mercredi 11 avril 2012

260. Maxime Leforestier : "La vie d'un homme" (1975)



A ceux qui sont dans la moyenne,
A ceux qui n'ont jamais volé,
A ceux de confession chrétienne,
A ceux d'opinion modérée,
A ceux qui savent bien se plaindre,
A ceux qui ont peur du bâton,
A tous ceux qui n'ont rien à craindre,
Je dis que Pierre est en prison.

Dormez en paix, monsieur le juge.
Lorsque vous rentrez du travail,
Après le boulot, le déluge,
Tant pis pour les petits détails.
Aujourd'hui, cette affaire est close.
Une autre attend votre réveil.
La vie d'un homme est peu de chose
A côté de votre sommeil.

Soyez contents, jurés, notables,
Vous avez vengé proprement
La vie tristement respectable
Que vous meniez depuis longtemps.
Qu'on vous soit différent suppose
Par obligation qu'on ait tort.
La vie d'un homme est peu de chose
A côté de votre confort.

Soyez satisfait, commissaire,
Vous n'avez pas eté trop long
Pour mettre un nom sur cette affaire.
Tant pis si ce n'est pas le bon.
Tant pis si chez vous, on dispose
De moyens pas toujours très clairs.
La vie d'un homme est peu de chose
A côté d'un rapport à faire.

Rassurez-vous, témoins du drame,
Qui n'étiez pas toujours d'accord
Puisqu'aujourd'hui on le condamne
C'est donc que vous n'aviez pas tort.
Vous êtes pour la bonne cause.
Vous avez fait votre devoir.
La vie d'un homme est peu de chose
A côté de votre mémoire.

Tu n'aimes pas la pitié, Pierre,
Aussi je ne te plaindrai pas.
Accepte juste ma colère,
J'ai honte pour ce peuple-là.
Je crie à ceux qui se reposent,
A ceux qui bientôt t'oublieront.
La vie d'un homme est peu de chose
Et Pierre la passe en prison.


Le corps recouvert d'un drap du cadavre de Pierre Goldman
le 20 septembre 1979.


Pierre, à qui Maxime Leforestier dédie cette chanson,  est mort abattu  non loin de chez lui, au bout de la rue des peupliers lorsqu'elle débouche sur la place de l'abbé Hénocque, dans le XIIIème arrondissement de Paris, le 20 septembre 1979. Quelques heures plus tard, sa femme Christiane donnait naissance à leur fils. A ses obsèques, le 27 septembre, se pressent 15 000 à 20 000 personnes qui remontent le chemin de l'institut médico-légal, situé Quai de la Rapée à Paris, vers le Père Lachaise. Le cortège s'élargit place Léon Blum et se resserre dans la rue de la Roquette pour une dernière ascension vers son terme.  La foule est silencieuse, elle se déplace sans banderoles,  sans slogans, mais elle n'est pas anodine. On y reconnait, en effet, Sartre et de Beauvoir, Signoret et Montand, Regis Debray, Serge July , ou encore Alain Krivine et Daniel Cohn-Bendit.


Obsèques de P. Goldman septembre 79.
Obsèques de P. Goldman septembre 79.













L’intelligentsia parisienne ne s'est pas déplacée pour un anonyme, la plupart de ses membres  connait et a accordé son soutien à Pierre, lors du procès qui, en 1974, l'a condamné à la réclusion perpétuelle pour le double meurtre survenu dans une pharmacie du boulevard Richard Lenoir. C'est autour de ce procès que Maxime Leforestier tisse sa chanson sous forme de dénonciation d'une erreur judiciaire patente. Le "Pierre" de la chanson c'est Pierre Goldman. Sa mort revendiquée par un obscur supposé groupuscule d'extrême droite appelé "Honneur de la police" reste à ce jour un mystère non élucidé.


La tombe de Pierre Goldman au Père Lachaise.
Il est bien difficile d'emprunter toutes les routes qui mènent à Pierre Goldman, qu'il s'agisse de celles qui vont le conduire devant les tribunaux puis dans une cellule de prison. Car son parcours emprunte  des voies étonnantes : il entre en littérature durant son incarcération (1), devient journaliste par la suite, fréquente les mondains alors qu'il a déjà un  riche et dense passé de militant d'extrême gauche, de révolutionnaire, mais également de malfrat. De toutes ses identités, on signalera aussi la première, celle donnée par des parents  juifs d'origine polonaise qui combattent au sein de la résistance dans la FTP-MOI (2). Pierre Goldman, est, accessoirement, le demi frère du chanteur J-J Goldman, la carrière de ce dernier n'est, toutefois,  pas encore vraiment lancée quand son frère est victime de l'attentat qui lui ôtera la vie.


Pierre Goldman.
Pierre Goldman n'est pas un homme ordinaire. Ce n'est pas  un héros, encore moins  un martyr, c'est sans aucun doute un homme au parcours exceptionnel, entré dans le deuxième vingtième siècle comme on entre en campagne, avec des convictions, mais aussi des contradictions cheminant selon un itinéraire semé d'autant d'erreurs que de moments de grâce. Une vie qui a basculé de nombreuses fois avant 1974  en  ce moment où l'énoncé du verdict émis par un jury d'assises provoque une quasi émeute dans le tribunal. Une existence qui se termine dans un bain de sang un matin de septembre 79, 3 ans à peine après que Pierre Goldman ait été innocenté d'une partie des crimes qu'on lui reprochait.



Les multiples visages de Pierre Goldman.


Quand on se plonge dans la vie de Pierre Goldman, on se demande dans quelle mesure il aurait pu échapper à l'engagement qui fut le sien. Il y a comme une pente naturelle qui relie son ascendance à l'homme qu'il devint. Pierre Goldman est le fils d'Alter Goldman et de Janine Sochaczewska, tous deux juifs polonais ayant émigré en France pour fuir les flambées antisémites qui sévissent dans leur pays natal durant l'entre deux guerres. Dans la mouvance communiste, ils s'engagent tous deux dans la résistance pendant le conflit. 


Marcel Rajman membre du groupe Manouchian.
Pierre Goldman est Juif, c'est un des aspects fondamentaux de son identité. Le fait de louvoyer dans les milieux d'extrême gauche qui comptent de nombreux sympathisants de la cause palestinienne est parfois source de vives tensions  avec ses amis proches (3). C'est surtout, comme le dit son ami Tiennot Grumbach, l'historicité de l'engagement des Juifs dans la résistance qui est la pierre angulaire de son identité : Juif, révolutionnaire, patriote. Son modèle est Marcel Rajman, membre du groupe Manouchian, fusillé par les allemands au Mont Valérien avec les autres membres de la FTP-MOi de région parisienne arrêtés en février 1944. D'ailleurs n'intitulera-t-il pas son livre autobiographie "Souvenirs obscurs d'un juif polonais né en France" ? Animé par une haine viscérale de l'antisémitisme, il mènera une passe d'arme audacieuse avec  Me Garraud, représentant la partie civile lors de son second procès ;  l’affrontement entre les deux hommes en plein tribunal sera vif et tranchant. A l'avocat de l'association "Légitime défense" Goldman  lance  " Oui je vous ai traité de fasciste ! vous "sentez" les métèques , mais moi je sens les racistes et les fascistes ! espèce de pourri, je vous emmerde".

Pierre Goldman se tient à gauche, très à gauche même et y milite. Parmi ses amis beaucoup sont  ont commencé leur engagement politique au temps de la guerre d'Algérie. C'est le cas, par exemple, de  Prisca Bachelet (4). Le quartier latin est le terrain de prédilection de Pierre Goldman. Durant ses années d'études à la Sorbonne, il fréquente les cercles de l'UEC (5) dont il assure notamment  le service d'ordre. Il donne du poing contre les membres des groupes d'extrême droite tels "Occident" dans lesquels se font remarquer  quelques jeunes promis à un avenir politique certain : parmi eux Alain Madelin et Gérard Longuet. Il y croise à cette époque  les figures emblématiques de l'activisme d'extrême gauche comme R. Linhart, Benny Levy qui sera un des fondateurs de la Gauche prolétarienne.


Sur cette photo deux compagnons de lutte très proches de Goldman
à droite Tiennot Grumbach qui sera son avocat en 74 et à ses côtés
Marc Kravetz lors de la manifestation du 1er mai 1968.
Comme d'autres, en ces temps de contestation, Goldman porte son regard, vers Cuba  et plus largement l'Amérique Latine ce continent qui fut un bouillant laboratoire révolutionnaire tout au long des années 60. Il s'embarque pour Cuba en 63, mais finit en prison  à la Nouvelle Orléans. Il y est de nouveau fin 1967 lorsque sont célébrées les obsèques du Che mais rentre en France peu après. Il garde un goût prononcé pour ces terres sud américaines. Le Vénézuela, où il séjourne également au cours de ce périple, a été une échappatoire autant qu'une école de la lutte armée révolutionnaire et accessoirement une manne financière de courte durée. En prison, Pierre Goldman validera une licence d'Espagnol qui atteste de son attachement au voies du continent. A sa libération, à la chapelle des Lombards il introduit un artiste cubain qui fait les délices des soirées de cette bonne adresse parisienne, Goldman adore la salsa. Pierre Goldman voue enfin un attachement indéfectible à la Guadeloupe dont il a suivi l'émergence des luttes syndicales. Ce lien s'incarne en une solide amitié avec Joel Lautric, l'homme qui est aussi son alibi pour l'affaire de la pharmacie du boulevard Richard Lenoir.


Juif, militant et révolutionnaire ne sont que quelques uns des visages de Pierre Goldman. On en découvre encore d'autres en se penchant sur ses "relations" avec la justice.


Le tournant 1974 : Pierre est en prison.


C'est le soir du 19 décembre 1969. Un homme entre dans la pharmacie située au n°6 du boulevard Richard Lenoir, il est aux alentours de 20h10. Une des deux femmes présentes dans l'officine tente de s'emparer du téléphone. Le braqueur tient un pistolet dans la main gauche, il tire sur la pharmacienne, Mme Delaunay,  puis sur sa préparatrice, Mlle Aubert. Elles sont mortellement atteintes. Il blesse un client qui se trouvait là, Raymond Trocard. Les coups de feu ont alerté le voisinage et les clients du café tout proche, prévenus par les époux Carel qui ont assisté à la scène en passant devant la pharmacie. Le malfaiteur s'échappe mais est rattrapé par le jeune agent de police Quinet alors agé de 22 ans. Sur le terre plein central du boulevard, les deux hommes s'affrontent au corps à corps. Avec un deuxième pistolet, le braqueur blesse l'agent Quinet qui reste au sol puis prend la fuite. Le docteur Pluvinage est témoin de la scène qu'il observe sans appeler les secours ni porter assistance à l'agent Quinet du  4° étage de l'immeuble situé au n°8 du boulevard. 

Le 8 avril 1970, Pierre Goldman est arrêté rue Saint Sulpice alors qu'il se rend chez Marc Kravetz, son ami. Goldman a été dénoncé par un indic (dont il ne livrera pas l'identité qu'il connait pourtant). Il est transféré au commissariat, mélangé à d'autres personnes, identifié par l'agent Quinet. Goldman, pour tenter de s'innocenter, avoue trois agressions à main armée : la 1ère contre une autre pharmacie, un braquage aux magasins Vog situés dans le quartier de la Madeleine et une autre contre un agent des allocations familiales. 


Pierre Goldman lors de son procès à Paris en 1974.
Quatre années et demi s'écoulent avant l'ouverture du procès à la cour d'assises de Paris. Goldman a pour lui de nombreux avocats parmi lesquels son ami Tiennot Grumbach et Marianne Merleau-Ponty (6). Le représentent également Me Pollak, une "figure" de la corporation qui gère son ego bien mieux que le dossier de son client et Me Libman, qui a mal préparé la défense de Goldman. Les témoins passent à la barre et les contradictions qu'ils énoncent ne sont pas relevées par les avocats. Goldman a un alibi, il était à cette heure là chez son ami Joel Lautric. Les armes utilisées ne correspondent pas aux siennes, les témoins sont formels dans une identification qui relève parfois de l'exploit. Ainsi, deux femmes disent reconnaître formellement Goldman a deux endroits différents du boulevard. Alors qu'il l'a vu du 4° étage, de nuit, un soir de brouillard et entrain de se débattre avec un autre homme, Pluvinage reconnait lui aussi très formellement Goldman. De même, l'agent Quinet qui a entrevu furtivement à l'issue de leur corps à corps, est formel : Pierre Goldman est l'assassin. Très mal défendu, Goldman s'en tient à une ligne de défense unique "Je ne suis pas coupable parce que je suis innocent". 

L'avocat général Langlois, pour sa part,  a l'honnêteté de formuler des doutes sur certaines parties du dossier, mais il les impute davantage à un manque d’informations qu'à une erreur de l'enquête. Au final, il déclame devant la cour son intime conviction : il est persuadé, malgré les flottements, que c'est Goldman qui a fait le coup. 

Le jury prononce le 14 décembre 74, la condamnation de Pierre Goldman à la réclusion à perpétuité. Dans la salle c'est un tonnerre de protestations. Son ami Marc Kravetz livre dans "Libération" cette intéressante analyse : 


"Pierre Goldman a été condamné sur une "intime conviction", par une "majorité d'au moins huit voix", comme le veut la loi.
L'"intime conviction" c'est la conviction que même s'il n'est pour rien dans ce dont on l'accuse, "il aurait bien pu".Ce n'est pas une "majorité d'au moins huit voix" qui a condamné Pierre. C'est un monde qui juge un autre, qui juge sans connaître, qui juge parce qu'il a peur de l'autre et qui se venge, par la réclusion perpétuelle, de cette peur. C'est un monde pour qui la résistance juive, celle qui fut la mère de Pierre ne peut être qu'une "exaltée", un monde qui dit "l'Amérique du Sud" par ce qu'il ne sait pas que l'Amérique latine existe comme il dit le Tonkin ou l'Indochine, pour ne pas parler du Vietnam. Un monde qui dit "mulâtre" dans les dépositions mais "métèque" quand il parle"
"Libération", lundi 16 décembre 1974.



Simone Signoret, Moïshe et Jean Jacques Goldman lors
d'une conférence du presse du comité "Justice pour Pierre Goldman'
15 décembre 1974.
La problématique de l'affaire est résumée en ces quelques lignes. Pour le pouvoir, le verdict est respectable et incontestable car c'est un jury d'assises, un jury populaire, qui l'a rendu. Jean Lecanuet usera d'ailleurs sans restriction de cet argument dans les jours qui suivent le verdict. De l'autre,  Goldman, symbole d'un monde qui change à toute allure, dont il est lui même un acteur-précurseur, qui cristallise toutes les peurs liées à ces changements est jugé pour ce qu'il est plus que pour ce qu'il a fait


Le combat pour la libération de Pierre Goldman est engagé, le 17/12/1974 un comité de soutien "Justice pour Pierre Goldman" se créé. Parmi les signataires du texte de soutien on trouve, MM Pierre Mendés France, Joseph Kessel de l'Académie française, Claude Bautet, Patrice Chéreau, Jean-Michel Folon, François Périer, Eugène Ionesco de l'Académie française, Régis Debray, Mme Françoise Sagan, MM Yves Montand, Roger Planchon, Mmes Anne Philippe, Simone Signoret et M. Chris Maker, Mmes Ariane Mnouchkine, Myriam Anissinov, MM Pierre Gaudibert, André Cayatte, Jeam-Marie Domenach, Philippe Sollers, Julien Kristena, Jacques et Yvonne Rispal. MM. Pierre Vidal-Naquet, Jean-Pierre Chevènement, Claude Estier, Louis Aragon, Paul Flamant, Jean-Paul Sartre, Alain Geismar, de Mmes Simone de Beauvoir et Evelyne Pisier.


Pierre Goldman se pourvoit  en cassation. Un second procès s'ouvre devant les assises de la Somme en avril 76, à Amiens. C'est alors Me Kiejman qui le représente pour sa défense (Pollak est encore présent, Libman non. Il a abandonné le dossier).  Brillant avocat, il relève toutes les contradictions laissées en suspens lors du premier procès. Goldman est reconnu coupable des 3 agressions avouées et innocenté du crime du boulevard Richard Lenoir. Condamné à 12 ans de prison il en a déjà purgé 6. 


A la sortie du procès d'Amiens
en mai 1976.

Pierre Goldman : une page d'histoire française.

Lire le parcours de Pierre Goldman permet d'explorer la courte, dense, passionnante et tragique trajectoire d'un individu à travers le deuxième XX° siècle, certes. Mais au delà de ce destin singulier, c'est bien une page de l'histoire de la France d'après guerre que son parcours nous révèle.

Il faut partir de l'identité familiale juive engagée malgré et en raison des circonstances, dans le combat de la résistance pour la libération de la France. Elle constitue racines de l'engagement, son origine, reçue  en héritage. Il faut aussi insister sur le rôle de la guerre d'Algérie qui alimente directement ou indirectement l'éveil politique d'une génération et annonce  sa radicalisation. Cette guerre, que le pouvoir politique ne nommera comme telle qu'en 1999, est présente dans l'actualité au cours des années 50. Elle rythme , en effet, la vie des français soit par ses échos médiatiques, soit par ses prolongements au sein du quotidien de la population qui voit partir à la guerre, une part croissante de sa jeunesse.

Elle s'ancre davantage encore dans l'espace public métropolitain au tournant des années 60, lorsque les affrontements liés à la guerre d’indépendance algérienne s'exportent dans la capitale. On pense à la grande manifestation des algériens de Paris d'octobre 1961 ou à celle de Charonne de février 1962 qui se solde par 9 morts dont 8 membres du parti communiste. De nombreux militants des partis de gauche se positionnent contre le maintient de la présence française en Algérie et contre un de ses porte-flingues les plus violent, l'OAS (7). Ces militants se forment dans le combat en France pour l’indépendance algérienne et contre l'OAS, entretiennent la mémoire des évènements (8). C'est par ce truchement et parce qu'ils  ne se reconnaissent plus dans le PCF que certains, plus jeunes, vont se radicaliser et contribuer à l'émergence de cette extrême gauche qui va s'échauffer  dans les rues du quartier latin contre les groupes d'extrême droite. Ces mêmes jeunes gens que fréquentent Goldman dans l'immédiat avant 68, qui s'opposent à "Occident", intègrent l'UEC, ou d'autres groupuscules plus constitués sur des nuances de rouge.

Quelle que soit la participation de Goldman à 68 (en fait il se tient relativement à l'écart des évènements), ses convictions politiques anti-fascistes vont naturellement trouver un prolongement dans la lutte anti impérialiste qui anime une partie de la jeunesse de l'époque. Baignée dans le tumultueux océan des affrontements est-ouest, elle élargit l'horizon de ses combats à l'échelle du théâtre de la guerre froide : la planète. La guerre du Vietnam mobilise la jeunesse française qui en cela emboîte le pas à sa  soeur aînée d'Outre Atlantique. Les combats de l'Amérique Latine contre son grand voisin états-unien, qui considère ce continent comme sa chasse gardée géopolitique, attirent aussi l'attention de l'avant garde d'extrême gauche. 
Puis après ce moment 68, vient le temps, sinon de la désillusion, du moins du retour à un autre quotidien. Chacun choisit  sa voie de reconversion. Beaucoup disent la difficulté de dépasser l'engagement de ces années là et la portée de l'évènement : certains intègrent l'establishment, d'autres sombrent dans la dépression (R. Linhart) (9), d'autres encore poursuivent la radicalisation entamée et plongent dans la lutte politique armée ou le banditisme.

Goldman représente un des parcours possibles à l'intérieur de cette génération. Se frottant violemment à la justice et à la loi, cela ne l'empêche pas une fois le tumulte des procès passé, de s'insérer dans le grand processus de recyclage  post 68 investissant la presse et l'édition. Il devient un membre influent de la rédaction de "Libération", puis intègre le comité de rédaction de la revue "Les temps modernes" dirigée par Jean-Paul Sartre. Toutefois, sous cette apparente normalisation, Goldman reste un homme de l'ailleurs, continuant à parler créole, à se délecter des rythmes sud américains. En perpétuel questionnement identitaire, il demeure un fascinant caméléon, relativement insaisissable, produit de la grande cassure du siècle, compagnon de ses convulsions, symbole de ses peurs et de reflet ses contradictions




L'enquête sur la mort de Goldman n'en finit pas de rebondir : les dernières pistes conduisent aux réseaux policiers parallèles proches du pouvoir en place, le SAC (Section d'Action Civique), ou encore à la piste des groupes para-militaires basques du GAL (Groupes Anti-terroristes de Libération)(10). Quelles qu'en soient les conclusions, si elles émergent un jour d'une façon certaine, la vie de Pierre Goldman, "La vie d'un homme", restera un objet de controverse autant que de fascination  et de débat puisqu'elle se même intimement à quelques  unes des questions vives de notre temps : celle de l'identité multiple, celle de l'engagement, qu'on en étudie ses modalités ou ses limites, mais aussi celle de la citoyenneté et de ses contours dans une démocratie qui en donne une lecture de plus en plus aride la limitant à l'adhésion là où il devrait y avoir participation et questionnement critique.




Notes :

(1) Il écrit alors "Souvenirs obscurs d'un Juif polonais né en France", Seuil, 1975.
(2) FTP MOI = Franc Tireur et Partisan Main d'Ouevre Immigrée, le groupe dirigé par M. Manouchian auquel appartient M. Rajman en est la branche pour la région parisienne.
(3) Voir l'entretien accordé par Catherine Lévy à Emmanuel Moynot dans "Pierre Goldman, la vie d'un autre", p 32-34, Futoropolis, 2012.
(4) Prisca Bachelet a connu Pierre Goldman au cours des années 60 dans les organisations étudiantes, elle a alors derrière elle l'expérience du soutien actif à la cause de l'indépendance algérienne.
(5)UEC = Union des étudiants Communistes.
(6)Voir l'entretien accordé conjointement à E. Moynot dans "Pierre Goldman : la vie d'un autre" p 123-130, Futuropolis, 2012.
(7) OAS = Organisation de l'Armée Secrète fondée en 1961 et recrutant chez des militaires déserteurs  qui mena des actions violentes allant de l'attentat contre de Gaulle, à celui perpétré contre la villa d'A. Malraux, mais aussi contre des anonymes français et algériens, pour maintenir l'Algérie dans l'empire colonial français.
(8) Lire les travaux de Sylvie Thénault, en particulier la partie "atelier de l'historien" du dernier volume de "l'Histoire de France" Belin de Zancarini-Fournel et Delacroix.
(9) Voir V. Linhart "Le jour où mon père s'est tu", seuil, 2008
(10) La thèse du SAC a notamment été exposée dans un documentaire siugné M. Depratx pour Canal plus diffusé en 2010. La piste du Gal a été levée en 2006 par un journaliste de "Libération".


Bibliographie/sitographie :

P. Goldman ""Souvenirs obscurs d'un Juif polonais né en France", Seuil, 1975.
S. Zancarini Fournel, C. Delkacroix "Histoire de France 1945-2005", éditions Belin.
H. Hamon, P. Rotman, "Génération" Seuil 2008 pour l'édition de poche.
H. Hamon, P. Rotman, D. Edinger "Génération" série documentaire, 1998.
E. Moynot "Pierre Goldman : la vie d'un autre", Futuropolis, 2012. L'ouvrage contient en particulier une série d'entretiens très complets avec des proches de P. Goldman et la reproduction de deux articles parus dans les "Temps Modernes", l'un de J Rémy datant de 1980 et l'autre de Wladimir Rabi datant de la même année.

A consulter pour les nombreux articles de presse parlant de P. Goldman le site consacré à son frère Jean-Jacques "Parler de sa vie".

vendredi 6 avril 2012

259. Jacques Dutronc: "Cactus" (1966)

Il est plutôt rare qu'une personnalité politique de premier plan fasse directement référence aux succès musicaux du moment. A deux occasions pourtant, des premiers ministres en exercice, s'inspirèrent des paroles des hits de l'heure.
Pour bien saisir la référence aux "cactus" de Dutronc par Georges Pompidou, replongeons-nous dans la préparation des élections présidentielles et législatives de 1965 et 1967.

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 En décembre 1965 et pour la première fois depuis 1848, les Français doivent élire au suffrage universel direct leur président de la République. Fort de son aura personnel et d'un programme connu (indépendance et grandeur nationales), de Gaulle, persuadé que l'élection s'apparentera à un plébiscite en sa faveur, ne compte pas faire campagne. De son côté, l'opposition redoute un échec cuisant et une élection du président sortant dès le premier tour. Dans ces conditions, les candidats ne se bousculent pas au portillon.
Refusant de cautionner un scrutin auquel il s'est opposé, Pierre Mendès-France refuse par principe de se présenter. Aussi, dès 1963 l'Express, hebdomadaire mendésiste, prend l'initiative de dresser le portrait-robot du candidat idéal d'opposition: "monsieur X". Le Canard enchaîné l'identifie rapidement comme l'homme au "masque Defferre". Député-maire SFIO de Marseille, ce dernier tente alors de mettre sur pied une Fédération démocrate-socialiste inspiré de l'esprit de la Résistance et rassemblant SFIO, radicaux et MRP.(1) Finalement, en raison du manque de soutien et du peu d'empressement de Guy Mollet, leader de la SFIO, à l'appuyer, Gaston Defferre renonce à se présenter.

L'Express tente de dresser le portrait de Monsieur X, le candidat idéal à opposer au général de Gaulle.


Le principe de l'élection présidentielle reposant sur une logique bipolaire de confrontation des blocs, les socialistes (SFIO) se rallient à la stratégie d'union de la gauche, et c'est François Mitterrand, ministre à de nombreuses reprises sous la IVème République, qui se mue alors en adversaire nécessaire du général de Gaulle. Ancien de l'UDSR, Mitterrand ne fait alors pas partie de la SFIO et n'est soutenu que par un ensemble de clubs de réflexion. Par sa candidature, il cherche surtout à préparer l'avenir. Il rassemble les organisations qui le soutiennent dans une Fédération de la gauche démocratique et sociale (FGDS) qui regroupe uniquement des formations de gauche, SFIO, radicaux, clubs.
Le SFIO se rallie donc à la solution Mitterrand et ne présente pas de candidat, tout comme le Parti communiste français dont le nouveau secrétaire général, Waldeck-Rochet, souffre d'un déficit de notoriété dans l'opinion.
Les centristes proposent alors leur propre candidat en la personne de Jean Lecanuet qui bénéficie du soutien de quelques radicaux de droite et du MRP moribond. 

 Persuadé d'être réélu au premier tour, de Gaulle ne pense même pas intervenir dans la campagne. Sa mise en ballotage, le convainc de la nécessité de renouer avec "l'étrange lucarne" et de s'impliquer. Une émission est donc organisée entre les deux tours. Le président y répond aux questions de Michel Droit.


De Gaulle se réjouit de constater que les anciens opposants à l'élection du président au suffrage universel de 1962 s'affairent tous désormais pour présenter un candidat.  En revanche et en dépit de ses espoirs, l'échéance présidentielle place de nouveau les partis au cœur des enjeux politiques. Lui-même n'est-t-il pas le candidat de l'UNR et des républicains indépendants ralliés à Valéry Giscard d'Estaing?

Autre nouveauté de la présidentielle 1965, pour la première fois les sondages et la télévision se placent au cœur de la campagne. Or, si de Gaulle maîtrise parfaitement ce nouveau média, il estime superflu de s'y montrer avant le premier tour. En revanche, l'égalité du temps de parole permet aux autres candidats de contourner le monopole gouvernemental exercé sur l'audiovisuel par de Gaulle, et de se faire connaître des électeurs potentiels. Or, alors que ses adversaires font campagne, de Gaulle pâtit largement de son silence télévisuel comme l'atteste les sondages. (2)

A l'issue du premier tour, le président sortant rassemble 43,7% des suffrages, ses deux principaux adversaires totalisent 48% des voix (Mitterrand: 32,2%, Lecanuet 18,8%). Cette mise en ballotage constitue un véritable choc pour de Gaulle qui réapparaît à la télévision entre les deux tours. Il est finalement réélu président avec 54,5% des voix le 19 décembre 1965. 

 Malgré les 5% recueillis par l'avocat d'extrême-droite Jean-Louis Tixier-Vignancour, l'élection se joue entre trois candidats: de Gaulle bien sûr, Lecanuet, qui représente de la "droite d'opposition" et Mitterrand, candidat unique de la gauche. [Infographie du Parisien.fr]

Certes, de Gaulle l'emporte, mais le score important réalisé par Mitterrand traduit aussi l'incontestable reflux du gaullisme.
Dans l'immédiat, de Gaulle constitue un nouveau gouvernement dirigé une fois de plus (la troisième) par Pompidou. Valéry Giscard d'Estaing, auquel de Gaulle reproche la mauvaise mise en application du plan de stabilisation économique de 1963 et sa mise en ballottage, se voit retirer le ministère des finances au profit de Michel Debré, un fidèle du général.
Ce remaniement provoque la prise de distance de VGE avec le gaullisme. Ulcéré par son éviction, le député auvergnat crée la Fédération des républicains indépendants en mars 1966. Sans basculer dans l'opposition, son groupe réserve désormais son soutien ("oui, mais...").

Compte tenu des résultats de la présidentielle, l'opposition peut espérer l'emporter aux législatives de mars 1967 (une sorte de "troisième tour" 14 mois seulement après la présidentielle) et s'organise en conséquence.  
La FGDS de Mitterrand investit un candidat unique par circonscription et passe un accord de désistement avec le PC en faveur du candidat le mieux placé. Les formations politiques et syndicales (3) lancent l'offensive contre le conservatisme social et le "pouvoir personnel" gaullistes.
Au centre, Lecanuet constitue une nouvelle formation politique: le Centre démocrate qui penche nettement à droite.
Pompidou pour sa part défend les institutions de la Vème République et s'appuie sur la prospérité économique. En vue des élections, il fonde le Comité d'action pour la Vè République qui impose  l'unité de candidature dans la majorité.

Pompidou lors de la campagne pour les élections législatives de mars 1967.


La participation au scrutin s'avère particulièrement élevée. A l'issue du premier tour, le succès des gaullistes ne souffre aucune contestation puisque la majorité rafle  plus de 38% des voix. Les communistes rassemblent 22% des suffrages, devant la SFIO (18%) et le Centre démocrate (14%). A priori, le système de scrutin majoritaire, laisse augurer un large succès pour les gaullistes au second tour. Or, il n'en est rien. D'une part, la victoire annoncée contribue à démobiliser une partie de l"'électorat gaulliste. D'autre part, la discipline de vote fonctionne beaucoup mieux à gauche. Par conséquent, les gaullistes et leurs alliés républicains indépendants ne conservent la majorité absolue qu'à un siège près (244 députés sur un total de 487).

Pourtant, en dépit des signes d'agacement de l'opinion, de Gaulle n'entend nullement revenir sur les fondements de sa pratique politique, en particulier la primauté du pouvoir présidentiel. Le général continue par exemple de marginaliser l'Assemblée nationale, transformée en simple chambre d'enregistrement par la voie des ordonnances auxquelles le président recourt pour adopter une série de réformes économiques en début de législature.

De même, le quatrième gouvernement Pompidou, constitué au lendemain des législatives, compte dans ses rangs les hommes-liges du président, Michel Debré et Maurice Couve de Murville, pourtant battus lors des élections. (4) Ce dernier s'installe au quai d'Orsay, mais n'occupe qu'un maroquin sans grand rapport avec les Affaires étrangères qui demeurent la chasse gardée d'un président farouchement accroché à ses "domaines réservés" (politique africaine, Affaires étrangères). En ce domaine, de Gaulle adopte d'ailleurs une attitude particulièrement intransigeante au cours de l'année 1967 (éclat du "Vive le Québec libre "/ considérations sur "Israël, peuple d'élite, sûr de lui-même et dominateur" / attaques contre le dollar...). Autant de prises de positions qui en irritent plus d'un et nourrissent les critiques au sein même de la majorité. En août 1967, l'ancien ministre des finances du général, Valéry Giscard d'Estaing, fustige ainsi l'"exercice solitaire du pouvoir."



Désormais le torchon brûle au sein de la majorité et Pompidou supporte difficilement les reproches qui en émanent: gaullistes "de gauche" lui reprochant une politique conservatrice, Républicains indépendants de VGE de plus en pus critiques. De son côté, l'opposition menée par François Mitterrand participe aux débats houleux et chahutés de l'Assemblée. 
C'est dans ce contexte difficile que Pompidou conclut une de ses interventions au Palais Bourbon par la référence au grand succès discographique du moment: "Comme dirait Jacques Dutronc, il y a des cactus." (5)
Depuis l'année précédente en effet, Dutronc chante, sur des paroles de Jacques Lanzmann:
Le monde entier est un cactus
Il est impossible de s'asseoir
Dans la vie, il y a des cactus
Moi je me pique de le savoir
Aïe, aïe, aïe, ouille, aïe, aïe, aïe


Dès lors, et pour de nombreuses années, les journalistes usent et abusent du "cactus" lorsqu'il s'agit d'évoquer le moindre remous dans la majorité (avant de lui préférer le "couac" ou la "polémique").

Peu après la saillie pompidolienne, le chanteur rencontre son épouse à l'occasion d'un dîner organisé par Le Figaro et accepte une invitation du couple présidentiel. Pour l'occasion, Dutronc promet de pousser la chansonnette pour les invités de Matignon. Le facétieux chanteur s'exécute, mais à une telle vitesse que, d'après Françoise Hardy, "cela jeta un froid. Si triées sur le volet qu'elles fussent, les personnes présentes ne comprenaient pas son humour décalé et aspiraient à retrouver ses succès tels qu'elles les appréciaient. Brigitte Bardot me supplia de lui demander de chanter normalement, mais c'était impossible. Quand il eut terminé son tour de chant à la durée réduite au minimum par le rythme infernal qu'il avait cru bon de lui imposer, les Pompidou me prièrent de chanter moi aussi (...). C'était une soirée merveilleusement surréaliste dont je déplore qu'il n'existe aucune trace.




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On doit l'autre emprunt, plus récent et anecdotique, à l’inénarrable premier ministre de Jacques Chirac de 2002 à 2005: Jean-Pierre Raffarin. Spécialiste ès formule creuse - les fameuses raffarinades - il reprend à son compte les paroles d'un succès de Lorie sur un plateau de télé en janvier 2005:
"Il y a une jeune chanteuse qui n'est pas tout à fait de ma génération (sic) mais qui parle aujourd'hui de positive attitude. Je vous recommande la positive attitude."
Devant ces paroles d'une infinie sagesse, il semble plus que temps d'achever ce billet.



Notes:
1. le Mouvement républicain populaire fut fondé en 1944 par des démocrates-chrétiens issus de la Résistance. Le mouvement se situe au centre-gauche, mais son électorat est plus modéré.
2. Crédité de 66% d'intentions de vote fin octobre, sa cote tombe au-dessous de 50% fin novembre. 
3.Sur le front syndical, un pacte d'unité d'action est conclu entre la CGT et la CFDT.
4. Maurice Couve de Murville et Pierre Messmer aux Affaires étrangères et aux armées.
5. En 1949, de Gaulle prévient celui qui deviendra son premier ministre: "Pompidou, ce n'est pas un nom sérieux. En Auvergne, peut-être [Pompidou est né à Montboudif dans le Cantal], mais pas à Paris! C'est un nom qui a l'air de se moquer du monde. Croyez-moi, Pompidou, vous n'arriverez à rien si vous vous obstinez à garder ce nom là!
En attendant, la sonorité chantante du patronyme lui vaut les honneurs de plusieurs chansons telles que l'inoubliable "Pom Pom Pidou" de Miguel Cordoba ou encore le "We need you Mr Pompidou" du dénommé Archibald. De même, lors de leur passage à l'Olympia le 16 juin 1969, les Beach Boys modifient le couplet de Barabara Ann et entonnent "pom -pom-pom, pom-pom-pidou".


Sources:
- Jean-Jacques Becker: "Histoire politique de la France depuis 1945", Armand Colin éditeur, 2003.  
- Françoise Armand et Fabrice Barthélémy:  "Le monde contemporain. L'histoire en Terminale", Seuil, 2004.
- Marie-France Lavarini et Jean-Yves Lhomeau: "Une histoire abracadabrantesque. Abécédaire de la Vème République", Camann-Lévy, 2009.
- Pierre et Jean-Pierre Saka (dir.):"L'histoire de France en chansons", Larousse, 2004.

Liens: 
- Nouvels Obs: "Jacques Dutronc par Françoise Hardy."
- Chronologie de la Vème République sur le site de l'Assemblée nationale. 
- Une sélection des "plus belles perles du Pompidou poitevin, le fils du littoral et de la pub, le prince de la com' et le représentant de la France d'en bas": petite sélection de raffarinades.