mardi 21 avril 2020

"Sapé comme jamais": une histoire de la SAPE en musique.

D'après le petit Robert, le verbe pronominal se saper est attesté en France depuis 1919. D'origine inconnue, le terme dérive peut-être du provençal sapa ("parer, habiller"). Dans un registre familier, le mot signifie s'habiller. 
Dans les deux Congo, la SAPE est un acronyme permettant de désigner la Société des Ambianceurs et des Personnes Élégantes, sorte de société initiatique consacrée à l'art de se vêtir.
Le mouvement apparaît en tant que tel au cours des années 1960/1970, mais prend racine dans une histoire longue.  "Loin d’un mouvement sans mémoire, [la sape] est le produit de la situation coloniale puis de l’immigration." [source F] Il semble donc intéressant de remonter loin en arrière pour mieux comprendre le phénomène.

Eguanakla / CC BY-SA (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)
* Une réappropriation des codes vestimentaires occidentaux.
Dès les débuts de la colonisation de l'Afrique de l'ouest, dans les années 1880, les récits de voyage commentent la manière dont s'habillent les populations indigènes. Ces descriptions pittoresques raillent ceux qui s'habillent avec des vêtements européens de bric et de broc, insistant sur le fait que ces "sauvages" ne comprennent pas les codes vestimentaires européens. Ainsi Stanley comme Savorgnan de Brazza livrent des descriptions amusées de rois affublés d'oripeaux.
Avec le changement de siècle, l'importation de fripes européennes prend un caractère massif. Selon le témoignage du Baron de Witte qui se rend au Congo en 1913, les habitants adorent le week-end exhiber les vêtements européens qu'ils possèdent. « Aujourd’hui les indigènes de la région de Brazzaville ne s’habillent que trop et, le dimanche, ceux qui possèdent plusieurs pantalons, plusieurs paletots, mettent ces vêtements les uns par dessus les autres (…). Beaucoup se piquent de suivre la mode parisienne (...).» 
Dès lors, l'administration coloniale voit d'un mauvais œil l'adoption des vêtements européens par de simples commerçants ou domestiques, car ces derniers se mettent à s'habiller comme leurs maîtres. "Nombre de patrons européens cédaient leurs vêtements usagés à leurs domestiques. Ces derniers les exhibaient pour rehausser à la fois le prestige de leur patron et leur propre statut social chez les citadins africains", rappellent Sylvie Ayimpam et Léon Tsambu. (source B) La pratique inquiète car elle implique une remise en cause des hiérarchies du système colonial, une inversion des rôles. Cette réappropriation des codes occidentaux incite donc l'administration coloniale à scruter avec suspicion les pratiques vestimentaires des populations colonisées à partir des années 1920. Dès lors, la police surveille la manière de se vêtir des Congolais.
Dès lors, les textes européens fustigent cette manière de s'habiller ou s'en moquent. Dans plusieurs vignettes de Tintin au Congo, Hergé fustige les Noirs qui refusent de travailler de leurs mains. "Moi, pas salir moi", fait-il dire à un homme portant chapeau, col de chemise, manchettes et cravate, alors même qu'il est torse-nu. Cet accoutrement pittoresque permet donc de ridiculiser le personnage.

* Matsoua.
Savorgnan de Brazza débarque au Congo avec une valise Louis Vuitton (la malle-lit). D'emblée, il entre en contact avec des populations fascinées et friandes d'objets rapportés par les Européens. Confrontée à la colonisation, la société congolaise s'invente une série de mécanismes de résistance qui passe parfois par la manière de s'habiller. Pour Georges Balandier, le fait de se distinguer par le vêtement est une manière de se situer dans un monde hostile, une manière de s'inventer en permanence face aux difficultés de tous les jours.
Le tirailleur André Matsoua incarne mieux que quiconque cette résistance vestimentaire à la colonisation. Les sapeurs revendiquent d'ailleurs cette filiation. Originaire du quartier de Bacongo à Brazzaville en 1922, Matsoua intègre un régiment de tirailleurs sénégalais en 1925 et sert pendant la guerre du Rif. Installé à Paris en 1926, il fréquente les cercles intellectuels de gauche. Au sein d'une Amicale qu'il a fondée en 1926, il multiplie les prises de position anticolonialistes, dénonçant le travail forcé et la brutalité des compagnies concessionnaires.  Refusant d'être réduit à sa condition subalterne de colonisé, Matsoua rentre au pays dans un uniforme impeccable. Dès lors, il arbore des costumes trois pièces avec montre à gousset, conscient que de tels habits confèrent à leur détenteur un statut social et politique. En 1942, à la mort de Matsoua, un courant religieux (le matouanisme) fait du personnage une figure charismatique et messianique, un modèle dont se réclame de nombreux sapeurs.

* Le rejet des structures autoritaires de la société congolaise. En 1960, les deux Congo obtiennent l'indépendance. Les Congolais, qui aspirent à faire la fête, à danser, chanter, sortir, se retrouvent le week-end dans les bar-dancings de Brazzaville et Kinshasa. Entre les deux métropoles des deux Congo, les populations se croisent, échangent, s'amusent, se retrouvent pour ambiancer. Or, très vite, les indépendances déçoivent et sont  marquées par "des années de déliquescence et de dictature permanentes. Cela engendre une réaction populaire qui s'exprime à travers la tenue vestimentaire." (source E) 
La politique d'authenticité mise en place au Zaïre par Mobutu en 1971 fait la promotion de l'abacost ("à bas le costume occidental"). Le dictateur à toque de léopard et col Mao décrète l'interdiction du port du costume européen et de la cravate. Or, la SAPE, c'est aussi le refus de l'abacost. "En cela, la sape est une attitude totalement révolutionnaire, de résistance, qui affirme une identité africaine ouverte sur le monde, alors que le discours de Mobutu était totalement replié sur lui-même", note Romuald Fonkoua
Frank Hall / CC BY-SA
«Les jeunes qui détestaient le mobutisme conçurent une forme très particulière de commentaire social. Ils n'utilisaient ni les mots ni les images pour protester, mais les vêtements. Le costume de l'évolué (à l'occidental) avait été interdit et ils trouvaient l'abacost démodé. Ils s'habillaient par conséquent dans des tenues flambant neuves, extrêmement voyantes. Ils mettaient de l'argent de côté pour importer des vêtements de marque hors de prix des boutiques de l'avenue Louise à Bruxelles et de la place Vendôme à Paris (...). Ils baptisèrent leur mouvement la Sape (Société des Ambianceurs et Personnes Élégantes). (...) Ce mouvement était extrêmement curieux. A première vue, il paraissait absurde en temps de crise de s'afficher à Kinshasa avec des lunettes de soleil tape-à-l’œil, une chemise de Jean-Paul Gaultier et un manteau de vison, mais le matérialisme des sapeurs était une critique de la société (...). Il reflétait le profond dégoût de ces jeunes pour la misère et la répression auxquelles ils étaient confrontés et les autorisait à rêver d'un Zaïre sans soucis. Le matérialisme est un des symptômes les plus connus de la pauvreté.» (source A p 496-497)
La sape prend véritablement son essor au cours des années 1980, alors que le Zaïre commence à s'enfoncer dans la crise économique. C'est un peu comme si l'insolence des vêtements ou l'outrance des sapeurs offraient une réponse à la crise.  
Une réaction très proche est observable au Congo-Brazaville. En 1969, le pays devient marxiste-léniniste. L'heure n'est plus à la frivolité.  Aux yeux des autorités socialistes, les vêtements chics revêtent une dimension capitaliste. Les costumes bourgeois à l'occidental portent désormais à suspicion. Les Sapeurs sont traqués, arrêtés, conduits en prison, avant d'être libérés sous caution. 

* Refus du statut de l'immigré. 
Les conditions de vie difficiles et la dégradation économique incitent de nombreux  jeunes Congolais à s'exiler, principalement vers la France et la Belgique. Les récits parfois enjolivés des expatriés de retour au pays pour les vacances, accentuent encore le phénomène. Pour les candidats à l'exil motivés par ces paroles engageantes, la migration est d'abord onirique. La désillusion n'en est que plus grande tant "les migrants congolais en Europe connaissent les problèmes inhérents à la vie de tous les immigrés: faibles moyens de subsistance, difficultés de logement, organisation interne de la vie de la communauté, problèmes d'intégration culturelle, etc." (source B) Les termes "milikistes" ("ceux qui ont vu le monde") ou "aventuriers" permettent de désigner ces Congolais installés à Paris ou Bruxelles, mais aussi de parodier la vision coloniale du voyage au Congo. 
Dans les années 1980, les enquêtes sociologiques menées par Justin Gandoulou ("Entre Paris et Bakongo", "Dandies à Bacongo") permirent de mieux cerner les caractéristiques et aspirations des sapeurs installés à Paris. "Faire du boucan" avec des habits chics et ostentatoires devient pour l'exilé une façon de refuser le statut de l'immigré imposé par la société française. Pour les pouvoirs publics des années soixante, cette main d’œuvre étrangère, œuvrant principalement dans le bâtiment et l'automobile, n'a pas vocation à s'installer durablement en France. Dans ces conditions, on n'attend pas d'eux qu'ils "s'intègrent". Ils doivent cependant se faire discrets. Or, les sapeurs font l'inverse... En transformant son apparence, le sapeur refuse l'invisibilité et prétend s'arracher à la sous-humanité dans laquelle la société d'accueil le cantonne. Il arbore des vêtements hors de prix et entretient un ventre proéminent pour mieux subvertir l'image de l'immigré décharné et pauvre. 
Tout comme il refuse le statut de l'immigré proposé par le pays d'accueil, le sapeur récuse également le statut d'émigré qu'attendent les autorités congolaises. Plutôt que d'envoyer de l'argent à la famille restée aux pays, le sapeur le claque en sapes. Au bout du compte, ce refus de l'épargne choque les sociétés d'accueil comme les sociétés d'origine.

 * Dépenses somptuaires.
Le budget des sapeurs est un anti-budget ouvrier, une économie renversée dans laquelle tout l'argent est consacré aux vêtements. Pour assumer ces dépenses somptuaires, les sapeurs qui gagnent généralement un salaire modeste, doivent faire preuve d'ingéniosité.  Une économie de la débrouille se met en place. Dans les années 1960, la MEC, la Maison des Etudiants du Congo, installée 20 rue Béranger, sert de point de ralliement à la diaspora congolaise de la capitale. Elle devient un lieu pour trouver des bons plans et des contacts. Lorsque les autorités décident de sa fermeture en 1977, les sapeurs entretiennent les lieux et y logent, ce qui leur permet de faire de substantielles économies de loyer. Un système de troc de vêtements entre sapeurs permet également de renouveler sa garde robe à moindre frais. Les sapeurs parlent alors d'"aller à la mine", une manière de  jouer avec l'imaginaire du travail.
 
Enric Bach / CC BY

* Être vu pour exister. 
Comme le rappelle Manuel Charpy (source F), le phénomène de la sape "présente toutes les caractéristiques d'une subculture: groupe réduit (...), construit autour de consommations culturelles élaborées en marge de la culture dominante (...), territoires singuliers, codes vestimentaires et gestuelles propres, série de règles implicites et explicites, langue…"
Le sapeur doit être griffé, c'est-à-dire porter des habits de marques, luxueux, des bijoux, des chaussures. La sape, c'est le paraître, un mouvement de la rue qui existe par sa visibilité. Il faut donc attirer l'attention grâce:
- aux vêtements. Le sapeur doit posséder une connaissance pointue des grandes marques. Aux yeux, de ces "victimes de la mode", il convient de détenir des gammes complètes (veste, pantalon, gilet) avec des vêtements griffés des plus grands couturiers: Paco Rabanne, Yves Saint-Laurent, Versace, Balenciaga, Daniel Hechter, Yamamoto, Issey Miyake... Pour sublimer sa tenue, le sapeur fait l'acquisition de chaussures de luxe: Weston, bottes Capobianco... 

- En plus de ses beaux atours, le sapeur soigne son allure, car la Sape est une esthétique corporelle. La démarche (djatancejoue en effet un rôle primordial. Il faut faire parler les chaussures, marcher de biais, gonfler les joues («pomper l'air») se déplacer avec prestance, en toute excentricité, comme dans une chorégraphie.
- Les dandys investissent également la langue. Il convient d'être truculent, insolent, ciseler les mots comme on choisit ses fringues. Naturellement, la langue de la mode est investie et maîtrisée, mais au-delà de cet univers familier c'est tout un ensemble d'expressions réjouissantes qu'utilisent les sapeurs. De retour au pays après l'acquisition d'une "gamme" de vêtements de marque, l'émigré congolais est désigné comme un "aventurier" ou un "Parisien". Il fait sa "descente" et entame la "danse des griffes", l'exposition de sa garde-robe. Celui qui manque de vêtements ou ne parvient pas à associer ceux qu'il possède (le "réglage") doit "aller à la mine", c'est-à-dire emprunter un habit à un ami. 
En cas de difficultés financières, le sapeur se met en quête de petits boulots et devient "lutteur". Il doit "casser le caillou", pour se procurer de quoi gagner sa vie. En cas d'abandon de ses études universitaires, on dit qu'il vient de "casser le bic". Les chaussures deviennent le "rez-de-chaussée" ou les "fondations". Enfin, les sapeurs se choisissent des surnoms, des blases à la hauteur de leur vesture, s'autoproclament "ministres", "empereur", "archevêque", "grand commandeur"...

* Les Mecques de la Sape.
Il existe une géographie de la sape. Ainsi, Brazzaville, Kinshasa, Paris et Bruxelles dialoguent en miroir. A Paris, dans les années 1980, la sape s'expose à la MEC, place de la République, dans les cafés du côté de Sébastopol. Les boulevards se transforment en lieux de parade vestimentaire. Des concours se déroulent dans les boîtes de nuit comme au Rex, tandis que Château rouge devient le lieu d'ancrage de la communauté congolaise à Paris. Des défilés d'élégance ont donc lieu dans le quartier. Jocelyn Armel, dit le Bachelor , installe sa boutique "Sape & Co" au 10 rue de Panama. Styliste fondateur de la griffe Connivence, il y vend des costumes à plusieurs centaines d'euros et donne des conseils avisés pour "faire chanter les couleurs".
Les sapeurs parisiens ou bruxellois font fréquemment une "descente" à Brazzaville ou Kin. De retour au pays, il s'agit d'impressionner par le vêtement, source intarissable de fierté et ultime refuge pour lutter contre un quotidien sordide.
A Kinshasa, les sapeurs défilent à Matongé, le quartier historique de la fête. A Brazzaville, le quartier de Bacongo constitue le fief des sapeurs. L'interminable avenue Matsoua sert de podium aux parades du dimanche. Elle abrite également les meilleurs tailleurs de la ville.   

Dans le quartier de Poto-Poto à Brazzaville, Chez Faignond, le crâneur arbore un vêtement à l'occidental.

* Religion de l'habillement et rumba congolaise. 
Sape et musique ont partie liée tant, l'une comme l'autre, comptent aux yeux des Congolais. Inspirée des musiques cubaines, la rumba congolaise émerge dans les deux Congo au cours des années 1950. Elle se caractérise par une polyphonie de guitares, de cuivres omniprésents, d'harmonies chantées en lingala. Très vite, les musiciens congolais participent activement à la diffusion et à la popularisation de la Sape. Beaucoup d'artistes de Kinshasa ou Brazzaville s'installent en Europe. Papa Wemba débarque ainsi en France en 1982. Autoproclamé  "pape de la SAPE", il arbore sur scène des tenues chatoyantes. Dans la capitale française, il s'entoure de jeunes compatriotes dont Stervos Niarcos et Modogo Gian Franco Ferre. Ce groupe de dandys se rassemble autour de l'association La Firenze, en hommage à la ville italienne considérée comme le haut lieu de la mode italienne. "Ainsi les liens entre le monde de la musique, à travers Papa Wemba, et celui des sapeurs parisiens rendent possible le marketing presque gratuit de ce mouvement d'élégance vestimentaire." (source B) Le chanteur multiplie par exemple les chansons dans lesquelles il égrène les noms des grandes marques italiennes, françaises ou japonaises à l'instar de Champs Elysée, Proclamation ou Matebu. 


«L’étiquette sera Torrente, /
l’étiquette sera Armani, /
l’étiquette sera Daniel Hechter, /
l’étiquette des chaussures sera JM Weston» 
[Papa Wemba: "Matebu"]

A "la faveur de la chanson populaire congolaise, le mouvement d’élégance vestimentaire acquiert peu à peu le statut de culte, devenant symboliquement une “religion” avec son pape, ses grands prêtres, ses prêtres et prêtresses, ses fidèles, dont certains noms sont cités dans la chanson Proclamation." (source B) (2
Radio Okapi / CC BY
La rumba essaime rapidement dans toute l'Afrique de l'ouest. Le genre devient de plus en plus rapide, frénétique, orienté vers la danse, avec des textes de moins en moins élaborés. Sur le terreau de la crise économique, les chansons se transforment progressivement en une série de dédicaces payantes, en espaces publicitaires ou de louanges (mabanga). On paye des chanteurs pour décrire les vêtements lors des mariages et des enterrements, pour égrener la liste les magasins et entreprises détenus par des sapeurs. Les chansons peuvent ainsi durer des heures.

*Un remède à la crise?
L'ambianceur, c'est celui qui vit la nuit et nie la morosité de la vie quotidienne. Certains perçoivent le "chiffon" comme une manière de conjurer un afro-pessimisme supposément atavique. Il s'agit d'une façon créative et fantaisiste de s'extirper d'un quotidien difficile.
«Avec la Sape, il était question de réussir, de se faire remarquer, de se distinguer et de marquer des points. On entrait dans une discothèque en associant le chic, choc et chèque. Le vrai sapeur était super cool: il bougeait, parlait avec une maîtrise totale, il payait une bière à ses amis et il séduisait les filles en claquant des doigts. C'était un dandy, un play-boy, un snob. Le luxe lui valait considération. On ne méprisait pas le sapeur, on l'admirait. Pour beaucoup de jeune très pauvres, cette extravagance permettait de garder espoir. » (source A p 496-497)
Un état d'esprit qui transpire dans le titre «Rap Sap» de Zao. 
«Z'avez-vous vu les sapeur? /
 Connaissez-vous la sape? /
 Société des africains et personnes élégantes /
 Ne confondez pas les immigrés économiques et les sapeurs /
 Les gens disent:"l'Afrique est mal partie" / 
Les autres disent: "l'Afrique sans fric" / 
En conclusion: l'Afrique est chic!» 

Quand Brazzaville sombre dans la guerre civile dans les années 1990, Bacongo et les sapeurs restés au pays sont en première ligne de la souffrance, car les milices de l'opposition font du quartier leur fief. La sape renaît finalement quand les armes se taisent enfin en 2002. La Sape a joué un rôle fédérateur important car, pour se redonner le moral, beaucoup de Congolais s'attachent à l'habit, une manière d'oublier les tracas de la vie. 
Progressivement, les sapeurs réinvestirent les rues de Brazzaville.

Conclusion:
Ilja Smets, (CC BY-ND 2.)

Pour Simon Njami, cofondateur de Revue noire, "si la sape est si bien accueillie en France, c'est parce que cela participe du mythe du bon sauvage."
 En devenant tendance, la sape semble avoir perdu son caractère transgressif.  Désormais, des marques de luxe ( Louis Vuitton, Louboutin) ou de boisson (Pub Guinness) recourent au mouvement pour vendre leurs produits. L'esthétique de la sape semble partout: dans le clip Losing you de Solange Knowles ou le titre "Sapé comme jamais" de Maître Gim's. La sape se résume alors parfois à un étalage de fric du plus mauvais goût, une victoire du bling bling en somme.
Le titre «Sapé comme jamais», qui fait référence au mouvement des sapeurs, tombe dans cet écueil. En 2015, la chanson remporte un succès phénoménal. Maître Gims invite Niska à partager le micro le temps du morceau. Le premier est né à Kinshasa, tandis que le père du second est d'origine brazza-congolaise.  La référence à l'esthétique de la Sape tout au long de la chanson n'a donc rien de fortuite.
Le premier couplet plante d'emblée le décor. Il semble s'agir d'un début de règlement de compte violent. Le détective "Meugi Colombo" (Gims en verlan) en a assez qu'on lui casse du sucre sur le dos ("un café sans sucre, j'en ai plein sur le dos")? Aussi emploie-t-il les grands moyens pour mettre la main sur un fuyard non identifié. "On casse ta porte, c'est la Gestapo / ça veut vendre des tonnes à la Gustavo". Le Gustavo en question pourrait être Gustavo Gaviria, le cousin de Pablo Escobar et comptable du cartel de Medelin, à moins qu'il ne s'agisse de Gustavo Fring, personnage fictif et trafiquant de méthamphétamine de la série Breaking bad. Dans les deux cas, il s'agit d'un dealer.
Après l'univers de la baston, le rappeur se lance dans une glorification de l'argent et de la maille (pas le fric, le vêtement) (). Selon lui, la possession l'avoir rendraient beau. "Hé oui, ma puce, la thune rend beau", car dans l'univers des machos, les femmes sont toujours vénales...
Georges Biard / CC BY-SA

Gims se fend ensuite d'une petite autocélébration. Il chante: " Ça va faire 6 ans qu'on met des combos / Je manie les mélos, Warani, Warano / Tu te demandes si c'est pas un complot". C'est en effet 2010 (6 ans avant la sortie du morceau), que l'ancien chanteur de Sexion d'Assaut triomphe commercialement. "Warano" se réfère au nom d'un personnage du manga One Piece dont Gims est friand. Il intitule ainsi une de ses tournées (le Warano Tour). 
 Gims joue avec l'univers du braquage ("haut les mains"), "sauf les mecs en Balmain / Sarouel façon Aladin". (3) Autrement dit, seuls ceux qui ont les bonnes marques, les plus chères, s'en sortiront. Ils ne sont pas visés, ils peuvent passer, entrer. Ils ont le code, le dress code. Gims et Niska citent Balmain, Louboutin, Coco Chanel, Ferragamo, Zanotti, Hermès, Louis Vuitton.



Le name-dropping des marques de luxe rappelle l'importance de l'apparence aux yeux des rappeurs / sapeurs qui aiment voir leurs "gos" arborer de grandes griffes. Magnanime, Gims fait profiter de sa science du vêtement.  " Passe avant minuit / J'vais te faire vivre un dream. Avance sur la piste / Les yeux sont rivés sur toi / Les habits qui brillent tels Les Mille et une nuits" Si tu suis ses conseils vestimentaires avisés de Gims, tous les yeux seront braqués sur toi ce soir. Tu éblouiras l'assistance par ta beauté, telle une princesse des soirées nuits parisiennes ("Paris est vraiment ma-ma-ma-magique"). 
Lorsque Niska s'empare du micro, il joue les caïds. A l'écouter, il est irrésistible, les filles tombent dans ses bras, même lorsqu'elles sont en couple. "Handeck [attention] à ta go [gonzesse], sale petit coquin, t'es cocu / Quand elle m'a vu elle t'a plaqué". C'est qu'il a du style en "Ferregamo, peau de croco sur la chaussure". On ne la lui fait pas, il maîtrise la Sape. " J'suis Congolais, tu vois j'veux dire ? " Circulez y'a rien à voir.
Bref, le rappeur "contrôle la ne-zo", en particulier le Champtier du Coq ("Charlie Delta localisé"), le quartier d'Evry dont il est originaire. Il met "la concurrence à [sa] vessie". Face à tant de talents et de modestie, "Maître Gims [l]'a convoitisé". Bon, d'accord, sur ce coup là, les profs de français vont peut-être tiquer. Convoitiser n'est peut-être pas dans le dico, mais ça fait plus riche que convoiter... 
 Enfin, Gims reprend la parole et  termine son morceau en chantant en lingala des dédicaces à ses proches et à quelques grandes métropoles africaines (Kinshasa, Brazzaville, Abidjan, Dakar, Bamako...). Ceci nous permet de rappeler qu'il existe un panafricanisme de l'élégance. Le goût de la Sape concerne une grande partie du continent africain et non les seuls Congo.


Ci-dessous, 12 vidéos en lien avec la sape dont les titres mentionnés dans ce post. (4)

Notes
1. D'autres groupes sociaux marginalisés sur le plan économique et social surinvestissent dans le vêtement. Les sapeurs se revendiquent de l'histoire du dandysme, cependant ces derniers sont issus de bonnes familles dont ils dilapident  la fortune. Un parrallèle peut être fait avec les teddy boys, jeunes gens des classes populaires qui, dans les années 1950, s'habillaient à la façon du roi Edward, refusaient de se vêtir comme des ouvriers et de travailler à l'usine. 
Dans les années 1940, dans la région de Los Angeles apparaissent les Zoot. Ces jeunes afro-américains ou immigrés latinos et philippins arborent des vêtements très amples, des portefeuilles accrochés aux pantalons par de longues chaînes, autant d'éléments vestimentaires permettant de jouer avec les codes de la réussite à l'américaine. Les militaires en garnisons se lancent alors dans des chasses aux zooters dont on coupait les cheveux. 
2. De fait, certains sapeurs attribuent une valeur spirituelle aux vêtements de haute couture. Cette "religion" de l'étoffe (religion ya kitendi) transforme les étiquettes des vêtements griffés en de nouvelles Écritures. D'aucuns entendent se conformer à un code de conduite strict. Les dix commandements de la sapologie exigent de l'ouverture d'esprit et un comportement irréprochable. "Tu ne seras ni tribaliste, ni nationaliste, ni raciste", est-il expressément enjoint.
3. La référence à Aladin est sans doute liée au fait que Gims vient alors de composer la bande originale des "Nouvelles aventures d'Aladin. Un petit coup de pub ne peut pas faire de mal... 
4. Maître Gims «Sapé comme jamais», Papa Wemba «Sapologie», «Matebu», «Kaokoko korobo», Zao «Rap sap»,  Werrason «ligne II», Solange Knowles «Losing you», Pub Guiness, The Shin Sekaï/ Abou Debeing/Dry/ Dr Beriz «Billet facile», Papa Wemba et Stervos Niarcos «Proclamation», Gloria Tukhadio «Tenue correcte», Le roi de la Sape (Djo Balard) dans «Black Mic Mac» [avec Djo Balard, un célèbre sapeur dont les cravates traînent jusqu'au sol]
5. Norbat de Paris est un sapeur rendu célèbre par l'émission Les rois du shopping sur M6.
 
[Niska]
Sapés comme jamais, (X6)

[Maître Gims]
On casse ta porte, c'est la Gestapo / Je vais t'retouver me dit Columbo
Ça veut vendre des tonnes à la Gustavo / Un café sans sucre, j'en ai plein sur l'dos
Hé ouais ma puce, la thune rend beau / Ça va faire 6 ans qu'on met des combos
Je manie les mélos, Warani, Warano / Tu te demandes si c'est pas un complot

[Maître Gims]
Haut les mains, haut les mains / Sauf les mecs sapés en Balmain / Balmain, Balmain / Sarouel façon Aladdin / Saufs les mecs sapés en Balmain / Balmain, Balmain / Sarouel façon Aladin

 [Maître Gims]
Passe avant minuit (Passe avant minuit) /Je vais t'faire vivre un dream (Je vais t'faire vivre un dream) / Avance sur la piste / Les yeux sont rivés sur toi / Les habits qui brillent tels Les Mille Et Une Nuits / Paris est vraiment ma-ma-ma-magique

[Maitre Gims]
Sapés comme jamais (jamais) (X4) / Loulou' et 'Boutin (bando) / Loulou' et 'Boutin ('Boutin na 'Boutin) / Coco na Chanel (Coco) / Coco na Chanel (Coco Chanel)

[Niska]
Niama na ngwaku des ngwaku [le plus bête des bêtes] / J'contrôle la ne-zo, apprécie mon parcours / Handeck [attention en arabe] à ta go [diminutif pour gonzesse], sale petit coquin, t'es cocu / Quand elle m'a vu elle t'a plaqué / Ferregamo, peau de croco sur la chaussure / J'suis Congolais, tu vois j'veux dire ? / Hein hein, Norbatisé (5) / Maître Gims m'a convoitisé / Charlie Delta localisé
Les mbilas sont focalisés / Sapés comme jaja, jamais / Dorénavant, j'fais des jaloux / J'avoue, je vis que pour la victoire, imbécile / La concurrence à ma vessie / Loubou', Zano' et Hermès / Louis Vuitton sac, j'veux la recette / (Bando na bando)

 [Maître Gims]
Passe avant minuit (Passe avant minuit) /Je vais t'faire vivre un dream (Je vais t'faire vivre un dream) / Avance sur la piste / Les yeux sont rivés sur toi / Les habits qui brillent tels Les Mille Et Une Nuits / Paris est vraiment mal, mal, mal, mal
[Maitre Gims]
Sapés comme jamais (jamais) (X4) / Loulou' et 'Boutin (bando) / Loulou' et 'Boutin ('Boutin na 'Boutin) / Coco na Chanel (Coco) / Coco na Chanel (Coco Chanel) 
 
[Maitre Gims]
Kinshasa na Brazza (God bless) / Libreville, Abidjan (God bless) / Yaoundé na Douala (God bless) / Bamako na Dakar (God bless) / Dany Synthé** oh (God bless) / Bedjik*** na Darcy hé (God bless) / Bilou**** na Dem-dem (God bless) / Djuna Djanana***** hé (God bless)

*Farragamo est une entreprise italienne qui fabrique chaussures et ceinture. 
** Le producteur a l'origine du morceau.
*** Le frère de Gims.
**** Bilou est le surnom donné à Gims par sa compagne et Dem-dem est le surnom de cette dernière. 
***** Le père de Gims dont le véritable nom est 

  Sources:
A. David Van Reybrouck: "Congo. Une histoire", Actes Sud, 2012.
B. Sylvie Ayimpam et Léon Tsambu, « De la fripe à la Sape », Hommes & migrations, 1310 | 2015, 117-125.
C. "The Congo dandies: living in poverty and spending a fortune to look like a million dollars".
D. Une histoire de la sapologie africaine, conférence de l'historien Manuel Charpy.
E. "Sapeurs sachant saper" in Le Monde du samedi 14 mai 2016.
F. Manuel Charpy, « Les aventuriers de la mode », Hommes & migrations [En ligne], 1310 | 2015, mis en ligne le 01 avril 2018, consulté le 01 mai 2019.
G. Pan African music: "Une musique, une histoire: «Sapologie», Papa Wemba [Comme un roman]."

Liens: 
- Bonne Gueule: "L'art de la sape"
- Les Pieds sur terre (France culture): "Retour sur... La SAPE"
- Lexique de la SAPE.
- Alain Mabanckou: "Papa Wemba: de cette musique qui incite à l'immigration."(Africultures)

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