Au milieu du XX°s., le Pérou est un pays composite rassemblant des populations hétéroclites dont le statut social répond à une hiérarchie stricte. En haut de l'échelle sociale, les créoles ont la mainmise sur le pays. Descendants des colons espagnols nés en Amérique latine, ils vivent dans les beaux quartiers de Lima. Viennent ensuite les métisses issus des unions entre Espagnols et indigènes; ils représentent une part importante de la population. Depuis les montagnes, les autochtones, aussi appelés serranos, s'installent à Lima en quête d'une vie meilleure. Enfin on trouve sur la côte les zambos, fruit du métissage des populations amérindiennes et africaines.
Ci-dessus, une sélection de 28 titres de chicha.
La situation sanitaire et sociale est explosive dans les années 1960. L'espérance de vie s'élève à peine à 50 ans. Le système D et le travail informel restent le lot quotidien d'une majorité de Liméniens. Sur le plan politique, le Pérou est une jeune démocratie depuis l'élection du président Belaúnde Terry en 1963. Pour juguler le mécontentement grandissant des populations, ce dernier engage une série de réformes: politique de grands travaux susceptible de fournir des emplois aux nouveaux venus, politique d'irrigation, création de routes pour désenclaver les régions du nord, politique de logements sociaux à Lima.
En dépit de ces efforts et de l'interdiction de l'APRA - le parti politique de tendance marxiste-léniniste qui structurait jusque là les attentes des paysans indigènes -, de vives tensions sociales persistent avec des soulèvements paysans fréquents. Des mouvements révolutionnaires de guérillas, probablement soutenus par l'Union soviétique et Cuba, se forment à l'instar de Tupac Amaru ou du Mouvement de la Gauche révolutionnaire. Ses membres cherchent à occuper les haciendas et à s’emparer de milliers d’hectares. Dans ces conditions, le pouvoir central péruvien bénéficie, dès 1965-1966, du soutien des États-Unis dans sa lutte contre des groupes guérilleros.
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* Coup d'état et réforme agraire.
Mis en cause dans un scandale financier impliquant une compagnie pétrolière américaine, le président en exercice doit s'exiler en Argentine. En octobre 1968, Velasco, un général nationaliste de gauche issu d'une famille de paysans, fomente un coup d'état et s'empare du pouvoir. Dès son accession au pouvoir, il nationalise la Petroleum National Company, filiale de l'américaine Standard oil, établie sur place en 1914 et qui exploitait depuis les gisements au bord de l'océan.
Dans le cade du plan Inca, le général cherche une troisième voie entre communisme et capitalisme, permettant d'assurer la redistribution des richesses nationales aux plus pauvres. Pour mener à bien son ambitieux programme économique et social, Velasco entend mettre un terme au système de production archaïque qui voyait 0,4% des propriétaires accaparer 75% des terres. Dans leurs gigantesques latifundios, les grands propriétaires fonciers maintenaient en effet leurs travailleurs dans une situation de quasi servage, avec un recours encore fréquent aux châtiments corporels. En juin 1969, le nouveau président lance donc une vaste réforme agraire. En quelques années, les trois quarts des terres cultivables sont administrées par des coopératives, mettant un terme à l'accaparement du sol par les propriétaires latifundistes.
Le nouveau pouvoir s'active également sur le plan social avec une priorité accordée à l'éducation et une meilleure prise en compte de la diversité culturelle de la population péruvienne. Ainsi, Velasco met en avant la figure du cholo comme l'élément-clef de sa propagande nationaliste. De même, il attribue un statut officiel au quechua, une langue autochtone jusque là largement méprisée.
* Chicha.
Pour se divertir, il y a le sport, en particulier le football, mais aussi la musique traditionnelle ou bien modernisée... En ce domaine également, le fossé demeure immense entre l'élite créole et les néo citadins. Les premiers révèrent d'abord la cancion criola qui consiste principalement en des valses, des marineras, ces danses typiques de la côte ou des polkas interprétées à la guitare classique et aux castagnettes. Puis, au cours des années 1950, les grands orchestres à l'américaine, mêlent les rythmes cubains (mambo, rumba, cha cha cha) aux accents jazzy dans les clubs huppés de la ville. En revanche, les créoles rejettent les musiques andines considérées comme arriérées et menaçantes. (2)
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Avant de se diffuser dans toute l'Amérique latine, la cumbia était apparue comme une musique de danse dans la Colombie du temps de l'esclavage. Au Pérou, elle se diffuse parmi les provincianos de Lima. Souvent regroupés en fonction de leurs régions d'origine, ces derniers s'évertuent à maintenir vivantes leurs traditions. Pour ce faire, ils se retrouvent le soir venu dans les coliseos, des sortes de baraquements accueillant combats de boxe ou concerts. La musique y joue un rôle essentiel, en particulier la huayno, une musique traditionnelle des Andes célèbrant l'amour, les joies et les peines de la vie. C'est cette huayno qu'au milieu des années 1960, les serranos vont combiner aux sonorités venues de Colombie. Portée par l'apparition de stations de radio (radio el sol, radio inca, radio agricultura), leur musique s'électrise, prenant des accents psychédéliques. D'abord instrumentale, la cumbia péruvienne se caractérise par l'usage central de la guitare et de la basse électrique, des instruments jusque là réservés au rock.
Constitué en 1966 à Lima dans le district de Rimac, Los Destellos ("les étincelles") est un des groupes pionniers du genre. Au départ, la formation joue les dimanches matins dans les ciné-théâtres. Tirés à quatre épingles, "les étincelles" sont les premiers à faire la jonction entre la cumbia, les musiques indigènes et le rock. Leur leader, le guitariste Enrique Delgado, reprend les lignes de basse et les rythmiques de la cumbia, mais remplace l'accordéon colombien par une guitare électrique saturée, jouée façon surf musique avec une réverbération très importante. En 1970, après une série d'instrumentaux efficaces, le groupe décroche un tube avec le morceau Elsa. (3) Dès lors, les stations de radios diffusent massivement la cumbia peruana et les musiques andines, tandis que de nombreuses formations fleurissent: los Diablos Rojos, los Hijos del Sol, los Belkings, Manzanita, los Orientales de Paramonga.
On distingue alors la cumbia costeña (de la Côte, notamment Lima) dont le son se rapproche de celui des Destellos et la cumbia amazónica. En effet, dans les villes pétrolières de la selva, la vaste jungle recouvrant le nord et l'est du pays, des dizaines de groupes surgissent alors: Los Mirlos de Moyobamba, Los Wembler's de Iquitos, Juaneco y su Combo de Pucallpa (4)... Leur musique incorpore aux percussions cubaines (guaracha), les sons psychédéliques et saturés produits par les guitares surf, les pédales wah wah et les synthétiseurs moog.
Los Destellos [CC BY-SA (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)] |
A Lima, la pression exercée par le Sentier lumineux intensifie l'exode rural et les migrations. Les provincianos prennent alors l'habitude de rebaptiser la cumbia du nom de chicha, un terme qui désignait jusque là exclusivement la boisson alcoolisée à base de maïs fermenté, jadis prisée des Incas. (5) De nouveaux talents émergent comme Chacalón dont le morceau Soy provinciano s'impose comme l'hymne de tous les migrants installés à Lima. Les paroles témoignent de la rude existence du cholo, le migrant andin installé dans la grande métropole, et dont la réussite dépend d'un dur labeur. (6)
L'installation massive des cholos dans la capitale suscite des bouleversements et des conflits sociaux importants. Lima passe ainsi de 2 millions d'habitants en 1960 à 8,3 millions en 2000. Les flux migratoires venus de la province métamorphosent la ville dont le cadre géographique craque de toute part. Les bidonvilles prolifèrent, toujours plus éloignés du cœur de la vieille ville coloniale. Faute de mieux, les provincianos s'installent dans les quartiers précaires périphériques appelés barriadas, pueblos jovenes ("villes jeunes") ou asentamientos humanos. Ces nouveaux quartiers concentrent désormais près de la moitié de la population citadine totale.
Les nouveaux arrivants occupent des emplois dans le secteur informel en tant que marchands ambulants, chauffeurs de taxi, femmes de ménages... L'augmentation de la part andine de la population liménienne horrifie les membres de la bonne société qui exècrent tout particulièrement la chicha, considérée comme l'élément culturel caractéristique des migrants et de la culture chola. Victimes de discriminations et de moqueries, les nouveaux arrivants sont jugés peu éduqués, superstitieux, sales. Accusés de tous les maux, on les rend responsables des violences, de la corruption et des divers dysfonctionnement de la métropole péruvienne. A ces peurs s’ajoutent les préjugés raciaux associés aux Indiens. En raison de son origine andine, le cholo est vu par certains comme un être servile, passif, ignorant. Cette vision cohabite de façon paradoxale avec une réputation de ruse et d’ambition. Ces stéréotypes incitent parfois les cholos à renier leurs origines et héritages culturels.
Ces critiques acerbes témoignent du violent racisme dont sont victimes les populations andines. Une des manifestations les plus odieuses de ce phénomène est la Paisana Jacinta, un personnage de fiction apparu dans une série télévisée des années 1990. Ce personnage travesti possède les signes distinctifs de l'indigène: des tresses, la manta multicolore sur les épaules, un très fort accent quechua. Laide, sans dents, sale, repoussante, elle est dépeinte comme une domestique servile, un être inculte et vulgaire. "Elle représente le stigmate racial de la femme de la sierra pauvre et abîmée." [source C]
Nunasami [CC BY-SA (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)] |
Dès lors, la Chicha s'exporte. En Argentine, elle influence la Cumbia villera. Au Texas, le groupe Xixa la combine au rock tex-mex. Chicha Libre, un groupe formé par le Français Olivier Conan, remet au goût du jour de vieilles cumbia peruana.
Cette reconnaissance internationale tend à neutraliser les critiques à l'encontre de la chicha, une musique de "gueux", devenue la plus connue des musiques péruviennes...
Muchacho provinciano
Introducción hablada :
“Para todos mis hermanos provincianos que labran el campo para buscar el pan de sus hijos y de todos sus hermanos, te canta Chacalón y la Nueva Crema”…. Ataca, ataca mi hijo, hombre ! Soy muchacho provinciano / me levanto bien temprano /para ir con mis hermanos ayayay a trabajar / no tengo padre ni madre / ni perro que me ladre / solo tengo la esperanza / ayayay de progresar / busco una nueva vida / en esta ciudad / donde todo es dinero / y hay maldad / con la ayuda de Dios / sé que triunfaré / y junto a ti mi amor feliz seré / feliz seré oh oh
***
Le garçon de province
Introduction parlée : « Pour tous mes frères de la province qui travaillent les champs pour chercher le pain à donner à leurs enfants et à leur famille, c’est Chacalón et la Nueva Crema qui chantent pour toi… » A l’attaque, à l’attaque mon fils !...
Je suis un garçon de la province / je me lève très tôt / pour aller avec mes frères travailler / je n’ai ni père ni mère / ni un chien qui aboie à mon retour / seul me reste l’espoir de progresser / je cherche une nouvelle vie dans cette ville / où tout est argent et où il y a de la méchanceté / avec l’aide de Dieu je sais que je réussirai /et avec toi mon amour je serai heureux / je serai heureux oh oh
Notes:
1. Pour l'historien et diplomate Yves Saint-Geours, "Lima, c'est une ville où l'on peut ignorer, d'une part, ce qui se passe dans les autres quartiers de Lima, d'autre part, dans le reste du pays. C'est une ville qui vit pour soi. De temps en temps, on voit peut-être dans les journaux qu'on a fait massacrer les paysans dans les Andes, mais tant que Lima ne l'a pas vécu, tant qu'il n'y a pas eu des coupures d'électricité parce qu'on a fait sauter des pylônes, Lima peut l'ignorer.
Ici, on voit que Lima était grande, mais Lima a sérieusement perdu de sa superbe, ce qui crée chez les gens des élites des attitudes qui sont de l'ordre du ressentiment. (...)
Bien sûr, il y a la Lima des riches, la Lima du bord de mer avec ses grands immeubles et ses maisons de toutes sortes. Et puis il y a l'autre Lima, la Lima pauvre, la Lima misérable et surtout le désert, la poussière qui, immédiatement, prend la ville car, dès qu'il n'y a pas d'eau, dès qu'il n'y a pas de jardiniers pour faire pousser des fleurs et de l'herbe (qui pousse d'ailleurs très aisément à cause de la chaleur) et bien qu'est-ce qu'il se passe? Et bien , le désert, la poussière, envahit tout. Je crois que c'est peut-être ça la plus grande différence entre les deux Lima. C'est que, dans la Lima riche, c'est un désert caché; caché et recouvert de fleurs en quelque sorte et dans la Lima pauvre, le désert, il es là."
[Lima vue par l’historien et diplomate Yves Saint-Geours dans l'émission Epopée Pérou, 5ème partie, produite par Alain Veinstein et diffusée dans les Nuits Magnétiques.]
2. Dès 1944, les autorités instaurèrent une journée de la chanson créole, (le 31 octobre).
3. "Elsa, tes yeux m'embellissent, m'hypnotisent / je te jure que je t'aime / que sans toi je mourrais si ton amour venait à disparaître. / Alors, alors j'enlève mes chaussures / je chante la cumbia et je danse / Regarde comme la plage t'appelle... Viens."
4. Les chansons évoquent d'ailleurs l'origine géographique de ces groupes: Sonido amazonico, Milagro verde, "la danza del petroleo", "Lamento en la selva", "selva ardiente"...
5. "Aujourd'hui les deux noms sont pratiquement devenus synonymes même si on utilise plutôt "cumbia peruana" pour la vieille cumbia tandis que chicha se réfère plus à son évolution. On l'appelle également chicha andina pour montrer l'influence du huyano andin." [source D]
6. Le cholo est l’Indien en ville : la migration vers le milieu urbain est ce qui fait qu’un paysan andin devient cholo.
7. A la tête du label Barbès records, Conan publie en 2007 "Roots of chicha", une compilation culte de vieilles cumbias peruanas.
Sources:
A. Jukebox. "De la cumbia à la chicha: Lima, le creuset péruvien."
B. Le Monde: "Des traces psychédéliques au Pérou"
C. "Le racisme à la péruvienne"
D. La Berceuse électrique: cumbia et chicha.
E. Mon Pérou: "Les racines de la Chicha", "la musique péruvienne derrière les clichés"
Conseils discographiques:
- Playlist, sélection, disque de Los Mirlos., Roots of chicha 1 et 2.
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