jeudi 19 juin 2025

Les présidents en chansons : Pom Pom Pidou.

Héritier naturel de De Gaulle, dont il a été longuement le premier ministre, Pompidou pérennise l'action de son prédécesseur et contribue à enraciner la jeune cinquième République. 

André Cros, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Normalien, agrégé de lettres, Pompidou s'engage en politique aux côté de De Gaulle au sortir de la Seconde Guerre Mondiale, en entrant au conseil d'Etat. Pendant la traversée du désert de ce dernier, il dirige la Banque Rothschild. Lorsque le général revient aux affaires, il sollicite de nouveau Pompidou, dont il fait son premier ministre en 1962. Au soir des élections législatives de 1967, Pompidou, premier ministre depuis déjà 5 ans, ne dispose plus que d'une voix de majorité à l'Assemblée. Les gaullistes dits de gauche jugent sa politique trop conservatrice, tandis que les Républicains indépendants de VGE, ses alliés, font monter les enchères. Contesté dans son propre camp, Pompidou cite les paroles de la chanson "Le cactus" de Jacques Dutronc  dans l'hémicycle. "J'ai appris que dans la vie gouvernementale, il y a aussi des cactus." Cette mention constitue un formidable coup de pub pour le titre qui s'écoule à 400 000 exemplaires. 


Lors de la crise de mai 68, alors que de Gaulle semble dépassé, son premier ministre fait preuve de sang froid, comme le prouve son rôle déterminant dans les négociations conduisant aux accords de Grenelle. Les tensions grandissent ensuite entre les deux hommes et Pompidou quitte Matignon. Il n'en reste pas moins l'héritier politique de l'homme de Colombey. Après la démission du général, en 1969, Pompidou se présente et triomphe aux présidentielles. Le 16 juin, lendemain de la victoire électorale, les Beach Boys se trouvent sur la scène de l'Olympia. En introduction du titre Barbara Ann, le groupe substitue "Pom-Pom-Pom-Pom-Pom-Pidou" au "Ba-Ba-Ba-Barbara-Ann". Au delà du clin d'œil, ce choix montre à quel point la sonorité du nom de famille du président amuse et intrigue.


Dès 1949, de Gaulle prévenait celui qui deviendrait son premier ministre: "Pompidou, ce n'est pas un nom sérieux. En Auvergne, peut-être [Pompidou est né à Montboudif dans le Cantal], mais pas à Paris! C'est un nom qui a l'air de se moquer du monde. Croyez-moi, Pompidou, vous n'arriverez à rien si vous vous obstinez à garder ce nom là!" En 1969, Miguel Cordoba et son orchestre enregistrent Pom pom pidou qui fait la part belle au patronyme présidentiel. Les paroles, qui tiennent largement de la gaudriole,  insistent sur la réputation de bon vivant du chef de l'Etat. "Pom, Pom, Pom, Pom, Pom, Pidou / Pom, Pom dites-nous tout ! / om, Pom, Pom, Pom, Pom, Pidou / Pom, Pom l'on ne sait rien de vous ! / Prenez-vous en faisant la vaisselle / Un p'tit coup d'alcool de mirabelle? / Portez-vous de gros gilets de flanelle?" 


Féru de poésie, le président gouverne dans la continuité de son prédécesseur, bien qu'apportant une touche plus humaine dans sa manière d'agir. Il attache en particulier une attention aux Français, et plus seulement à la France comme le faisait de Gaulle. Personnalité complexe, à la fois conservateur et fervent amateur d'art moderne, de littérature, Pompidou, clope au bec, roule en Porsche, tout en citant Paul Eluard. Loin de la stature encombrante du général, Pompidou incarne pour les médias et une partie de la population un président accessible.
Les Britanniques de Portico Quartet, eux aussi amusés par le nom "Pompidou", intitulent ainsi un de leurs meilleurs instrumentaux, fusion réussie de jazz et musiques électroniques. 

Si sous la présidence Pompidou sont créés le premier ministère de l'environnement et le conservatoire du littoral, rien ne semble sérieusement devoir entraver la bétonisation à l'œuvre ou encadrer la production industrielle. Pompidou souhaite une France technologique, compétitive, rapide, dans laquelle on se déplace vite. Pour ce faire, l'Etat poursuit la construction d'axes routiers comme le périphérique parisien ou la construction d'autoroutes, tandis qu'en 1969, le Concorde prend son envol. (1"Georges Pompidou" d'Ultramoderne traduit cette nouvelle ère, au cours de laquelle le maître mot est celui de développement. (2) "Production / Plus value / Organisation / Establishment / Réformisme / Financiers / Industrie / Rémunération / Technologie / Et qui veut du rab de frites / Georges Pompidou". 

La médaille a son revers. En 1972, Dutronc enregistre "Le petit jardin", une dénonciation de la frénésie immobilière et du tout bagnole, caractéristiques de la période pompidolienne. ["À la place du joli petit jardin / Il y a l'entrée d'un souterrain / Où sont rangées comme des parpaings / Les automobiles du centre urbain"]
En 1975, alors que Pompidou vient de casser sa pipe, Jacques Lanzmann écrit pour le chanteur "La France défigurée", dont les paroles écolo-nostalgiques décrivent un pays pollué, aux paysages sacrifiés sur l'autel du progrès. ["Oui, tu es ma France défigurée / Ma France des HLM et des forêts coupées / Ma France bétonnée aux tours inhumaines / Ma France des déversoirs et des océans noirs"] 

En matière économique, Pompidou, ancien banquier, est un libéral, et sa politique sociale se réduit à peu de choses (le SMIC, la mensualisation). Peu de choses en matière sociale.
Dans ces conditions, et malgré la croissance économique, les tensions sociales sont vives. Dans les cortèges des manifs, les participants chantent "Pompidou des sous". "Impression from France" du bluesman Luther Johnson reprend à son compte le slogan : "Pompidou des sous". En 1972, les Charlots enregistrent "Merci patron", une satire réussie du langage managérial prompt à transformer les vessies en lanternes et les ouvriers en larbins.

En matière de politique étrangère, la France n'entend pas renoncer à son pré-carré africain. Sous la houlette de Foccart et ses réseaux, le néocolonialisme se perpétue dans ce que l'on ne nomme pas encore la Françafrique. Sur le dos des populations, les dirigeants corrompus perpétuent la spoliation économique de leurs pays au profit de l'ancienne métropole. En 1971, les Gabonais célèbrent la bonne entente entre Libreville et Paris avec "Vive le Gabon (et monsieur Pompidou)". "Vive la Gabon et les Gabonais / Monsieur Pompidou, l'alliance franco-gabonaise / Vive le Gabon et les Gabonais, Brigitte Bardot -do -do -do

* "Chacun a des soucis, (...) moi je vais mourir."
Les Français savent que leur président a d'importants problèmes de santé, mais ne peuvent pas mesurer la gravité de la situation en lisant les communiqués officiels qui n'évoquent d'une "grippe à répétition". La prise de poids, le visage bouffi, à cause de la cortisone, sont attribués à sa gourmandise proverbiale. Le morceau que Dombrance consacre à "Georges Pompidou" (2'58) revient sur le choc représenté par l'annonce du décès présidentiel, le 2 avril 1974. 


C° : Pompidou, comme son prédécesseur, bénéficie d'une popularité importante. Les Français font alors part d'un bonheur matériel avec l'acquisition continue de biens de consommation, dans une société de loisir en plein essor. Encore aujourd'hui, la période pompidolienne jouit d'une image flatteuse, qui inscrit ce mandat dans le cadre d'une "France heureuse", bien que largement mythifiée. Souscrire à ce point de vue, c'est oublier un peu vite le poids des conservatismes et à quel point la pratique du pouvoir reste verticale (l'ORTF n'est supprimée qu'en 1974) et la société corsetée. A la mort de Pompidou, , rien ne semble devoir atteindre le patriarcat, la libération des mœurs reste timide, les ouvriers peinent à joindre les deux bouts, les immigrés subissent fréquemment la xénophobie ambiante.  
La nostalgie des années Pompidou trouve aussi son origine dans la différence entre histoire et mémoire. En effet le décès du président coïncide avec la fin de Trente Glorieuses et de la forte croissance. Or, il s'agit d'un concours de circonstance. Les chocs pétroliers, l'essor d'un chômage bientôt structurel, l'inflation plongent le pays dans le doute et laissent accroire que tout était mieux avant. Gare au biais rétrospectif qui nous fait idéaliser le passé. 

Notes :
1Avion le plus rapide du monde, symbole du génie de l'ingénierie française, il devient vite obsolète en raison de l'envolée du prix du baril de pétrole. 
2Lors d'une conférence de presse, Pompidou lance : "Chère vieille France... La bonne cuisine... Les Folies Bergères... Le gai Paris... La Haute couture, les bonnes exportations... Du Cognac, du Champagne et même du Bordeaux et du Bourgogne... C'est terminé ! La France a commencé et largement entamé une révolution industrielle !"

 Sources:
- Eric Roussel : "Georges Pompidou", collection Tempus, Perrin. 
- Ces chansons qui font l'actu: "Georges Pompidou, un drôle de nom et un deuil", "Pom pom pidou".
 - "Le projet Beaubourg, quand la France rêvait encore", émission Métronomique diffusée sur France Inter samedi 4 février 2017.

dimanche 8 juin 2025

Les présidents en chansons : de Gaulle ("tu le regretteras"... ou pas).

Ce billet existe en version podcast (lecteur ci-dessous) :

13 Mai 1958, la guerre d’Algérie fait rage. A Alger, l’insurrection des partisans de l’Algérie française entraîne une grave crise. Retiré de la vie politique depuis 1946, le général de Gaulle est appelé par le président de la IVème République René Coty pour former un gouvernement. Le 3 juin 1958, l’Assemblée nationale lui accorde les pleins pouvoirs pour rétablir l’ordre et préparer une nouvelle constitution. Les adversaires politiques du général crient au scandale et au coup d'état. De Gaulle n'en a cure, il peut enfin imposer sa vision institutionnelle en portant sur les fonds baptismaux la Cinquième république. La constitution fonde un régime parlementaire au sein duquel le rôle du président, chef de l'exécutif et des armées, est renforcé. A une écrasante majorité (82%), la Constitution est adoptée par référendum, le 28 septembre 1958. 

 

En décembre 1958, de Gaulle est élu président au suffrage universel indirect. Dans un contexte de forte croissance économique, il engage une politique d'indépendance nationale basée sur la détention de l'arme nucléaire. Il jouit alors d'une forte popularité et reste aux yeux de beaucoup l'incarnation de la résistance. 
En 1965, Gilbert  Bécaud enregistre "Tu le regretteras", sur un texte de Pierre Delanöe. Cette année là, lors des élections présidentielles qui se tiennent au suffrage universel direct, de Gaulle brigue un deuxième mandat. Il l'emporte face à François Mitterrand (alors très critique des institutions de la cinquième République) au second tour, ce qui constitue pour les observateurs une surprise. Le chanteur imagine déjà la France sans de Gaulle, ce qui lui permet de louer le rôle historique de l'homme du 18 juin, et de s'en prendre à ceux qui critiquent sa politique. Le jour où il quittera le pouvoir, le général manquera cruellement à ses concitoyens, prophétise Bécaud. "Cet homme légendaire / Au milieu des vivants, ouais / Le jour où on l'enterre, tiens / Je te parie cent francs / Que, que tu le regretteras / Tu le regretteras / Tu le regretteras longtemps".


En véritable groupie, Pierre Delanoë se fend de deux autres titres tout à la gloire de De Gaulle, mais cette fois ci très ampoulés et dignes d'hymnes pour Staline ou Kim Jong-un. Le premier date de 1980, soit dix ans après la disparition de l'homme de Colombey. Serge Lama s'y souvient de celui qu'il appelle "papa". Les paroles dénoncent la captation de l'héritage gaulliste par une classe politique composée de minables, n'atteignant pas la cheville du géant. Les arrangements pompiers, le titre, digne de l'almanach Vermot (De France en référence à De Gaulle), classent assurément le titre dans la catégorie Bide et Musique. "Qui donc parmi tous ces bavards / Ces loups bavants qui s'invectivent / Ralliera sous son étendard / Moutons bêlants, brebis craintives / Qui donc parmi ses héritiers / se dressera dans le tumulte / Pour nous gueuler qu'être français / C'est pas forcément une insulte ?" En 1989, Mireille Matthieu déroule la biographie du général, dont elle suit la trace de Lille à Londres. Auditeur, prépare tes oreilles, roulements de rrrrrrrr en approche. [ De Gaulle. (1989)] "De Gaulle, de Londres / Voix magique d'un autre monde / De Gaulle, de Lille / Comme un naufragé dans son île / On fait un sinistre procès / À ce général sans étoile / Mais quand De Gaulle parle aux Français / Ils reconstruisent leurs cathédrales".

De Gaulle a aussi ses détracteurs. En 1947, Léo Ferré écrit Mon général, au moment où de Gaulle crée le Rassemblement du Peuple Français, dans l'espoir de revenir au pouvoir. Finalement, Ferré n'enregistre son morceau qu'en 1961. En bon anarchiste qui se respecte, et tout en laissant poindre une certaine admiration pour le personnage, il se gausse du général devenu président. Le morceau subit la censure, mais Ferré l'interprète lors de son tour de chant à l'ABC en 1962.  "Paraît qu'on veut vous faire élire / C'est vrai sans blagu' c'est enfantin / Ils sav'nt pas qu'les vach'ries d'la gloire / C'est qu'au milieu d'un' pag' d'histoire / Il faut savoir passer la main". (Mon général


Sur la scène intérieure, de Gaulle mène une politique d’indépendance nationale, critique à l'endroit de l'allié américain. Pour ce faire, la France se dote de l’arme nucléaire. Outré, Sardou se fend de morceaux très critiques comme les Ricains, ou Monsieur le président de France. Il y critique la sortie de la France du commandement intégré de l'Otan, qu'il envisage comme une trahison, après le sacrifice des GI's lors du débarquement de 1944. Dans le second morceau,  après avoir rappelé la mort de son père en Normandie à la Libération, un fils s'adresse directement au président, donc de Gaulle. « Monsieur le Président de France, / Je vous écris du Michigan / Pour vous dire que tout près d'Avranches Mon père est mort il y a 20 ans. / Je n'étais alors qu'un enfant / Mais j'étais fier de raconter / Qu'il était mort en combattant, / Qu'il était mort à vos côtés.»

De Gaulle cherche à entretenir un lien direct avec les Français, que ce soit dans le cadre de ses très nombreux déplacements, lors d'allocutions radiotélévisées ou par l'intermédiaire des référendums (sur l'autodétermination de l'Algérie en 1961, les accords d'Evian, l'élection du président au suffrage universel en 1962, la réforme du Sénat et la régionalisation en 1969). En août 1962, La tentative d'assassinats dont il est l'objet au rond-point du Petit-Clamart convainc de Gaulle de la fragilité de l'édifice institutionnelle qu'il a voulu. Raison pour laquelle il fait accepter par les Français par référendum la désignation du président au suffrage universel direct. L'autorité du chef de l'Etat en sort renforcée, une inflexion dans la voie présidentialiste de la constitution qui ne cessera de s'accroître au cours des décennies. 
De Gaulle aimait à dire que "Les Français sont des veaux". Des propos méprisants qui inspireront le titre à un morceau de Dansez avec Moa, une pépite pop méconnue, écoutable sur l'excellente compilation Wizz ! French Psychorama 1966-1970 (vol 3).

Doté d'un grand flair politique et d'un sens de la formule redoutable, de Gaulle sait manœuvrer et éviter les chausse-trapes, d'autant qu'il peut s'appuyer sur des troupes fidèles et soumises, regroupées dans un parti godillot. En outre, le chef de l'Etat dispose d'une mainmise totale sur l'audiovisuel public, entravant largement l'accès de l'opposition aux médias. La société française, rajeunie sous l'effet du baby boom, connaît au cours des années 1960 des mutations très profondes. L'exode rural massif, le déclin de la pratique religieuse, l'entrée dans l'ère des loisirs et de la consommation de masse, transforment profondément le pays. Alors que tout semble changer, de Gaulle constitue pour une partie des habitants un repère, immuable.  L'"Inventaire 66" de Michel Delpech s'agace de ce décalage. A l'issue des couplets décrivant les bouleversements en cours, le chanteur conclut, dépité : "Et toujours le même président".

La pratique du pouvoir solitaire et autoritaire, l'usure, un certain déphasage avec les aspirations réformatrices d'une partie de la société, laissent le général désemparé lorsque survient mai 68. La victoire introuvable qui suit la dissolution de juin tient de la victoire à la Pyrrhus. En 1975, Renaud attaque la statue du commandeur dans Hexagone , dépeignant les membres des Forces Françaises Libres comme des planqués et les Français comme des veaux (un point commun avec de Gaulle donc), accordant leurs suffrages au général, effrayés par les images des barricades érigées dans le quartier latin. "Ils se souviennent, au mois de mai / D'un sang qui coula rouge et noir / D'une révolution manquée / Qui faillit renverser l'Histoire / J'me souviens surtout d'ces moutons / Effrayés par la Liberté / S'en allant voter par millions / Pour l'ordre et la sécurité
Ils commémorent au mois de juin / Un débarquement d'Normandie / Ils pensent au brave soldat ricain / Qu'est v'nu se faire tuer loin d'chez lui / Ils oublient qu'à l'abri des bombes / Les Français criaient, 'Vive Pétain' / Qu'ils étaient bien planqués à Londres / Qu'y avait pas beaucoup d'Jean Moulin".
Un an après mai 68, de nombreux Français se saisissent de l'opportunité représentée par un référendum sur la réforme du Sénat et la régionalisation pour faire part de leur lassitude à l'égard du vieux chef d'Etat. De Gaulle avait fait savoir qu'en cas de victoire du non, il démissionnerait. Désavoué, il s'exécute. Un an plus tard, il meurt en sa demeure de Colombey, à l'âge de 80 ans. Il jouit toujours d'une cote de popularité impressionnante. Dans son album République électronique, le musicien et producteur Dombrance compose des titres qui ambitionnent de construire des ambiances sonores correspondant aux différents mandats présidentiels. Voilà son De Gaulle
 En 2020, Bertrand Burgalat compose la musique rétro-futuriste de l'excellent documentaire de Camille Juza intitulé De Gaulle bâtisseur. La réalisatrice lui rend hommage : " « s’il n’est pas gaulliste, Bertrand Burgalat a, c’est certain, quelque chose de gaullien, et sa B.O tricotée dans les archives fait des allers-retours virtuoses entre la France des Trente glorieuses et aujourd’hui…  et c’est beau » ! " "De Gaulle bâtisseur (Qui sont les fous?)"
Conclusion : De Gaulle bénéficie, tout au long de ses présidences et jusqu'à sa mort, d'une grande popularité. Pour la grande majorité des Français, il reste avant tout l'incarnation de la Résistance. En outre, ses deux mandats se déroulent dans un contexte économique très favorable, caractérisé par une croissance  exceptionnelle et une situation de plein emploi.
Pour toutes ces raisons, il est difficile de déboulonner la statue du commandeur. Nous nous contenterons juste de rappeler que la pratique gaulliste du pouvoir, très verticale, repose sur l'usage de la censure et suscite à l'époque de vives critiques. La tendance à la nostalgie ne doit pas non plus occulter les fortes tensions sociales dont la crise de mai 68 constitue assurément l'acmé. 
En 1992, avec Le général De Gaulle dans la cinquième dimensionArthur H se moque gentiment de l'image hiératique et raide du couple de Gaulle dans un titre loufoque. "Il se retourne et c'est le choc / Une explosion atomique / Une désintégration sensuelle / Yvonne, Yvonne est là devant lui / Chaude et animale / Féline, merveilleusement féminine / Leurs regards se croisent et déjà il n'y a rien plus rien à dire.


 Sources:
 - Julian Jackson : "De Gaulle. Une certaine idée de la France", Points, 2021.

jeudi 15 mai 2025

« Heureux qui comme Ulysse » : l'Odyssée en chansons.

A l'issue de la guerre de Troie, une fois la ville ravagée, ses habitants massacrés, le Grec Ulysse prend la mer pour rejoindre l'île d'Ithaque dont il est le roi. Sa femme, Pénélope, patiente et fidèle, l'y attend depuis déjà dix ans. 

John William Waterhouse, Public domain, via Wikimedia Commons


Accompagné de ses compagnons, Ulysse prend la mer. Grisé par la victoire, mais écœuré par les flots de sang déversé, le héros semble avoir perdu la foi. Ce soupçon d'athéisme provoque la fureur de Zeus qui entend le châtier, et la haine de Poséidon qui cherche à le tuer. Dès lors, captif de la vaste mer, Ulysse est confronté à toute une série d'embûches sur la route du retour vers Ithaque. Il échoue chez les Cicones, les Lotophages, les Cyclopes, les Cimériens, les Phéaciens, rencontre Circé, Calypso, échappe aux sirènes, à Charybde et Scylla, avant de toucher au pays natal.

La culture populaire n'a eu de cesse de se référer à l'œuvre d'Homère. La chanson ne déroge pas à la règle. (1) Certains épisodes de l'Odyssée suscitent particulièrement l'intérêt. C'est le cas des sirènes, ces créatures mi femmes mi rapaces, dont le chant envoûtant provoque les naufrages. Ulysse parvient à leur échapper en prenant ses précautions. Attaché au mât de son embarcation, il a demandé à ses marins de boucher leurs oreilles grâce à de la cire. Tout aussi fasciné que le héros grec, les membres de l'Affaire Louis Trio cherchent à rencontrer les sirènes dans Mobilis in mobile. « J’irai voir tôt ou tard/ Si les sirènes existent/ Sur le dos des baleines / Je suivrai leur piste / Car nul ne résiste / Au charme doux / De leur chant d’amour »

Orelsan invite à son tour à se méfier des sirènes, ici identifiées aux mirages d'une vaine célébrité ; strass et paillettes ne constituant qu'un leurre. « J'entends les chants des sirènes / Regarde autour de moi tous ces gens qui m'aiment / J'veux toucher l'soleil avant qu'la pluie ne vienne / T'inquiète pas, seuls les faibles se font bouffer par le système. » [Le Chant des sirènes]

Ulysse aux mille tours connaît les vertus du vin. Il en use et abuse pour commettre ses ruses comme en témoigne la Petite messe solennelle de Juliette. « Né d'une âpre Syrah, d'un peu de Carignan / D'une terre solaire, des mains d'un paysan / C'est avec ce vin-là qu'on dit qu'Ulysse a mis / Le cyclope à genoux et Circé dans son lit .» Ainsi, prisonnier de Polyphème, Ulysse enivre le cyclope, pour mieux le tromper. Une fois endormi, les Grecs crèvent l'œil unique du géant. Caché sous des moutons, ils sortent de la grotte, échappent à la mort, mais pas à la haine de Poséidon, le père du cyclope.

Auparavant, Ulysse était parvenu à échapper à Circé la magicienne. Dans Le sort de Circé, la chanteuse Juliette prête sa voix à l'ensorceleuse et décrit la transformation des compagnons du héros achéen en pourceaux. Elle chante : "Mutatis mutandis / Ici je veux un groin / un jambon pour la cuisse / Et qu'il te pousse aux reins / un curieux appendice / Mutatis mutandis / Maintenant je t'impose / La couleur d'une rose / De la tête au coccyx / Mutatis mutandis".

Après moults péripéties, désormais seul, Ulysse échoue sur l'île d'Ogygie. Il est recueilli par la nymphe Calypso, qui tombe éperdument amoureuse du héros grec qu'elle couvre d'attention. Pendant sept années, ce dernier se la coule douce, mais il pense à son foyer, Ithaque, à son épouse, Pénélope, à son fils, Télémaque. Convaincu par Hermès, la nymphe laisse partir le héros. Arthur H conte ces amours torrides dans « Ulysse et Calypso ».

Intelligent, fort, éloquent, fidèle à sa patrie, Ulysse est un séducteur, mais il est orgueilleux. Sa femme, Pénélope est admirable : fidèle, intelligente, rusée. Georges Brassens, dans l'œuvre duquel abondent les références mythologiques, dépeint l'épouse fidèle sous un nouveau jour. Il avertit aussi des dangers à laisser trop longtemps seule une épouse au foyer. Sa Pénélope travaille à domicile, mais ne fait pas tapisserie. Face à l'ennui et la solitude qui l'accablent, des pensées charnelles s'immiscent dans son imagination fertile. Le poète sétois, et Barbara, sa merveilleuse interprète, s'en délectent. « Toi l'épouse modèle / Le grillon du foyer / Toi qui n'as point d'accrocs / Dans ta robe de mariée / Toi l'intraitable Pénélope. / En suivant ton petit bonhomme de bonheur (2X) / Ne berces-tu jamais en tout bien tout honneur / des jolies pensées interlopes.»

Au cours de son voyage, Ulysse se languit d'Ithaque. Cette nostalgie du pays natal inspire Heureux qui comme Ulysse à Joachim du Bellay en 1558. Le poète, qui se morfond à Rome, auprès du pape, compose un sonnet fameux en souvenir de Liré, son village angevin, dont la simplicité pittoresque lui est plus chère au cœur que les trésors de la ville éternelle. Des siècles plus tard, Georges Brassens reprend le premier vers du sonnet pour la chanson thème du film heureux qui comme Ulysse, dont le reste des paroles est du réalisateur Henri Colpi sur une musique de Georges Delerue. Le chanteur y évoque le bonheur d'être chez soi, entouré des siens, tout comme Ulysse revenu au bercail. « Heureux qui, comme Ulysse / a fait un beau voyage / Heureux qui comme Ulysse a vu cent paysages / Et puis a retrouvé / Après maintes traversées / Le pays des vertes allées »

Ridan met en musique le poème dans son morceau Ulysse« Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage, où comme celui-là qui conquit la toison, / Et puis est retourné, plein d'usage et raison, / Vivre entre ses parents le reste de son âge ! /

Quand reverrai-je, hélas, de mon petit village / Fumer la cheminée, et en quelle saison / Reverrai-je le clos de ma pauvre maison ; / Qui m'est une province, et beaucoup davantage ? /

Plus me plaît le séjour qu'ont bâti mes aïeux / Que des palais romains le front audacieux ; / Plus que le marbre dur me plaît l'ardoise fine, /

Plus mon Loire gaulois que le Tibre latin ; / Plus mon petit Liré que le mont Palatin, / Et plus que l'air marin la douceur angevine. » Il y ajoute deux couplets de sa plume, dans lesquels il incite à se méfier des chemins soi-disant pavés d’or, à ne pas céder aux mirages d'eldorados trompeurs.  « J'ai traversé les mers à la force de mes bras / Seul contre les dieux perdu dans les marais / Retranché dans une cale  et mes vieux tympans percés / Pour ne plus jamais entendre les sirènes et leurs voix

Nos vies sont une guerre où il ne tient qu'à nous / De nous soucier de nos sorts, de trouver le bon choix, / De nous méfier de nos pas et de toute cette eau qui dort / Qui pollue nos chemins soi-disant pavés d'or »

Au début des années 1980, l'Odyssée inspire le dessin animé franco-japonais Ulysse 31. Le poème d'Homère y est transposé dans un futur de science fiction très lointain (le XXXIème siècle). Depuis la base spatiale de Troyes, Ulysse voyage à bord de l'Odysseus. Arrivé sur une planète, le héros provoque la colère des dieux en détruisant un robot satellite géant, qui n'est autre que le cyclope. La malédiction s'abat sur tout l'équipage, à l'exception d'Ulysse, de Thémis, une jeune extra-terrestre, de Télémaque et de son petit robot de compagnie : Nono. Le générique interprété par Lionel Leroy fait désormais parti de l'univers mental de tous ceux qui étaient enfants dans la décennie 1980, pour les autres il fait sans doute figure d'ovni.

Notes : 

1. Dans la langue de Shakespeare également, les titres inspirés de l'Odyssée ne manquent pas. Citons, parmi beaucoup d'autres Tales of brave Ulysses de Cream, Calypso de Suzanne Vega, Ulysses par Franz Ferdinand dont Véronique Servat nous parlait iciEn 1968, sous forme d'un hommage à l'Odyssée, Tim Buckley décrivait les dégâts causés par l'amour dans une ballade intitulée Song to the siren. "Longtemps en mer, sur des océans sans navire / Pour sourire, je faisais de mon mieux / Avant que tes yeux et tes doigts ne m'attirent / Par leur chant sur ton île, amoureux / Et tu chantais / Fais voile vers moi (2X) / Laisse-moi t'envelopper / Je suis là (2X) / J'attends de t'enlacer".  Le morceau sera repris de manière marquante par This Mortal Coil. Ici, la chanteuse Elizabeth Fraser personnifie la sirène, dont le chant attire marins et amoureux vers une sépulture aquatique. L'atmosphère éthérée, cotonneuse du titre correspond bien à l'univers marin du mythe homérique.

Sources : 

- Homère : "Odyssée", traduction de Victor Bérard, édition de Philippe Brunet, Folio classique, Gallimard

- Louisette Garcin : "L'Odyssée : épopée du retour d'Ulysse à Ithaque"

- "Le voyage d'Ulysse et ses interprétations" [BnF - les Essentiels]

samedi 3 mai 2025

A la découverte de la musique dub et du King Tubby.

Le dub est un courant de la musique jamaïcaine, né sous les doigts habiles d'ingénieurs du son surdoués et dont la diffusion hors de l'île caribéenne aura une incidence considérable sur toutes  les musiques électroniques à venir.       

Le dub apparaît dans le contexte éminemment jamaïcain du sound systemAu cours des années 1950, la Jamaïque se dote de ces sortes de disco-mobiles permettant à la population d’écouter et danser sur la musique, à une époque où les disques et la radio coûtent encore chers. Le selecter sélectionne les disques les plus chauds du moment, tandis qu'une sorte de chauffeur de piste, le toaster prend l’habitude de parler sur les disques. En Jamaïque, on l’appelle également deejay. Au cours des années 1960, la production de disques en Jamaïque est impressionnante. On presse les vinyles à la pelle pour alimenter les sound system de Kingston et satisfaire les attentes des danseurs, toujours en quête de nouveaux sons. 

Le dub est un terme anglais qui signifie « copier » / « doubler », comme lorsque l'on copie un son d'un support à un autre. Chez les producteurs jamaïcains, on nomme dubplate, le disque qui sert de master à tous les autres. Ce disque laque ou acetate permet de contrôler que le futur pressage ne contient pas d'erreur. C'est ce dubplate qui donne son nom au dub. L'apparition du genre est, en partie, le fruit d'une heureuse erreur technique. Toutes les semaines, Rudy Redwood, selecter d'un des sound system les plus populaires (le Supreme Ruler Sound basé à Spanish Town)se rend aux studios Treasure Isle de Duke Reid, afin de se procurer les nouveaux sons qui cartonnent. Reid met à disposition du selecter des acétates, afin de tester leur popularité sur la piste de danse, avant de les commercialiser ou pas. Fin 1967 ou début 1968, Byron Smith, l'opérateur du studio de Reid, presse un 45 tours du titre On the beach des Paragons. Lors de l'enregistrement, il omet de lancer la piste vocale. Finalement, deux versions sont gravées, une avec voix, l'autre sans. Or, lorsque Redwood diffuse la version instrumentale dans son sound-system, il ne peut que constater l’engouement du public. L'absence de voix permet aux danseurs de chanter le refrain et au deejay de développer ses interventions. C'est ainsi que les instrumentaux deviennent à la mode. Désormais, les 45 tours sortent systématiquement avec une version instrumentale en face B du titre original.  Ex : le "Jamaican bolero" de Tommy McCook. 

Mais, il ne s'agit pas encore véritablement de dub. Celui-ci n'apparaît que lorsque Osbourne Ruddock, alias King Tubby (le roi des tubes électroniques), opère d'importantes transformations de la matière sonore des versionscomme on se met alors à appeler les instrumentaux. Dès son plus jeune âge, Ruddock monte et remonte des appareils électroménagers pour en comprendre le fonctionnement. Passionné, il répare les appareils électroniques, en particulier les amplificateurs et le matériel de sonorisation. Son expertise lui permet d'être recruté par Duke Reid. A partir de 1968, Tubby possède un petit sound-system installé dans le quartier de Waterhouse (le Tubby's Home Town Hi Fi). Il y diffuse les dub plates qu'il grave à partir de versions des hits Treasure Isle. Le chauffeur de salle se nomme U Roy, un des grands pionniers du style deejay

Tubby ouvre son propre studio d'enregistrement au 18 Dromilly avenue. Studio est un bien grand mot, car il s'agit de la chambre de sa mère, une pièce exiguë qui ne permet pas d'accueillir de musiciens. Fer à souder en main, le maître des lieux, perfectionniste, ne cesse de modifier son installation afin d'obtenir le son adéquat. Son expertise et sa connaissance quasi scientifique du son incitent les producteurs à lui confier leurs enregistrements pour le mixage et la prise de voix, qui se déroulent avec les moyens du bord, dans la salle de bain.

L'ingénieur du son engage un véritable travail de remodelage et de sculpture des versions. Jusqu'en 1972, faute de console de mixage multipiste, il imagine un système qui fait passer le signal sonore à travers une série de filtres, bloquant les fréquences des différents instruments ou du chant, en fonction de ses désirs. (1) D'un côté, il retranche et enlève de la matière, pour mettre en relief et amplifier le couple rythmique basse/batterie, d'un autre il incorpore toute une série d'effets. Ainsi, les fragments de rythmes sont étirés, remodelés et le principe du remixage posé. 

Le dub témoigne d'une réelle capacité à recycler. "Rien ne se perd, rien ne se créé, tout se transforme." Il permet d'insuffler une nouvelle vie à de vieux morceaux, sublimés et métamorphosés à cette occasion. De la sorte, certains titres, qui n'avaient parfois pas bien marchés, peuvent être déclinés des dizaines de fois. Le remixage créatif de ces versions par Tubby et ses disciples – dont le statut change alors - inaugure une nouvelle conception de la production musicale. Sans être musicien, le King transforme cependant la console de mixage en instrument. Toute une série d'effets participe à la déstructuration de la base instrumentale (le riddim original), jusqu'à créer un nouveau morceau.

Ainsi, le dub est un morceau instrumental dont on modifie les différentes couches sonores. Certains instruments sont mis en avant, quand d'autres sont supprimés ou mis en sourdine, tandis que divers effets sonores donnent du relief à l'ensemble. 

> Le delay consiste à répéter plusieurs fois un son. "Don't rush the dub" de Scientist, élève de Tubby, offre un très bel exemple de ces échos répétitifs qui ajoutent de la profondeur et de la texture au morceau.

> La réverbe entretient la persistance du son malgré l'interruption de la source sonore. Cet effet permet de créer une atmosphère immersive et enveloppante. Un exemple avec "Dub you can feel" de King Tubby.

> L'effet phaser module et déphase le signal audio pour créer des crêtes et des creux, produisant un son tourbillonnant et fluctuant. 

> A tous ces effets viennent s'ajouter tout un ensemble de bruitages insolites, destinés à surprendre l'auditeur et à briser la monotonie : cris d'effroi, bruits de sirène, d'animaux ou de rembobinage comme sur "Assack Lawn N°1 dub" de Glen Brown et King Tubby.  

* un véritable paysage sonore. 

Au cours de sessions interminables, Tubby triture et malaxe le son de morceaux nimbés dans un écho spectaculaire, mais aussi désossés pour en faire ressortir le relief et n'en conserver que la substantifique moelle. Il retranche les voix, surexpose la batterie et la basse. Sous les doigts de l'ingénieur du son, cette dernière résonne avec une rondeur incroyable, comme sur ce "Father for the living dubwise", un enregistrement réalisé en collaboration avec le producteur Glen Brown

Travailleur acharné, producteur prolifique, ingénieur du son surdoué, Tubby magnifie le travail de chanteur comme Linval Thompson, Johnny Clarke ou Cornell Campbell. Travaillant avec les meilleurs producteurs de l'île (Augustus Pablo, Glen Brown, Winston "Niney" Holness, Vivian "Yabby U" Jackson, Bunny Lee et ses Aggrovators), il laisse une œuvre colossale, jalonnée de classiques. Ainsi, en 1973, il remixe les enregistrements de Lee Perry pour l'album Blackboard Jungle Dub ("Fever grass dub"). 

La mode du dub emporte tout à partir de 1973 et pour le restant de la décennie. Il faut dire que Tubby a formé ses poulains (Prince Jammy, The Scientist, Philip Smart) et fait des émules (Errol Thompson). Le succès est tel que toute une série d'albums intégralement dub sortent au cours de cette période. Un de plus fameux d'entre eux se nomme "King Tubby meets rockers uptown" (1976), fruit de la rencontre au sommet entre le King et Augustus Pablo, prodige du mélodica. 

A partir de 1974, Lee Perry devient à son tour ingénieur du son. L'homme se distingue par la conservation de motifs mélodiques, une inventivité débridée avec l'ajout des bruitages les plus insolites à ses enregistrements. Dans son Black Ark studio, entièrement conçu par King Tubby, Perry, pieds nus, un spliff en bouche, polit ses propres productions, jusqu'à obtenir satisfaction. Le résultat est bluffant avec une musique dense, luxuriante, comme sur "Bird in hand", enregistrée avec l'aide des Upsetters, ses musiciens attitrés. 

Les variations instrumentales mettent en évidence la partie rythmique qui se révèle une puissante incitation à danser. L'apparition du dub a des conséquences en cascades. Ainsi, les deejays, qui en Jamaïque ne sélectionnent pas les morceaux, mais assurent l'animation des soirées en commentant les sons diffusés par le selecter, trouvent une nouvelle matière pour mettre plus en avant leurs voix avec des interventions plus longues et plus travaillées. Le dub contribue ainsi à l'invention du toast, une forme de proto-rap. Bientôt, les DJ enregistrent leurs interventions sur les versions. Exemple avec "in the ghetto" de Big Joe.

En 1989, un cambrioleur assassine King Tubby, alors âgé de 48 ans. Sa mort correspond aussi à la fin de l'engouement pour le dub en Jamaïque. Plusieurs facteurs explique ce déclin. La production pléthorique de disques à la fin des années 1970 semble avoir provoqué une sorte d'overdose. D'autre part, le dub est enfant du studio et, en Jamaïque, il n'existe pas de groupes de dub susceptibles d'officier sur scène et donc d'entretenir l'intérêt du public. Enfin, en 1985, la réalisation du premier riddim de manière totalement numérique par Prince Jammy, disciple du King, ouvre l'ère du reggae digital et du dancehall, mais clôture celle du dub analogique. Mais, si le genre décline et s'éteint à Kingston, c'est pour mieux essaimer ailleurs Aux Etats-Unis, le dub et ses techniques de remixage pollinisent d'autres genres musicaux : le disco, le hip hop et ses sampling, la house, le punk (Bad Brain : "Leaving Babylon")

Au Royaume-Uni, lassés par les structures simplistes du punk, certains se tournent vers les rythmiques dub à l'image de Bauhaus ("Bela Lugosi's dead") ou des Clash (« The magnificent dance »). Le Guyanais Mad Professor devient le ponte du dub londonien, bientôt épaulé par le groupe Dub Syndicate du producteur Adrian Sherwood. A Bristol, la scène trip hop, menée par Massive Attack incorpore également le genre dans ses créations. Une scène dub spécifiquement française s'est également développée, avec des groupes qui officient en live comme les High Tone, Zenzile ou Improvisators Dub ou Kanka ("Croon it"). 

C° : Ne nous y trompons pas, le dub ne saurait être réduit à un style de reggae ou résumé à une approche technique de la matière sonore.

Notes :

1. L'acquisition de sa table de mixage Dynamic 4 pistes lui permettra, à partir de 1972, d'isoler beaucoup plus facilement les différents éléments constitutifs d'un enregistrement. 

Lexique:
- sound-clash: joute musicale opposant deux sound-system rivaux. La victoire revient au sound ayant suscité le plus d'enthousiasme parmi l'auditoire présent.
- Comme son nom l'indique le selecter sélectionne les disques diffusés, toujours à l'écoute des attentes des danseurs. 
- Le terme sound-man désigne le propriétaire du sound-system, ainsi que les techniciens y travaillant.
- Dancehall désigne dans un premier temps la piste de danse du sound-system. Désormais le mot désigne une forme de reggae digital, très en vogue à partir des années 1980.
- L'operator est le propriétaire d'un sound-system.
- Le toaster improvise des paroles mi-chantées mi-parlées sur des rythmiques reggae.
- Le dubplate ou special est un disque gravé en un seul exemplaire pour un sound system.

- le riddim est la base instrumentale d'un morceau.

Discographie sélective : 

Glen Brown and King Tubby : "Termination dub (1973-1979)", Blood and Fire, 1996.

King Tubby & Prince Jammy : "Dub of rights", Dub gone 2 crazy : in fine style 1975-1979, Blood and Fire, 1996

Prince Jammy : The crowning of Prince Jammy, Pressure Sounds, 1999

King Tubby & the Soul Syndicate : Freedom sounds in dub, Blood and Fire, 1996

Barrington Levy : Barrington Levy in dub, Auralux recordings, 2005

Lee Perry : Blackboard Jungle Dub, 1973

Augustus Pablo : King Tubby meets rockers uptown, 1976

Lee Perry : Return of the Super Ape, 1978

Big Joe : If Deejay was your trade (The Dreads at King Tubby's 1974-1977), Blood and Fire, 1994

Source :

A. "Lloyd Bradley : "Bass Culture. Quand le reggae était roi", Editions Allia, 2005.

B. Bruno Blum : "King Tubby" in "Le Nouveau Dictionnaire du Rock" (dir.) M. Assayas, Robert Laffont, 2014. 

C. Pony Music - King Tubby, The Dub master - interview de Thilbault Ehrengardt. (émission Pony Express sur la RTS)

D. T. Ehrengardt : "Real or fake Tubby

E. "Travail du bricolage et bricolage du travail. Lee Perry au Black Ark studio"

F. Thomas Vendryes« Des Versions au riddim. Comment la reprise est devenue le principe de création musicale en Jamaïque (1967-1985) »Volume ! [En ligne], 7 : 1 | 2010, mis en ligne le 15 mai 2012, consulté le 05 novembre 2024.