Pour les soldats afro-américains partis combattre en Europe dans le cadre de la grande guerre, le retour au pays eut un goût amer. Loin de recevoir la reconnaissance et les honneurs attendus, les anciens combattants subirent hostilités et violences. Pour de nombreux Blancs, il était urgent de tourner la page de la guerre et de reprendre le cours de la vie d'avant. Dans cette logique, le système ségrégationniste devait se maintenir, inchangé. Dans cette logique, la vision de soldats noirs arborant leurs tenues militaires fut assimilée à une véritable provocation et le prélude au surgissement d'une vague de violences racistes. Au cours de l'été 1919, des émeutes éclatèrent dans tout le pays. Les violences concernaient non seulement les bastions ségrégués du Vieux Sud, mais aussi les métropoles du Nord. (1) A Chicago, on déplorait ainsi 38 morts à l'issue de "l'été rouge".
Allocution de Marcus Garvey en 1920. [Keystone View Co. Inc. of N.Y., Public domain, via Wikimedia Commons] |
Ce raidissement raciste se mesurait également à la résurrection des formations suprématistes blanches. Le Klan, qui avait presque disparu à la fin du XIXème siècle, connut ainsi un succès sans précédent au cours des années 1920. En 1925, par exemple, quarante mille klansmen défilèrent devant la Maison Blanche à visage découvert.
C'est dans ce contexte explosif que Marcus Garvey développa un message identitaire et s'imposa comme le plus influent des pionniers de la cause noire. Né en Jamaïque en 1887, le jeune homme fonda en 1914 l'Universal Negro Improvement Association (UNIA) dont l'ambition était d'améliorer les conditions de vie des Noirs de son île. Face à l'hostilité des autorités locales, Garvey émigra aux Etats-Unis en 1916 et y fonda une succursale de l'UNIA. Rhéteur de talent, il développa dans ses discours enflammés un message politique identitaire offensif. Son message se démarquait tant des options assimilationnistes d'un Booker T. Washington que de la solidarité interraciale de classe défendue par Du Bois et les socialistes. "Chantre du nationalisme noir, [Garvey] prônait la fierté des origines, la liberté sociale, économique et politique et l'autodétermination pour les Noirs du monde entier. " (source A. p90)
Burning Spear en 2013. [Sonia Rodney, CC BY-SA 3.0] |
* Séparatisme et émigration vers l'Afrique. Selon Garvey, les Noirs américains ne seraient jamais traités de manière égale, en conséquence, il prônait un développement séparé. L'autonomie impliquait la possession d'une terre, aussi Garvey appela-t-il à l'émigration des Afro-Américains vers l'Afrique, considérée comme la "Terre-Mère". Cette transplantation contribuerait en outre à libérer le continent de la domination coloniale européenne. Garvey entendait donc faire de la couleur de peau un motif de fierté."Rappelant la grandeur de l'Afrique, berceau de la civilisation, les discours (...) appelaient les Noirs à la fierté raciale et au refus de toute soumission face aux Blancs. Farouche partisan de l''autodéfense, Garvey affirmait l'humanité des Noirs et exigeait l'égalité de traitement." (source A. p 92)
A peine implantée aux États-Unis, l'UNIA connut une ascension fulgurante qui en fit le plus vaste des mouvements panafricains. "Attirant plusieurs millions de Noirs défavorisés, ouvriers, domestiques, métayers ou travailleurs agricoles, l'organisation atteignit l'apogée de sa popularité en 1921-1922 avec plus d'un millier de section locales aux États-Unis, au Canada, aux Antilles, en Amérique du Sud, en Afrique, en Europe (...)." (source A p 91). La force de persuasion de Garvey reposait d'abord sur une éloquence prophétique directement inspirée de la Bible. Ses idées d'autogestion (self reliance) et de retour en Afrique (Back to Africa) offraient alors une alternative à la "suprématie blanche". Il exprimait ses idées avec force en des termes simples susceptibles de subjuguer l'auditoire. Ses partisans se recrutaient principalement parmi les immigrés caribéens et les migrants récents du Sud. "Contrairement à l'image qui a longtemps été attachée à l'UNIA, décrite comme une organisation de la classe ouvrière noire des villes du Nord, la popularité de Garvey et la force de son mouvement étaient en effet ancrées dans les campagnes du Sud", rappelle Caroline Rolland-Diamond. (source A. p 92) C'est d'ailleurs pour conserver son audience que Garvey abandonna son approche confrontationnelle lors d'un discours prononcé à Raleigh (Caroline du nord) en 1922. Il y invitait les Africains-Américains à prendre leur destin en main et à travailler dur pour gravir les échelons. Dans son esprit, l'égalité des "races" excluait l'égalité sociale. Ses propos exonéraient d'ailleurs largement les Blancs des conditions économiques misérables dans lesquelles les Noirs du Sud avaient été réduits. En faisant de la ségrégation un moyen de protéger les Noirs de la violence des Blancs, Garvey parvint cependant à convaincre les populations africaines-américaines du Sud et les citadins pauvres du Nord, peu convaincus par les démarches juridiques de la NAACP (National Association for the Advancement of Coloured People). Les surenchères rhétoriques de Garvey lui aliénèrent cependant de nombreux soutiens potentiels parmi la classe moyenne noire favorable à une intégration progressive ou chez les libéraux blancs. (2)
Marcus Garvey. [A&E Television Networks, CC BY-SA 4.0] |
Dans la Jamaïque coloniale postesclavagiste, la revendication d'une fierté liée à la couleur de peau noire était une façon de s'opposer aux valeurs dominantes imposées, une manière de reprendre à son compte des racines dévalorisées par la société coloniale.
* Black Star Line et Negro World. Syndicaliste durant sa jeunesse, Garvey se convertit au libéralisme et devint le promoteur de l'entreprenariat et du capitalisme noir. Comme Booker T. Washington, il considérait que l'autonomie passerait par l'émancipation économique, l'apprentissage d'un métier et l'entreprenariat. Dans cet esprit, il fonda en 1919 la Black Star Line, une compagnie maritime chargée d'acheminer les candidats à l'émigration vers l'Afrique.
Au début des années 1920, la popularité de Garvey était à son apogée. L'UNIA rassemblait alors entre 500 000 et 1 million de membres. Son journal, Negro world, fondé en 1918, tirait à 250 000 exemplaires. "Au lieu d'exprimer la position de la rédaction dans un discret «éditorial», comme le faisaient les autres journaux, Negro World étalait sur un gros titre de une les idées et les phrases chocs de Garvey. Ainsi l'édition du 22 février 1920 titre-t-elle:"La race noire doit affirmer sa virilité et son pouvoir."
L'espoir immense soulevé par ses sermons enflammés fut brisé net par la banqueroute de la Black Star Line en 1922. L'immense popularité dont jouissait Garvey attira rapidement l'attention des autorités américaines. Accusé de fraude fiscale en 1923, il fut extradé vers la Jamaïque en 1927. A son retour dans l'île, il fonda le People's Political Party à la tête duquel il échoua lors des élections de 1930. Dépité, il émigra à Londres où il mourut en 1940.
Rblack131, CC BY-SA 4.0 |
* Une redécouverte au temps du reggae. "Alors que plusieurs générations d'historiens l'avaient (...) décrit comme un charlatan particulièrement doué pour manipuler les foules, son discours fut redécouvert avec admiration, à partir des années 1960 et 1970, par les apôtres du panafricanisme et du nationalisme noir." (source A. p 91) Dans le contexte de la décolonisation, certains dirigeants des jeunes États africains, tels NKrumah au Ghana, reprirent à leur compte les idées de Garvey. De même, les tenants des thèses afrocentristes tels Cheikh Anta Diop se référèrent largement au message du Jamaïcain. Mais ce sont avant tout les rastafariens qui réhabilitèrent et entretinrent avec ferveur la mémoire de Garvey, au point de l'ériger au rang de prophète. Son rayonnement provient de propos qu'il aurait tenu dans un discours en 1927. "Regardez vers l'Afrique, où un roi noir sera couronné, qui mènera le peuple noir à sa délivrance." Pour les rastas, il s'agissait d'une prophétie annonçant le couronnement en 1930 du prince Ras Tafari Makonnen en tant qu'empereur d’Éthiopie (3) sous le nom d'Hailé Sélassié. De tels propos ne pouvaient qu'avoir une très forte résonance dans un territoire comme la Jamaïque, dans lequel la population était imprégné de millénarisme et de mysticisme. Le message garveyiste suscita un immense espoir auprès des populations noires jamaïcaines prêtes à se lancer dans un rapatriement vers l'Afrique mère. La devise nationaliste de Garvey One Aim, One God, One Destiny ("un Dieu, un but, une destinée") sera d'ailleurs reprise par les rastafariens et les artistes de reggae. La conscience noire portée par le message de Garvey influencera profondément l'univers musical jamaïcain. Ainsi, depuis l'émergence du reggae à la fin des années 1960, les musiciens n'ont cessé de chanter des louanges à la gloire de Garvey. Son plus fameux zélateur, Winston Rodney, lui consacra même deux albums entiers sous le nom de Burning Spear ("javelot enflammé"en kikuyu), un pseudonyme emprunté au grand leader kényan Jomo Kenyatta. Dans sa chanson "Marcus Garvey" sortie en 1974, Spear assimile le leader nationaliste afro-américain à Jésus-Christ, trahi par Juda, et donc par son propre peuple. (4) Dépeint comme un héros et martyre de la cause noire, Garvey ressuscite pour venir combattre et attraper les forces du mal.
"Marcus Garvey's words come to pass, (2X) /
Can't get no food to eat /
Can't get no money to spend. /
Come little ones and let me do what I can for you, /
And you, and you alone. /
Who know the right and do it not, /
Shall be spanked with many stripes. /
Weeping and wailing, /
You got yourself to blame. /
Do right (4X) / Tell you to do right. /
Beg you uto do right. / Where is Baggawire, /
He's nowhere around, He can't be found. /
First betrayer, Who gave away, Marcus Garvey. /
Son of Satan, first prophecy. /
Catch them Garvey. /
Hold them, Marcus, hold them /
Prophecy a fulfill, /
Catch them Garvey, catch them."
***
"La prophétie de Garvey se réalise (2X) /
J'ai rien à manger /
J'ai pas d'argent à dépenser. /
Venez, mes petits, laissez-moi vous aider. /
Laissez-moi vous aidez. /
Celui qui connaît le Bien et ne le fait pas, /
Sera flagellé. /
Il y aura des pleurs et des gémissements. /
Vous êtes les seuls responsables. Faites le bien (4X) /
Je vous dis de faire le bien. /
Je vous supplie de faire le bien. Où est Baggawire? /
Il n'est pas dans le coin, /
On ne peut pas le trouver. /
Le premier traitre, /
Qui a vendu Marcus Garvey. /
Fils de Satan, c'est la première prophétie. /
Attrape-les Garvey. /
Retiens-les, Marcus, retiens-les. /
La prophétie se réalise. /
Attrape-les, Marcus, Attrape-les"
Dans une autre chanson intitulée Old Marcus Garvey, Spear déplore l'ingratitude des Jamaïcains. "Personne ne se souvient de Marcus Garvey / Personne ne se souvient de lui, personne." Au delà de Burning Spear, ce sont des dizaines de musiciens qui rendront hommage à Garvey en chansons, insistant sur tel ou tel aspect de sa personnalité ou de son message. Citons parmi bien d'autres les Skatalites (Marcus Garvey), Big Youth (Mosiah Garvey), Jah Woosh (Marcus say), Johnny Clarke (Poor Marcus), les Gladiators (Marcus Garvey time), Leroy Smart (Oh Marcus), Culture (Black starliner must come, Two Seven Clash), Fred Locks (Black Star Liner), Dennis Brown (Repatriation), Al and The Vibrators (Going back home).
Notes:
A. Caroline Rolland Diamond: "Black America. Une histoire des luttes pour l'égalité et la justice (XIX°-XXI° siècle)", La Découverte, 2016.
C. Le Point - hors-série "Les textes fondamentaux de la pensée noire" Le Point Hors-série n°22, avril 2009.
D. Nicole Bacharan: "Les Noirs Américains. Des champs de coton à la Maison Blanche", éditions Panama, 2008.
Liens:
* Les rastas sur L'histgeobox:
- Black Uhuru: "I love King Selassie".
- Serge Gainsbourg: "Negusa Nagast".
* Une sélection de titres ska / reggae / dub consacrés à Marcus Garvey.