Les contrôles au faciès remontent à loin. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la France incite à l’immigration les populations de son empire colonial pour contribuer à la reconstruction. Antillais, Algériens sont Français depuis 1946, quand les ressortissants des autres colonies ont le statut d’indigènes, ce qui les contraint à solliciter des documents pour résider en métropole. Dans les années 1950, les populations originaires de l'empire colonial installées dans l'hexagone sont particulièrement contrôlées. Entre 1953 et 1960, la police crée plusieurs corps chargés de les identifier, de les surveiller et de les ficher. C’est le cas de la Brigade des Agressions et Violences (BAV), dont les policiers parlent couramment l’arabe. La BAV participe à des rafles nocturnes, au bouclage des quartiers habités par les Algériens, les hôtels de travailleurs immigrés, les cafés. Lors des contrôles, les policiers déchirent souvent les papiers présentés par ceux que l'on désigne comme « Français musulmans ». Dès le début des années 1950, le MRAP, le journal L’Humanité dénoncent les rafles et les contrôles au faciès subis par les Nord-Africains.
Après l’indépendance des colonies africaines, les contrôles visent particulièrement les populations non-blanches et les descendants des populations colonisées devenus français. A leur propos, pour mieux nier leur appartenance à la nation, l’extrême-droite parle de « Français de papiers » par opposition à ceux qu'elle désigne comme des "Français de souche".
En 1981, avec la loi sécurité et liberté d’Alain Peyrefitte, les policiers peuvent procéder à un contrôle pour « prévenir une atteinte à l’ordre public ». Ceux qui ne peuvent justifier de leur identité sont conduits au poste de police et y sont maintenus pour une durée de 6h (ramenée à 4 en 1983).
La réforme du code pénal de 1986 autorise les policiers à utiliser les contrôles d’identité pour arrêter les personnes qui n’ont pas la nationalité française et les éloigner du territoire. La cour de cassation invente la formule de « signes extérieurs d’extranéité » pour justifier un contrôle. En 1993, la loi Pasqua autorise les contrôles d’identité sur réquisition du procureur de la République. Dès lors, pour effectuer un contrôle les policiers pourront s’appuyer sur tout élément permettant de présumer la qualité d’étranger. Et comme on peut s’en douter, c’est la porte ouverte à toutes les fenêtres.
Ce cadre juridique est largement utilisé par Nicolas Sarkozy entre 2005 et 2007. Le ministre de l’intérieur fixe alors un quota de 25 000 reconduites à la frontière. Du haut de ses talonnettes, torse bombé, il multiplie les déclarations provocatrices. Prônant une « tolérance zéro », il promet de nettoyer au Karcher la cité des 4000 de La Courneuve. Désireux de siphonner une partie de l'électorat du Front national, il décrit à longueur de discours les jeunes des quartiers populaires comme des oisifs désœuvrés, des assistés sociaux, se complaisant dans une culture de l'ensauvagement. Sur la dalle d’Argenteuil, il lance à une habitante : « Vous avez assez de cette bande racailles, on va vous en débarrasser ! » Le 27 octobre 2005, soit deux jours après cette interpellation par l'injure, Zyed Benna et Bouna Traoré, deux adolescents de 17 et 15 ans, se réfugient à l’intérieur d’un poste électrique pour échapper à un contrôle de police. Ils meurent électrocutés. Leur décès déclenche une révolte qui embrase d’abord la Seine-Saint-Denis, puis tout le territoire.
Les contrôles au faciès sont régulièrement documentés par des enquêtes militantes et scientifiques, dont il ressort que la pratique est généralisée. Les jeunes issus des minorités visibles – « perçus comme Noirs ou Arabes » selon les termes du rapport du Défenseur des Droits en 2016 – ont 20 fois plus de probabilités d’être contrôlés que les autres catégories de la population. Lors des contrôles, ils sont également trois fois plus souvent tutoyés, insultés et brutalisés. De nombreux Français, blancs de peau, ne sont, au contraire absolument jamais contrôlés.
La police s’abat sur cette jeunesse surcontrôlée comme la vérole sur le bas-clergé, encore plus en cas de port d’un survêtement, d’une casquette ou capuche. Les contrôles sont souvent pratiqués au sein même du quartier d’habitation des jeunes par des policiers qui connaissent parfaitement leur identité. Les fouilles s’accompagnent en outre de palpations. L’exercice tient presque d’un rituel d’humiliation imposé par la police. Emmanuel Blanchard parle ainsi de « cérémonie de dégradation ».
Le contrôle d’identité est pourtant encadré par la loi, en particulier le code de la procédure pénale. Il est censé empêcher toute atteinte à l’ordre public, à la sécurité des personnes ou des biens, à l’endroit et au moment où il est réalisé. Mais, dans les faits, la latitude laissée aux policiers est immense. Avec, cette pratique, les forces de l’ordre semblent disposer d’un véritable pouvoir discrétionnaire.
Les conséquences désastreuses
des contrôles au faciès sont immenses et dramatiques, car ces derniers reposent sur des
fondements racistes et engendrent l’humiliation des individus ciblés. Dans les banlieues, ils
sont vécus comme une forme de provocation et contribuent avant tout à tendre
les relations avec la police. (1) Loin de rassurer, les hommes en bleus effraient ceux qu’ils
devraient protéger. Dans l’immense majorité
des cas, ils ne débouchent sur aucune poursuite. Pire, les éventuels
incidents procèdent souvent du contrôle lui-même (refus d’obtempérer, violences
à agents). Au total, ils ne servent
à rien, mais laissent cependant des traces sinon physiques, en tout cas
psychologiques. En effet, cela n’a rien d’anodin de devoir montrer ses papiers
tous les trois quatre matins à un représentant de l’État qui les scrute, d’un
air dubitatif, comme pour signifier qu’il a des doutes sur l’identité inscrite
sur la carte nationale d’identité.
La pratique, bien que généralisée, reste systématiquement minimisée par le ministère de l’intérieur. Place Beauvau, on affirme qu’il ne s’agit que de dérapages, de cas isolés tout à fait marginaux. Dans ces conditions, les tentatives pour empêcher les dérives se soldent par des échecs. L’utilisation de caméras piétons, l’obligation pour les policiers de porter un numéro de matricule visible ou encore la distribution de récépissés, paraissent aujourd'hui largement insuffisantes. Si la pratique est courante, les condamnations sont rares. Néanmoins, en 2015, puis 2021, la cour d’appel de Paris condamne l’État pour "faute lourde", à verser des dommages et intérêts aux plaignants, contrôlés sur la seule base de caractéristiques physiques associées à une origine réelle ou supposée.
Le rap devient, à partir des années 1980, le porte-voix d'un grand nombre des habitants des quartiers. Les relations difficiles et conflictuelles avec la police sont au cœur de nombreux morceaux. Dans les années 1990, les paroles du Ministère Amer, d'Assassin, de NTM fustigent les violences policières selon divers procédés: la charge frontale ("l'Etat assassine"), l'humiliation ("Brigitte (femme de flic)"), le sarcasme ("Police"), la menace ("Sacrifice de poulet"). La relève est assurée dans les années 2000, par des groupes comme le 113 ("Face à la police") ou Sniper. La Rumeur ("On m'a demandé d'oublier"), Casey ("Délit de faciès") inscrivent les violences policières dans le temps long, celui d'une puissance esclavagiste et coloniale, devenue République sécuritaire, au sein de laquelle Noirs et Arabes sont l'objet de multiples discriminations. Les Marseillais de Soso Maness fustigent, dans leur morceau Interlude les méthodes expéditives de la BAC, Brigade anti-criminalité.
Pour Karim Hammou, "l'humiliation
subie dans les interactions avec la police (...) est la matière
première de la profusion créatrice autour du thème de la «police» dans
le rap." Confirmation avec le titre « justiciers » du Psy-4, directement inspiré d'un contrôle d'identité abusif. (2)
Samples et bruitages introduisent dans les morceaux le son des sirènes des véhicules de police, traduisant le climat anxiogène et la peur provoquée par une descente de flics dans les quartiers. Ainsi, la fameuse intro du "Sound of da police" de KRS One en 1993 est largement reprise par les rappeurs hexagonaux (3)
Conclusion: En décembre 2020, le président Macron reconnaît l’existence de contrôles de police discriminatoires au cours d’un entretien accordé à Brut, sans pour autant adopter les mesures susceptibles de les faire cesser. Le manque de volonté politique contribue à pérenniser une pratique contribuant pourtant à envenimer toujours plus des relations entre la police et une partie de la population.
Notes
1. A cet égard, la suppression de la police de proximité en 2003, qui avait pourtant réussi à gagner la confiance des populations des grands ensembles, semble être une erreur majeure.
2. En 2012, à la demande du Collectif Stop le contrôle au faciès, des rappeurs à succès acceptent de raconter leur premier contrôle d'identité ou en tout cas le plus marquant. Certains de ces témoignages sont édifiants.
3. On peut aussi citer le sample en arrière plan de "Blue lights" de Jorja Smith.
Sources:
- Hacène Belmessous: "Petite histoire politique des banlieues populaires", Éditions Syllepse, 2022.
- BLANCHARD Emmanuel, « Contrôle au faciès : une cérémonie de dégradation », Plein droit, 2014/4 (n° 103), p. 11-15.
- Karim Hammou:"La plaque et le pistolet", Sur un son rap, 13 janvier 2012.
- "Qu'est-ce que le contrôle au faciès?" [Amnesty.fr]
- «"On vous aime pas": 2020, la police, le rap français» [lerapenfrance.fr]
- "Violences policières: la parole au rap français" [ABCDR du son]
- Une playlist proposée par Dror de 70 titres francophones ou internationaux.