dimanche 26 octobre 2025

"Fanático" et "une sacrée pourrie". Deux hymnes pour l'Argentine anti Milei.

Ancien économiste de plateaux télé,  Javier Milei, préside aux destinées de l'Argentine depuis décembre 2023, date à laquelle il impose sa politique néolibérale de manière autoritaire. En deux ans, le miracle promis n'a pas eu lieu. L'inflation galopante à son arrivée au pouvoir, n'a été que jugulée, mais reste élevée. Surtout, l'homme politique d'ultradroite a pratiqué des coupes sombres dans toutes les dépenses sociales, hormis les allocations familiales, afin de maintenir de nombreux foyers des classes populaires juste au dessus du seuil de pauvreté et pour éviter une explosion de colères. S'il jouit encore d'une cote de popularité certaine, du soutien de Trump et de l'establishment argentin (l'agrobusiness, le secteur énergétique) qui profitent de la déréglementation économique et écologique, des critiques de plus en plus nombreuses se font entendre, en particulier parmi les victimes collatérales de la purge budgétaire : les femmes, les personnes LGTBQUIA+, les étudiants, les retraités

Argentina.gob.ar, CC BY 4.0 , via Wikimedia Commons

Dans le cadre de sa grande entreprise de désossage en règle de l'Etat, le président ultralibéral s'en prend au monde de la culture, notamment la musique, qui se retrouve dans l'œil du cyclone enclenché par le libertarien. Un petit tour d'horizon s'impose. 

Lors de la campagne présidentielle de 2023 qui le verra triompher, Milei mobilise la musique à son profit. Entre deux provocations, il n'hésite alors pas à pousser la chansonnette, en particulier en reprenant Panic Show du groupe La Renga, au grand dam de ses membres. Il éructe plus qu'il ne chante : "Salut à tous, je suis le lion, la bête a rugi sur l'avenue, tout le monde s'est mis à courir, sans rien comprendre..." On confirme.

Il a ensuite repris à son compte un titre de Bersuit : Se viene el estallido (l'explosion arrive) dans un clip de campagne, là encore sans l'accord des membres du groupe. Cette appropriation culturelle n'a rien d'anodin dans un pays restés très attaché à "el rock nacional" et aux figures de résistances musicales (voir le podcast et le billet que nous y avons consacré). 

Face aux critiques du monde musical, Milei accuse les artistes de vivres des subsides publics, de soutenir l'opposition péroniste, de n'être que "des gauchistes de merde". Il s'engage alors à supprimer toute forme de subvention à la culture, "une dépense qui n'apporte rien" selon lui. Dès son accession au pouvoir, il s'empresse également de supprimer le ministère de la culture, pour n'en faire qu'un secrétariat d'Etat. 

L'hostilité aux musiciens qui ne le rallient pas débute avant même son accession au pouvoir. Ainsi, après le premier tour de la présidentielle 2023, qui voit Milei virer en tête, Lali Esposito, une chanteuse extrêmement populaire en Argentine, fait part sur X de sa consternation. "Quel danger, quelle tristesse !" Le candidat, bientôt élu, voit rouge. "Je ne sais pas qui elle est, j'écoute les Rolling Stones." Dès lors, il poursuit de sa vindicte la chanteuse, à laquelle il consacre une multitude de tweets haineux et messages orduriers, lâchant à ses trousses une horde de trolls fanatiques, révulsés par les positions féministes et pro-lgbt d'Esposito. Milei accuse bientôt la chanteuse de n'être qu'un "parasite" vivant aux crochets de l'Etat. Lors de ses prises de paroles, le président ne cesse de stigmatiser l'artiste qu'il renomme Lali Deposito ("dépôt"). Mais qui s'y frotte s'y pique. La chanteuse relève le gant et riposte en chansons. Sorti en septembre 2024, le titre Fanático s'adresse directement à Milei. 

"Tu aimes prétendre que tu n'as aucune idée de qui je suis / 

Je sais que tu as un poster de moi dans ta chambre / 

Tu prétends être le méchant, mais tu manques d'affection / 

Mais viens ici, viens plus près, je signerai ta photo.

Tout au long du morceau, elle multiplie les allusions aux passes d'armes échangées par médias interposés. L'impétueux président est réduit au statut de fan énamouré d'une star qui semble l'obséder. La chanson figure sur un album au titre bien senti: "Inutile de répondre quand le diable vous interpelle". Le clip de la chanson se déroule dans une sorte d'entrepôt, un lieu lugubre qui pourrait être un clin d'œil au surnom infamant dont l'avait affublé Milei. La chanteuse met les rieurs de son côté et en quelques heures, le titre devient tube (la vidéo totalise 20 millions de vues fin octobre 2025 !) et se mue en un hymne de l'opposition, repris dans toutes les manifestations anti Milei. Loin de briser la carrière de la chanteuse, les attaques haineuses du camp présidentiel à son encontre, la transforment en icône de l'opposition de gauche.  

En cette fin d'année 2025, la situation se corse pour le président libertarien. La situation économique reste fragile. Les coupes sociales ont accru encore les inégalités d'une société fragmentée et paupérisée. Or, celui qui vitupère sans cesse contre les politiciens "chorros" (voleurs), semble rattrapé par les scandales de corruption. Sa soeur, Karina Milei, une ancienne vendeuse de tartes sur Instagram, propulsée secrétaire générale de la présidence (1) en vertu des pratiques népotiques tolérées par son frère, est accusée d'avoir reçu des pots-de-vin, à hauteur de 3% sur l'achat de médicaments par l'agence national du Handicap. (2) Ainsi, ce scandale frappe durement celui qui se présentait comme le président "anticaste". 

Dans ses concerts, Lali Esposito souligne les contradictions de l'homme à la tronçonneuse. Le 6 septembre, au lendemain de la déroute électorale subie par le camp présidentiel dans la région de Buenos Aires, des milliers de fan de la chanteuse se mettent à chanter à l'unisson : "celui qui ne saute pas a voté Milei ! ". Sur scène l'artiste interprète Fanático. Au cours du morceau, elle fait le geste trois avec ses mains, une allusion évidente aux pots-de-vins reprochés à Karina Milei et au parti La Liberté avance. La chanteuse imite ensuite une des poses favorites de Milei, levant ses deux pouces en l'air. Tout cela sous l'œil hilare d'un public considérable. 

Bientôt, sur les réseaux sociaux, un refrain vise Karina Milei : "une sacrée ripou, la meuf est une sacrée ripou..." En quelques heures, le morceau, pastiche du standard cubain Guantanamera, se trouve sur toutes les lèvres des Argentins anti-Milei, y compris celles des députés de l'opposition au Congrès"Le quotidien est très dur en Argentine et cette chanson, c'est un peu l'ironie du désespoir, analyse Maria Paula Godoy, la musicienne à l'origine d'Une sacrée ripouEn tant qu'artiste, on cherche toujours à ce que la musique soit un pont pour aider à exprimer ce que l'on sent collectivement. Une sacrée ripou me confirme que l'art possède cette force." (source F) Le titre s'impose aussitôt comme l'hymne de la campagne électorale pour la province de Buenos Aires, en septembre 2025 (élections perdues par le camp présidentiel). Le succès du refrain témoigne indubitablement des signes de l'érosion de la popularité de Milei. 

Pour autant, les scandales ne font pas taire le président, bien au contraire. Début octobre 2025, dans le cadre d'une tournée promotionnelle pour vendre son nouveau livre et en vue des élections de la fin du mois, Milei, accompagné de certains de ses ministres, donnent un concert dans une grande salle de Buenos Aires. Au moment même où le président fait l'objet d'une défiance croissante en raison de son bilan économique et social contesté, et alors même qu'il doit répondre des accusations de corruption visant son entourage, la scène semble surréaliste. (jugez plutôt grâce à la vidéo ci-dessous)

Milei conserve néanmoins des soutiens importants dans le pays, et à l'étranger, comme le prouve la victoire de son parti aux élections de mi-mandat du 26 octobre 2025. Ce résultat devrait lui permettre, pour les deux années de présidence restantes, d'accentuer encore les dérégulations, avec le soutien de Trump.

Conclusion : Fort d'une longue histoire de lutte forgée en particulier au temps de la dictature, le monde de la culture entre en résistance contre les solutions individualistes, néolibérales et libertariennes promues par Milei. Il se bat au nom de la  solidarité, du coopérativisme. En s'en prenant à Milei et ses politiques liberticides, chanteurs et chanteuses lui prouvent que, contrairement à ses assertions, ils ne servent pas à rien.

Notes :

1. Elle a joué un rôle important dans l'organisation du parti au pouvoir, la Liberté avance. 

2. «"C'est le comble de la cruauté et du cynisme, voler aux plus fragiles alors que l'agence pour le handicap est définancée par le gouvernement, que les familles et les institutions ont la tête sous l'eau, totalement abandonnées par l'Etat", dénonce Pablo Ramblo, père d'une petite fille électro dépendante en raison d'une maladie orpheline, et dont les soins ont cessé d'être pris en charge.» (source F)

Sources :

A. «"Une sacrée ripou", le nouvel hymne argentin contre Karina Milei»

B. François-Xavier Gomez : "Argentine : Javier Milei, le rocker nauséabond qui veut gouverner le pays", Libération, 21 octobre 2023

C. Anaïs Richard : "Face à Milei, le monde de la musique entre en résistance", Mediapart, 12 janvier 2025.

D. La BO du monde sur France Inter : "Javier Milei, le populisme aux accents rock'n'roll", 13 novembre 2023

E. BO du monde sur France Inter : "Lali Esposito, la pop-star argentine qui tient tête à Javier Milei"

F. Mathilde Guillaume : "Une sacrée ripou, la chanson gage devenue l'hymne des anti- Milei en Argentine", Libération du 25 octobre 2025

vendredi 24 octobre 2025

« Siamo Tutti antifascisti. Chantons contre l'oppression. »

Les excellentes Éditions du Détour viennent de publier "Siamo Tutti Antifascisti. Chantons contre l'oppression". Nous y analysons 24 chants de résistance aux autoritarismes.


Extrait de l'introduction. 

" Les chansons ont contribué à fédérer les oppositions aux régimes personnels et autoritaires depuis l'époque de la Révolution française. Leurs compositeurs et leurs interprètes se sont élevés contre les idéologies qui sous-tendaient ces régimes : le conservatisme, le néolibéralisme, le nationalisme, le racisme et l'antisémitisme, sur la droite et l'extrême droite de nos échiquiers politiques actuels.

Sous la férule des monarques, empereurs, dictateurs et de leurs séides, le chant et la musique ont bien souvent été un moyen particulièrement propice à la contestation tant la structure des chants (alternance de couplets et d'un refrain), leur mémorisation et leur mise en partage pour une pratique chorale permettent de sortir de l'isolement, de faire bloc dans l'adversité, de conjurer les difficultés quotidiennes imposées par les oppressions. Chanter apporte réconfort, solidarité, résilience, donne du courage et galvanise, favorise la formation d'une communauté soudée et militante. D'une certaine manière, c'est un outil pour affronter la peur et la répression. Aussi, certains militants se voient catapultés chanteurs, presque par hasard ou malgré eux, comme le Syrien Ibrahim Qachouch ou l'Egyptien Ramy Essam, dans le contexte des révolutions arabes. "

Ci-dessous : la table des matières avec la liste des morceaux abordés :


Un flashcode permet également d'accéder une playlist rassemblant les chansons du livre.

Des extraits et la table des matières sont consultables sur le site des éditions du Détour.

Le livre est disponible dans de nombreuses librairies et peut être commandé en ligne.

jeudi 16 octobre 2025

Les présidents en chansons : bienvenue en Chiraquie.

Jacques Chirac naît à Paris, en 1932, d'une famille originaire de Corrèze. Son père est banquier, ses deux grands pères instituteurs. Le bac en poche, il fait science-po, l'ENA et devient haut-fonctionnaire (à la cour des comptes), avant d'intégrer le cabinet de Pompidou, alors premier ministre. Nommé secrétaire d'Etat, il occupera ensuite de nombreux postes ministériels (secrétaire d'Etat à l'emploi, à l'économie et aux finances, ministre de l'agriculture, de l'intérieur) et apprendra très vite à manier la langue de bois, l'art de dire sans dire.   

En 1967, il parvient à arracher la troisième circonscription de Corrèze (Ussel, Meymac, Egletons) aux radicaux socialistes. Grand, avec un physique avantageux, peu avare en poignées de mains et en verres au comptoir, il arpente le terrain avec efficacité [ "Je disais c'est loin, mais c'est beau." ]et entretient une grande proximité avec ses électeurs. L'énarque parisien, fils de pdg, réussit par un tour de passe passe dont il a le secret, à changer sa présentation et à se faire passer pour un gars du cru, représentant type de la province et du monde agricole. Très convaincant en "serre la louche", il utilise son entregent et ses réseaux pour obtenir le financement d'infrastructures pour le département. Il conservera son poste de député jusqu'à son accession à l'Elysée en 1995.

En 1974, Chirac se rallie à Valéry Giscard d'Estaing, dont il devient le premier ministre. Mais les relations entre les deux hommes, très dissemblables, sont mauvaises. En août 1976, il claque la porte de Matignon. En 1977, il se présente aux élections municipales à Paris. Il y applique sa recette corrézienne, en quadrillant le terrain. Michel Paje compose pour l'occasion "Chirac pour Paris", "Pour que la Seine ne charrie plus de poissons morts. / Qu'on s'y promène, et puisse y rêver encore. Pour que Paris, des artisans, / Pour que Paris, des petits marchands / Dans chaque rue, continuent comme avant". 

Le petit monde du rock alternatif dézingue la gestion de Chirac, un maire avant tout soucieux de mener la chasse aux punks et aux crottes de chien. En 1984, dans "Chirac'n'roll", les Singes hurlent : "Ta gueule partout tes flics partout / c'est vraiment trop pour nous / ton hypocrisie ta démagogie / y'en a carrément plein le cul / ta politique est une maladie qui empoisonne nos vies / pourquoi tu retournes pas en Corrèze?  / cueillir tes vaches et traire les fraises."
La Mano Negra reproche à l'édile de placer la capitale sous l'éteignoir, la fête est finie, comme ils le chantent dans "Paris la nuit" : "L'baron qui règne à la mairie, veut que tout l'monde aille au lit sans bruit".


Chirac envisage la conquête de la capitale comme un marchepied, avec, en tête la présidence de la République en ligne de mire. Aussi se lance-t-il en 1981. Pour l'occasion, Pascal Stive compose "Chirac, maintenant" (1981). Lors de ce même scrutin, il se fend aussi d'un "Mitterrand président".  Bref un bel exemple de bouffage à tous les râteliers. On notera au passage que les deux morceaux sont tout aussi nuls l'un que l'autre.

Au soir du premier tour, Chirac n'arrive qu'en troisième position. Il doit ronger son frein, jusqu'à ce la déroute socialiste de 1986 aux législatives ne le remette sous le feu des projecteurs. En tant que chef du Rassemblement pour la République, arrivé en tête dans les urnes, il est nommé premier ministre, inaugurant une première cohabitation sous la Vème République. En phase avec son époque, il opte pour un libéralisme de type reaganien, privatisant les entreprises nationalisées par son prédécesseur. En 1986, le projet de loi Devaquet prévoit une hausse des frais d'inscription à l'université, la mise en concurrence et la sélection des étudiants. D'importantes manifestations de protestation ont lieu dans les facs. Le 6 décembre, Malik Oussekine est tué par les voltigeurs motorisés, en marge de la mobilisation. [nous y avons consacré un billet]

En un temps où le cumul des mandats étaient la règle, il peut être à la fois maire de Paris, député de Corrèze, président du RPR et premier ministre entre 1986 et 1988.
Lors des présidentielles de cette année là, les deux chefs de l'exécutif s'affrontent au second tour, après un débat au cours duquel Chirac n'a pas fait le poids face à Mitterrand. Après ce deuxième échec, il cherche à élargir sa base électorale, quitte à draguer ouvertement les électeurs lepénistes, de plus en plus nombreux. A Orléans en 1991, devant les militants RPR, il tient des propos racistes. Cette sortie inspirera les musiciens, notamment des dizaines de morceaux de rap. Les Toulousains de Zebda samplent le discours de Chirac et empruntent ses mots pour désigner une de leurs compositions les plus fameuses : "Le bruit et l'odeur" (1995).

Jacques Chirac est enfin élu président de la République en 1995, avec 52,6 % des voix face au socialiste Lionel Jospin. Les débuts du mandat, chaotiques, démontrent que le nouveau président possède une faible armature idéologique. Le pragmatisme - le cynisme ? - semble présider à ses choix. Bien que tenant du libéralisme reaganien de 1986 à 1988, il vient de faire campagne  sur le thème de la fracture sociale, promettant de lutter contre les inégalités et de rapprocher l'État des citoyens. Les Guignols de l'info le griment alors en Che Guevara. Une fois élu, Chirac remise sa rhétorique de gauche, laissant Juppé, premier ministre, s'attaquer aux retraites et à la Sécurité sociale. Sa marionnette prend désormais les traits de Super menteur. Dans la même veine, en 1999, "Le grand Jacques" des Mickey 3D dresse un portrait peu amène du nouveau président. 

Au début de son mandat, dans un discours fameux prononcé en 1995, à l'occasion de la commémoration de la rafle du Vél' d'Hiv', Chirac reconnaît pour la première fois la contribution de la France à la "Solution finale", sa responsabilité dans la déportation et l'anéantissement de près des 76 000 Juifs vivaient alors dans l'hexagone. "La France, ce jour-là accomplissait l'irréparable."

En 1997, après deux ans de présidence, Chirac décide de dissoudre l'Assemblée nationale dans l'espoir d'obtenir une majorité favorable. Mais cette stratégie échoue, et les élections législatives aboutissent à une victoire de la gauche plurielle, conduisant à une longue cohabitation de cinq ans avec Lionel Jospin Premier ministre. Le président s'arc-boute sur ses prérogatives, tout en essayant de tirer partie des réformes adoptées par Jospin (loi sur la réduction du temps de travail à 35 heures par semaine, adoption du pacte civil de solidarité). En 2000, les Français opte pour une réduction du mandat présidentiel avec l'instauration du quinquennat et Debout sur le zinc chante "Sport 2000".

En 2002, Jacques Chirac se représente à l’élection présidentielle. Les résultats du premier provoque un choc avec l’élimination de Lionel Jospin, dépassé par le candidat du Front nationalJean-Marie Le Pen. Chirac remporte le second tour avec 82,2 % des voix, bénéficiant du large soutien des électeurs de gauche, dans ce que l'on appelle le "front républicain" contre l'extrême droite. Pourtant, le gouvernement nommé ne représente en rien une ouverture vers la gauche.  Sur le site Belle campagne, le chanteur Malto transforme le président en chanteur de bossa nova. "Chirac. Je serai le président de tous les Français." (2002)

Le second mandat est marqué par un certain immobilisme. Il en reste néanmoins une décision courageuse et forte : le refus en 2003 d'engager la France en Irak et de s’aligner sur la position américaine et britannique qui débouche sur une guerre dévastatrice. Toujours dans le domaine des relations internationales, en 2005, les Français rejettent le projet de la réforme sur la constitution européenne, qui sera néanmoins mis en place deux ans plus tard, en vertu un déni de démocratie manifeste. 

Faute de réformes ambitieuses, Chirac investit certains thèmes. Dans un discours prononcé en septembre 2002 à Johannesburg, dans le cadre du Sommet de la Terre, il lance "Notre maison brûle et nous regardons ailleurs. Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas. Prenons garde que le XXI ème siècle ne devienne pas, pour les générations futures, celui d'un crime de l'humanité contre la vie." Le discours permet une prise de conscience, mais il reste un discours. Dans les faits, on serait bien en peine d'identifier une mesure écologique mise en œuvre au cours de la présidence chiraquienne. 

Autre sujet de prédilection de Jacques Chirac, son intérêt pour les civilisations extra européennes, ce qui le conduira à fonder le musée du quai Branly. Reste que sur le terrain, la Françafrique se porte toujours aussi bien. Les présidents passent, mais le néo-colonialisme se perpétue. Un des membres de Tryo chante un des couplets de "Pompafricavec la voix de Jacques Chirac.

Tout au long du second mandat, des soupçons de corruption et d'affairisme planent, venant ternir l'image d'un président protégé par son immunité. Svinkels insiste sur cette corruption dans "Anarchie en Chiraquie" (2002) "Ici toute affaire occulte se noie / Dans un bain de foule chez les cultos / La France un grand comice agricole / Qui pue le fric, la bouffe, le fisc et l'alcool / Anarchie En Chiraquie / Qui c'est en France le plus gros mafieux".

 Les rappeurs présentent alors Chirac comme un parrain de la mafia, intouchable, ce qui leur permet de pointer du doigt l'hypocrisie d'un personnel politique pourtant prompt à dénoncer la délinquance juvénile. C'est le cas du "Jacko" du Saïan Supa Crew : "Monsieur Jacko, tout le monde veut lui faire la peau / Ce macko mériterait la taule, Jacko mène tout le monde en bateau ayayaiie". Le rappeur Veerus doute de la véracité des trous de mémoire que connaît le président à la fin de sa vie. Pour lui, cette amnésie tient de la ruse. "On prend cette monnaie à la Jacques Chirac / puis on oublie tout à la Jacques Chirac." ["Jacques Chirac"Sinsemilia nous propose une exploration des terres présidentielles dans "Bienvenue en Chiraquie" (2004) "Soyez les bienvenus en Chiraquie... / Ici, c'est chez toi / Oui mais tu fermes ta gueule / Ici il y a un roi / Et des seigneurs qui font c'qu'ils veulent / Ici, il y a des lois / Mais seulement pour le peuple / L'immunité en suprême privilège". 


En 2011, Chirac est condamné à deux ans de prison avec sursis dans l'affaire des emplois fictifs de la ville de Paris. Les vœux de Didier Wampas et son groupe sont enfin exaucés, puisque cinq ans plus tôt ils chantaient "Chirac en prison". "C'est une obsession, elle ne pense qu'à ça, elle n'en dort plus la nuit [...] / La seule chose qui lui ferait plaisir, ce serait de voir Chirac en prison." En enregistrant le titre, le chanteur veut tester la liberté d'expression en France. De fait, sans être officiellement censurée, la chanson est très peu diffusée à la radio, ce qui n'empêche pas le titre de trouver son public.

Chirac termine son mandat en 2007 avec une popularité en baisse. En octobre 2005, les banlieues s'embrasent. Pour Sarkozy, les rappeurs font rapidement figure de coupables idéaux. Ces derniers retournent néanmoins l'accusation contre le ministre de l'intérieur : Sniper enregistre "Brûle", Keny Arkana "Nettoyage au Kärcher".

Conclusion : 
A l'issue des deux mandats chiraquiens, "Salut l'artiste" de No one is innocent dresse le bilan ironique d'une présidence placée sous le sceau de l'hypocrisie. Le groupe énumère les dossiers à charge : "le bruit et l'odeur", la reprise des essais nucléaires en Polynésie, le néocolonialisme, le thème de la fracture sociale utilisé lors la présidentielle 1997. "Un bel hommage à l'artiste à la carrière exemplaire (...) / Comme une histoire d'odeur et de bruit / Des essais transformés, mais pas vraiment Pacifique, Le meilleur ami du monde, et plein de grands potes en Afrique. / Sans une égratignure, juste une vilaine "fracture", / On le sait depuis longtemps, le Phoénix à la peau dure. / Alors salut l'artiste"

A l'issue du second mandat, l'image de Chirac est fortement dégradée dans l'opinion. D'aucuns lui reprochent son opportunisme, son immobilisme ou encore sa versatilité. 
Mais plus le temps passe, plus le personnage apparaît à beaucoup comme sympathique, convivial, rassembleur, surtout quand on le compare à son successeur, Nicolas Sarkozy. Ainsi une nostalgie de la période Chirac se dessine. Sur la fin de sa vie, l'ancien président, malade, est affaibli et sa mémoire lui fait défaut. Du président, il reste ainsi une image, une geste, son coup de fourchette légendaire, des serrages de louches au kilomètre, des phrases cultes, des emportements, des saillies ou des trouvailles langagières abracadabrantesques, et qui ne font pas toujours pschittt. 

 Sources:

jeudi 11 septembre 2025

"Au Chili, le peuple uni ne sera jamais vaincu."

Au cours des années 1960 et 1970, dans les pays du cône sud, Chili, Argentine, Uruguay, la musique porte une parole militante fondée sur la contestation d'un système politique et économique profondément inégalitaire. Au cours de ces années, les artistes de la Nueva Cancion, souvent membres ou proches du parti communiste, se retrouvent autour de valeurs communes: la lutte contre l'impérialisme économique et culturel américain, la dénonciation des violences de l'Etat et des inégalités sociales profondes. La "nouvelle chanson" se veut donc sociale et engagée, soucieuse de puiser dans les racines folkloriques des pays.     

        

Le courant des "folkloristes" sud-américains, voyageurs infatigables, exaltent l'identité et les cultures des populations amérindiennes, éternelles laissées pour compte depuis la conquête espagnole et premières victimes des régimes autoritaires. En ce domaine, citons le rôle pionner joué par Atahualpa Yupanqui et Violeta Parra. D'ascendance quechua par son père, basque par sa mère, le premier doit son nom à Altahualpa, le dernier chef inca,  assassiné par les conquistadores de Pizarre. (1) En quête d'authenticité culturelle, il voyage et collecte une partie du patrimoine musical de son pays, comme la fameuse berceuse Duerme Negrito. Yupanqui entend, dans ses chansons, contribuer à la revalorisation des racines populaires de la musique argentine. Exemple avec "Camino del indio" (le chemin de l'indien). "Petit chemin de l'Indien qui unit les vallées aux étoiles / Petit chemin que parcourut du Sud jusqu'au Nord mon vieux peuple / Avant que dans la montagne / s'assombrisse la Pachamana". Sous la dictature de Juan Peron, interdit de scène, censuré, emprisonné pour son adhésion au parti communiste, Yupanqui est finalement contraint à l'exil en 1949.

Le billet est aussi écoutable, en version podcast:

Violeta Parra, quant à elle, naît en 1917 dans une modeste famille, vraisemblablement d'origine mapuche. A partir de 1952, elle parcourt le Chili avec un magnétophone et une guitare, dans le but de répertorier la richesse folklorique du pays. Elle compose et interprète également ses propres chansons. Tout comme Yupanqui, elle utilise dans ses enregistrements les instruments traditionnels indiens : quenas, zamponas, charango. La valorisation de ces instruments porte le témoignage de la singularité de cette musique dans un monde dominé par la culture nord américaine. Elle laisse de très belles chansons sublimées par sa voix très particulière. On se rappelle plus particulièrement sa chanson «Gracias a la vida»,  dont voici les derniers vers: «Merci à la vie qui m’a tant donné/Elle m’a donné le rire, elle m’a donné les pleurs/Ainsi, je distingue le bonheur du désespoir/Ces deux éléments qui forment mon chant,/Et votre chant qui est le même chant,/Et le chant de tous qui est encore mon chant". 

Dans le sillage de ces deux pionniers, une nouvelle génération d'artistes émergent. Citons parmi d'autres Victor Jara, Quilapayun, Inti Illimani, Mercedes Sosa, Daniel Viglietti, Alfredo Zitarrossa... Une des thématiques importantes de leurs compositions est l'aspiration à une vraie justice sociale dans un continent qui se distingue par des écarts de richesses extraordinaires. Les artistes décrivent les dures conditions d'existence d'une masse de paysans devant se contenter de micro-exploitations, quand ils ne sont pas exploités par de très grands propriétaires à la tête de latifundia; une situation qui remonte à la période coloniale. Victor Jara, né en 1932 au sein d'une modeste famille de paysans du centre du Chili, connaît le dur travail agricole. (2Beaucoup de ses compositions témoignent de son amour pour le Chili et son peuple. Ainsi, dans son album La Población, il narre la vie des laissés-pour-compte, qu'ils soient paysans ("Plegaria a un labrador"), mineurs (Cancion del minero) (3) ou ouvriersYupanqui enregistre, de son côté, "Campesino". Quand tu t'en iras aux champs / ne t'écarte pas du chemin / ne marche pas sur le sommeil / des ancêtres endormis / Paysan, paysan, je chante pour toi, paysan!" 

Afin de contrer, l'appropriation des terres entre quelques mains; les musiciens appellent de leurs vœux une ample réforme agraire, à l'instar d'Inti Illimani (Canción de la reforma agraria).  "A desalambrar" ("A bas les clôtures") de l'Uruguayen Viglietti dresse un réquisitoire contre la mainmise sur la terre d'une poignée de propriétaires terriens absentéistes. "Je demande à ceux qui sont présents / S'ils n'ont jamais pensé / Que cette terre est à nous / Et non à celui qui a déjà tout..."

Jara n'hésite pas à incorporer à ses morceaux des enregistrements réalisés sur le terrain (un babillage en ouverture de "Luchin", un coq qui chante dans "Marcha de los Pobladores"). Dans le sillage de Violeta Parra, il  accorde également une grande attention au répertoire de la musique populaire rurale, en particulier autochtone. En 1969, il compose par exemple Angelita Huenumán, en hommage à une tisserande mapuche. A l'opposé de ce petit peuple souffrant, Jara décrit l'existence dorée des enfants des fils et filles de bonnes familles dans Las Casitas del barrio alto ("les petites maisons du quartier haut") une chanson ironique et mordante. "Les gens des hauts quartiers / Se sourient et se visitent / Vont ensemble au supermarché / Et possèdent tous une télévision."

En 1963 est signé en Argentine le manifeste de la Nueva Cancion qui cherche à revaloriser le legs culturel des racines musicales populaires, tout en les adaptant au contexte nouveau de l'époque. Parmi les signataires se trouve Mercedes Sosa, grande interprète à la voix exceptionnelle ("Cancion con todos"). 

Les artistes de la Nouvelle Chanson dénonce la mainmise des Etats-Unis sur l'Amérique latine, qui considèrent, depuis au moins le XIX° siècle et sa fameuse doctrine Monroe,  que le sous-continent est sa chasse gardée. "Le Yankee vit dans un palace, / Je vis dans une baraque! Comment est-il possible que / Le Yankee vive mieux que moi? Assez! Assez! Assez que le Yankee commande!", chante l'Argentin Yupanqui (Basta Ya). 

Au contraire, les artistes du mouvement célèbrent l'identité latino-américaine et l'unité des peuples opprimés. C'est le cas de "Somos Americanos" de Violeta Parra ("Quand viendra ce jour (...) où l'Amérique sera un seul et même pilier? / Un seul pilier, oh oui, et un drapeau, / que cessent les conflits aux frontières pour un lopin de terre, / je ne veux pas la guerre!") ou de "Si somos Americanos", un morceau du groupe Inti-Illimani. "Si nous sommes Américains, / nous sommes frères, messieurs / nous avons les mêmes fleurs, / nous avons les mêmes mains.C'est encore le cas de "Canción con todos" de Mercedes Sosa.

Les chanteurs dénoncent également la cruauté de régimes politiques qui, pour assurer la perpétuation au pouvoir d'une oligarchie, s'appuient sur l'armée et l'Eglise. En 1965, Violeta Parra enregistre "Que dirá en el Santo Padre", une violente charge contre le pape et l'Eglise. En contradiction avec le message évangélique, les ecclésiastiques négligent le petit peuple pour se placer toujours du côté des puissants et des oppresseurs.

Les chanteurs de la Nueva Cancion, communistes ou très engagés à gauche, subissent les foudres des régimes qui utilisent la violence pour  faire taire toute voix dissidente. En dépit des risques encourus, les musicien dénoncent les exactions dans leurs compositions. Ainsi, en 1968, "Te recuerdo Amanda" de Victor Jara raconte l'histoire d'un couple, Amanda et Manuel, qui avaient pour habitude de se retrouver aux portes de l'usine. Parti rejoindre un mouvement révolutionnaire dans la sierra, l'homme est abattu: "Tu avais rendez-vous avec lui, / qui partit dans les montagnes qui jamais ne fit de mal, / qui partit dans les montagnes, / et en cinq minutes fut mis en pièces. / Sonne la sirène de retour au travail, / beaucoup ne sont pas revenus, / Manuel non plus." Avec sa chanson "Preguntas por Puerto Montt", Jara s'en prend ouvertement au ministre de l'intérieur Pérez Zujovic, responsable du massacre de Puerto Montt. Le 9 mars 1969, 250 policiers font irruption dans un camp de fortune habité par 90 familles occupant illégalement des terres laissées à l'abandon par un grand propriétaire terrien de la région. "Il est mort sans savoir pourquoi (...) / Vous devez répondre / Senor Perez Zujovic". 

L'engagement des artistes prend des formes parfois très concrètes, en particulier au Chili. A l'orée des années 1960, l'électorat est très polarisé, divisé en trois camps : la gauche, la droite et le centre démocrate-chrétien. En 1958, Jorge Alessandri, candidat de droite, l'emporte devant le sénateur Allende, à la tête du  Front d'action populaire (FRAP). Ce dernier échoue de nouveau en 1964, face au démocrate-chrétien Eduardo Frei. Ce dernier, qui initie des réformes économiques et sociales d'importance, se distingue par un fort anticommunisme. Dans l'optique de la présidentielle 1970, Allende s'associe aux radicaux et communistes au sein de l'Unité populaire. Il se réclame désormais du marxisme-léninisme et gauchit ses positions. L'homme envisage une "voie chilienne d'accession au socialisme", respectueuse de la démocratie. Le candidat envisage la musique comme un vecteur puissant de mobilisation politique et de conscientisation sociale. De fait, les chansons jouent un rôle crucial au cours des rassemblements politiques, d'autant que les musiciens amis de la Nueva Cancion s'engagent à fond dans la campagne aux côtés de l'Unité populaire. Le morceau "Venceremos " ("Nous vaincrons"), composé par Sergio Ortega sur un texte de Claudio Iturra résonne dans les manifestations. "Voici venir tout le peuple du Chili / Voici venir l'Unité Populaire / Paysan, étudiant et ouvrier / Camarades de notre chant (...) / Nous vaincrons, nous vaincrons, / Avec Allende, nous vaincrons en septembre / Nous vaincrons, nous vaincrons, / L'Unité Populaire au pouvoir".

Victor Jara, membre du parti communiste, s'investit pleinement de la campagne. Il joue aux côtés de diverses formations, telles que Cucumen ou Quilapayún. La campagne est ponctuée de nombreux chants promis à un grand avenir. C'est le cas d'El pueblo unido jamás será vencido ("le peuple uni ne sera jamais vaincu").

En 1970, Allende l'emporte, au grand dam de Washington, qui craint plus que tout une victoire du marxisme et une propagation de la révolution cubaine dans ce qu'il considère comme son pré-carré. Le nouveau président adopte tout un train de réformes : nationalisation des ressources naturelles du pays (cuivre, fer, salpêtre) et des secteurs économiques clefs (banques, sidérurgie, chimie, électricité...), hausse des salaires dans l'espoir de relancer la consommation et, par ricochet, la production. Ce choix se heurte au mur de l'inflation. Par ailleurs, le président chilien se rapproche de Cuba, de la Chine. Sur cette ligne, Victor Jara compose en 1969 "El derecho de vivir en paz", un titre dédié à Hô Chi Minh et aux Vietnamiens. Au-delà du message anti-impérialiste, les paroles revendiquent le droit à vivre en paix, décemment.

Minoritaire au congrès, Allende use de son veto. La tension grandit au sein d'une société chilienne de plus en plus déchirée. Aux Etats-Unis, cette situation  ne laisse pas d'inquiéter. Par anticommunisme bien sûr, mais aussi parce que le régime d'Allende menace les intérêts économiques des grandes firmes américaines, Washington préférerait le remplacer par une régime autoritaire conciliant. Pour Henry Kissinger, le conseiller à la sécurité nationale, puis secrétaire d'Etat de Richard Nixon et de Gerald Ford, le communisme ne peut s'imposer que par la force. C'est pourquoi l'instauration du socialisme par les urnes, comme l'a réalisé Allende, constitue, à ses yeux, un très mauvais exemple pour l'Europe. Ainsi, dans l'ombre, la CIA multiplie les tentatives de déstabilisation,  finançant des campagnes de dénigrement ou la grande grève des camionneurs qui paralyse le pays en octobre 1972. Des produits de première nécessité deviennent inaccessibles. Le Chili se trouve au bord de la guerre civile et semble ingouvernableSi lors des législatives de 1973, l'Unité populaire limite la casse, cela ne met pas un terme à la violence latente. En juin, la tentative de putsch n'échoue que grâce à la loyauté du général Carlos Prats, ministre de l'intérieur. La persistance des manifestation hostiles contraignent Allende à le remplacer par le général Augusto Pinochet. 

Dans "Manifiesto", Jara lançait :"Je ne chante pas pour chanter / ni parce que j'ai une belle voix / mais parce que ma guitare a des sentiments et une raison d'être". De fait, l'engagement de l'artiste ne pouvait que le conduire aux côtés d'Allende, dont il partage le projet de société de réduction des inégalités sociales. Au total, ses odes aux grandes figures révolutionnaires latino-américaines (Corrido De Pancho VillaCamilo TorresZamba del Che), son attachement aux plus déshérités, sa dénonciation des ravages du capitalisme ne pouvaient que susciter l'ire des forces de la réaction. En devenant le compagnon de route du nouveau président, celui que l'on prend l'habitude de désigner comme "le poète de la révolution", devient un homme à abattre.

Dans la nuit du 10 au 11 septembre 1973, Augusto Pinochet trahit. Enclenché à Valparaiso, le coup d'état gagne l'ensemble du pays. Le palais présidentiel de la Moneda est assiégé, bombardé. Acculé, sans espoir, après une dernière allocution radiodiffusée adressée à la population, le président se suicide. Le putsch porte au pouvoir Pinochet. Une répression sanglante s'abat aussitôt sur les opposants, et sur tous ceux qui, sans être nécessairement des militants communistes, tentent de protester. Dans les heures qui suivent le coup d'état, Jara est raflé avec des milliers d'autres personnes, et conduit à l'Estadio National de Santiago. Il y est battu, torturé, les doigts écrasés. [4] Son corps, criblé de balles, est abandonné dans la rue. Le 18 septembre 1973, Jara est enterré en catimini . [5L'assassinat confère au chanteur des pauvres l'aura du martyr, contribuant aussi à forger la légende des mains ou des doigts tranchées à la la hache par les bourreaux. [6]

Julos Beaucarne : "Lettre à Kissinger"

Pendant 17 années, Pinochet règne d'une main de fer sur le Chili. Partis politiques et syndicats sont interdits, tandis que le Parlement, devenu inutile, est dissous. Les libertés fondamentales disparaissent. Pour échapper à la répression et pouvoir continuer à vivre, près d'un million de Chiliens sont contraints à l'exil, notamment les artistes. (7Les enfants de Violeta, Angel, Isabel, continuateurs et fidèles gardiens de l'œuvre maternelle au sein de la Peña de los Parra, un lieu de rencontre pour tous les artistes du mouvement, doivent fuir. Quand survient le putsch, Quilapayun et Inti Illimani se trouvent en tournée en Europe; ils y restent. Loin de faire taire les voix de la dissidence, la répression contribue, bien involontairement, à la diffusion du répertoire engagé des artistes de la Nueva Cancion. C'est ainsi qu'"El pueblo unido jamás será vencido" devient un incontournable de toute manifestation de gauche qui se respecte.

En Argentine, la junte militaire, qui s'empare du pouvoir en 1976, dresse une liste noire des artistes. La censure s'abat sur toute l'œuvre de Mercedes Sosa. En 1979, lors d'un concert donné à La Plata, la chanteuse et le public sont arrêtés. Elle n'a d'autre choix que de se réfugier en Europe. En Uruguay, la dictature qui sévit de 1973 à 1984, condamne également au départ les chanteurs engagés à gauche, notamment Daniel Viglietti et Alfredo Zitarrossa. L'"Adagio en mi pais", que ce dernier compose en l'honneur de son pays, prend une toute nouvelle signification alors que l'artiste ne peut plus l'interpréter qu'à des milliers de kilomètres de chez lui. 

C° : La démocratie est rétablie en Argentine en 1982, après 6 ans de dictature. En Uruguay, 12 années s'écoulent avant qu'elle ne soit rétablie. Au Chili, si la démocratie est rétablie en 1990, les fondements du modèle Pinochet n'ont pas été abolis, tant sur le plan économique et social, que politique. (8Le pays, qui dépend toujours de la loi fondamentale adoptée par la dictature, n'a pas totalement tourné la page et connaît parfois des rejeux de mémoires. Aussi, en 2019, une partie de la société chilienne descendit dans la rue pour dénoncer l'illégimité d'un système hérité de la période Pinochet. Les manifestants réclament alors  un nouveau texte pour assurer une société plus égalitaire, paritaire et la reconnaissance des peuples indigènes. En vain. Les deux projets constitutionnels soumis au référendum sont rejetés, en 2022 et 2023. Bien qu'héritée de la dictature, la loi fondamentale de 1980 reste donc en vigueur. Tout au long du conflit social, les protestataires expriment leur malaise en chantant des morceaux puisés dans le répertoire populaire. De nouveau, les échos de la période Pinochet se font entendre avec l'utilisation des chansons de Jara au coeur des mobilisations. (9) El derecho de vivir en paz s'impose même comme l'hymne de la résistance de tous ceux qui récusent les recettes néo-libérales de Piñera. Ainsi, les tenants de la dictature, puis du néolibéralisme, n'ont jamais pu se débarrasser de la voix et des mots de Jara. (10)

Notes:

1. Quant au nom Yupanqui, "le Grand Méritant", il était porté par le cacique suprême des indiens Quechuas.

2 Encore adolescent, il entre au séminaire, où il se dote d'une solide technique de chant. Bientôt, il intègre la chorale de l'université du Chili de Santiago. Jara n'a pas l'âme d'un curé. De plus en plus concentré sur la création musicale, il devient auteur-compositeur-interprète. Il y est encouragé par Violeta ParraDans son sillage, Jara se rend dans les campagnes pour parfaire sa connaissance des musiques traditionnelles. Il s'initie à cette occasion aux instruments des peuples autochtones : quenas, zamponas, charango

3Il chante: "J'ouvre / J’extrais / Je transpire / du sang / Tout pour le patron / Rien pour la douleur / Mineur je suis / À la mine je vais / À la mort je vais / Mineur je suis"

4. Jara parvient à griffonner un dernier texte intitulé "Estadio Chile". Le bout de papier sur lequel figure les mots, dissimulé dans la chaussure d'un codétenu, permet à Isabelle Parra, fille de Violeta, d'en faire une chanson, bientôt traduite en anglais et interprétée par Pete Seeger. "Quelle terreur produit le visage du fascisme! / Ils mènent à bien leurs plans avec une précision astucieuse / sans se préoccuper de rien. / Le sang pour eux, ce sont des médailles. / La tuerie est un acte d'héroïsme. / Est-ce là le monde que tu as créé, mon Dieu?"

5. Son corps est exhumé en 2009 afin de déterminer les circonstances exactes de sa mort. Enterré dans le cimetière général de Santiago, il peut alors bénéficier d'obsèques publiques, en présence de la présidente Michelle Bachelet, dont le père, un général légaliste, avait aussi été tué par la junte.

6 Le mythe est entretenu par des témoignages de seconde main (sans mauvais jeu de mot) ou encore par les chansons ("Lettre à Kissinger" de Julos Beaucarne, "Gwerz Victor C'hara" de Gilles Servat, "Le bruit des bottes" par Jean Ferrat, "Juan Sin Tierra"de Ska-P, "Victor Jara's hands" par Calexico, "Washington bullets" des Clash en 1980).

7C'est le cas du morceau El baile de los que sobran ("La danse de ceux qui sont en trop"), du groupe Los Prisioneros.

8Sur le plan économique, le dictateur fait sienne les théories néolibérales des Chicago boys, disciples de Milton Friedman et partisans de la fin du contrôle des prix, ainsi que de la privatisation de l'éducation, de la santé et du système de retraites. La croissance économique s'opère au prix d'une fracture sociale terrible. En 2011, un rapport a évalué à 40 000 les victimes de la dictature, dont 3065 morts. 

9La pandémie de Covid place un temps l'opposition sous l'éteignoir, mais, là encore, le pouvoir ne peut se débarrasser des mots du poète. En plein confinement, la soprano Ayleen Jovita Romero rompt le silence du couvre-feu en interprétant "Te recuerdo Amanda" et "El derecho de vivir en paz" depuis son logement. 

10. Les assassins de Jara bénéficièrent d'une impunité totale pendant près de quarante ans, aucune recherche sérieuse ne tentant de les identifier. Les tortionnaires ne seront finalement condamnés qu'en 2023, soit un demi-siècle après la commission des faits.  

Sources: 
A. Baptiste Lavat : "Chanter les maux, chanter le beau : enjeux et avatars de la Nueva Canción latino-américaine", in "Chanter la lutte", Atelier de création libertaire, 2016.
C. Aurélie PromLa Nouvelle Chanson Chilienne : contre l’oubli de l’Histoire et des histoires Les Cahiers de Framespa [Online], 26 | 2018
D. Révolution rock. Chili. La lutte au rythme du folklore.  [Continent musiques d'été sur France Culture]
E. "Ecoutons le Chili en lutte" [Le voyage immobile sur Radio Nova]
F. Patrick Boucheron : "Ce moment gris et amer. Coup d'Etat du 11 septembre 1973 au Chili", in Quand l'Histoire fait dates, Editions du Seuil, 2022
G. Franck Gaudichaud : "Révolution et bataille culturelle au Chili", 15 septembre 2023, [contretemps.eu]

Liens:
- "Un destin lié au Chili: Victor Jara
- Au Chili, les magnifiques chansons de Victor Jara percent le silence du couvre-feu." [Huff Post]