Malgré le retrait des troupes soviétiques d'Afghanistan en 1979, la guerre se poursuit dans le pays. Les seigneurs de guerre moudjahidines s'affrontent sans répit, semant le chaos et la misère dans leur sillage. Les talibans font leur entrée en scène en 1994 en se soulevant contre les chefs de guerre. Avec le soutien du Pakistan et d'une partie de la population, fatiguée des conflits incessants, ils s’emparent de la région de Kandahar, avant de conquérir Kaboul en septembre 1996. Un nouveau régime politique, l'Émirat islamique d’Afghanistan, dirigé par le mollah Omar, voit alors le jour.
Le mouvement fondamentaliste des talibans apparaît au cours de la guerre contre l'Union soviétique dans les écoles coraniques (madrasas) du Sud de l'Afghanistan, installés de part et d’autre de la frontière pakistanaise. Les jeunes étudiants prônent une lecture littérale du Coran et l’application rigoriste de la charia (loi islamique) à l’ensemble de la vie sociale. Avec la prise de pouvoir en 1996, une terrible vague de répression s'abat sur le pays. Sous couvert de religion, les islamistes multiplient les interdictions. Les femmes ne peuvent plus travailler et doivent porter le voile de la tête aux pieds. Il leur est désormais interdit de se montrer en public ou de sortir de chez elles sans chaperon. Les talibans traquent tout comportement qu'ils jugent indécent. Plus question de rire, de se tenir la main ou de s’embrasser en public. Les universités, les librairies, les lieux de culture de façon générale, ferment leurs portes. Seules les madrasas dispensent encore un enseignement. La peur et l'arbitraire tiennent lieu de mode de gouvernement. Dans les rues de Kaboul, les talibans frappent, arrêtent tous ceux qui ne se conforment pas à leurs injonctions ou renâclent à marcher au pas. Les stades, devenus inutiles, se transforment en centres d'exécutions publiques. Le nouveau pouvoir piétine les libertés fondamentales, en premier lieu celles d'expression et de conscience.
Shamsia Hassani, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons |
Les fondamentalistes vouent une haine particulière à la danse et à la musique, au motif qu'elles détourneraient de la pratique religieuse. Bien que le terme "musique"
n'apparaisse pas dans le Coran, les talibans affirment qu'elle est interdite par Allah. Pour justifier la condamnation,
certains s'appuient sur le verset 6 de la sourate 31, selon lequel, "tel homme
ignorant se procure des discours futiles (lahw) pour égarer les autres hors du
chemin de Dieu et prendre celui-ci en dérision. Voilà ceux qui subiront
un châtiment ignominieux". (Traduction de Denise Masson, 1967). Pour certains exégètes, le
terme "lahw" désignerait "la chanson", quand
d'autres n'y voient qu'une allusion aux religions
polythéistes. Les courants salafistes et wahhabites insistent sur cette
interdiction, car selon eux la musique, en particulier instrumentale, empêche la méditation du Coran. Comme le message spirituel prime sur tout, seule la musique vocale est tolérée quand il s'agit du
chant d'appel à la prière, de la cantillation du Coran ou de poèmes
dévotionnels (hamd, nasheeds). (1) En 1996, les talibans s'empressent donc d'interdire formellement la musique, détruisant instruments de musique, radios, télévisions ou tout ce qui permet de diffuser des notes. Les
bandes des cassettes sont déroulées puis pendues aux branches des arbres, les contrevenants sont battus. Pour se protéger, les musiciens s'empressent de cacher leurs instruments ou de les vendre. Ceux qui le peuvent s'exilent, tout en refusant que le patrimoine musical afghan soit englouti à jamais. Il est d'ailleurs grand temps de l'évoquer.
* Garder en vie un patrimoine étouffé par l'intolérance.
La musique savante de Kaboul est très apparentée à celle de l'Inde car au cours des années 1860, des musiciens indiens furent introduits à la cour du roi Amir Sher-Ali Khan. Ces artistes s'installèrent à Kharâbat, le quartier des tavernes où se retrouvaient poètes, danseurs et artistes. Bien avant l'apparition des talibans, l'essor de l'islam orthodoxe avait déjà marginalisé la place de la musique et de ses interprètes. Ainsi, les musiciens faisaient figure de parias et ne survivaient qu'en participant aux fêtes organisées par les familles fortunées. La création de Radio Kaboul au début des années 1940 changea la donne en permettant aux musiciens d'accéder à un début de reconnaissance sociale. (2) Une jeune génération d'artistes formés par les maîtres de Karâbat furent alors engagés pour intégrer les orchestres de la station. Une de ces formations réunissait les instruments traditionnels afghans et indiens tels le rubâb, le tanbur, le delrubâ, le dhol, le zerbaghali ou l'harmonium; une autre était une harmonie occidentale dont les musiciens venaient de l'armée. Les artistes embauchés par Radio Kaboul étaient originaires de toutes les provinces afghanes. La radio devint ainsi le conservatoire, ainsi que le creuset de la très grande richesse musicale du pays. Les enregistrements réalisés par Radio Kaboul des années 1950 aux années 1970 témoignent de la diversité de la créativité musicale afghane, à la croisée des mondes musicaux indiens et persans.
* L'Ensemble Kaboul.
Avec l'arrivée des talibans au pouvoir, Radio Kaboul ferme, contraignant à l'exil de nombreux musiciens. (3) Bien conscients du risque de disparition du riche patrimoine musical afghan, les artistes de la diaspora réagissent comme le prouve la création de l'Ensemble Kaboul, un groupe composé de musiciens formés en Afghanistan avant l'interdiction de la pratique musicale. Hossein Arman, le fondateur du groupe, revient sur la genèse du projet. «J'ai quitté le pays six mois après l'arrivée des Moudjahidines, quand Rabanni était président. La plus grande tragédie de ma vie a été la fermeture [du] lycée musical. Je suis le seul professeur survivant, les autres sont morts en exil ou sur place. (...) Mes meilleurs souvenirs sont ceux de la radio (...). Depuis que je suis arrivé en Europe, je me suis donné pour mission de sauvegarder la musique afghane, notamment en fondant l'Ensemble Kaboul avec mon fils Khaled, avec l'aide des Ateliers d'ethnomusicologie de Genève. Nous avons essayé de rassembler les musiciens afghans talentueux qui étaient dispersés dans différents pays occidentaux. Nous avons alors enregistré notre premier disque "Nastaran".»
Pour son second album, l'Ensemble Kaboul a fait appel à Mahwash, une sommité de la musique afghane. Après avoir débuté comme secrétaire à Radio Kaboul, la jeune femme se fait repérer en tant que chanteuse en 1970. "Quand
j'allais au Kharabat dans le ghetto des musiciens, j'étais la seule et
unique femme. C'était une honte de prendre des cours de chant. J'étais
l'une des seules femmes à oser faire une telle offense à mes parents.
Avec mon mari, nous sommes allés au Kharabat. Je suis allée chez le
grand maître Ustad Sarahang. C'est avec lui que j'ai appris la musique
classique." (source L) Jusqu'en 1976, "(...) ma voix était juste enregistrée et diffusée à la radio. Je ne voulais pas me montrer en public par crainte de la réaction de mes parents. Ma mère enseignait le Coran. Dans son esprit, chanter à la radio revenait à aller frayer avec des hommes ou autres situations scabreuses liées à l'imagerie de la modernité. Il a fallu une dizaine d'années à mes parents pour accepter d'écouter ce que je chantais, notamment la poésie mystique. Ils ont compris que je pouvais toucher les gens profondément par ces paroles chantées qui les rapprochent de l'amour divin." (source I p 121)
La chanteuse fut donc la première à s'attaquer au répertoire "classique" afghan, alors réservé aux hommes et à chanter les poètes soufis comme Rûmî ou Hafez. Sa superbe voix lui permet de remporter un immense succès et la reconnaissance de ses pairs, au point de recevoir à son tour le titre honorifique de « Ustad » (Maître). Femme et musicienne, Mahwash ne pouvait qu'horrifier les intégristes. Comme de nombreux artistes persécutés, la chanteuse dût s'exiler en 1992. "C'est à l'arrivée des moudjahidin, au moment de l'installation de Rabbani [en juin 1992], donc avant la prise de pouvoir par les talibans, que la musique a été interdite. Si j'ai quitté le pays, c'est parce qu'on m'a interdit la musique. Gulbuddin Hekmatiâr [un des principaux chefs de guerre moudjahidin devenu premier ministre en 1993] m'a envoyé une lettre disant en substance: «J'espère que tu as décidé d'arrêter définitivement la musique. Sinon, toi et ta famille serez sévèrement punis!» Pour assurer ma sécurité et celle de ma famille, j'ai préféré cesser de chanter. Puis je me suis résolu à quitter le pays, afin de conserver ma liberté et de pouvoir poursuivre ailleurs mon activité artistique. " (source I p122) En 2001, Mahwash répond à l'invitation de Hossein Arman et commence à se produire avec l'Ensemble Kaboul.
Devant tant de splendeurs, on comprend le désarroi des mélomanes, sevrés de mélodies par l'intolérance des fondamentalistes. Yasmina Kadra s'en fait l'écho dans un passage émouvant de ses "Hirondelles de Kaboul":
"Atiq tend la main. Nazish la saisit avec empressement, la garde longtemps. Sans lâcher prise, il jette un coup d’œil circulaire pour être sûr que la voie est libre, se racle la gorge et chevrote d'une voix presque inaudible tant l'émotion est forte:
- Est-ce que tu penses qu'on pourra entendre de la musique à Kaboul, un jour?
- Qui sait?
L'étreinte du vieillard s'accentue et son cou décharné se tend pour prolonger sa complainte:
- J'ai envie d'entendre une chanson. Tu ne peux pas savoir combien j'en ai envie. Une chanson avec de la musique et une voix qui te secoue de la tête aux pieds. Est-ce que tu penses qu'on pourra , un jour ou un soir, allumer la radio et écouter se rallier les orchestres jusqu'à tomber dans les pommes?
- Dieu seul est omniscient.
Les yeux du vieillard, un instant embrouillés, se mettent à brasiller d'un éclat douloureux qui semble remonter du plus profond de son être. Il dit:
- La musique est le véritable souffle de la vie. On mange pour ne pas mourir de faim. On chante pour s'entendre vivre. Tu comprends Atiq? (...)
- Quand j'étais enfant, il m'arrivait souvent de ne pas trouver quoi me mettre sous la dent. Ce n'était pas grave. Il me suffisait de m'asseoir sur une branche et de souffler dans ma flûte pour couvrir les crissements de mon ventre. Et quand je chantais, tu ne me croiras si tu veux, j'étais bien dans ma peau." (source A) (4)
Notes:
1. Le chiisme favorise la musique, notamment sous l'influence des confréries soufies. Pour ces dernières, la musique occupe une grande place dans les cérémonies aux cours desquelles la transe permet de se rapprocher de Dieu, comme en atteste par exemple le qawwalî, le qâl ou le sama.
2. Les gens pouvaient écouter la radio sur les hauts-parleurs des places publiques, ce qui fit sortir la musique des seuls salons de musique de l'élite.
3. C'est le cas d'Ustad Rahim Khushnawaz et Gêda Mohammad, tous deux originaires d'Harat, la grande ville de l'Ouest afghan. Le premier s'impose comme le grand maître du rubâb, le second comme un virtuose du dutâr. Le rûbab et le dutâr appartiennent à la famille des luths. Traditionnellement, ils sont sculptés dans un seul morceau de bois de mûrier. Le label Ocora Radio France enregistre le duo lors d'un concert donné en 1995 au théâtre de la Ville et écoutable ci-dessous. Avec l'interdiction de la musique, les deux artistes se réfugient en Iran, mais continuent à se produire sur scène, hors de leur pays natal.
4. Avec la chute du régime taliban en 2001, la musique reprend ses droits en Afghanistan au cours des deux décennies suivantes. Le retour au pouvoir des sinistres barbus en août 2021 replonge le pays dans le silence. Les informations qui parviennent jusqu'à nous laissent augurer du pire. L'Institut National Afghan de Musique (ANIM), dont l'ambition est de "préserver les traditions musicales afghanes", a fermé et ses locaux ont été reconvertis en base d'une milice. (4) Fawad Andarabi, un chanteur folklorique, le 27 août 2021, a été assassiné par les talibans le 27 août 2021.
Sources:
A. Yasmina Kadra: "Les hirondelles de Kaboul", Pocket, 2004, pp 66-67.
B. "La musique de l'Afghanistan, un véritable trésor menacé"
C. Des musiciens afghans témoignent: "Si je n'étais pas parti, ils m'auraient tué."
D. «En Afghanistan, les musiciens déjà condamnés au silence.» [France Inter]
E. Rouland Norbert, « Les talibans et le silence », La pensée de midi, 2002/3-1 (N° 9), p. 128-131.
F. "La culture afghane face aux talibans." [RTS]
G. Page Wikipédia consacrée à la "Musique islamique"
H. "Quelle est la place de la musique dans l'Islam?" [France musique]
I. Bensignor François. "Ustad Mhawash : l'Afghane qui voulait chanter." In: Hommes et Migrations, n°1248, Mars-avril 2004. Femmes contre les violences. pp. 118-122
J. Bensignor François. "Musique et musiciens d'Afghanistan." In: Hommes et Migrations, n°1236, Mars-avril 2002. Retours d'en France. pp. 105-110
K. L'Ensemble Kaboul en exil.
L. Le livret du second disque de l'Ensemble Kaboul intitulé "Radio Kaboul. Hommage aux compositeurs afghans", sur lequel chante Mahwash.