La défaite contre la Prusse en 1870 et la perte de l'Alsace-Lorraine nourrissent un puissant courant nationaliste, constamment entretenu au sein de l'armée et de l'école. La chanson n'est pas en reste comme le prouve l'abondante production de titres chauvins et revanchards. En 1872, Paul Déroulède, fondateur de la Ligue des Patriotes, écrit "le Clairon", une exaltation de la bravoure du soldat français. A la même époque, Amiati enflamme les café-concerts avec des morceaux incitant à tourner les regards vers la ligne bleue des Vosges. Il faut récupérer les provinces perdues comme le suggère "Alsace et Lorraine". La reconquête sera militaire, or face à une Allemagne beaucoup plus peuplée, les courants natalistes incitent les femmes françaises à procréer. A contre courant, le chansonnier Montéhus les invitent à refuser d'enfanter. "La grève des mères", chanson de 1905 ici interprétée par les Amis de ta femme, est un puissant brûlot pacifiste qui vaudra à son auteur deux mois de prison ferme pour "visée abortive", peine remplacée en appel par une lourde amende.
Léon Pousthomis (1881-1916), Public domain, via Wikimedia Commons |
En 1891, Eloi Ouvrard obtient l'autorisation du ministère de la Guerre de se produire sur scène en uniforme de soldat. Bien vite imité par des artistes populaires comme Polin ou Bach, il lance ainsi le comique troupier. Le répertoire, plein de sous-entendus grivois, décrit le quotidien du militaire. Dans "Avec Bidasse", Bach vante la chaude fraternité au sein du régiment. "Avec l'ami Bidasse / On ne se quitte jamais / Attendu qu'on est / Tous deux natifs d'Arras / Chef-lieu du Pas -de-Calais". Le même Bach chante Vive le pinard : « Le pinard, c’est de la vinasse/ Ça réchauff’ là ousse que ça passe/ Vas-y bidasse, remplis mon quart [gobelet, tasse]/ Viv’le pinard ! Vive le pinard ! » Dans une scène du "Vieil homme et l'enfant", Michel Simon entonne le célèbre couplet.
En août 1914, à la veille de l'entrée dans le premier conflit mondial, la musique est pratiquée collectivement au sein de fanfares, harmonies ou de sociétés orphéoniques. Les interprètes se produisent dans des goguettes, des cabarets et des café-concerts. La chanson est alors un media incontournable et un phénomène de société, qui transmet des informations, en phase ou en décalage avec l'opinion publique. Petits formats, feuillets et partitions assurent la diffusion de chansons de plus en plus disponibles sur disques 78 tours.
L'entrée en guerre balaie les espoirs des pacifistes. Même Montéhus se range sous la bannière des va-t-en-guerre. Sur l'air "d'auprès de ma blonde", il écrit le belliqueux "Chasse aux barbares". "Pour chasser les barbares / Français sans peur debout / Ne versons pas de larmes / Fièr'ment prenons les armes." Vincent Scotto commet "Les boches c'est comme des rats" (1916) "Les boches, c'est comme des rats / Plus on en tue et plus y'en a!"
Le chant occupe une place importante dans la vie du soldat. Il rompt la monotonie des longues marches, soude les hommes, égaie les moments de répit dans les lignes arrières, permet d'honorer les camarades tombés sous la mitraille. Les poilus s'approprient les chansons à la mode, adaptant sur leurs mélodies des paroles de circonstance, grivoises ou sinistres. Diffusées en petits formats ou recopiées à la main, elles circulent tant bien que mal le long de la ligne de front. Faute d'instruments à disposition, hormis quelques harmonicas, les musiciens en fabriquent avec les matériaux glanés de ci de là.
La guerre déclarée, la chanson est enrôlée dans l'effort de guerre, s'intégrant dans le dispositif de propagande. Les autorités surveillent de près la production chansonnière, afin d'empêcher l'émergence de toute voix dissidente, contestatrice, ou simplement critique. Ainsi, les chansons font l'objet d'une censure préalable de la part des services de police. Il convient au contraire de mettre en avant les morceaux belliqueux et édifiants, susceptibles de galvaniser les troupes. Dans cette veine patriotarde, Bérard interprète en 1916 "Verdun, on ne passe pas". "Les ennemis s'avancent avec rage, (...) / Semant la mort partout sur son passage, / Ivres de bruit, de carnage et de sang; / Ils vont passer... quand relevant la tête, / Un officier dans un suprême effort, / Quoique mourant, crie: A la baïonnette / Hardi les gars, debout, debout les morts!"
Certains s'épanouissent dans cette veine guerrière à l'instar de Théodore Botrel. Détournant "la Petite Tonkinoise", "Ma p'tite mimi" est un chant d'amour, non à sa bien aimée, mais à sa mitrailleuse... Et c'est très chaud. Au bord de l'orgasme, il chante: "Plein d'adresse / Je la graisse / Je l'astique et la polis / De sa culasse jolie / A sa p'tite gueu-gueule chérie". A quatre vingts ans de distance, l'interprétation qu'en donne Pierre Desproges permet de souligner le ridicule des paroles.
Soucieux du moral des troupes, l'état-major autorise les orchestres de régiments à donner quelques concerts à partir de l'été 1915. Sans surprise, les morceaux légers ont plus de succès que les musiques militaires. A partir de 1916, les airs du caf'conc' et du music-hall se diffusent au front grâce au théâtre des armées, des spectacles itinérants où se produisent les artistes venus de l'arrière. A l'invitation de l'état-major, les vedettes se produisent pour les soldats. Bach y triomphe avec "Quand Madelon", une chanson joyeuse et légère qui n'avait pourtant guère séduit les civils avant guerre. Il faut dire que la misère affective et sexuelle endurée par les soldats au front n'en rend que plus désirable la Madelon, une serveuse d'auberge amicale et peu farouche.
Sur un timbre, un air connu et apprécié, les poilus écrivent des paroles sur la rude réalité de la vie des tranchées. Pour échapper aux foudres de la censure et aux représailles, les auteurs se gardent bien de signer leur création. Parmi les morceaux les plus marquants, on peut citer "Dans les tranchées de Lagny", morceau écrit en 1915 par un ou des poilus anonymes sur l'air de "Sous les ponts de Paris". Il est ici interprété par Francis Lemarque. "Aux abords de Lagny Lorsque descend la nuit / Dans les boyaux on s'défile en cachette, / Car la mitraille nous fait baisser la tête. / Si parfois un obus / Fait tomber un poilu / Près du cimetière on dérobe ses débris / Aux abords de Lagny."
Tout message anti-militariste est bien sûr prohibé et ne peut s'épanouir que sous couvert d'anonymat. C'est le cas de "la chanson de Craonne", un morceau antimilitariste, au message hautement subversif, plaqué sur la mélodie et la métrique de "Bonsoir M'amour" , un succès de Charles Sablon.
Le texte est le fruit d'une élaboration lente, modifié au gré des événements. Apprise par cœur, transmise oralement, la chanson se diffuse clandestinement
et circule pendant plusieurs mois d'un secteur à l'autre du front, sous différentes versions et appellations:"La chanson de Lorette", "La chanson des sacrifiés", "La vie des tranchées". Il faut attendre 1917 pour que le texte se stabilise. La chanson est truffée de référence au quotidien des soldats. Le premier couplet insiste sur le rôle crucial du poilu contraint de remonter en première ligne. Le refrain témoigne du désespoir de soldats convaincus d'être sacrifiés pour une cause qui les dépasse. "C'est à Craonne, sur le plateau, qu'on doit laisser sa peau / Car nous sommes tous condamnés, / C'est nous les sacrifiés." Le deuxième couplet fustige les "embusqués", ces "gros qui font la foire", échappant au conflit et se pavanant sur les "boulevards". Les paroles opposent les riches aux simples soldats. "Ceux qu'ont le pognon, ceux là r'viendront", tandis que les troufions s'entretuent. La
chanson se termine sur une vision subversive. Le poilu menace
de cesser les combats, de se mettre en grève et d'inverser les rôles. "Ce sera votre tour, messieurs les gros / de monter sur le plateau / car si vous voulez faire la guerre / payez-là de votre peau." Exutoire de la lassitude et de la révolte des combattants, la chanson finit par être associée aux mutineries affectant une partie des régiments de l'armée française lors de l'offensive du Chemin des Dames, au printemps 1917. Pourtant, des versions de la chanson circulaient avant l'épisode. Quoi qu'il en soit, la "Chanson de Craonne" se répand dans les tranchées. On l'entonne en catimini, loin des oreilles des officiers. Son contenu explosif limite sa diffusion à la zone du front. Enregistrée pour la première fois en 1952, elle trouve de nos jours un grand écho car son contenu correspond à ce que nous évoque en premier lieu la Première guerre mondiale: un conflit au cours duquel la vie humaine du simple soldat ne semble avoir aucune valeur.
"Non, non, plus de combats", chanson écrite par un auteur anonyme au cours de l'année 1917, revêt une forte connotation antimilitariste. Les paroles assimilent la guerre à une "grande boucherie". L'auteur insiste sur le contraste entre la vie d'avant, celle de l'usine, juste et heureuse, et celle des tranchées, opposant les outils de l'ouvrier qui créent aux fusils qui tuent. "Les canons, les fusils, les baïonnettes,
/ Ce ne sont pas des outils d’ouvrier, / Ils en ont, mais ceux-là sont honnêtes / Et de plus ne sont pas meurtriers. / L’acier d’un couteau de charrue / Vaut mieux que celui d’un Lebel, / L’un produit tandis que l’autre tue, / L’un est utile et l’autre criminel"
Avec l'entrée en guerre des États-Unis en 1917 déferlent, non seulement des troupes fraîches et bien équipées, mais aussi des musiques nouvelles, en particulier le ragtime, ce genre précurseur du jazz. L'orchestre dirigé par James Reese Europe, composé d'une soixantaine de musiciens de Harlem et Porto Rico, subjugue l'auditoire. Il interprète ici un "Memphis blues" plein de swing.
La victoire s'accompagne du du retour en force de la chanson cocardière. Dès 1918, Bérard s'interroge "Qui a gagné la guerre?" Pour lui, la réponse ne fait aucun doute. "C’est le Poilu, soldat de France / Qui, sans peur, marchait au combat / Bravant la lutte et la souffrance / Le Poilu était toujours là ! / Le sac au dos, couvert de terre / Oui, c’est lui qui fit nos succès / C’est lui qui l’a gagnée, la guerre, / Le Poilu, le soldat français !"
Qui se sent morveux se mouche. Guéri de son prurit belliqueux, Montéhus écrit en 1922 la "Butte Rouge". L'auteur compare l'âpreté des combats avec la frivolité et la douceur de vivre dont jouissent ceux qui se la coulent douce à l'arrière, avant d'opposer le bonheur de la paix retrouvée au souvenir des poilus morts au combat. En renouant avec sa fibre socialisante, Montéhus livre un vibrant plaidoyer contre la guerre.
{ce billet est aussi à écouter en version podcast }
Sources:
- "La fleur au fusil: 14-18 en chansons" [émission de Bertrand Dicale diffusée sur France Info]
- "Carnet de chants 1914-1918" [émission de Bertrand Dicale diffusée sur France Inter]
- "1914-1918: la chanson dans la grande guerre" [L'influx]
- "Les musiciens dans la grande guerre" [Jukebox sur France Culture]
- MUREZ Jean-Baptiste, « La Grande Guerre en chansons », Inflexions, 2014/3 (N° 27), p. 185-192