jeudi 12 septembre 2013

274: Horst Wessel Lied

« Je m’émerveille que le souteneur Horst Wessel, dit-on, ait donné naissance à une légende et à une complainte. [...] Toute l’Allemagne s’entendit seriner cet hymne de gloire à la mémoire d’un homme qui, sans Goebbels, n’eût jamais figuré que sur des registres d’écrou et dans la rubrique des faits divers. », note Jean Genet dans Notre-Dame-des-Fleurs.
A notre tour, nous tenterons de comprendre comment l'exploitation d'un sordide fait divers permet à Goebbels de transformer un obscur chefaillon en saint martyr du nazisme; comment il parvient à ériger un poème de seconde zone en hymne quasi-officiel du IIIeme Reich.


*1929. Contexte.
En Allemagne, la période 1929-1933 est qualifiée par les historiens de "guerre civile latente". La situation chaotique du pays s'explique en partie par la très grave crise économique qui l'affecte au lendemain du krach financier d'octobre 1929. Les conséquences sociales s'avèrent dramatiques. Le chômage atteint des niveaux insupportables (14 millions de chômeurs à temps plein et partiel) à l'été 1932!
Dans ce contexte difficile, les tensions politiques s'aggravent. Au printemps 1930, les désaccords sur les remèdes à apporter à la crise débouchent sur l'éclatement de la grande coalition entre la droite républicaine et les sociaux démocrates.
Dès lors, les partis républicains connaissent une impressionnante débâcle électorale. Alors qu'en 1928,  ils totalisaient plus de 50% des voix, ils n'en rassemblent plus que 37% en juillet 1932. Les partis hostiles à la République de Weimar, communistes (KPD) et nazis (NSDAP), au contraire, attirent un nombre d'électeurs croissant.  (1)

Évolution de l'électorat sous la République de Weimar. A partir de 1928, dans un contexte de très grave crise sociale, de nombreux électeurs de la droite et de la gauche socialiste se tournent vers le parti nazi (NSDAP), tandis que le parti communiste (KPD) demeure puissant.

A partir de 1930, l'absence de gouvernement disposant d'une majorité parlementaire claire marginalise le Reichstag. Le maréchal Hindenburg gouverne désormais par décrets-lois d'urgence, mettant un terme au fonctionnement normal de la démocratie parlementaire.
C'est désormais la rue qui devient le théâtre des affrontements politiques. Or, comme le rappelle Johann Chapoutot, la vie politique est "marquée, non seulement par la forte présence des anciens combattants et de leur esprit, mais aussi par l'apparition, au service des partis, de milices paramilitaires qui cultivent les us et les actes de la communauté du front: défilés, uniformes, pratiques de la violence physique, culte des morts et nostalgie de la camaraderie du combat."

Dessin antisémite d'après Willy Knabe, Berlin, 1942. Représentation du mythe du coup de poignard dans le dos.

* Horst Wessel.
Horst Wessel est représentatif d'une génération trop jeune pour avoir pu combattre en 1914-18, mais néanmoins affectée par les épreuves de la guerre (deuil, famine).

Issu d'une famille bourgeoise de pasteurs luthériens installée à Berlin, il devient membre en 1922, à 15 ans, de la Bismark Jugend, le mouvement de jeunesse du Deutschenationale Volkspartei (le parti national-allemand, conservateur et monarchiste). Chargé du service d'ordre, il participe, dans le cadre d'une structure paramilitaire, à de nombreuses rixes et combats de rue contre les communistes et activistes de la Reichsbanner.
Reprenant le combat des corps francs, son objectif principal semble avant tout d'en finir avec la République de Weimar, régime honni et tenu pour responsable du diktat de Versailles.

Une fois à l'université, Horst Wessel (2) milite dans les organisations étudiantes de l'extrême droite nationaliste, revancharde et xénophobe.  Puis, séduit par la radicalité du NSDAP, il intègre le parti et devient membre des SA (3) en 1926. Ces troupes de chocs multiplient les confrontations violentes avec les militants communistes, cherchant à s'assurer le contrôle des quartiers populaires de Berlin en en évinçant les "rouges".
La fréquence et la violence des bagarres de rue conduisent les autorités à interdire le NSDAP à Berlin du 31 mars eu 26 mai 1927. Réorganisée et solidement dirigée par Franz Pfeffer von Salomon, la SA place à la tête de ses différentes unités, des hommes de confiance. C'est ainsi que Wessel se retrouve à la tête d'une unité berlinoise en charge du secteur de l'Alexanderplatz. Il s'emploie aussitôt à recruter de nouveaux adhérents. En quelques semaines, il parvient à attirer de jeunes recrues, séduites par ses dons d'orateurs et son fanatisme idéologique à toute épreuve. 


Horst Wessel en tête d'un défilé SA à Nuremberg  en 1929.



* Mort de Horst Wessel.
A l'automne 1929, Horst Wessel rencontre Erma Jänicken, jeune prostituée occasionnelle du quartier. Or, sa mère désapprouve cette idylle naissante. Il quitte donc la demeure familiale et sous-loue une chambre dans un appartement, au 62 de la Grosse Frankfurter Strasse. Dans le même temps, il abandonne ses études de droit. Privé des subsides familiaux, il gagne sa vie comme chauffeur de taxi ou comme ouvrier sur le chantier du métro de Berlin (pour les nazis, ce choix prouve que Wessel souhaite se rapprocher de ses camarades travailleurs). En décembre 1929, les relations avec Elizabeth Salm, sa propriétaire, se tendent. Cette dernière semble agacée par la présence d'Erma Jänicken dans son appartement, alors même que Wessel ne paie qu'un loyer. Veuve d'un membre du KPD, Salm reproche en outre à son locataire de tenir des réunions politiques chez elle.

Décidée à chasser Wessel de son appartement, la propriétaire réclame l'aide des sympathisants du KPD local. C'est ainsi que, le 14 janvier 1930, quelques hommes auraient décidé de donner une "correction prolétarienne" à Wessel, personnage connu et détesté des communistes du quartier. L'un d'entre eux, Albrecht Höhler, tire sur Wessel, qui succombe des suites de ses blessures le 23 février 1930. 
Les circonstances de sa mort s'avèrent confuses et font aussitôt l'objet d'interprétations opposées. Les cadres du KPD cherchent d'emblée à s'exonérer de toute responsabilité. L'altercation entre les deux hommes serait un règlement de compte entre souteneurs de l’Ackerstrasse, cette rue mal famée de Berlin où les partis politiques ont pris l'habitude de recruter leurs hommes de main. Wessel n'est rien d'autre qu'un petit caïd, un mac, recruté par les nazis. Die Rote Fahne, l'organe officiel du parti, publie ainsi un article sous le titre: "Un chef SA abattu par jalousie".
Pour le NSDAP, cela ne fait aucun doute, Höhler, membre d'une organisation de jeunesse communiste berlinoise, a bien commis un crime politique fomenté par le KPD.

S'il est bien difficile de démêler le vrai du faux dans cette sombre histoire, on peut toutefois avancer  que l'acte a tout du règlement de compte entre bandes rivales qui se disputent le contrôle des activités interlopes des quartiers populaires de Berlin. Rappelons en outre que pour le seul mois de juillet 1932, on déplore plus d'une centaine de morts dues aux batailles de rues. Le meurtre de Wessel relève donc du fait divers banal ... tout au moins jusqu'à ce que le futur ministre de la propagande d'Hitler n'y mette son nez.




* Un martyr pour le Reich.
"Je viens de recevoir la nouvelle, Horst Wessel est mort ce matin. Un nouveau martyr pour le Reich," note Goebbels dans son journal. Depuis 1926, ce dernier dirige le parti nazi à Berlin où il entreprend d'évincer les organisations communistes des quartiers ouvriers. C'est dans ce contexte, qu'il entendit parler pour la première fois de ce Horst Wessel, meneur d'hommes toujours prêt à faire le coup de poing contre les communistes. Dès l'annonce de son assassinat, Goebbels prend conscience de l'exploitation politique qu'il peut faire de l'évènement.
Il transforme les funérailles de l'ancien SA en une gigantesque opération de propagande, orchestrant la cérémonie dans ses moindres détails. Goebbels prononce l'oraison funèbre lors de l'inhumation de Horst Wessel au cimetière St Nikolai, le 1er mars 1930. L'ancien SA devient dès lors une figure sacrée du IIIème Reich, le premier "martyr" du national-socialisme, un exemple à suivre pour tous les jeunes nazis. Sa tombe devient un lieu de pèlerinage.


La tombe de Horst Wessel, surmontée d'un monument érigé en 1933 devient un  lieu de pèlerinage annuel.


Horst Wessel devient le héros de tout un ensemble de poèmes, sculptures, monuments et commémorations. La vie du "martyr" fait l'objet de nombreux ouvrages hagiographiques, à l'instar de "Horst Wessel, un destin allemand", rédigé en 1932 par Hans Heinz Ewers. Sous sa plume, le meurtre de Wessel devient un complot international fomenté par les ennemis du Reich (juifs et communistes). Les "assassins" de Wessel sont dépeints sous les traits de maquereaux ignobles, cherchant à se venger à tout prix d'un homme vertueux, qui parvenait à détourner les prostitués du péché et à convertir les "rouges" au nazisme.
Dès 1935, Bertold Brecht pourfend cette interprétation. Dans "Die Horst Wessel Legende", l'écrivain assimile la prise de pouvoir des nazis à la mainmise d'une pègre sur l'Etat allemand. (4) Aussi, le NSDAP ne pouvait pas se choisir meilleur ambassadeur que Wessel, puisque Brecht le considère à la fois comme le proxénète de Jänicke et comme le maquereau politique du NSDAP.

* Horst Wessel Lied.
Mais l'élément qui contribue sans doute le plus au mythe Wessel reste le chant attaché à son nom. Pour bien comprendre sa genèse, revenons sur la place octroyée au chant au sein du mouvement nazi.
Pour mieux convaincre les sympathisants communistes d'adhérer au NSDAP ou d'intégrer leurs rangs, la SA se donne un vernis socialiste particulièrement perceptible dans le domaine musical. Les nazis récupèrent ainsi les chants ouvriers populaires, en particulier les grands classiques (L'Internationale). Réutilisant la mélodie originale qui a le mérite d'être connue, ils en subvertissent le sens, transformant les textes pour les rendre compatibles avec leur idéologie. L’Internationale devient l'Hitlernationale, le célèbre Der rote Wedding devient Marchez Jeunesses hitlériennes.
Une fois les nationaux-socialistes au pouvoir en 1933, la fonction du chant de masse change profondément. Les attaques frontales antérieures contre le régime défunt ou les adversaires politiques cèdent la place à des paroles  faisant l'apologie du  nouvel Etat et de son Führer. Créés dans le cadre d'organisations telles que les Hitler-Jugend, "la Force par la joie" (Kraft durch Freude), le Service de travail pour le Reich, les nouveaux chants ont pour vocation d'éduquer la jeunesse.
Aussi pour séduire de nouveaux adeptes, Horst Wessel prend l'initiative de fonder un petit orchestre, à l'imitation de ceux crées par les formations de jeunesse communistes et socialistes (SchalmeinKapelle). Dès lors (août 1929), les musiciens participent et animent les manifestations et rassemblement du NSDAP dans le quartier. C'est dans le cadre de ces activités musicales que Wessel écrit un poème: Die Fahne Hoch, bientôt mis en musique sur un ancien chant populaire de marin. (5)

Affiche de propagande à destination des jeunesses hitlériennes. "Dehors les perturbateurs de la paix. Unité de la jeunesse dans les Jeunesses hitlériennes." Les défilés et parades militaires qui scandent le quotidien des Jeunesses hitlériennes se déroulent sur fond de marche militaire, généralement adaptées sur des airs connus, et dont les paroles sont modifiées pour correspondre à la phraséologie nazie.
De nombreux recueils de chants, à l'instar du "Chansonnier des Jeunesses hitlériennes", fleurissent. En bonne place dans ces outils  fondamentaux de la propagande nazie, on trouve "Chant d'assaut" (Sturmlied) qui s'impose à compter de 1926 comme l'hymne incontournable du NSDAP, jusqu'à ce que le Horst Wessel Lied ne le supplante.

Goebbels exhume Die Fahne Hoch qu'il impose comme  l'hymne quasi-officiel de l'Allemagne nazie. En hommage au disparu, le morceau est rebaptisé Horst Wessel Lied.
Régulièrement joué lors des manifestations officielles où il est couplé à l'hymne national, il fait l'objet - à la demande de Hitler - d'une réglementation sévère afin d'en interdire tout arrangement à caractère trivial.
La mélodie et le texte, faciles à retenir, l'appel lancé, propre à toucher les "camarades" SA, assurent le succès du chant.


* Paroles du HWL
Les paroles du Horst Wessel Lied abusent des topoi fondamentaux de la propagande nationale-socialiste:
Le registre dominant est militaire ("Tous nous sommes prêts à combattre"). Il démontre que durant toute l'entre-deux-guerres, la société allemande demeure très imprégnée par la Grande guerre. La vie politique reste conçue en des termes belliqueux; au point que tous les partis de la République de Weimar se dotent très tôt de milices paramilitaires.

 "Haut le drapeau! Serrez les rangs!" Les nazis et leurs bras armés, SA et SS, se présentent ouvertement comme des organisations militaires. Leurs membres portent l'uniforme, défilent au pas cadencé. La SA est conçue pour ses membres comme une seconde famille à laquelle on doit se soumettre et servir jusqu'à la mort. La SA "pratique la politique comme une guerre et instaure des rites et des usages (beuveries, bagarres, vie communautaire); elles offrent à des hommes abîmés par le chômage et la perte de sens une organisation qui les entoure, les nourrit et soigne leur virilité mise à mal par les épreuves (militaires, socio-économiques) du siècle." (cf: Chapoutot)

"c'en est bientôt fini de notre servitude" On peut voir ici la volonté  de redresser la tête après le "diktat" de Versailles et un appel à l'anéantissement des auteurs du "coup de poignard dans le dos", c'est-à-dire les acteurs et soutiens de la République de Weimar, les communistes, enfin les juifs, considérés comme les ennemis principaux de l'Allemagne. Pays vaincu, cette dernière refuse sa défaite et récuse un armistice signé alors qu'aucun combat n'a eu lieu sur son territoire. Le pays s'estime trahi par un traité de paix (Versailles) jugé trop dur.

Nous avons fait le choix de ne pas insérer le morceau dans ce post. Les mélomanes devraient s'en remettre....



 Die Fahne hoch! Die Reihen dicht geschlossen! ou Horst-Wessel-Lied.

1. Die Fahne hoch! Die Reihen dicht geschlossen!
SA marschiert mit ruhig festem Schritt.
Kameraden, die Rotfront und Reaktion erschossen,
 Marschier'n im Geist in unser'n Reihen mit.
(...)

3. Zum letzten Mal wird zum Appell geblasen!
Zum Kampfe steh'n wir alle schon bereit.
Bald flattern Hitlerfahnen über allen Straßen.
 Die Knechtschaft dauert nur noch kurze Zeit!

.........

Haut le drapeau! Serrez les rangs!
Marchez, SA, d'un pas ferme et tranquille.
Camarades qui avez abattu Front rouge et réaction,
Marchez en esprit dans nos rangs!
(...)

Pour la dernière fois, on sonne l'appel!
Tous nous sommes prêts à combattre.
Bientôt flotteront les drapeaux hitlériens dans les rues,
C'en est bientôt fini de notre servitude.

Notes:
1. Après l'échec du putsch de 1923, Hitler opte pour une stratégie légaliste. Les nazis doivent parvenir au pouvoir par les urnes, avant de supprimer la République de Weimar.
2. Il suit des études de droits à l'université Friedrich Wilhelm de Berlin en 1926,
3. Milice du parti nazi, les sections d'assaut (Sturmabteilungen) sont créée en 1921.
4. Bertolt Brecht écrit dans  La Légende de Horst Wessel: "Il n’y a pas de meilleure école du national socialisme que le proxénétisme. Il n’est rien d’autre lui même qu’un proxénétisme politique. (…) De même que le souteneur traditionnel protège la prostituée, le souteneur politique « protège » le prolétariat: de même que le premier protège la prostituée non pas contre la prostitution mais seulement contre les infractions aux règles du jeu, contre les excès relativement aux coups permis, le second protège le prolétariat non de l’exploitation mais de ses excès… Ainsi le national socialisme est-il très hostile aux escaliers de service. Les domestiques doivent être autorisés à remonter le panier des commissions par l’entrée des maîtres. "
5. Les chants du début du mouvement national-socialiste sont la plupart du temps de simples adaptations, emprunts, reprises, contrefaçons de chants populaires et patriotiques existants, dont le sens est bien sûr subverti. Ni le texte, ni la musique ne sont originaux.
 

Sources:
- Jürgen Schebera: "Le Front rouge, réduisez-le en bouillie..." Un aperçu sur les chants de combat nationaux-socialistes" in Le III ème Reich et la musique, 2004.
- Johann Chapoutot: "Le nazisme, une idéologie en action", La Documentation photographique n°8085, janvier-février 2012.
- Compte rendu de l'ouvrage de Daniel Siemens: "The making of a nazi hero".
- "Retrouver Genet" par Ivan Jablonka. [La vie des idées]


Liens:
- Les paroles du morceau dans leur intégralité.
- La page Wikipédia consacrée à Horst Wessel.
- Kälbermarsch de Bertold Brecht.