits sociaux ainsi qu'une opportunité pour les autorités judiciaires d'éliminer les vengeances privées. Enfin, si la traque des sorcières émane des cercles du pouvoir politique, judiciaire et religieux, elle n'en a pas moins trouvé un écho très fort au sein de la société toute entière et ce sont bien des accusations populaires qui déclenchent la machine répressive.
En utilisant la figure de la sorcière, l'impressionnant morceau "Burn the witch" de Radiohead peut être interprété comme une dénonciation de la paranoïa et de l'intolérance de nos sociétés occidentales face à la crise migratoire. "Restez
dans la pénombre / Acclamez la potence / C'est un rassemblement / C'est
une lente attaque de panique qui plane (...) Brûle la sorcière / Brûle
la sorcière / Nous savons où tu vis."
La chasse aux sorcières est un dispositif de terreur, un dispositif qui produit l'ennemi. Ainsi, une fois que la traque cesse, les sorcières se volatilisent. Dans ses "Lettres philosophiques", Voltaire note que "les sorcières ont cessé d'exister quand nous avons cessé d'en brûler." Rappelons pour finir que le crime de sorcellerie est imaginaire et qu'il s'agit d'un crime forgé par les élites intellectuelles, laïques et religieuses.
Notes:
1. Le plus célèbres de ces traités de lutte contre la sorcellerie se nomme le Malleus Maleficarum (« Marteau des sorcières »). Ce traité, rédigé en latin par un dominicain est imprimé vers 1486. Conçu pour les inquisiteurs et les agents de la justice ecclésiastique ou laïque, le texte fournit des cas pratiques et s'organise sous forme de questions-réponses dans lesquelles pouvaient puiser les enquêteurs. L’ouvrage, qui connaît une très grande diffusion en Europe, alimente et témoigne de la misogynie ambiante.
2. L’examen s’accompagne souvent d’une pesée car les juges sont convaincus que le corps diabolique est, par nature, plus léger que l’air. La « preuve par l’eau » constitue une autre preuve de sorcellerie. Quand on suspecte une femme d’être sorcière, on la dénude, puis on la jette à l’eau. Si elle coule, elle était normale, mais elle coule... Face, tu perds, pile, tu perds aussi.
La marque est censée apporter une marque scientifique, irréfutable de la présence du diable.
3. Dans le Malleus Maleficarum, la sage-femme représente le mal absolu. Les inquisiteurs les accusent de tuer les nouveau-nés afin d’utiliser leurs corps pour des rituels sacrilèges lors des sabbats. Dès lors qu’un accouchement se passe mal (ce qui était extrêmement fréquent à l’époque), les sage-femmes se retrouvent confrontées aux soupçons des parents. Beaucoup d’entre elles font l’objet de procès en sorcellerie.
4. Les médecins ne considèrent plus les inculpées comme des ensorcelées diaboliques, mais comme des "mélancoliques". Au XVIII° et XIX° s., la sorcière cède la place à l'hystérique, à enfermer et traite dans un asile.
5. En
1862, la Sorcière de
l'historien Jules Michelet rompt avec l'image maléfique
traditionnelle. Sa
sorcière, jeune et belle, vit dans une humble chaumière avec son époux. Son destin bascule le jour où le seigneur la
viole. Humiliée, elle
devient « la sombre fiancée du diable », marginale et
crainte. Pour l'historien, le savoir-faire médical des sorcières, combattu et
disputé par l’Église et les médecins, devient pour Michelet une
force positive.
6. La sorcière apparaît dans la littérature gréco-latine sous le traits de Circé et Médée. La première transforme en pourceaux les compagnons d'Ulysse à l'aide d'un philtre. La seconde maîtrise l'art des onguents. Elle aide Jason dans sa quête de la Toison d'or avant de se venger de manière terrifiante de son infidélité. Le sabbat est absent des sources gréco-latines.
7. Citons le collectif féministe new-yorkais W.I.T.C.H. (Women's International Terrorist Conspiracy from Hell) pour « Conspiration terroriste internationale des femmes venues de l'enfer », les féministes italiennes et leur slogan "Tremblez, tremblez, les sorcières sont de retour" ou la revue française Sorcières créée par la philosophe Xavière Gauthier.
8. Par empathie, mais au risque de l'anachronisme, certains auteurs contemporains assimilent la chasse aux sorcières à un "féminicide", plaquant sur le passé les grilles de lecture d'aujourd'hui.
Sources:
A. "Les sorcières, haïes, fascinantes" [émission Concordance des Temps du 8 février 2020 diffusée sur France culture]
B. "Présence des sorcières. Du bûcher à l'écoféminisme" [émission Signes des Temps du 3 novembre 2019 diffusée sur France culture]
C. "Les bandes originales des sorcières au cinéma." [l'émission Certains l'aiment FIP du 19 juin 2022 diffusée sur France musique]
D. Jean-Michel Sallmann: "Les sorcières, fiancées de Satan", découverte Gallimard.
E. "La chasse aux sorcières", La série documentaire. (France Culture) La série au complet se trouve ici.
F. "Sorcières: la marque du diable", Jukebox (France Culture)
G. "Au terrible temps des sorcières", un podcast de Cyril Dépraz pour RTS, réalisé par Didier Rossat et produit par Magali Philip et Grégoire Molle.
H. Un riche dossier de la RTS consacré à l'"histoire de la chasse aux sorcières".
I. "La grande chasse aux sorcières - histoire d'une répression (XV°-XVIII° siècle) avec l'historien Ludovic Viallet. [Les Oreilles loin du Front]
J. "Bosch, Goya, Michel-Ange: 15 sorcières qui enchantent l'histoire de l'art" [Connaissance des Arts]
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