mardi 17 septembre 2019

En 1934, à Belle-Ile-en-Mer, la meute des honnêtes gens fait la chasse à l’enfant.

Sous l'ancien régime, les châtiments corporels constituent la règle. Les textes du XVIII° siècle consacrés à la délinquance des mineurs (en 1791, sous la Convention, (1) puis le code Napoléon de 1810) sont également d'une extrême sévérité. Faute d’établissements spécifiques, les mineurs sont détenus dans les maisons d’arrêt ou dans les maisons centrales. Loin de permettre l’amendement et la correction du détenu, la prison pénale est vue sous la Restauration comme une « école du crime », un lieu
de perdition pour l’enfance et l’adolescence. Pour remédier à cette situation, on tente de réformer la prison ordinaire avec "la création de quelques quartiers réservés aux mineurs dans les grandes maisons d’arrêt et, à Paris, à l’édification de la maison d’éducation correctionnelle de la Petite Roquette." (source K) En parallèle, on imagine également un nouveau type d'établissement de détention pour mineurs: les colonies agricoles et pénitentiaires.

Eugène Nyon, éd. R. Pornin, Tours [Public domain]



Avec l'essor de l'industrialisation, émerge l'idée d'une délinquance juvénile spécifique, distincte de celle de la population adulte. Dans leurs rapports, les enquêteurs sociaux développent une vision extrêmement déterministe de ces mineurs déviants. Sous leurs plumes, l'enfant d'ouvrier est considéré comme une mauvaise graine, un être vicieux, méchant, abruti, dont il convient de se protéger. Le bras de la justice (de classe) doit s'abattre sans faiblesse  sur les jeunes délinquants. De fait, les magistrats sont alors tous des hommes (aucune femme dans les jurys d'assises jusqu'en 1945), des bourgeois, des propriétaires, les garants de la société patriarcale. Pour préserver l'ordre établi, il convient à leurs yeux de redresser l'adolescent retors, en l'envoyant dans les champs, au grand air, loin des miasmes des villes corruptrices, dans un cadre que l'on considère comme propice à la régénération. C'est ainsi que des congrégations religieuses ou des philanthropes ouvrent à partir de la toute fin des années 1830, des "colonies agricoles" et "pénitentiaires" pour mineurs délinquants. Comme l’État manque considérablement de moyens en ce domaine, il laisse d'abord aux personnes privées le soin de fonder et gérer les premières colonies pénitentiaires. L’Église s'engage tout particulièrement dans cette voie. Par l'intermédiaire des congrégations religieuses, elles'emploie à remettre la jeunesse délinquante dans le "droit chemin" par le travail, le respect du silence, l'assistance à la messe, le port de l'uniforme...  

Assiette au Beurre n°411, 13 février 1909


Pour se retrouver dans une de ces colonies, il ne faut pas nécessairement avoir commis une infraction. Une majorité des mineurs passant devant les tribunaux sont considérés comme ayant agi sans discernement. Acquittés, ils ne sont pas pour autant remis à leurs parents, mais maintenus dans des institutions spécialisées. Une disposition de 1832 précise ainsi qu'un enfant traduit en justice, même si il est acquitté, peut être orienté vers une colonie agricole ou une structure de patronage. Par ailleurs, le droit de "correction paternelle" continue d'exister, permettant à des parents de faire interner leurs rejetons rebelles. Après quelques d'années d'expérimentation, la loi du 5 août 1850 sur "l'éducation et le patronage des jeunes détenus" officialise et généralise les colonies. L'article 1 prévoit que les jeunes recevront, au cours de leur détention, "une éducation morale, religieuse et professionnelle". Ceci détermine le mode de fonctionnement des établissements; certains "relèvent de grands propriétaires terriens exploitant une main d’œuvre gratuite, d'autres de religieux où le pire côtoie le charitable." La plupart du temps, les colonies constituent un vivier de main d’œuvre gratuite, très éloigné des ambitions de moralisation initiales. Les enfants y travaillent dans des conditions très rudes. Soumis au silence, ils doivent porter uniforme et respecter une stricte discipline. Sous le Second Empire, puis au début de la IIIe République, les colonies se multiplient, abritant toujours plus d'enfants (10 000 au début de la IIIème République). L'exemple le plus abouti de ces institutions est la colonie de Mettray.

* "Améliorer la terre par l'homme et l'homme par la terre."
La colonie agricole de Mettray en Touraine fait tôt figure d'établissement de référence. Créée en 1839, la colonie accueille de jeunes garçons condamnés à un enfermement de six mois à un an. Conçue comme un phalanstère d'enfants réprouvés, elle accueille jusqu'à sa fermeture en 1937, une moyenne de 500 détenus répartis en "familles", dans une organisation inspirée de la vie de caserne et de l'idéal monacal du travail aux champs. En 1926, Jacques Mathieu Lardet, directeur de Mettray, résume ainsi la philosophie de l'établissement dont il a la charge: "Dès leur arrivée à la colonie, un grand nombre de ces malheureux enfants qui ont le travail en horreur, qui n'ont jamais été habitués à obéir, cherchent à se soustraire à la discipline pourtant bienveillante de la colonie. Alors, ils s'évadent, ils se gardent bien de dire le motif de leur fuite et donnent presque toujours comme prétexte qu'ils sont maltraités ou mal nourris; le mensonge est inné chez eux; après quelques mois de présence à la colonie, nous arrivons à leur faire comprendre qu'ils doivent obéir, travailler convenablement, apprendre un métier pour qu'une fois sortis de Mettray, ils puissent vivre comme tout le monde et se créer une place honorable dans la société." (source J p 605) Une "place honorable" signifie tout en bas de l'échelle sociale. Le pauvre doit en effet rester dans sa condition et apprendre à l'aimer. La société industrielle considère que l'enfant enfermé délinquant ne doit pas être préparé à un statut social supérieur à celui auquel il peut prétendre. Une réflexion de la cour d'appel de Lyon en 1872 notait: "L'expérience a démontré qu'il ne faut pas donner à l'enfant un état autre que celui auquel l'appelle son origine, les habitudes de sa famille", autrement dit la misère pour des enfants issus de familles très pauvres, voire sans familles. Pour Charles Lucas, le grand inspecteur général des prisons du XIX° siècle, "il ne faut jamais admettre à l'intérieur des prisons une somme de bien-être matériel qui dépasserait celle à laquelle les classes inférieures peuvent aspirer, parce que alors on créerait une prime d'encouragement au crime." Pas de promotion sociale ici. 
A propos de Mettray, Michel Foucault ajoute: «"C'est ici que ce sont concentrées toutes les technologies coercitives du comportement." Il y a là "du cloître, de la prison, du collège, du régiment."» ("Surveiller et Punir", Gallimard, 1975, p 300)



En 1909, un adolescent nouvellement arrivé, placé au titre de la correction paternelle dans un quartier spécifique de la colonie, est retrouvé pendu dans sa cellule. La nouvelle, relayée par la presse, suscite un énorme
scandale (la revue satirique L'Assiette au beurre consacre un numéro entier à Mettray), entraîne le basculement de l'opinion publique et contraint le législateur à l'action. La loi de 1912 institue les tribunaux pour enfants et exclut les moins de treize ans du ressort de l'administration pénitentiaire, laquelle relève désormais du ministère de la justice et plus de celui de l'intérieur.

Au lendemain de la grande guerre, l'implication des pouvoirs publics se renforce et se substitue aux initiatives privées dans la gestion des établissements. Le manque de moyens, de volonté politique, la persistance d'un courant de pensée essentiellement répressif, ne modifient toutefois pas fondamentalement ces lieux. En 1927, les colonies pénitentiaires deviennent officiellement des "
maisons d'éducation surveillée" pour les garçons, des "écoles de préservation" pour les filles, les surveillants des "moniteurs" et les colons, des "pupilles". Rien n'y fait, journalistes et grand public continuent de parler de "bagnes d'enfants".
Il faut dire que la surveillance des colons est confiée à des individus rarement, mal ou pas du tout formés. La dimension répressive ou militaire prend le pas sur toute autre considération dans la prise en charge des enfants. En 1938 encore, "le caractère militaire  des surveillants des établissements pour mineurs est réaffirmé avec le port d'un uniforme ressemblant à celui des officiers et sous-officiers." (source J p 606) A Belle-Ile-en-mer par exemple, le premier directeur est un ancien capitaine de marine et le gardien-chef un ancien sous-officier de l'armée. La brutalité des gardiens à l'égard des mineurs provoque parfois des révoltes de grande ampleur, comme dans la colonie de Belle-Ile, en août 1934.

* Belle-Ile.
Caractéristique des îles prisons, Belle Ile est au départ une forteresse. Convertie en prison pour les révoltés de juin 1848, elle devient ensuite un lieu de transit pour les communards en partance pour la Nouvelle Calédonie. Le 29 mai 1880, une décision ministérielle institue une colonie pénitentiaire dans les bâtiments qui abritaient jusque là la prison politique. En 1890, on compte déjà une centaine de colons. En 1897, ce sont quatre cent quarante enfants de huit à vingt ans qui sont détenus à Belle-Île.
Du fait de son insularité, la colonie est tout d’abord maritime, même si une section agricole est présente dès sa fondation. «Les enfants y reçoivent une formation pour devenir mousse ou marin, au sein de quatre ateliers : matelotage et timonerie, voilerie et filets, garniture, corderie.» A partir de 1900, les mineurs apprennent également à mettre des poissons en conserve dans une sardinerie située dans le voisinage de la colonie. (source I) Le fonctionnement de l'établissement consterne Louis Roubaud, lors de sa visite en 1924. Dans un reportage intitulé les enfants de Caïn, le journaliste du Quotidien de Paris, conclut son enquête en ces termes : «Tous ces fonctionnaires - et les mieux intentionnés - sont impuissants devant un système entièrement faux. Les enfants sont directement confiés à des surveillants à peu près illettrés. Toute la connaissance professionnelle de ces gardiens est de savoir fermer une porte ou “passer à tabac” les mauvaises têtes. Ils ont l’esprit et appliquent la discipline militaire. Les pupilles sont pour eux des bêtes fauves qu’il faut dompter en se gardant des morsures. […] Je sais bien que les mots “maisons correctionnelles” ont été effacés sur les portes. Il faut maintenant raser les murs.» « Ces écoles professionnelles sont tout simplement l’école du bagne ». (source M)

Carte postale de la colonie pénitentiaire Haute-Boulogne de Belle-Ile. [Public domain]


Le 27 août 1934, lors du repas du soir, un des jeunes pupilles commence son dîner par un morceau de fromage, plutôt que d'attendre la soupe. Les gardiens lui tombent dessus. L'absurdité de la sanction, combinée à la chaleur estivale, provoquent une émeute. 55 enfants et adolescents parviennent à s'évader du site. Comme il est d'usage, le directeur fait alors appel à la population et aux touristes afin d'aider la police et l'administration à récupérer les fuyards, "avec promesse d'une récompense de 20 francs pour chacun d'entre eux capturé puis remis aux autorités." (source A p 366) Un gendarme interrogé par Alexis Danan, journaliste à Paris Soir, raconte: "En un instant, toute l’île fut alertée. Des autos sillonnèrent les routes, des touristes tirèrent des coups de revolver en l’air ; en un seul endroit nous en prîmes trente qui étaient serrés les uns contre les autres, tremblants de peur et qui se rendirent sans résistance." Dans L'épée du scandale (1961), son autobiographie, Danan se souvient:"les chasseurs de crabes aux mollets velus se muèrent en chasseur d'enfants. Les femmes elle-mêmes retroussèrent leur cotillon et montrèrent ce qu'elles valent au service de l'ordre. Ce fut une joyeuse compétition. On comparait, à la table d'hôte, les bilans. Certains avaient gagné jusqu'à deux cents francs."

La nouvelle de la mutinerie se répand rapidement dans les autres établissements de France, suscitant de nombreux incidents. Au bout du compte, la brutalité de la répression, totalement disproportionnée, scandalise l'opinion publique. "L'enthousiasme mis par «les honnêtes gens» à cette «chasse à l'enfant» provoque une violente campagne de presse avec dénonciation des colonies pénitentiaires pour mineurs." (source J p 604) Elle inspire à Jacques Prévert (dont l'oncle est passé par là) un célèbre poème. (2)

* "Bandit! Voyou!, Voleur! Chenapan!"
 La Chasse à l'enfant se trouve dans un recueil poétique intitulé Paroles. Publié en mai 1946, il comprend des poèmes écrits entre 1930 et 1944. Prévert entend y détruire le langage poétique traditionnel pour créer une poésie nouvelle. Cette subversion esthétique a un prolongement politique tant il apparaît nécessaire au poète de contester et renverser l'ordre établi. Dans son recueil, Prévert cherche à retrouver la "démarche sensible rayonnante de l'enfance", à regarder de nouveau le monde avec le regard  à la fois naïf, iconoclaste et émerveillé de l'enfant. De nombreux passages du poème ici présenté renvoient ainsi à la structure et la syntaxe des récits enfantins.

"
Au-dessus de l'île on voit des oiseaux / Tout autour de l'île il y a de l'eau." (v.2-3) Les deux vers encadrent le poème comme l'eau entoure l'île dont les enfants ne peuvent s'échapper, bien qu'"île" et "oiseaux", relèvent habituellement du topos de la liberté. 
Le poète s'interroge à voix haute. Ce recours à la polyphonie lui permet d'insister sur la violence d'une scène à laquelle il semble assister. "Qu'est-ce que ces hurlements?" (v.5), "Quels sont ces éclairs, ces bruits?" (v.24) L'angoisse est palpable. "Rejoindras-tu le continent rejoindras-tu le continent!"(v.34)

Dans son poème, Prévert oppose les représentants de "l'ordre établi" aux jeunes évadés.

Les "honnêtes gens" ne s'expriment qu'en poussant des cris inarticulés. Dans leurs bouches, "Bandit! Voyou! Voleur! Chenapan!" (v1, 4, 6, 12, 18, 27, 30) revient à 7 reprises ce qui témoigne d'un véritable acharnement. La "meute des honnêtes gens" considère les enfants comme des proies. Le zèle et l'acharnement transforment les tenants de l'ordre établi en" meute", incapable de s'exprimer autrement que par des "hurlements" (v.5). Du point de vue du chasseur, l'enfant  est identifié à une "bête traquée" (v. 14), "il galope" (v.15). Il cherche à recouvrer la liberté: "Maintenant il s'est sauvé" (v. 13)
Ainsi, l'animalisation n'est pas où on la croit. (3) "La meute des honnêtes gens" (v. 7) dont parle le poète relève de l'oxymore: l'adjectif "honnête" marque la civilisation quand "la meute" donne l'impression d'une animalisation. De fait, les chasseurs agissent avec une cruauté et un acharnement dignes des bêtes sauvages qu'elles finissent par devenir. "Il galope toute la nuit / Et tous galopent après lui" (v. 15-16).
Le champ lexical de la violence est omniprésent: "brisé les dents", "rage", fusils", "tire". Le poète souligne la disproportion entre le ras le bol enfantin et la sauvagerie de la réaction des surveillants: "Il avait dit J’en ai assez de la maison de redressement / Et les gardiens à coups de clefs lui avaient brisé les dents" (v.10).
Prévert use du champ lexical de la chasse. L'enfant est une proie, une "bête traquée". "C'est un enfant qui s'enfuit / On tire sur lui" (v.26). Le pronom indéfini montre qu'il s'agit d'un chasseur anonyme, garant de la loi et de l'ordre. Paradoxalement, "pour chasser l’enfant pas besoin de permis" (v.21). D'ailleurs, pour assouvir leur violence, "tous les braves gens s’y sont mis" (v.22). Et lorsque la poursuite ne donne rien, "tous ces messieurs sur le rivage / Sont bredouilles et verts de rage" (v.29).
 Indigné, Prévert énumère les groupes sociaux qui se livrent à la chasse. L'ironie affleure. Les "braves gens", les "messieurs", "les gendarmes, les touristes, les rentiers, les artistes" (v.17), tous ces "honnêtes gens" s'adonnent à la "chasse à l'enfant".

Le poème de Prévert est dédicacé à Marianne Oswald. (4) Née en 1901 à Sarreguemines, pendant la première annexion allemande, cette dernière entame dans les années 1920 une carrière de chanteuse à Berlin. Poussée à l'exil par la montée du nazisme et de l'antisémitisme, elle quitte l'Allemagne dès 1931. Avec cette dédicace, Prévert place son poème dans la lutte contre la persécution. La forme libre et musicale du poème pousse Oswald à l'interpréter en chanson en octobre 1936, sur une musique de Joseph Kosma. (5)

* La fin des "bagnes pour enfants".
Au lendemain du scandale de Belle-Ile, les initiatives du Comité de lutte contre les bagnes d'enfants prônent une profonde réforme de la justice des mineurs. Le ministère de la Justice ne suit pas ces recommandations, se contentant de supprimer la "correction paternelle" instituée au XIX°siècle et de  dépénaliser le vagabondage des mineurs par un décret-loi d'octobre 1935.
Les reportages d'Alexis Danan pour Paris Soir, dont le tirage atteint le million d'exemplaires, ont en revanche un retentissement considérable. Le grand journaliste s'indigne du sort horrible infligé aux mineurs délinquants et prend l'opinion à témoin.  (6) Il met en particulier en cause la colonie de Mettray dont il parvient à obtenir la fermeture en 1937. La colonie de Belle-Ile poursuit son existence. Évacuée au cours de la Seconde guerre mondiale, elle reçoit en 1945 les mineurs engagés dans la milice au cours du conflit.

Il faut véritablement attendre la fin de la guerre avec les ordonnances de 1945 pour que soient apportées des modifications substantielles à l'organisation de l'administration centrale en matière de protection de la jeunesse. L'ordonnance du 2 février 1945 proclame la prééminence de l'éducatif sur le répressif. Un corps de magistrats spécialisés, les juges des enfants, est établi à raison d'un par tribunal. Par l'ordonnance du 1er septembre 1945, le service de l’Éducation surveillée devient une direction autonome au sein du ministère de la Justice et ne dépend donc plus de l'Administration pénitentiaire. Dans le même temps, 6 Institutions Publiques d’Éducation Surveillée voient le jour, parmi lesquelles Belle-Ile-en-Mer. Le régime de l'établissement est assoupli, l'éducatif supplantant le répressif. En 1975, l'IPES devient une "maison d'éducation surveillée", qui ferme  ses portes deux ans plus tard.




La chasse à l'enfant
A Marianne Oswald

Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Au-dessus de l’île on voit des oiseaux
Tout autour de l’île il y a de l’eau
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Qu’est-ce que c’est que ces hurlements
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant
Il avait dit J’en ai assez de la maison de
redressement
Et les gardiens à coups de clefs lui avaient
brisé les dents
Et puis ils l’avaient laissé étendu sur le ciment
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Maintenant il s’est sauvé
Et comme une bête traquée
Il galope toute la nuit
Et tous galopent après lui
Les gendarmes les touristes les rentiers les
artistes
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
C’est la meute des honnêtes gens
Qui fait la chasse à l’enfant
Pour chasser l’enfant pas besoin de permis
Tous les braves gens s’y sont mis
Qu’est-ce qui nage dans la nuit
Quels sont ces éclairs ces bruits
C’est un enfant qui s’enfuit
On tire sur lui à coups de fusil
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Tous ces messieurs sur le rivage
Sont bredouilles et verts de rage
Bandit ! Voyou ! Voleur ! Chenapan !
Rejoindras-tu le continent rejoindras-tu le
continent !
Au-dessus de l’île on voit des oiseaux
Tout autour de l’île il y a de l’eau

Notes:
1. La loi des 25 septembre-6 octobre 1791 fixe l'âge de la minorité pénale à 16 ans et instaure le principe de "discernement". 
2.  Écrivains, poètes et cinéastes relaient la charge contre la violence de ces institutions dites de justice. Les colonies constituent d'ailleurs une source d'inspiration évidente pour ceux qui les ont fréquentés, contraints et forcés. Dans L'Enfant criminel (1949), Jean Genet écrit:" Si écrire veut dire éprouver des émotions ou des sentiments si forts que toute une vie sera dessinée par eux, s'ils sont si forts que seule leur description, leur évocation ou leur analyse pourra réellement vous en rendre compte, alors oui, c'est à Mettray et à quinze ans que j'ai commencé à écrire.
En 1954, Gilbert Cesbron publie Chiens perdus sans collier où, pour la première fois, un juge des enfants devient le héros de roman. Le film tiré du roman sort l'année suivante avec Jean Gabin dans le rôle principal.  Dans Les Quatre Cents coups (1959), François Truffaut évoque ses souvenirs du centre d'observation des délinquants mineurs de Villejuif qu'il connut quelques semaines.
En 2003, dans Une enfance en enfer, Jean Fayard revient sur son séjour à l'institut pédagogique d'éducation surveillée de Belle-Ile. On y voit que la violence y perdure bien après la révolte de 1934. 
3. Cette animalisation des enfants n'a rien de nouveau. Platon déjà affirmait que "l'enfant est une bête rusée, astucieuse, la plus insolente de toutes. Aussi doit-on la lier de multiples brides..." Saint Augustin conseille quant à lui de tenir les enfants "fermement en laisse." Il faut brider la bête rusée. 
4. A Paris, "elle introduit dans la chanson française des techniques propres à l'expressionnisme allemand. Elle séduit par sa diction très particulière, son « parlé-chanté » brechtien, un accent dialectal de l'est mosellan, sa voix tour à tour brute et tendre." (source G)
5. En 1937, Jacques Prévert tire également de son poème un scénario pour Marcel Carné en vue de réaliser un film dont la première mouture devait s’appeler L’île des enfants perdus. La censure empêche le projet de voir le jour. Une seconde version, rebaptisée La fleur de l'âge, n'aboutit pas plus en raison d'une succession d'incidents techniques. 
6. Né à Constantine en 1890, Alexis Danan se consacre au journalisme lorsqu'il s'installe à Paris. "La perte d'un enfant âgé de 5 ans lui donne une sensibilité exacerbée au sort des plus jeunes qui le mène à s'intéresser non seulement à la médecine infantile (...) mais, plus globalement, à tout ce qui touche à l'enfance." Adepte du grand reportage, "il ne veut pas seulement dénoncer, il veut combattre pour des améliorations en profondeur. 
Fin 1926, il publie une série de reportage sur "les enfants des taudis", puis sur l'enfance anormale sous le titre Mauvaise graine. A l'occasion d'un reportage en Guyane, il constate l'importance du nombre de forçats passés par les colonies agricoles pénitentiaires. Dès lors, il part en guerre contre "les pénitenciers d'enfants".


Sources:
A. Michel Pierre: "Le Temps des bagnes, Perrin, 2017.
B. Le temps d'un bivouac: "A la découverte des redoutables îles prisons" avec l'historien Michel Pierre. 
C. La marche de l'histoire: "L'incarcération des jeunes: les colonies pénitentiaires au XIX° siècle" avec Frédéric Chauvaud.
D. La marche du monde: "Au bagne les enfants"
E. Une explication de texte du poème. 
F. une lecture analytique du poème de Prévert.
G. La page wikipédia consacrée à Marianne Oswald et à la Chasse à l'enfant.  
H. Ciné qui chante: "Prévert and Co
I. Camille Burette et Jean-Claude Vimont: "Les colonies pénitentiaires pour mineurs: des «bagnes» pour enfants. L'exemple de Belle-Ile-en-Mer (1880-1977)".
J. Michelle Zancarini-Fournel: "Les luttes et les rêves. Une histoire populaire de la France de 1865 à nos jours", La Découverte, 2016. 
K. Jean-Jacques Yvorel, « L’enfermement des mineurs de justice au XIXème siècle, d’après le compte général de la justice criminelle », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », Numéro 7 | 2005.
L. Savoirs d'Histoire:"La chasse à l'enfant de Belle-Île-en-Mer".
M. "Mathias Gardet, « Ker Goat/Belle-Île : deux centres mythiques », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière » [En ligne], Numéro 4 | 2002.

Liens:

- Histoire de la protection judiciaire de la jeunesse.
- Le scandale de Mettray par Frédéric Chauvaud.
-La colonie agricole et pénitentiaire de Mettray par Stéphanie Desroche. 
- Alexis Danan.