dimanche 23 juin 2024

Quand rap et reggae font tomber Christophe Colomb de son piédestal.

Christophe Colomb est une figure récurrente dans les morceaux de reggae roots ou le rap, dans lesquels il apparaît, la plupart du temps, comme un anti-héros. Les artistes s'emploient ainsi à déconstruire l'image du découvreur. (1) Leurs textes proposent un point de vue postcolonial diamétralement opposé à celui véhiculé en Occident pendant des décennies. Depuis des années, en Amérique et particulier aux Caraïbes, le navigateur gênois est une figure très critiquée, l'incarnation de la colonisation, de l'exploitation et de l'extermination des peuples autochtones. Voilà qui va nous permettre de nous intéresser aux transformations de la figure de Colomb au fil des siècles et des lieux.


Souffrance : "Mauvaises nouvelles" "Cache ton billet, cache ton oseille, cache ton pognon / J'amène de très mauvaises nouvelles comme Christophe Colomb."

Originaire de Gênes, Christophe Colomb naît en 1451. Marin, il navigue pour le compte de compagnies commerciales. Bientôt, il ambitionne de rejoindre l'Asie par la voie maritime de l'Ouest. Econduit par les Portugais, il parvient à convaincre le roi et la reine d'Espagne de financer une expédition maritime ambitieuse. Sa représentation du globe terrestre, beaucoup plus restreint qu'il ne l'est en réalité, repose sur un calcul erroné qui lui fait considérer Cipango, le Japon actuel, et Catay, la Chine, comme proches. Il cherche à atteindre ces contrées, car on prétend que les maisons y sont recouvertes d'or; une manne providentielle pour les rois catholiques, toujours désireux de poursuivre la croisade, après la capitulation de Grenade et l'expulsion des Juifs des royaumes espagnols. Avec les richesses espérées, le projet de libérer Jérusalem, semble à portée de main pour Colomb et les monarques hispaniques. Il apparaît donc très tentant de trouver une route directe pour se procurer des épices, en court-circuitant les intermédiaires asiatiques, mais aussi, par la même occasion, pour convertir les souverains locaux. Enfin cela permettrait de prendre à revers les puissances musulmanes, et notamment l'empire ottoman, qui a tendance à faire de la Méditerranée orientale sa chasse gardée. 

Sebastiano del Piombo, Public domain, via Wikimedia Commons

Colomb croit être celui que Dieu a choisi pour trouver l'or. Foi et cupidité se mêlent dans ce rêve messianique qui justifie dans son esprit que tous ceux qu'ils croisent se plient à la volonté divine. En 1994, dans le morceau "People's court part II", Mutabaruka, un des grands représentants de la dub poetry (2), reproche au contraire l'instrumentalisation de la religion pour justifier les atrocités perpétrées. Le morceau décrit le procès in absentia de Colomb et ses épigones. En tant que procureur, le dub poet condamne ceux qu'il tient pour responsables de la propagation de la suprématie blanche, du christianisme et du capitalisme. En dressant le portrait d'un anti-héros, raciste, mauvais, hypocrite, Mutabaruka s'emploie à expulser Colomb de l'imaginaire collectif populaire. Il déclame : "Avec ta doctrine de civilisation des "sauvages", tu as appris aux Noirs à prier les yeux fermés. Quand ils les rouvrirent, tu avais leurs terres et ils avaient la Bible. Avec la Bible et le pistolet, tu as volé, violé, assassiné. Au nom de Jésus, vous avez divisé les Noirs en groupes, les poussant à se méfier les uns des autres. La première accusation est pour avoir induit les Noirs en erreur dans leur daltonisme. / Il y a des Noirs qui adorent tout ce qui est blanc."

Colomb convainc donc le roi et la reine d'Espagne de financer l'expédition. Elevé au rang d'amiral de la mer océane, le Gênois prend la tête des opérations. Deux caravelles, la Pinta et la Nina,  une nef, la Santa Maria, s'élancent du port andalou de Palos, le 3 août 1492. Après une escale aux îles Canaries, les navires maintiennent le cap à l'Ouest. Les jours passent, les provisions s'amenuisent, mais toujours aucune terre à l'horizon. La mutinerie guette. Finalement, le 12 octobre, les bateaux atteignent une île habitée, que les Indiens nomment Guanahani, et que Colomb s'empresse de baptiser San Salvador, en hommage au Christ sauveur. Dans les jours qui suivent, l'expédition poursuit sa route, mettant le pied à Cuba et Saint-Domingue (Hispaniola). Il y fonde une première ville (la Navidad) et laisse une petite garnison, qu'il retrouvera massacrée lors de son second voyage.

Ce dernier a lieu en 1494. Christophe Colomb débarque dans la baie de Sainte-Anne, dans ce qui est aujourd’hui la Jamaïque. Les populations autochtones – Arawaks ou Taïnos - sont rapidement exterminées. En 1655, les Espagnols sont finalement chassés par les Britanniques. Une société esclavagiste basée sur la culture de la canne à sucre se met en place, avec un système d’exploitation particulièrement dur, dans lequel l’espérance de vie moyenne est de 8 ans. Cette mortalité implique un approvisionnement constant en esclaves africains. Entre le XV° et le XIX° siècles, la Jamaïque devient ainsi une des principales têtes de pont de la traite négrière atlantique. Environ un million d’esclaves y auraient été débarqués, faisant de l’île une des colonies de plantation les plus lucratives des Caraïbes. Super Cat, un des précurseurs du dancehall, enregistre "Christopher Columbus"en 1985. Il y livre la description factuelle de l'arrivée de Colomb en Jamaïque. "La Jamaïque entourée par l'eau des Caraïbes / L'Indien Arawak était là / Puis les Espagnols, les Anglais et bien d'autres suivirent. / Je vois Christophe Colomb, le fondateur. / Né et grandi en Italie, à Gênes / Fils de tisserand / Devenu marin, oui il a voyagé pour l'Espagne / Pour le roi Ferdinand et la reine Isabelle / Il a navigué sur la Nina, la Pinta, la Santa Maria / avec 200 hommes armés comme des soldats". 

Colomb participe encore à deux autres voyages, qui ont lieu en 1498 et 1502. Ils lui permettent d'explorer de nouveaux espaces, de mettre pied sur de nouvelles îles caribéennes, mais aussi sur le continent américain. Il se convainc que les Indiens doivent être réduits à l'obéissance et au travail, par tous les moyens. Ainsi, il use de la plus grande violence à l'encontre de ceux qui rechignent. Le travail forcé est en germe. Les massacres succèdent aux massacres, tandis que de vives dissensions entre colons virent à la guerre civile. 

The original uploader was Stefan Kühn at German Wikipedia., Public domain  
 

Dans son Journal de bord, le navigateur présente ces nouvelles terres comme une sorte de paradis terrestre, et envisage d'emblée ses habitants comme une main d'œuvre servile potentielle, affirmant qu'ils sont "faits pour être commandés". Par ailleurs, il remarque des petits morceaux d'or accrochés aux nez des Amérindiens, ce qui attise sa convoitise. Colomb, qui se persuade de la survenue de l'Apocalypse, perpétue les massacres et sévices à l'encontre d'Indiens, qu'il refuse de voir échapper à l'évangélisation et à la volonté divine. Cette polarisation eschatologique justifie à ses yeux le déchaînement de la violence. 

Tonton David : "Peuple du monde" "On vous dira haut et fort que le pape est un imposteur / Que Christophe Colomb n'était qu'un menteur / Que le respect des personnes âgées doit être de rigueur / Que devant notre père faut être à la hauteur"

Dès le XVI° siècle, l'image de Colomb apparaît écornée. Arrogant, brutal, cruel, le Génois est très vite perçu comme un personnage ambigu, mue par une ambition démesurée et une cupidité jamais rassasiée. Tant et si bien qu'à l'issue de son troisième voyage, il est ramené en Espagne à fond de cale, enchaîné et démis de ses fonctions pour avoir pendu des Espagnols en place puublique à Saint Domingue. D'aucuns l'accusent d'oppression des Indiens, de massacres, de violences, de cupidité, d'une ambition allant à l'encontre des intérêts des rois catholiques. (3) Lors de la controverse de Valladolid, en 1550-1551, Bartolomé de Las Casas décrit par le menu les massacres perpétrés par les conquistadors, dont il pourfend la cruauté. Plutôt favorable au Génois, il estime que les Espagnols ont perverti le projet divin initial qui s'incarnait en Colomb. Pour Sepulveda, les Indiens doivent être traités comme des bêtes, réduits en servitude pour qu'ils soient amenés, progressivement, à un niveau humain plus élevé. Peter Tosh convoque à son tour les juges (« Here comes the judge »). Au banc des accusés figurent rien moins que  Colomb, Francis Drake, Las Casas, Vasco de Gama, Alexandre le Grand. Dans son réquisitoire, le chanteur/procureur déclare "Vous êtes accusé : du vol et de viol de l'Afrique, dont vous avez déporté les habitants, du lavage de cerveaux, réduction en captivité pendant plus de 300 ans de ses habitants, d'avoir tué plus de 50 millions de Noirs sans raison et de leur avoir inculqué la détestation d'eux-mêmes". Le verdict est sans appel : une pendaison par la langue, jugée trop pendue, elle aussi.

 Aux XVIIème et XVIIIème siècles, la figure de Colomb tombe relativement dans l'oubli, jusqu'à ce que la jeune République des Etats-Unis, soucieuse de se démarquer de l'ancienne métropole britannique, fasse du navigateur une sorte de "père fondateur", dont la mémoire est célébrée lors du Columbus day (un jour férié célébré le deuxième lundi d'octobre). Au XIXème, il est enrôlé dans le cadre de la construction du nationalisme. Les poètes romantiques, Hugo, Nerval, Lamartine, voient en lui un aventurier libre de toute contrainte, une sorte de poète. A l'heure de la colonisation galopante, les écrits de Colomb sont utilisés pour accréditer la prétendue supériorité européenne. Pour Jules Michelet, le Gênois se trouve au carrefour de la croyance et de la liberté. Le catholicisme, qui envisage un temps sa béatification, exalte la sainteté de Colomb. La papauté freine cependant le processus de canonisation, moins en raison des violences perpétrées contre les Indiens, que parce qu'il a abandonné femme et enfants pour vivre en concubinage. Jules Verne en fait un inventeur, précurseur des sciences modernes. En 1893, José Maria de Heredia consacre "Les conquérants", un poème à la gloire de Colomb et ses hommes.  Au début du XXème siècle, en Occident, le Gênois continue souvent à être célébré comme une incarnation du courage, de la lucidité, de la prémonition, celui qui désenclave le monde, sorte de fondateur de la modernité. 

Sheila : "Les rois mages" "Comme les Rois Mages en Galilée / Suivaient des yeux l´étoile du Berger / Comme Christophe Colomb et ses trois caravelles / Ont suivi le soleil avec obstination"

Le travail des historiens nuance ou contredit déjà largement ce portrait. En Amérique latine et dans les Caraïbes, la mémoire de Colomb devient très négative. Les années 1990 constituent une décennie de bascule. En 1992, la célébration du 500ème anniversaire de la "découverte" des Amériques dans plusieurs pays européens provoque de vives réactions, d'autant que le sous-titre présente l'événement comme "la rencontre des deux mondes". Dans Commis d'office, Booba insiste au contraire sur le cataclysme qu'a entraîné le débarquement de Colomb aux Antilles, un traumatisme qui dure encore. "400 ans, c'est trop long / C'est pas la mer qui prend l'homme, c'est Christophe Colomb / Comme dans le cul à J-Lo, ces fils de putain nous l'ont mise kho / Quand la première galère a pris l'eau / J'atteste (...) que ma race sert de crash-test / Déraciné, ma terre est sous mes baskets". Philippe (Le Bavar), du groupe La Rumeur, qui se définit comme un "descendant de coupeur de canne", surenchérit, démontrant que sa naissance en Guadeloupe doit beaucoup à Colomb.  "Issu d'un caillou en pleine mer, d'un petit bout de terre sur l'eau/ D’une putain de colonie française / C'est clair qu'avec ces salauds, avec ces colons sur leurs bateaux / Avec Christophe Colomb et sa manie de planter son drapeau / Les Antilles furent piétinées, maintenant c'est ici que je m'esquinte" ("Champs de canne à Paname")

Dans les imaginaires caribéens, ce choix de commémoration provoque une onde de choc, car il paraît invisibiliser ou minimiser les conséquences de la colonisation, puis de l'esclavage. Le cercle Franz Fanon organise un procès à Fort-de-France. L'accusation reproche à Colomb d'avoir, avec les Indiens, initié une série de massacres dont seront ensuite victimes le peuple noir esclavagisé, le peuple juif... (4) Le verdict réclame que l'on fasse disparaître Colomb de l'histoire et qu'on l'oublie. Au Honduras, on le crible de flèche en effigie. Le navigateur subit désormais une mort symbolique, comme en atteste la vague de déboulonnage de statues aux Etats-Unis, dans le contexte du crime raciste provoqué par des suprémacistes blancs à Charlottesville, en 2017. Colomb bascule, aux côtés des chefs sudistes, dans le camp des responsables de la déportation des esclaves et du racisme constitutif des Etats-Unis. Le Columbus day est de plus en plus remplacé par un indigenous day. Toujours sur l'album Melanin man, Mutabaruka incarne le fantôme de Colomb (« Columbus ghost »), dépeint comme une créature cynique et détestable, responsable de la destruction des peuples, initiateur d'un racisme implacable et de la suprématie blanche. Ses paroles remettent en cause  également l'accusation de cannibalisme formulée par le navigateur à l'encontre des Arawaks. Les paroles insistent sur les répercussions considérables des voyages : " Tu célébreras ma victoire. / Tes enfants me loueronnt. / Je suis leur seule histoire. / Je suis Christophe Colomb ... Tu célèbres mon arrivée. / Je ne quitterai plus ton esprit". 

L'histoire fut, dans un premier temps, écrite par les vainqueur, ce qui explique la postérité mémorielle d'abord favorable à Colomb. Pendant des siècles, la logique ethnocentrique empêche toute voix discordante de se faire entendre. Dans leur volonté de se débarrasser de la pesante tutelle des puissances occidentales, à l'origine de l'extermination des autochtones, de la réduction en esclavage des populations d'origine africaine, de l'exploitation économique et environnementale tout au long de la période coloniale, les musiciens de reggae s'employèrent, au contraire, à faire tomber Colomb de son piédestal, et ce, bien avant la grande vague de déboulonnage des statues. Ils utilisent tantôt la parodie, tantôt la fiction ou l'uchronie afin de proposer un récit, au sein duquel Christophe Colomb n'est plus le coryphée de la science et de l'aventure, mais un meurtrier et un voleur.  Dans Can't blame the youth, en 1973, Peter Tosh insiste sur le rôle crucial joué par la transmission de l'histoire et son enseignement. «Vous enseignez aux jeunes que Christophe Colomb était un grand homme / Vous enseignez aux jeunes que Marco Polo était un grand homme / Vous enseignez aux jeunes que le pirate Hawkins était un grand homme / Vous enseignez aux jeunes que le pirate Morgan était un grand homme (...) Tous ces "grands" hommes commettaient des vols, des viols, des enlèvements et des meurtres.» 

En adoptant le point de vue des Amérindiens ou des esclaves, les musiciens remettent en cause le récit eurocentrique traditionnel sur les "grandes découvertes". Ces choix rejoignent, tout en les anticipant de quelques années, les sujets portés par les subaltern studies, ces théories postcoloniales critiquant la pensée occidentale, accusée de détourner les représentations des réalités locales. Il est difficile, voir impossible, de connaître l'influence que peut avoir une chanson sur ces mêmes représentations. En tout cas, Bob Marley se sent investi d'une mission. lorsqu'il chante « Music gonna to teach them », en 1971.  "La musique va leur donner une leçon. (...) / Apprenez à la jeunesse qui est Marco Polo, qui est Christophe Colomb / Comment ces hommes méchants volent, trichent, tuent les pauvres et les adolescents de ce pays".

Les artistes reggae substituent au récit traditionnel une lecture largement influencée par le rastafarisme. Colomb devient l'incarnation de Babylone, du mal. Son arrivée entraîne l'anéantissement d'un monde présenté comme en paix et, jusque là, heureux. Souvent, leurs paroles substituent aux populations amérindiennes, celles arrachées de force à l'Afrique. Par ce procédé, les artistes s'inscrivent dans les pas de leurs aïeux, comme des victimes directes de l'oppression initiée par l'entreprise de Colomb. Dans le premier couplet du morceau "Columbus" (1980), Burning Spear récuse le récit occidental de la "découverte" de Colomb et postule une présence africaine avant l'arrivée du Génois. "Christophe Comb est un foutu menteur / Oui, Jah / Il dit qu'il est le premier a avoir découvert la Jamaïque et moi je dis : qu'en est-il des Indiens Arawaks et des quelques Noirs qui étaient là avant lui?" Dans le deuxième couplet, la disparition des Amérindiens entraîne leur remplacement par une main d'œuvre servile africaine. 

Christopher Columbus de Ken Boothe, en 1987, fait du Génois, l'initiateur de la traite négrière. « Il y avait un gars venu d’Espagne / Christophe Colomb était son nom / il a gagné sa renommée aux Antilles / Beaucoup de Noirs / ont sombré » Plus loin, il poursuit : « Sur leurs corps, tu as mis un prix / Et les a vendus comme des marchandises. Comment un homme peut-il découvrir une terre / Qui est déjà peuplée d’Indiens ?»  Boothe rappelle qu'il est absurde de parler de "découverte"du continent américain, alors que des millions d'individus y vivent déjà avant l'arrivée de Colomb, et ne l'ont pas attendu pour entrer dans l'histoire.

En 1981, Little Roy enregistre la chanson "Columbus ship". (5) Les paroles dépeignent Colomb comme un esclavagiste, dont les voyages se confondent avec ceux, ultérieurs, de la traite négrière. En utilisant, le "je", Little Roy s'insère dans le récit en tant que victime, prenant à partie l'auditeur, comme pour lui faire vivre l'expérience du "passage du milieu". "Tu m'as mis sur le bateau de Colomb / Quand je ne savais pas nager / Tu m'a amené en mer oh ouais / Maintenant, tu ne veux pas me libérer oh non (...) attention je maigris (...) Vous m'avez emmené en mer / comme esclave pour votre plantation"

Toute une série d'accusations sont portées à l'encontre de Colomb. Pour le groupe Culture, qui enregistre le morceau "Outcast" en 1997, il n'est pas seulement un voleur, un esclavagiste, mais aussi un violeur, suggérant une conquête territoriale, mais aussi sexuelle. "Ils n'ont pas voulu de Colomb en Italie. / Ils n'ont pas voulu de Colomb à Rome. / Alors pourquoi est-il venu aux Antilles pour nous déranger? / Comment se fait-il qu'il m'ait volé ma maison? / Comment se fait-il qu'il revendique ma  maison? / Il est venu aux Antilles et nous a vu sur les plantations /travaillant dur pour nourrir la prochaine génération. / Alors il a sorti son épée de pirate / Et a tout pris, en un tournemain. Voleur! (...) Il est venu voler notre or / Violer nos fils et nos filles âgés de 9 ans"

En 2010, au moment où les gangs sèment la terreur dans les ghettos jamaïcains, Chezidek s'interroge sur la matrice des guerres sanglantes. Il émet une hypothèse: "Est-ce le pirate Colomb qui s'est emparé des Caraïbes? (nous ne savons pas)". Who start (2010). La lecture des artistes reggae doit être replacée dans la logique eschatologique véhiculée par le rastafarisme. Dans cette perspective, Colomb devient l'incarnation du mal et le suppôt de Babylone. Ainsi, dans "What you gonna do", Pressure imagine Jah revenant juger les méchants lors du jugement dernier. "Vous lavez le cerveau de la jeunesse des ghettos et des bidonvilles / Vous enseignez aux jeunes qui est Colomb et comment utiliser une arme". Les deux titres lient les violences persistances de la société jamaïcaine à l'entreprise coloniale initiée par Colomb 500 ans plus tôt. "En d'autres termes, la violence qui imprègne la vie des jeunes jamaïcains les plus privés de leurs droits provient d'un système éducatif sur l'île qui continue de glorifier des conquérants comme Colomb, qui ont soumis, pillé, violé et réduit en esclavage les autres sous couvert de civilisation." (source B)

C° : De son vivant, Colomb apparaît déjà comme un personnage d'une grande ambivalence. Sa figure et sa mémoire connaissent des mutations très importantes, qui témoignent non seulement de l'évolution des sensibilités collectives, mais aussi de la remise en question d'une histoire eurocentrée traditionnelle, qui s'appuyait sur l'héroïsation d'explorateurs dont les statues envahirent l'espace public. Ces symboles sont aujourd'hui contestés. (6)

Pour terminer, il est intéressant de constater que la dépouille de Colomb peine aussi à se fixer. Enterré à Valladolid en 1506, son corps est ensuite déplacé à plusieurs reprises. Inhumé dans la cathédrale de Saint-Domingue, puis transféré dans celle de La Havane, il finit dans un mausolée installé dans la cathédrale de Séville. Au cours de ces déménagements, il semble que les restes aient été quelque peu dispersés. 

Notes :

1. Hormis, les titres mentionnés ci-dessous, d'autres morceaux évoquent la figure de Colomb. Citons pêle-mêle "Without you (my world is empty)" de Prodigy. ("Fuck Columbus, the Idians was here first"), "If i was president" de Wyclef Jean ("Tell the children the truth, the truth. / Christopher Columbus didn't discover America. / Tell them the truth."), "Colonial man" de Hugh Masekela ("Cortez, c'était un pirate / Comme Christophe Colomb / Il aimait la découverte / Ce n'était pas un de mes amis"), "Poussière d'empire" de Nessbeal ("Aujourd'hui Christophe Colomb, s'il débarque en Haïti / Il s'fait découper en deux par un Uzi !") ou encore "Black man" de Stevie Wonder.

2. la poésie parlée et musicale qui se développe au cours des années 1970 en Jamaïque, puis au Royaume-Uni.

3. Certains auteurs espagnols le présentent alors comme un usurpateur qui se serait approprié une découverte, dont la paternité revenait, en fait, à un marin espagnol disparu. Un protonaute prédécouvreur originaire de la péninsule, voilà qui tombe drôlement bien... 

4. Selon les estimations, bien sûr sujettes à cautions, dans les îles accostées par Colomb, la population atteignaient entre 3 et 8 millions d'habitants. A l'issue des expéditions, huit dixième d'entre-eux ont déjà disparu.

5. En 1974, Little Roy avait déjà écrit Christopher Columbus, un titre qui faisait des rastas les premiers résistants à l'envahisseur. "Men say Christopher Columbus / Discover on ya / But I know Christopher Columbus come steal dreadlocks’ honor."

6. La statue de Colomb a Mexico a été remplacée en 2020 par celle d'une femme olmèque anonyme. La journée du 12 octobre, Columbus day ou journée de l'hispanité selon les lieux, commémorant la découverte de l'Amérique en 1492, devient une journée de contestation. Les populations indigènes le transforment en journée de la dignité et de la résistance. 

Sources:

A. Giulia Bonacci, « Leçons d’objets. Pochettes de disque et représentations de l’esclavage dans le reggae jamaïcain », Esclavages & Post-esclavages [En ligne], 2 | 2020, mis en ligne le 19 mai 2020 

B. Daniel Arbino : "Reggae as subaltern knowledge : representations of Christopher Columbus as a construction of an alternative historical memory", 2017.

C. "Christophe Colomb post mortem", Concordance des Temps du 16 mars 2019 avec Denis Crouzet.

samedi 15 juin 2024

"Dos courbé" de Chiens de paille : un titre de rap sur l'immigration italienne en France et l'italophobie.

Originaire de Cannes, le groupe de hip-hop Chiens de paille, composé par du rappeur Sako (Rodolphe Gagetta) et du producteur Al (Sébastien Alfonsi), officia de 1992 à 2010. Publié en 2001, le deuxième album du groupe, intitulé Mille et un fantômes, comprend le morceau "Dos courbé", dont les paroles narrent l'émigration d'une famille italienne qui trouve refuge en France dans les années 1920. Les rappeurs se sont sans doute inspirés de l'histoire des aïeux de Sako, qui quittèrent Schigano, près du lac de Côme, pour la Provence. (1) Ces "quelques lignes pour se souvenir" nous donnent l'occasion de nous intéresser à l'histoire de l'immigration italienne en France. 

Le courant migratoire des Italiens à destination de la France débute à partir des années 1860, pour se maintenir pendant pratiquement un siècle. À partir de 1901, ils forment la colonie d'étrangers la plus importante en France, devant les Belges. Plusieurs vagues migratoires transalpines se succèdent ensuite, alimentées par chaque nouvelle crise.

"Ça commence dans les années trente
L'Italie fasciste affiche ses litanies racistes
Qui n'est pas pour est contre. Soit on s'aligne, soit ils alignent
"

De nombreux Italiens fuient avec l'arrivée au pouvoir de Mussolini, qu'il s'agisse d'adversaires déclarés (les "fuorusciti") ou de populations persécutées, durement frappées par la réaction fasciste et patronale après le "bienno rosso", les deux années (1919-1920) d'agitation sociale profonde. Militants des organisations de gauche (anarchistes, socialistes, communistes), syndicalistes, opposants politiques fuient la répression qui s'abat alors. A côté de ces réfugiés politiques, une majorité d'émigrants fuient la misère et la pauvreté. Dans un premier temps, ce sont surtout des paysans et ouvriers des régions du nord (Piémontais, Lombards, Vénétiens) et du centre de l’Italie (Toscans, Emiliens) qui partent.

Le choix de la France s'explique par la proximité géographique et culturelle, mais aussi par les opportunités d'emplois à pourvoir. Enfin, la présence d'une importante colonie italienne laisse espérer un accueil plus facile. Pour beaucoup de réfugiés politiques, la France représente la patrie de la Révolution, de la Commune et des droits de l'homme. De nombreux militants bannis par les fascistes, privés de leur travail, trouvent asile en France, tout autant pour trouver un emploi que pour échapper aux persécutions. Les motivations politique et économique des départs se superposent donc très souvent.

"Des familles assistent à l'exil massif puis, prises de panique, s'avisent
Chacun quitte sa ville, jette les reliques de sa vie dans une trop petite valise
À pied, on se risque sur les pistes de montagne via Modane depuis Varese
Puis, la peur aux tripes, on passe à l'Ouest, entre pics et falaises
"

La saignée démographique que représente la Grande guerre en France pose d'importants problèmes de main-d’œuvre alors qu'il faut reconstruire le pays. Dans ces conditions, un traité de Travail entre l'Italie et la France, conclu par le gouvernement Nitti en 1919, facilite l'émigration italienne. L'article 1 autorise les travailleurs et leurs familles à "entrer librement dans le pays de destination qui n'exigera à cet effet aucune autorisation spéciale". Par ailleurs, le patronat tente de pallier à la pénurie de travailleurs en s'appuyant sur la Société Générale d'Immigration, chargée du recrutement grâce à des antennes installées en Italie. La majorité des émigrés entrent cependant en France, de manière autonome; une tendance qui s'accroît après l'accession au pouvoir de Mussolini. L'émigration coûte chère. Pour les plus pauvres, il faut se débrouiller et tenter de franchir les Alpes, à pieds, dans des conditions difficiles et dangereuses.

Émigration italienne par régions 1876-1915.jpg: PramzanItalie par régions sans noms.svg

Il s'agit bien d'un "exil massif", déjà ancien, puisqu'on estime qu'un million huit-cent mille individus franchissent les Alpes entre 1873 et 1914. Lors du recensement de 1911, ils sont 420 000. La baisse du nombre d'actifs au lendemain de la guerre, l'arrivée des fascistes au pouvoir, les besoins de main d’œuvre en France au lendemain de la guerre, tout concourt à donner des dimensions gigantesques au phénomène. (2) Avec l'instauration de quotas d'entrées sur le sol américain, la France devient le principal pays d'accueil de l'émigration italienne. En 1931, les immigrés transalpins sont 808 000 en France, voire un million en incluant les saisonniers et clandestins, soit 7% de la population hexagonale. (3)

"Pour que les petits s'apaisent, on s'applique au rêve de revenir au bled, mais ni les mômes, ni leurs mères ne s'y prennent"

Si au début, des immigrés envisagent une installation provisoire, un exil temporaire, caressant l'espoir d'un retour au pays, quand la situation politique et économique le permettrait, beaucoup ne se font guère d'illusion comme le suggère la fin du premier couplet. Pour les immigrés "économiques", le retour reste envisageable, mais il est impossible pour les Fuorusciti, car synonyme de prison ou de relégation. Ces derniers se raccrochent à l'effondrement rapide du fascisme. Or, non seulement le régime dure, mais il se renforce au fil des années, à coup de propagande et de violences.

Certes, le régime fasciste incite au retour à partir de 1938, tandis que les tensions grandissantes placent les Italiens de France dans une situation délicate, avec l'entrée en guerre probable de leur pays natal contre leur pays d'accueil. Le second conflit mondial interrompt même l'émigration transalpine. Pour autant, la tendance générale n'est pas remise en cause et les départs l'emportent généralement sur les retours. 

"Ils savent l'avenir en d'autres terres dans la nuit qu'ils observent, les hommes s'en obsèdent
N'aspirent en eux-mêmes qu'à retrouver un bout de sol fertile et ouvert - quête de vie nouvelle
De quoi tirer un peu de force pour que les petits poussent. Un peu de confort pour leurs épouses
"

La misère ne laisse guère de choix et pousse les candidats au départ sur les routes. Les besoins de main d’œuvre en France sont importants tout au long des années 1920. Les Italiens occupent d'abord les métiers pénibles et mal payés que refusent les nationaux. Ils travaillent en tant que saisonniers agricoles, égoutiers, paludiers, mineurs, maçons, manœuvres sur les chantiers d'aménagement (routes, barrages, chemins de fer...). Les femmes travaillent dans la couture, l'entretien, le ménage. Pour des raisons de proximité géographique et d'offres d'emplois, deux tiers d'entre eux s'installent d'abord dans le Sud-Est de la France, en Provence (Alpes-Maritime, Var, Bouches-du-Rhône), dans les régions lyonnaise et stéphanoise, dans les Alpes. En 1911, ils représentent par exemple le quart de la population marseillaise. Au fil du temps, les industries de l'agglomération parisienne, les mines du Nord et de la Lorraine attirent de plus en plus, tandis que dans le Sud-Ouest, beaucoup s'emploient dans des tâches agricoles.

"Les nôtres sont de braves gens" se disent-ils, "les nôtres ont bon cœur"
Prions le Seigneur pour un monde meilleur, que les braves gens ne soient pas tous pauvres – prions le Seigneur
"Prions le Seigneur pour que nos mômes connaissent l'ailleurs, qu'ils mangent comme les autres, prions le Seigneur"
Et les gens d'ici se doutaient que les vents tourneraient
Qu'un jour se trouverait où les prières stopperaient
Qu'un jour tout près sonnerait la fin de ces gens au dos courbé
"

Tous aspirent à une vie décente, "un monde meilleur", pour leur famille, leurs enfants. Pour "que les braves gens ne soient pas tous pauvres", il ne semble pas y avoir d'autre issue que de quitter l'Italie. La foi permet de ne pas désespérer, d'endurer la douleur de l'exil et du saut dans l'inconnu, jusqu'à ce qu'un jour les prières soient exaucées et qu'il ne soit plus nécessaire de quitter sa patrie. Il faudra  tout de même attendre les années 1950 et le "miracle italien" pour que l'émigration régresse, avant de se tarir au cours des décennies suivantes.

"Entre ironie réac’ et a priori, leur présence terrorise
Ça passe, en théorie, tant qu'on ignore que leur nom rime avec Cannelloni
Terre de "on dit". Là où ils n'espèrent qu'un toit, leurs mœurs n'inspirent que froideur
Leur Christ fait peur, esprits railleurs, on les nomme Christos parce que trop prient
Ils n'ont rien d'autre sauf la rage des affamés
Cette flamme qu'il faut soigner de peur de voir l'espoir venir à faner
"

Le problème de l'accueil et de l'intégration des Italiens à la société française se pose très vite. Réfugiés politiques ou immigrés "économiques" ne jouissent d'aucune protection particulière de la part des autorités françaises. Ils dépendent donc du bon vouloir des gouvernements, qui peuvent les expulser à tout moment.

L'arrivée des immigrés italiens nourrit des représentations condescendantes de ces populations, désormais souvent désignées sous les termes méprisants de "macaroni" ("Cannelloni" dans le morceau) ou "ritals". Des stéréotypes tenaces se forgent alors. L'image de l'Italien manieur de couteau se répand, alimentant la chronique des faits-divers, contribuant à ce que "leur présence terrorise". L'Italien est envisagé comme fondamentalement différent. Buveur, bavard, parlant avec les mains, exubérant, l'Italien est accusé de tous les maux. Trop frugal, il se contente de pattes, une habitude alimentaire bien saugrenue pour les palais français. La religiosité de nombreux immigrés italiens déroute. Leur piété, démonstrative et caractérisée par les processions publiques, irrite et passe pour superficielle aux yeux des catholiques français. Au moment où la société française connaît une rapide sécularisation, ils ne trouvent pas davantage grâce auprès des laïcs, qui les désignent à Marseille sous le terme méprisant de "Christos". (4)

L'animosité à l'encontre des immigrés italiens s'accuse en période de crise économique. D'aucuns leur reprochent d'accepter des salaires de misère et de représenter une concurrence déloyale sur le marché du travail. La "concurrence" italienne se limite pourtant aux travaux les plus durs, largement délaissés par les nationaux, sauf lors des périodes de crise. Ainsi, lors de la Grande dépression, ces tâches ingrates et difficiles constituent une sorte de refuge pour les ouvriers français, privés de leur emploi. Dans ce contexte, les secteurs ordinairement abandonnés à la main d'œuvre étrangère sont de nouveau convoités. Les tensions atteignent leur paroxysme lors du massacre des salines d'Aigues-Mortes, en 1893. Considérés comme des étrangers inassimilables, ils subissent alors quolibets et insultes.

"Les propriétaires les haïssent. Aussi gras et aigri qu'eux sont las et faiblissent
Savaient-ils ce dont on est capable lorsqu'on a faim soi-même face à un fat assez riche ?
Si les vœux des uns sont confus, ceux des autres ne font pas de doute
Pensant que chaque friche est un crime, un péché contre des gens affamés
Ils se voient déjà à bêcher, à retourner le sol le dos courbé
"

Avant de quitter l'Italie, de nombreux émigrants travaillaient la terre, mais l'archaïsme structurel du monde rural et la mauvaise intégration aux circuits marchands, plongent les campagnes dans une crise profonde. La misère ne laisse guère d'autre alternative que de "voler ou émigrer", selon la formule de Mgr Scalabrini, évêque de Plaisance. Une fois arrivés en France, les paysans cherchent à retrouver un métier agricole. Le travail est mal payé, physique, d'autant plus pénible que les saisonniers, les métayers, les fermiers se trouvent sous la coupe d'un propriétaire terrien cruel.

"Là-bas, au pays, la misère grandissait, jetait quantité de familles aux vents de l'hiver, aux langues de vipères
Malgré ce que les gens disaient, les champs d'ici valaient leurs champs viciés mais, maintenant exilés
Ils y avaient tant misé qu'ils y avaient leurs jambes vissées
"

Le mythe du retour s'estompe vite. Une fois installés dans le pays d'accueil, la plupart des immigrés décident de rester et de retrouver un métier en lien avec ceux qu'ils pratiquaient de l'autre côté des Alpes. C'est notamment le cas de ceux qui  pratiquaient les activités agropastorales et forestières.

"Le soir, les chants renaissaient. Leurs langues ne visaient que les landes laissées
C'est ainsi qu'ils ont reconstruit un peu de là-bas, ici, comme un banc d'essai
Leurs paumes se creusaient comme les mômes naissaient
Des mômes élevés dans l'amour de ce pays, frère du leur, blessé

Confrontés au déracinement et au mal du pays, les Italiens de France s'emploient dans les premiers temps à entretenir le souvenir de leur région d'origine. "C'est ainsi qu'ils ont reconstruit un peu de là-bas, ici". Pour faciliter leur installation en France, beaucoup s'appuient sur leurs compatriotes déjà installés et sur le réseau associatif qu’ils ont créé. Grâce à cette aide, les réfugiés peuvent trouver plus facilement un domicile, un travail, de l'aide, des lieux de sociabilité (cafés et restaurants), un minimum de solidarité. A l'école, les enfants apprennent le français. L'acculturation va bon train. Leurs parents cherchent à les élever "dans l'amour de ce pays, frère du leur", car la proximité culturelle des deux "sœurs latines" facilite l'intégration des jeunes générations. Face à l'adversité et l'hostilité d'une partie des Français, il devient essentiel de se créer des appuis. Aussi, les nouveaux venus poursuivent-ils leurs activités militantes au sein d'organisations politiques françaises, en particulier le PCF, ou dans le cadre de la lutte syndicale, notamment au sein de la CGT. Dans les milieux ouvriers, ces structures contribuent à faciliter l'installation dans le pays d'accueil, même si une conjoncture économique défavorable peut briser ces solidarités ouvrières.  

Ainsi, la crise économique des années 1930 alimente un regain d'Italophobie et s'accompagne de mesures protectionnistes sur le marché du travail. En 1932, des dispositions sont prises pour restreindre l'emploi de la main-d’œuvre étrangère, avec l'instauration de quotas. Au même moment, le régime fasciste cherche à empêcher l'émigration. Des milices sont installées aux frontières. Mussolini émet des protestations contre l'accueil que les autorités françaises offrent aux opposants au régime (en réalité, contrôle et répression vont bon train). Il s'emploie à soustraire l'importante colonie italienne en France à l'influence des fuorusciti, en plaçant les associations communautaires sous son contrôle. De leur côté, les autorités françaises reprochent au régime fasciste de préserver "l'italianité" de la communauté italienne en France et d'empêcher son absorption dans la société française. Dans le contexte anxiogène de la marche à la guerre, "l'importance de l'implantation italienne dans le pays est considérée comme une menace pour la cohésion nationale; campagnes de presse, brochures agitent le danger de la colonisation par l'intérieur." (source E) Le 12 novembre 1938, un décret-loi impose une carte de travail pour les étrangers et autorise l'assignation à résidence ou l'internement des individus susceptibles de porter atteinte à la sécurité.

Puis le temps a passé, que reste t-il de ces temps harassés ?
Comme la terre s'est tassée, s'est effacée l'ombre avancée de leur sombre odyssée
Dans la traîne des années se perdent les valeurs nées de carrières de labeurs
Et nous, on se croit propriétaires de ce qu'offre l’Éther
Dans nos cœurs, les pleurs des Christos s'éteignent; soixante dix ans s'achèvent

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l'émigration italienne reprend. Dans le cadre de la reconstruction, elle est d'ailleurs encouragée par l'accord de main d'œuvre franco-italien de 1947. Au fil des ans, les arrivées ralentissent au point de se tarir au début des années 1960. Désormais, les Français d'origine italienne sont devenus "invisibles" ou bénéficient de représentations positives. Plusieurs facteurs expliquent cette tendance. Avec l'essor du tourisme, l'Italie est devenue une destination recherchée, ce qui, indirectement, a modifié le regard porté sur ceux qui en émigrèrent. Aujourd’hui, les plats de la péninsule ont été largement adoptés, au point que macaroni et pizza figurent sur des tables hexagonales. Le sport, le cinéma (la Dolce Vita), la mode (avec le dynamisme d'une culture couturière qui permit l'essor de Prada ou Dolce Gabana), la musique (festival de San Remo) ont sans doute eu leur part dans cet attrait nouveau pour la péninsule, quitte parfois à créer un imaginaire un brin fantasmé.

Je fais la prière que ma grand-mère ignore ce que les siens deviennent
De là-haut, qu'elle ignore qu'on accueille nos pairs comme on l'a accueillie hier
Et s'il n'en retient qu'un, qu'il retienne ce texte, mon petit frère
J'ai honte parce que je suis fier quand, pliant sous le poids de mes affaires certains soirs
Je revois ces gens aux dos courbés couvrir les champs de notre histoire..
"

Dans le dernier couplet, Sako en appelle à ses aïeux, mais aussi à son petit frère, comme pour signifier la nécessité de transmettre et perpétuer l'histoire familiale, afin de savoir d'où l'on vient. Le narrateur se love dans l'ombre portée par ses aïeux, "ces gens aux dos courbés". Tout au long du texte, le travail de la terre a servi de métaphore filée. Ici, il est question des "champs de notre histoire". La graine semée dans le sillon pousse, si on s'en occupe. La mémoire enfouie se conserve, à condition d'être transmise et exhumée.

{Refrain}
Nous aussi, on a dû parvenir à partir, soif de future
Pleins de sutures, nos cœurs suppurent tant de haine, pères de tumultes
Quelques lignes pour se souvenir parce que l'insulte dure

Arrivés en France pour travailler et/ou fuir le fascisme, les Italiens, au même titre que les autres populations étrangères, subirent le racisme et la xénophobie. Les discriminations dont ils furent victimes perdurent encore aujourd'hui, mais à l'encontre d'autres populations étrangères. ("On accueille nos pairs comme on l'a [la grand-mère] accueillie hier"). Depuis les années 1970, avec l'arrivée d'autres migrants, originaires d'autres continents, les Italiens sont présentés par l'extrême-droite française comme des immigrés exemplaires, qui travaillent "dur et bien", sous-entendu pas comme les nouveaux venus... Depuis le milieu des années 2010, la crise des migrants nourrit le discours xénophobe de l'extrême-droite populiste en France, comme en Italie. L'immigration, clandestine ou légale, est présentée comme une menace, une invasion, tandis que les migrants sont considérés comme des parias par les gouvernements européens. Le mythe du grand remplacement s'installe. L'arrivée au pouvoir de l'extrême-droite en Italie témoigne d'une forme d'amnésie. Dans le pays qui a inventé le fascisme, nombreux sont ceux qui feignent d'ignorer l'importance qu'eut l'émigration. "De la manière la plus banale qui soit : en oubliant qu’ils ont été des immigrés quelques décennies plus tôt. Ils ont passé l’éponge sur le passé, comme le font tous ceux qui ont amélioré leur situation économique et sociale", déplore Erri de Luca. 

Seul l'engagement sincère des associations et des bénévoles pour l'accueil, l'éducation des demandeurs d'asile, permet de sauver l'honneur d'un continent oublieux de son histoire, et pourtant durement affecté par des guerres et des crises qui jetèrent sur les routes des dizaines de millions d'Européens soucieux d'échapper à la misère et la mort. 


Notes :

1. Dans une interview accordée à l'Abcdrduson, Sako explique : "La raison de cet exode, nous ne le connaissons pas vraiment. Nous pensons qu'ils fuyaient les chemises brunes." (...) "Je pense que mon père fait partie de ces gens qui croyaient que pour être acceptés des français, il fallait presque devenir plus français que les français eux-mêmes. Il ne parlait jamais de l’Italie, ni des raisons qui ont poussé mon grand-père à venir ici, puis à s’éloigner de la famille. Ils sont allés jusqu’à franciser leurs prénoms, renoncer à parler italien à la maison, tout ça."

Italien par son père, Sako doit son blase à l'ouvrier anarchiste italien Sacco, condamné à mort avec Vanzetti dans les années 1920, alors que les États-Unis sombrent dans la red scare, une vague d'anticommunisme primaire. 

2. « Sur la période 1921-1926, on compta 760 110 Italiens qui émigrèrent en France, dont une population active de 438 200 personnes » (source G), pour travailler principalement dans le bâtiment (90 000), l'agriculture (65 000), la métallurgie lourde (30 000) et les mines (28 000).

3. Avec la crise économique des années 1930 et par le jeu des naturalisations, ce chiffre baisse, puisque l'on dénombre 720 000 Italiens en 1936.

4. L'Italophobie est aussi alimentée par la conjoncture politique et les relations officielles entre les la France et l'Italie. Prenons quelques exemples:

- La course aux colonies et la fièvre nationaliste nourrissent la xénophobie. En 1881, avec le traité du Bardo, la Tunisie passe de la tutelle italienne à celle de la France. Alors que des soldats français entrent dans le Vieux-Port de Marseille pour célébrer le nouveau protectorat, des sifflets provenant du siège d'une société italienne déclenchent de violentes échauffourées, connues sous le nom de "Vêpres marseillaises". Elles se soldent par trois morts et une vingtaine de blessés. 

- De même, l'alliance de l'Italie avec les Empires centraux, l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie, à partir des années 1880, transforme les immigrés transalpins en ennemis potentiels. Le 25 juin 1894, l'assassinat du président de la République Sadi Carnot par Caserio, un apprenti boulanger anarchiste italien, attise la haine.  Plus que jamais, les Italiens sont vus comme des envahisseurs, pris à partie, violentés. Cette "France hostile" (Laurent Dornel) convainc des migrants à rentrer au pays. 

5. Giorgia Meloni, la première ministre italienne, assimile l'immigration à l'insécurité et la criminalité. Un discours raciste se banalise dans la péninsule. L'Italie est devenue une des principales portes d'entrée de l'Europe pour des migrants qui accostent sur les côtes dans des conditions souvent dramatiques.

Sources :

 A. "Sako :«Nous sommes parfois spectateurs de nous-mêmes»", interview de Sako par l'abcduson, 6 février 2006.

B. "Comme un Italien en France" [Jukebox]

C. "«Macaronis», «Ritals» : quand les migrants italiens étaient, eux aussi, victimes de racisme.", The Conversation, 24 janvier 2023.

D. "Les Italiens en France : jalons d'une migration" [Musée de l'histoire de l'immigration]

E. Guillen Pierre. "Le rôle politique de l'immmigration italienne en France dans l'entre-deux-guerres. In: Les Italiens en France de 1914 à 1940." Sous la direction de Pierre Milza. Rome : École Française de Rome, 1986. pp. 323-341. (Publications de l'École française de Rome, 94) 

F. "Comme des Italiens en Suisse : L'Italianita", Histoire vivante sur la RSR. 

G. Nicolas Coursault : "Les Fuorusciti, mais qu'est-ce donc?"

H. La chanson traditionnelle par thème : la grande guerre (italie-infos.fr)

mercredi 12 juin 2024

La génération Fenwick et le monde la logistique sous l'oeil des rappeurs.

La logistique, cette infrastructure indispensable au fonctionnement du capitalisme, apparaît à partir des années 1970-80, avec la création de gigantesques entrepôts disséminés sur tout le territoire. Les objets, fabriqués dans les usines, sont envoyés dans ces entrepôts sous la forme de colis qu'il faut trier, préparer, mettre en paquet et livrer dans les lieux de consommation ou chez les particuliers. Ainsi, tous les objets consommés dans le cadre de la grande distribution passent par ces "usines à colis", selon l'expression du sociologue David Gaborieau. 


De nombreux textes de rap se réfèrent au travail des ouvriers de la logistique. Cet intérêt prononcé pour les entrepôts, les colis, les palettes et les Fenwick s'explique d'abord par l'expérience vécu par de nombreux artistes hip-hop qui, avant de percer ou en parallèle à leurs carrières, taffaient en tant que manutentionnaires, préparateurs de commandes, caristes, magasiniers, opérateurs de saisie, agents de quai, pour des enseignes de la grande distribution (Leclerc, Carrefour), des messageries (FedEx, UPS, DHL, TNT), des entreprises et leurs sous-traitants (Geodis, XPO), des transporteurs,  ou pour les géants du e-commerce (Amazon, Cdiscount, Veepee, Showroomprive).


Dans "Pas de bol", JP Manova retrace son parcours professionnel, taclant au passages les rappeurs bling-bling. "Quand mes collègues faisaient la tournée des starlettes / J'étais dans les entrepôts à tirer des palettes / Qu'aucun d'entre eux ne vienne me faire la leçon / Qu'il s'assure juste de porter au mieux son caleçon / Si la plupart parle de vécu, de ghetto youths / Beaucoup d'MC ont la paume des mains très douce / J'ai vu plus d'un mec rough dans plus d'un crew / Qu'a jamais fait cuire un œuf ou planté un clou / Sachant qu'rapper, n'fait pas cotiser pour la retraite / Mieux vaut coffrer et n'pas claquer toute la recette". Nekfeu fait de même dans "Un homme et un microphone n°2" "Je veux transmettre à ceux qui transportent / des transpalettes, de la force, mec / J'suis passé par là, s'il faut y aller j'y retournerais / Un flic tue un noir, j'vois les gyros tourner / Quand ça pète, remballe ta morale, suffit d'une balle : t'es mort / On assiste à trop de crimes racistes d'ici à Baltimore / Le seum que j'ai pourrait remplir des containers"

Plusieurs facteurs expliquent l'essor de la logistique. La concentration des flux rend les plateformes logistiques hautement stratégiques. Les entreprises de la grande distribution achètent en gros des produits, revendus à un prix attractif en supermarché. Il devient donc essentiel de les stocker, ce qui explique l'apparition précoce des entrepôts de la grande distribution (Leclerc, Carrefour, Super U). D'autre part, dans le cadre de la mondialisation, le processus de délocalisation des entreprises nationales entraîne l'implantation des usines dans les pays à bas coûts, en particulier asiatiques. Dès lors, il devient primordial de disposer d'une infrastructure logistique pour permettre l'acheminement des objets fabriqués à l'autre bout du monde, puis leur redistribution vers les principaux marchés de consommation européens. Pour amortir au maximum les coûts de transport, il faut donc disposer d'énormes infrastructures logistiques et d'une main d'œuvre sous-payée. 

"Palme d'or" de Zippo retrace une mission d'intérim au festival de Cannes, l'occasion de confronter le monde frelaté du show biz au quotidien sordide des manutentionnaires.  "J'fais la lumière sur les jours de vécus / En comptant les ampoules dans mes shoes de sécu' /  Vis ma vie d'prolo, ça fait les biscotos, j'ai un p'tit polo / A l'effigie d'la marque qui me nique trop l'dos / On m'dit "Zippo yo !" J'leur dis "Nan, nan, c'est un quiproquo" / C'est tellement humiliant qu'ça en devient risible / J'tire des palettes d'une tonne mais j'suis invisible"

Enfin, à partir des années 1980, les très grosses usines se raréfient, avec la segmentation des différents stades de production en de petites unités. Les très gros groupes s'organisent en de nombreuses filiales ou recourent à la sous-traitance. Désormais, la fabrication d'un smartphone par exemple, implique plus de vingt unités de production et entrepôts. Cette externalisation nécessite une intense circulation et implique, là encore, de disposer d'une solide logistique. Nous sommes donc passés d'une économie de la production à une économie de la circulation des biens et des matières. Ce nouveau système productif met la main d'œuvre en concurrence à l'échelle internationale et fait naître en France un nouveau monde ouvrier. De nombreuses usines ont fermé entraînant une baisse sensible d'emplois industriels classiques, quand, dans le même temps progressait le nombre d'ouvriers du tertiaire (logistique, tri des déchets). 15% des ouvriers travaillent dans la logistique, contre 8% dans les années 1990. Au sein des 900 000 personnes qui travaillent dans ce secteur, on dénombre 80% d'ouvriers. La nouvelle division internationale du travail, qui oblige désormais à importer les produits fabriqués ailleurs, explique ce rôle crucial de la logistique, dont la main d'œuvre travaille en entrepôts.

"Entre prises" est un interlude rappé de K.Oni qui décrit, à l'aide d'une succession de groupes verbaux la journée de travail type de l'ouvrier. "pression, bluff, cœur qui palpite / Manutention, camion / Palettes, travail à mains nues / Attention, cartons, poids net, mal au dos / Aïe, nique sa mère / Sale boulot, SMIC, grosse journée, p'tit salaire"


Les grands groupes comme Amazon insistent sur la robotisation du travail et l'utilisation des nouvelles technologies dans le secteur de la logistique, laissant croire que ces innovations faciliteraient le travail ouvrier. Or, il n'en est rien. L'omniprésence de la technologie (logiciels pro de gestion, commandes vocales, écrans tactiles) confine les ouvriers dans des tâches hyperspécialisées, proches de celles développées au temps du taylorisme triomphant. De même, le savoir-faire des salariés est rogné par le travail sous commande vocale, qui existe dans certaines plateformes logistiques. Guidés par une voix numérique, les ouvriers, équipés d'un casque sur les oreilles, manipulent les colis à traiter, puis valident l'action une fois la tâche requise effectuée, par l'intermédiaire d'une reconnaissance vocale. Un pseudo-dialogue se crée avec la machine, mais il n'y a aucune marge de manœuvre, d'autonomie ou d'initiative pour le travailleur. 

Narsix Dublaz du groupe ORB relate l'exploitation du "Manutentionnaire", sans cesse chronométré, surveillé par les machines ou des gardes chiourmes alcooliques et racistes. 

 

La technologie intensifie le travail, l'accélère, permet une réduction du nombre de travailleurs, mais presque jamais leur totale disparition. L'automatisation intégrale coûte très chère et reste donc très limitée. Pour autant, la menace d'un remplacement des travailleurs par les machines constitue un élément de chantage fréquent, incitant les salariés à réduire leurs revendications sociales. En réalité, pour être rentable, l'économie de la logistique repose sur l'exploitation massive de la main d'œuvre ouvrière dans d'énormes entrepôts, non délocalisables et construits sur des terres agricoles. Elle n'a donc rien de dématérialisée, contrairement à ce que mettent en avant les campagnes de communications d'Amazon et consorts. 

"Bleu de travail" de Lacraps avec un feat de Mokless est un hommage au nouveau prolétariat que constituent les ouvriers de la logistique. "La France d'en bas charbonne, attend le kend-wee / Bosse à l'usine toute la semaine sur un Fenwick / Tête dans les chiffres, contrat à plein ou à mi-temps / Jour et nuit les gens se butent au taff comme des mutants / Ils n'arrivent pas à joindre les deux bouts, que veux tu"  

 

Le secteur de la logistique marque de son empreinte les paysages, avec l'implantation de centaines d'entrepôts dans des territoires répondant aux exigences de la supply chain. Les sites sont à proximité d'un réseau routier rapide, en grande périphérie des métropoles, afin d'acheminer les produits aux clients le plus vite possible. Beaucoup s'installent également sur d'anciens sites industriels ou dans des bassins d'emplois durement touchés par le chômage. Ces lieux disposent en effet d'un vaste foncier disponible à des prix compétitifs. Ils bénéficient aussi souvent de subventions publiques au nom de la reconversion. La logique du "juste à temps" et du "zéro stock" entraîne le basculement des flux logistiques du rail vers la route. Dès lors, les gares de fret et de triage sont supplantées par les plateformes, desservies par des norias de camions. 

Derrière la vitrine technologique, l'e-commerce ou l'économie numérique à la sauce Amazon se cache un monde ouvrier aux conditions de travail souvent très difficiles, car la supply chain engendre de nombreux problèmes. > Un employé d'Amazon parcourt ainsi entre 25 et 30 km par jour, avec l'imposition de cadences infernales pour préparer les commandes à livrer. En outre, les ouvriers subissent un port de charge très lourd (7-8 t dans la grande distribution), 10 tonnes soulevées par personne et par jour dans les fruits et légumes.

En 2019, le groupe Odezenne enregistre "Bleu Fuchsia". Jacques Cormary, l'auteur des paroles, est un ancien travailleur du marché de Rungis. Le morceau dépeint un monde terne et triste, dans lequel les employés triment durement pour gagner leur pitance. Les manutentionnaires s'usent dans des tâches répétitives et mornes, tandis que les "muscles exultent" sous le poids de lourdes charges. Au delà des difficultés professionnelles rencontrées, Odezenne célèbre la capacité de résilience de l'employé, dont l'identité ouvrière - la "race ferroviaire" - est brandie avec fierté. Les paroles suggèrent l’assimilation des transpalettes à un ballet de danse. Le charriot élévateur, outil indispensable du secteur de la logistique, n'est plus ici le symbole de l'exploitation, mais plutôt de la libération. "Transpalette Grand Ballet / Je reste fier de ma race ferroviaire / Les ongles noirs / le gris du quai / Le rouge des fraises / Dans la tête, le vert des poires / Le vendeur me casse les glandes / Il aime pas bien la couleur du préparateur de commande"


> La mécanisation et la robotisation partielle des plateformes contribuent à l'hyperspécialisation  des tâches des ouvriers, ce qui menace la reconnaissance de leur qualification professionnelle. L'humain doit encore trop souvent s'adapter à l'outil, et non l'inverse. Au bout du compte, on assiste à une perte de sens du travail, avec l'émergence de risques psycho-sociaux. Il existe donc un risque d'uberisation des métiers de la logistique, de plus en plus envisagés comme interchangeables, dépourvus de certification et de reconnaissance professionnelle.

Casseurs Flowters, c'est-à-dire Orelsan et son compère Gringe, racontent la journée de deux types. "17h04 - prends des pièces", nous offre une plongée dans l'univers sordide d'un abattoir.  "Les poulets défilent en barquette sur un tapis roulant / Pas besoin du brevet des collègues pour comprendre qu'ta vie fout le camp / Assis tout l'temps, t'as l'impression qu'le temps s'arrête / T'as qu'une seule pause pour pisser, donc tu fumes ta clope en cachette / Déplume, découpe, emballe, plastifie, transpalette / Pour éviter d'craquer, pense à des trucs cools dans ta tête / Jusqu'au jour où cette question t'effleure l'esprit / Quelle différence entre ceux qui bossent à l'abattoir et les tueurs en série?"

 

> Les métiers de la logistique sont peu rémunérés, soumis à de fortes amplitudes horaires, au bruit, à des cadences et des délais infernaux. En dépit des précautions sanitaires, le corps lâche rapidement. Les mêmes gestes sans cesse répétés provoquent des maladies de l'hyper-sollicitation et une explosion des troubles musculosquelettiques. Les Lyonnais Robse & Lucio Bukowski introduisent leur "Stress & Palettes" par un tutoriel de formation pour conducteur de charriot élévateur, avant de rendre hommage aux travailleurs de la logistique, dont ils dépeignent les conditions d'exercice, difficiles et dangereuses. "J'me barre, et j'ai pas 'yé-p, nique le stress et les palettes / Du coup, j'te parle pas d'or, et j'représente pas d'caïd en calèches / Mais des pères au dos pété dans les entrepôts scellés / De ta démocratie libertaire qui effrite des pauvres dans l'OCB / Ce track n'aura rien d'exotique / J'préfère parler d'ouvriers que d'bicrave et d'mythos névrotiques / Au propre autant qu'possible, vos modes de vie m'ont éreintés / Une pour ce type mort sous un camion qui n'ira plus pointer". L'hernie discale n'est jamais loin, comme le rappelle Sango dans "Mon histoire". "J’ai nettoyé les toilettes de l’hôpital / Fréquenté les transpalettes, j’ai contracté l’hernie discale / Ils croyaient qu’j’étais minable / Mais j’savais faire des rimes et depuis j’écris des récitals"


Les conditions de travail déplorables empêchent de tenir longtemps en entrepôt. Au bout de 4, 5 ans, les ouvriers enchaînent les pathologies (lombalgies, usure des articulations) selon l'INRS, l'organisme de santé et de sécurité au travail. Or, il faut rappeler que le coût social des maladies professionnelles et accidents du travail n'est pas supporté par les entreprises, mais par la collectivité. Comme, par ailleurs, il n'y a guère d'évolution de carrière possible, les employés partent d'eux-mêmes, entraînant un fort turn-over au sein des entrepôts. 

"Airforce" de KT Gorique joue du contraste entre le dur quotidien et les aspirations à la gloire.  "J’suis cassé comme un porteur de palette mais j’suis née pour briller comme Dimitri Payet". Hugo TSR décrit la pauvreté subie et les difficultés de ceux pour qui "la vie s'accroche à un permis cariste." "Pas le temps d'attendre" "Des coups d'schlass, partout des keufs qui s'lâchent des jeunes qu'ils harpent / P'tit téméraire qui efritte ses rêves sur des feuilles King Size / Un film noir, mémoire d'un tier-quar ou les p'tits boivent / Les sportifs boitent: t'es fort en foot ? Les autres se vengent sur tes tibias / Ces p'tits gars sont sur la corde raide comme un père guitariste. / Tu perds vite ta vie, ici la vie s'accroche à un permis cariste


Le profil de l'ouvrier de la logistique est généralement un homme (80%), jeune, peu ou pas diplômé. Quand les entrepôts se situent à la lisière des grandes métropoles, les employés appartiennent très souvent à des groupes racisés (noirs et arabes). Dans les zones plus rurales, les entrepôts recrutent parfois d'anciens agriculteurs, censés être endurants. Les femmes sont parfois majoritaires, dans des entrepôts du textile ou de la pharmaceutique. Le secteur emploie beaucoup d'intérimaires, avec peu de travailleurs en CDD et quelques CDI. Or, ces derniers, lassés ou trop abîmés, ne restent pas longtemps. L'externalisation des moyens en ressources humaines par les donneurs d'ordre contribue aux inégalités de traitements entre salariés selon qu'ils sont en cdd, cdi ou intérim. Les accords de branche prévoient une grille salariale en fonction de l'ancienneté. Or, une fois que le contrat est terminé, l'ancienneté tombe pour l'intérimaire, contribuant à créer une sous-catégorie de salariés.

Hugo TSR: "Alors dites pas" "Si la galère était un sport, j'aurais ma place aux JO de Londres / Fumeur d'barrettes, dis qu'tu fais de la variét' pour tenter les conerts / Pilcote de transpalette, semaine d'après, j'suis dans l'téléconseil / J'ai pas eu le choix, Monsieur pouvoir d'achat m'a fait intérimaire / Business et violence pour la jeunesse d'un pays d'merde".

En consacrant plusieurs titres aux ouvriers de la logistique, le rap met en lumière un monde indivisibilisé, dont les travailleurs sont souvent pressurés, isolés, usés. Mais pour les classes populaires urbaines, le travail en entrepôt est une expérience partagée. Avant de se lancer dans la musique, de nombreux rappeurs ont travaillé dans le secteur de la logistique. Leurs textes mettent donc en exergue la pénibilité du travail de manutentionnaire, considéré comme une impasse professionnelle, dont tous aspirent à sortir. C'est le cas de  "7h00 du mat'" de Don Choa. "Réveille-toi c'est l'heure, il faut qu'on t'secoue / Ou qu'on t'balance un verre d'eau / Dédié à ceux qui partent travailler sur une bleue ou un vélo / Ma vie, ça a été l'école puis l'boulot / A tous les patrons chez qui j'ai bossé : vafancoulo / J'ai porté des cagettes et rempli des palettes / Tout en gardant l'espoir de croquer dans la grosse galette / J'aime pas la hiérarchie, ni marcher à la baguette"

Beaucoup de rappeurs revendiquent et assument l'expérience du travail logistique sur le CV, clamant leur solidarité avec les porteurs de palettes, à l'instar de Jul, dans "Coup de genoux". "Et j'chante ma tristesse, ouais, comme Cheb Khaled
Toujours pas d'palace, big up à ceux qui portent des palettes

Certes, le passage par l'entrepôt renforce la street credibility, mais pas question d'y végéter comme le rappelle "Savoir-faire" de Deen Burgibo. "Quatorze ans, j'pédalais pour aller au boulot : sur la plage, j'louais des pédalos / Huit heures, huit heures, demi-heure de pause, j'ram'nais leurs parasols aux touristes pieds dans l’eau / L'année après ça, j'ai taffé au marché, j'ai soul'vé des cagettes, puis l'marché d'grossistes, j'empilais des palettes / Après les marchés, la plage, j'ai fait la plonge et j'ai servi des bavettes / J'étais jeune et j'avais pas d'nom mais j'étais d'aplomb / J'ai vendu des vélos, des rollers à Decathlon / J'comparais bons de commandes et chiffres de vente, et j'étais pas con / J'ai vite compris que j'étais pas du bon côté de la transaction"

De nombreux morceaux jouent du contraste entre la réussite professionnelle dans le rap ou le business. Beaucoup de titres opposent "strass et paillettes" au "stress et palettes". Fik's Niavo dans "Bilan 2016" "Les polémiques s’créent comme par magie, les politiques : c’est Houdini / Abracadabra ! Boum ! Tiens le burkini /
Nique le strass, les paillettes, nous c’est la crasse, les palettes
". Kery James dans
"Mouhammad Alix", son autobiographie rappée. "Je t'explique je fais pas ça pour le fric / Je fais pas ça pour le chiffre / Respire je fais du rap athlétique / Authentique comme ce groupe à trois lettres / La République ne digère pas ma lettre / Ils préfèrent fermer les yeux sur nos mal-êtres / C'est toujours les mêmes che-ri aux manettes / Corps diplomatique, trafics, mallettes / Pendant que les nôtres s'entretuent pour des barrettes / Strass, paillettes / Stress, palettes / Pauvres dignes, contre bourgeois malhonnêtes". Pour Nessbeal, "La beldia s'effrite, c'est solo dans la faillite / Les galeries Lafayette, les strass, les paillettes / Les halls, la galère, une bombonne, la galette / J'ai poussé les palettes comme un cariste / Né dans l'combat, j'suis pas v'nu en touriste" ("Encore")

Dans "ça suffit", Ziak veut sortir de la hess, abandonner le permis du conducteur de transpalette, le CACES, pour un coupé classé S, les grosses berlines luxueuses. "On veut juste passer du putain d'CACES au coupé classe S / Cette vie là, pas n'importe laquelle, viens dans la ville, / on a taffé Clark Kent / La mentale des bas-fonds de Paris qui agressent les cains-ri quand ils font la Fashion Week"

Dans le même esprit, les différentes occurrences du terme palette permettent d'insister sur la volonté d'une trajectoire sociale ascendante. Dans "Alors la zone", Jul oppose les palettes de l'entrepôt à celles du volant d'une voiture équipée d'une boîte de vitesse robotisée. "J'ai trouvé un bail, j'suis pas là / J'suis pas à Dubaï, j'suis à l'Escale / Tout l'monde veut sa palette / Personne veut soulever des palettes".


Chez Al et Fabe, L'émancipation passe par la réussite artistique comme le suggère Al dans la "Correspondance" adressée à Fabe. "Talant, 26 juin 1998, salut Befa, quoi d'neuf depuis la dernière fois? /Pour moi, toujours la même. En c'moment j'taffe un vrai calvaire / J'm'emploie à gagner un salaire de misère / Dans une atmosphère qui pue comme l'enfer / Y paraît qu'quand tu travailles t'as le droit à des espérances / J'sais pas mais en faisant mes palettes, j'ai du mal à m'dire que j'ai de la chance / Au fait, j'voulais savoir si t'as pas un pote qui peut m'faire un son"

Pour s'en sortir, et quitter l'entrepôt, d'autres recourent à des procédés illicites tels que le trafic de drogue, qui permet de gagner beaucoup d'argent, mais aussi des ennuis. Dans "4 achim", GDS oppose mapess (l'argent en swahili) au CACES, déjà mentionné. "On est là pour l'histoire, les mapess' / On met les mains, comme Fillon dans les caisses / Avec le permis CACES / On est tenus en laisse / Je sais pas / Ce qui sent le plus fort dans la pièce / La beuh ou la hess’, nigga" Il faut dire que l'économie souterraine emprunte les mêmes axes et parfois des méthodes comparables à celles de la logistique, ce que décrit le sulfureux Freeze Corleone  dans son titre "Fentanyl". "On a la logistique qu'il faut pour acheminer les colis d'un point A à un point B comme DHL".

Dans les clips de certains morceaux ("7 sur 7" de Koba Lad et "Marché Noir") de SCH, le trafic de stup prend la forme d'un entrepôt logistique, mais la valise marocaine se substitue ici au colis classique, tout comme les berlines allemandes supplantent les fenwicks. L'exaltation du trafic est un grand classique du rap, mais la référence au deal peut aussi être interprétée comme un pied de nez à la guigne, un moyen de passer du stress au strass, des palettes aux paillettes, de paria à parrain (de la drogue).

Ce parcours dans l'univers de la logistique, aussi sommaire et incomplet soit-il, montre les nombreux travers d'un secteur, dont Amazon est devenue l'exemple archétypal. (2) En outre, l'essor du commerce en ligne participe à la désertification des centres-villes, au grignotage des espaces agricoles, à l'essor de la pollution liée à la circulation automobile. Enfin, les conditions de travail du secteur de la logistique sont dégradées si on les compare avec celles, déjà difficiles des ouvriers "traditionnels", avec des rémunérations plus faibles, une protection sociale moindre, une besogne très éprouvante. Tous ces éléments entraînent un turn-over très important au sein des entrepôts. Cette situation rend difficile l'organisation de la résistance sur le lieu de travail. Le taux de syndicalisation dans le secteur est faible. La précarité des salariés rend également difficile l'organisation de grèves massives. En revanche, les formes de contestation originales mises en œuvre à l'automne 2018, dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes, furent propices à l'implication de nombreux employés du secteur. Grâce à leur excellente connaissance du terrain, ces derniers bloquèrent les accès des plateformes et entrepôts, afin de paralyser la chaîne logistique. (3) En 2019, l'attaque d'un ministère au chariot élévateur, témoigne du rôle important joué par les ouvriers de la logistique dans ce mouvement. Une autre forme de lutte consiste à empêcher l'installation d'un entrepôt, ce qui remet en question la logique même de fonctionnement de l'univers logistique. (4)

Les Zakariens : "La faiblesse" "Écoute ma voix, fais moi confiance et même si ça t’contrarie / Moi j’vis dans la souffrance comme toi et c’est pas demain qu’on s’ra riche / J’me rallie à la chance, fais pareil si t’es balèze / Trouve un taf à Auchan et va soulever des palettes / Et si faut passer l'balais cousin va passer le balais / Fais les choses à ton rythme et n'oublie pas qu'faut laisser parler"

C° : Difficile de s'identifier à un monde ouvrier unifié, quand on produit des flux, pas des objets, et quand la diversité des statuts des uns et des autres, contribue surtout à diviser. Dans ces conditions, il est difficile de voir émerger une identité professionnelle valorisante, un sentiment d'appartenance de classe comme il a pu exister chez les métallos ou les ouvriers de chez Renault. En cela, les titres de rap permettent de donner une certaine forme de visibilité à une Génération Fenwick en gestation.


Notes :

1. Amazon cherche à embaucher en CDI des personnes éloignées de l'emploi, souvent des femmes, la cinquantaine, au chômage depuis plusieurs années. Le géant américain cherche ainsi à stabiliser une main d'œuvre. Il faut donc un gros bassin d'emploi, avec des travailleurs au chômage. Le CDI devient un autre moyen que la précarité ou l'intérim pour encadrer la main d'œuvre et la fixer.  

2. Rappelons l'ampleur colossale de l'optimisation fiscale du géant américain qui gagne de l'argent en France, mais n'y paie pas (ou peu) ses impôts. 

3. On assista alors à une convergence des luttes à Genevilliers, lorsque des Gilets Jaunes apportèrent leurs soutiens aux employés de Geodis, la filiale privée de la SNCF. 

4. Les entrepôts continuent à fleurir un peu partout, profitant d'une réglementation favorable à leur implantation et parce que de nombreuses collectivités locales cherchent à les attirer. Les communes y voient une opportunité pour combler des budgets étiques et pour créer des emplois.   

sources:

A. Playlists proposées par David Gaborieau sur twitter/X ( début et fin ) et Youtube (rap et logistique). 

B. "Rap et crise sociale", émission Entendez-vous l'éco sur France Inter.

C. "Quand le rap se fait la voix des ouvriers"

D. GABORIEAU David, « Quand l’ouvrier devient robot. Représentations et pratiques ouvrières face aux stigmates de la déqualification », L'Homme & la Société, 2017/3 (n° 205), p. 245-268.

E. «"Boom" de la logistique : eldorado ou chimère?», émission Sous les radars diffusée sur France Culture le 12 février 2022. 

F. «C'est inhumain, l'aliénation maximum" : dans les entrepôts logistiques de la région lyonnaise», Médiacités, 11/12/2019