mercredi 30 septembre 2015

15 bis: Bob Dylan: "Oxford Town"

Dès le lendemain de la guerre civile, l'instruction des anciens esclaves devenus libres devient un enjeu crucial. De fait, l'instruction de la jeunesse noire ne cesse de se développer, y compris dans le Sud. Le taux d'analphabétisme recule de manière spectaculaire. Dans les États du Vieux Sud, les églises et les initiatives philanthropiques permettent à la jeunesse noire d'accéder à un certain niveau d'instruction. Des universités noires prestigieuses se sont même développés à l'image de Howard à Washington, Fisk à Nashville ou encore le  Tuskegee Institute (Alabama) cher à Booker T. Washington.
Si le droit des Noirs à l'instruction n'est pas remis en question, les autorités blanches du Sud n'en bannissent les études classiques pour les Afro-américains qu'elles prétendent cantonner dans une formation professionnelle élémentaire. En outre, une stricte ségrégation raciale continue de s'appliquer à l'école.   
Dans les établissements scolaires réservés aux Afro-américains, le manque d'équipement, d'encadrement, de moyens, l'entassement des élèves, entraînent de profondes inégalités scolaires entre Blancs et Noirs. La Cour Suprême, alors sous la houlette du président Warren, ne peut que constater cet état de fait. En promulguant l 'arrêt Brown vs Board of Education ( 1954) la Cour entend remettre en cause la stricte barrière raciale.
Or, l'application de l'arrêt s'avère particulièrement problématique dans le Deep South. Le décret de 1955 de l'administration Eisenhower, en vertu duquel "la déségrégation scolaire devait se poursuivre aussi rapidement que possible" n'y a que très peu d'effets. Les États de l'ancienne Confédération se protègent derrière leurs lois locales, empêchant la scolarisation de tout enfant noir dans une école blanche. 



Or cette ségrégation scolaire s'applique à tous les niveaux, depuis la maternelle jusqu'à l'université.
- A Little Rock dans l'Arkansas, en 1957, l'intégration de 9 adolescents noirs dans un lycée de la ville nécessite l'intervention - contrainte et forcée - du président Eisenhower et l'envoi d'un détachement de soldats pour assurer la sécurité des élèves et éviter leur lynchage par des foules blanches racistes.
- Trois ans plus tard, à la Nouvelle Orléans (Louisiane), la scolarisation de la petite Ruby Bridges vire à l'émeute et ce n'est que sous la protection d'officiers fédéraux que la fillette peut intégrer l'école. - Dans le Mississippi, sans doute l'état le plus hostile à toute remise en cause de la ségrégation avec l'Alabama, la loi fédérale n'est pas appliquée et l'université reste réservée aux seuls étudiants blancs. Aussi, pour mettre un terme à ce régime d'apartheid, les militants des droits civiques (1) s'activent. 
Le fonds juridiques de la NAACP  dirigé par Thurgood Marshall s'intéresse au cas de James Meredith. Cet étudiant scolarisé à l'université "noire" de Jackson State, cherche à s'inscrire à Oxford, l'université "blanche" du Mississippi. Originaire de l'Etat, Meredith est parfaitement conscient de la difficulté de sa tâche. (2) Vétéran de l'armée de l'air, dans laquelle il sert de 1951 à 1960, il envisage la lutte contre la discrimination raciale comme une nouvelle guerre. "Dieu m'a donné comme mission, telle que je l'ai comprise, d'élever les Noirs du Mississippi à la place adéquate dans la société". Mais, comme le rappelle Nicole Bacharan [voir source, p223] "(...) l'université du Mississippi, familièrement surnommée Ole Miss (3) - la Vieille Demoiselle -, semblait une forteresse imprenable. Plus célèbre pour son équipe e football et ses concours de beauté que pour ses succès académiques, plus réputées pour la fierté de ses traditions que pour son ouverture au monde moderne, elle représentait le saint des saints de l'élite mississippienne, un bastion à jamais inaccessible aux noirs. "

En janvier 1961, James Meredith envoie une demande de candidature à Ole Miss. La direction de l'université, consciente qu'il est Noir, lui oppose une fin de non recevoir. Meredith n'abdique pas et, avec l'appui du Fonds juridique de la NAACP, il décide d'attaquer en justice l’État du Mississippi, en mai 1961. Dans son verdict, le juge affirme: "Il est absolument évident que l'admission n'a pas été refusée au plaignant en raison de sa race (...) Je considère avoir la preuve irréfutable que l'Université du Mississippi n'est pas une institution racialement ségréguée."
En juin 1962 cependant, le procès en appel donne raison à Meredith, décision confirmée par la Cour suprême des États-Unis, le 10 septembre 1962. James Meredith a donc le droit d'entrer à l'université d'Oxford. Le plus dur reste toutefois à faire: appliquer cette décision sur le terrain.

John Dear (à droite), représentant du ministère de la justice, et James McShane, chef des US Marshals, escortent James Meredith qui tente de s’inscrire à l’université du Mississippi.


Le président Kennedy dépêche donc sur place plusieurs centaines d'agents fédéraux (U.S. marshals) pour faire appliquer la décision de la Cour Suprême. Ce déploiement de la force publique est vécu comme un coup de force par les ségrégationnistes, une véritable provocation pour le gouverneur du Mississippi: Ross R. Barnett. Ce dernier a en effet un statut de ségrégationniste convaincu à défendre. Son slogan favori n'est-il pas "Never, never!" (Jamais, jamais", l'intégration)? Devant les caméras, le 13 septembre, il qualifie l'admission de Meredith de "plus grande crise depuis la guerre de Sécession". "Il n'y a pas d'exemple dans l'histoire où la race blanche ait survécu à l'intégration. [Nous] ne boirons pas la coupe du génocide." Aussi, il n'hésite pas à défier les autorités fédérales au nom de la sacro-sainte souveraineté du Mississippi. 
Le 20 septembre, Barnett se rend en personne au bureau des inscriptions de la faculté pour en interdire l'accès à Meredith! Bien qu'accompagné par plusieurs marshalls fédéraux, ce dernier doit renoncer à pénétrer dans les bâtiments. Galvanisés par l'attitude bravache du gouverneur, les suprémacistes sont prêts à en découdre. Ce qu'ils ne savent pas, c'est qu'en sous-main, le fier gouverneur - trop conscient du rapport de force défavorable - négocie l'admission de Meredith à Ole Miss avec John Kennedy et son frère Robert, alors Attorney General (ministre de la justice). Après ses rodomontades,  le gouverneur cherche à sauver la face en donnant l'impression de ne s'exécuter que sous la contrainte de la force armée.
Finalement, le 30 septembre 1962, un accord est enfin trouvé.     

  

 

Ce même jour, dans une allocution télévisée, John F. Kennedy lance:"Les Américains ont le droit de désapprouver la loi (...) mais pas de lui désobéir. Aucun homme, (...) aucune foule n'ont le droit de défier une décision de justice..."
Sur place, la situation vire pourtant au cauchemar. Informés de l'arrivée de Meredith, les suprémacistes fanatiques entourent le campus. Venus de tout le Mississippi, ils possèdent des armes à feu et sont animés par une haine inextinguible. A défaut de capturer Meredith, ils molestent les journalistes présents, brisent leurs appareils photos, s'en prennent aux marshals démunis. De son côté la police locale, a mystérieusement déserté l'université.
"Dès que la nuit tomba, la scène tourna au cauchemar. Le gaz lacrymogène flottait dans l'air, On entendait des coups de feu. On voyait voler des cocktails Molotov. Des voitures incendiées flambaient au milieu de la foule", se souvient le photographe Charles Moore.
La situation devient intenable pour les hommes chargés d'escorter James Meredith. Présents sur place, John Doar, représentant du ministère de la justice, et Nicolas Katzenbach, bras droit de Robert Kennedy, supplient le ministre de la justice d'envoyer les troupes fédérales pour éviter un bain de sang.

Dans la soirée du 30 septembre 1962, les marshalls se barricadent à l'intérieur du bâtiment de l'administration pour panser leurs blessures. Photo de Charles Moore.


Le lendemain, 1er octobre, les soldats et parachutistes arrivent  se déploient autour d'Oxford. Les violences se poursuivent et se soldent par un lourd bilan: deux morts (dont le journaliste français, Paul Guihard, de l'Agence France-Presse) et des centaines de blessés, principalement parmi les marshals. Le calme ne revient sur le campus qu'au bout de trois jours.
Tout au long de sa scolarité à Oxford, James Meredith devra être protégé par des gardes du corps. Harcelé, isolé, il ne peut poursuivre sa scolarité à Oxford que sous haute protection policière. Diplômé en sciences politiques, l'étudiant quitte Ole Miss le 18 août 1963 pour aller étudier le droit à l'université Columbia de New York. Quant à la suite de son existence, nous vous en reparlerons dans un prochain billet...



Dylan au festival de Newport, en 1963.

Peu de temps après son arrivée au Greenwich Village, en 1961, Bob Dylan rencontre Suze Rotolo. Or, c'est cette jeune femme de 17 ans qui réveille la conscience politique du chanteur. Secrétaire pour le CORE (Congress of Racial Equality), Rotolo raconte chaque soir à son amant "de nouvelles histoires sur la lutte pour les droits civiques. Un jour, vers la fin de janvier 1962, alors qu'il devait participer à un concert de bienfaisance organisé par le CORE, Dylan a composé 'The Ballad of Emmett Till', l'histoire d'un jeune Noir tabassé et abattu dans le Mississippi pour avoir sifflé une blanche. Bob Dylan, le protest singer, était né. " [Dorian Lynskey p78, voir sources]
Quelques semaines plus tard, les émeutes de Ole Miss inspirent Oxford Town à Dylan dont les paroles fustigent la bêtise des suprémacistes. De son côté, Phil Ochs compose la Ballad of Oxford, un titre dans la plus pure tradition des topical songs chères à Woody Guthrie. A cette époque, Ochs et Dylan sont amis et puisent aux mêmes sources d'inspiration. Très vite pourtant, leurs chemins divergent. Ochs continue de militer et de composer des titres contestataires, quand Dylan s'emploie à briser le mythe qui lui colle toujours à la peau: celui du prophète de la protest song. Pourtant "depuis cette époque, toute la carrière du chanteur peut être considérée comme une tentative de fuir ce mythe et toutes les pressions qui l'accompagnent." [Dorian Lynskey p 76]


Notes: 
1.   Medgar Evers, représentant de la NAACP à Jackson, tente de faire progresser l'intégration par la voie légale en organisant des procès. Il enquête sur les meurtres racistes non résolus par la justice locale. Dans le cadre du Voter Education Project, les diverses organisations pour la défense des droits civiques (NACCP et Snick principalement) tentent également d'inscrire les Noirs sur les listes électorales dans les régions les plus reculées du Mississippi. Le projet 'appuie sur les étudiants des universités noires de Jackson. Cette entreprise est contrecarrée par les tenants du suprématisme qui incendient les églises de la communauté noire et les habitations des volontaires du Snick à Ruleville.
2. A 15 ans, une expérience traumatisante le convainc de consacrer le reste de son existence à la reconnaissance de droits civiques égaux entre Blancs et Noirs. Alors qu'il voyage en train avec son frère. Il doit quitter sa place pour rejoindre le wagon réservé aux Noirs. En 1962, il racontera « avoir pleuré jusqu’au terme de son voyage et d’une certaine façon, n’avoir jamais cessé de pleurer depuis ».
3. C'est aussi ainsi que les esclaves s'adressaient jadis à la femme du maître dans la plantation.


Oxford Town (1962)

Oxford Town, Oxford Town
Ev’rybody’s got their heads bowed down
The sun don’t shine above the ground
Ain’t a-goin’ down to Oxford Town


He went down to Oxford Town
Guns and clubs followed him down
All because his face was brown
Better get away from Oxford Town


Oxford Town around the bend
He come in to the door, he couldn’t get in
All because of the color of his skin
What do you think about that, my frien’?


Me and my gal, my gal’s son
We got met with a tear gas bomb
I don’t even know why we come
Goin’ back where we come from


Oxford Town in the afternoon
Ev’rybody singin’ a sorrowful tune
Two men died ’neath the Mississippi moon
Somebody better investigate soon


Oxford Town, Oxford Town
Ev’rybody’s got their heads bowed down
The sun don’t shine above the ground
Ain’t a-goin’ down to Oxford Town


 *******************

A Oxford Town, à Oxford Town,
les gens ont de quoi baisser la tête
Le soleil ne luit pas au-dessus du sol
Je n'irai pas à Oxford Town

Il est allé à Oxford Town
Suivi par les gourdins et les fusils
Tout ça parce que son visage était brun
Mieux vaut rester à l'écart d'Oxford Town

A Oxford Town au coin de la rue
Arrivé à la porte il n'a pas pu entrer
A cause de la couleur de sa peau
Qu'est-ce que tu en dis l'ami?

Moi, ma petite femme et son fils
Nous sommes fait cueillir par une lacrymogène
Je ne sais même pas pourquoi on est venus
On doit retourner là d'où on vient

A Oxford Town dans l'après-midi
Tout le monde chante une triste mélodie
Deux hommes sont morts sous la lune du Mississippi
Quelqu'un ferait bien d'enquêter sans tarder

A Oxford Town, à Oxford town
Les gens ont de quoi baisser la tête
le soleil ne luit plus au-dessus du sol
Je n'irai pas à Oxford Town.


Sources:
- Nicole Bacharan: "Les Noirs américains. Des champs de coton à la Maison Blanche, Éditions du Panama, 2008.
- Dorian Lynskey : "33 Révolutions par minute. Une histoire de la contestation en 33 chansons." Vol.1, éditions Payot & Rivages, 2012.
- BBC. "1962: Mississippi race riots over first black student."
- RFI: "James Meredith celui qui a fait plier le Mississippi ségrégationniste."
- Nicolas Bourcier: "James Meredith, légende énigmatique.", Le Monde, 02/09/ 2009.
- America polyphony: "America Focus: au Mississippi, en Géorgie et en Alabama, le gospel des droits civiques."
- Les photos de Charles Moore.

mardi 22 septembre 2015

19 bis. Charles Mingus: "Fable of Faubus"

Orval Faubus, le gouverneur de l'Arkansas, farouchement hostile à la déségrégation scolaire dans le sud.

En 1954, la NAACP (National Association for the Advancement of Coloured People) remporte une grande victoire devant la Cour suprême. Cette dernière déclare en effet que la ségrégation scolaire va à l'encontre de la Constitution des Etats-Unis (arrêt Brown vs. Topeka Board of Education), renversant de la sorte le précédent arrêt Plessy vs. Ferguson (1896). La séparation entre blancs et noirs est en elle-même inégalitaire. Il convient donc d'y mettre un terme.  Pour autant, la Cour suprême se garde bien de donner un ordre d'intégration immédiat. Plutôt que "d'intégration", il est d'ailleurs question de "déségrégation". Avec l'arrêt Brown vs. Board of Education (dit Brown II), la Cour suprême livre - un an après la décision Brown - ses directives d'application. Concrétement, il faut tenir compte des conditions locales et ne pas forcer le rythme de l'intégration ["with all deliberate speed" (avec toute la rapidité voulue)]. Pour les tenants du suprématisme blanc, ce "deliberate speed" est compris comme voulant dire deliberate slowness (toute la lenteur voulue). De fait, en ne fixant aucune date butoir pour encadrer le processus, la Cour suprême confie aux autorités scolaires locales le soin de réorganiser le système.
 La déségrégation scolaire se met donc en place avec un rythme excessivement lent. De son côté, le président Eisenhower - gênait par la décision Brown - ne fait rien pour hâter le processus. Pendant trois ans, le chef de l’État multiplie les atermoiements et refuse de s'engager nettement. Cette extrême réserve semble légitimer la rébellion aux yeux de nombreux sudistes. Au fond, "cette ambigüité donnait l'impression qu'il existait une marge de manœuvre et de négociation, même sur des problèmes constitutionnels." (cf: Bacharan, p173)
Les Etats du sud continuent donc de se protéger derrière leurs lois locales, empêchant les adolescents noirs d’étudier dans des écoles blanches. Si quelques États du Sud à la limite nord du Dixie commencent timidement à "intégrer" des établissements scolaires, il n'en est rien dans le Sud profond (Alabama, Géorgie, Caroline du Sud, Mississippi, Louisiane).
Les incidents s'y multiplient. En 1956, l'admission à l'université d'Alabama d'une étudiante noire (Autherine Lucy) vire rapidement à l'émeute. Sous le prétexte d'"assurer sa sécurité", l'administration de l'université décide de mettre à pied l'étudiante. Cette dernière obtient toutefois sa réintégration auprès du tribunal. Les autorités universitaires décident alors de l'exclure  en raison des "accusations outrageantes" portées lors du procès...

Neuf élèves noirs tentent de pénétrer dans le lycée de Little Rock.

La plus grave crise liée à la déségrégation scolaire éclate à Little Rock, en 1957. Cette ville est la capitale de l'Arkansas, un des Etats supposé les plus modérés du vieux Sud. A cette date, l'université, les parcs et les autobus de Little Rock ont déjà été déségrégués. La scolarisation à la rentrée 1957 de quelques élèves noirs dans un seul établissement scolaire de la ville (1), Central High, ne devrait donc pas troubler la quiétude de Little Rock. Or, l'intervention d'Orval E. Faubus, gouverneur de l'Etat, change tout. Alors qu'il faisait jusqu'alors figure de modéré, Faubus adopte des positions ultra-ségrégationnistes, synonymes de jackpot électoral dans la perspective d'un troisième mandat en tant que gouverneur. 
En août 1957, Faubus suggère à la Ligue des Mères de Little Rock de réclamer la suspension du plan d'intégration, en raison des risques de violences encourues. Le juge du comté donne raison aux requérants. Aussitôt, la NAACP fait appel de cette décision auprès de la Cour fédéral du district qui annule à son tour l'ordre de suspension. Le 2 septembre 1957, veille de rentrée scolaire, Faubus annonce à la télévision la mobilisation de la Garde nationale de l'Arkansas autour de Central High. Cette mesure est motivée selon lui par les risques de violences inhérents à l'intégration des élèves noirs. Le gouverneur se fait très vite menaçant. Si, en dépit des mises en gardes,  les élèves (noirs) tentaient tout de même de pénétrer dans l'enceinte de l'établissement, "le sang coulerait dans les rues". (2)
En utilisant les troupes de l’État pour s'opposer à la loi fédérale, le gouverneur de l’Arkansas se range clairement du côté des ségrégationnistes.

Seule face à une foule hostile, Elizabeth Eckford se voit interdire l'accès à Central High par les soldats de la Garde nationale, stationnés autour de l'établissement. Derrière l'adolescente, une femme, la bouche grande ouverte, l'insulte. L'image fait le tour du monde.


Daisy Bates, animatrice locale de la NAACP, n'entend pas se laisser intimider par les menaces du gouverneur. Le 3 septembre 1957, jour de la rentrée des classes, cette dernière convient d'un rendez-vous avec les 9 élèves noirs sélectionnés par l'administration de Central High en vue d'intégrer l'établissement. Censés arriver tous ensemble, les adolescents ont rendez-vous à 08h30 au coin de la 12ème rue et de Park avenue. Depuis ce lieu, deux véhicules de police doivent les conduire jusqu'à l'établissement scolaire. Or, Elizabeth Eckford, dont les parents ne disposent pas du téléphone, n'est pas informée des consignes transmises. Elle se rend donc seule à Central High. A sa descente de bus, la jeune fille découvre un lycée en état de siège, entouré d'un cordon de soldats, baïonnettes aux canons. Très vite, Eckford se retrouve entourée par de centaines de civils blancs, souvent très hostiles.
Apeurée, l'adolescente tente alors de s'abriter derrière le cordon de police. Mais, conformément aux consignes reçues, les soldats la repoussent. La jeune fille n'a donc pas d'autre alternative que de remonter le pâté de maison jusqu'à l'entrée du lycée. Une foule haineuse et prête à en découdre entoure la jeune noire. Une jeune femme blanche éructe dans son dos, une autre harpie se tient, menaçante, à la hauteur d'Elizabeth Eckford. La lycéenne ne peut que rebrousser chemin, sous la protection courageuse de Grace Lorch, et Benjamin Fine. (3) Ce jour-là, aucun des 9 élèves  ne réussit à pénétrer sur le campus de Central High
Au cours des deux semaines suivantes, les neuf jeunes Noirs  restent chez eux. La Cour fédérale de district continue de réclamer leur intégration, alors que Faubus s'y oppose plus que jamais. La garde nationale, qui stationne toujours devant le lycée, donne à ce dernier les allures d'une forteresse imprenable. Sous le feu des critiques et face au blocage d'une situation qui menace de dégénérer à tout moment, le président américain se doit d'intervenir.

Le 14 septembre, Dwight Eisenhower tente de persuader Orval Faubus de se soumettre au président de la Cour fédérale qui ordonne le retrait des troupes des abords de Central High. Mais, dans le même temps, le magistrat exhorte les 9 élèves noirs à ne pas se présenter au lycée avant qu'une solution pacifique ne soit trouvée; une suggestion revenant à confier le rythme de la déségrégation à la population locale... et à repousser la scolarisation des "9 de Little Rock" aux calendes grecques.
Le 23 septembre 1957, soit trois semaines après la rentrée officielle des classes,  les neuf lycéens essaient de nouveau de pénétrer dans leur établissement. La tension est palpable. Des centaines de ségrégationnistes fanatiques entendent faire obstacle à l'intégration. Les images de cette foule blanche hystérique pénètrent alors dans chaque foyer américain. Les journalistes noirs venus couvrir l'évènement sont rapidement pris à parti et tabassés. Pendant ce temps, la pénétration des "neuf de Little Rock" à l'intérieur du lycée par une porte latérale, déclenche une véritable traque. (4) Finalement, les jeunes écoliers, terrorisés fuient en toute hâte à bord de deux voitures de police. Redoutant de véritables lynchages, le maire de la ville, Woodrow Mann, réclame désormais l'intervention des troupes fédérales.

Au cours d'une allocution télévisée, Eisenhower s'adresse à ses concitoyens le 24 septembre 1957: "La responsabilité du Président est incontournable (...) J'ai signé aujourd'hui un décret ordonnant l'usage de troupes sous  autorité fédérale pour aider à l'exécution de la loi fédérale à Little Rock (...). Il ne peut être permis à la loi de la foule de primer sur les décisions de nos tribunaux." La Garde nationale de l'Arkansas est ainsi placée sous responsabilité fédérale, tandis que 1000 soldats de la 101è division aéroportée sont dépêchés sur les lieux. Faubus s'insurge aussitôt: "Nous sommes en territoire occupé".
Tout cela donne des scènes surréalistes. Sous les quolibets et les menaces physiques d'une meute de racistes, les neuf lycéens, armés de leurs seules fournitures scolaires, sont escortés en classe par des parachutistes. A l'intérieur de l'établissement, les jeunes personnes bénéficient un temps de gardes du corps personnels. Rapidement dispersés dans des classes différentes - soit-disant pour faciliter leur intégration - ils n'en subissent pas moins insultes, vexations et coups de la part de leurs camarades. Melba Patillo Beals se souvient: "Tous les matins pendant neuf mois nous nous levions, nous cirions nos chaussures - et nous partions à la guerre."
Après moult péripéties et tensions, les lycéens noirs de Little Rock terminent finalement  l'année scolaire à Central High. Seule Millie Jean Brown est exclue pour avoir renversé un plat de haricots sur la tête d'un élève blanc qui la traitait de négresse.

Pour surmonter l'hostilité environnante, tous se réunissent après la journée de cours au domicile de Daisy Bates pour des séances de discussion permettant une prise en charge psychologique indispensable.


Contraint de céder aux injonctions des tribunaux, Faubus ne s'avoue portant pas vaincu et repasse à l'offensive dès l'année suivante avec une idée fixe: empêcher l'intégration scolaire. A la rentrée 1958, le gouverneur obtient la fermeture de toutes les écoles publiques de Little Rock. Les établissements restent inaccessibles à tous les élèves, Blancs comme Noirs, tout au long de l'année scolaire 1958-1959. (5) Cette stratégie fait bientôt des émules. Ainsi, en Virginie, plusieurs villes préfèrent fermer leurs écoles plutôt que d'obéir à la loi fédérale en les ouvrant à des enfants noirs.
Faubus devient le héros de tous ceux qui refusent la remise en cause de la ségrégation dans le Sud. Selon un sondage Gallup de 1958, le gouverneur de l'Arkansas s'impose comme une des personnalités préférées des Américains, au côtés de Einstein ou McArthur... Pour mener son combat d'arrière arde, le gouverneur de l'Arkansas sait pouvoir compter sur des comités de citoyens. Ces Citizens' Council, omniprésents et influents au sein des municipalités du vieux Sud, cherchent à intimider les élèves noirs et leurs parents, mais aussi tous ceux qui chercheraient à s'opposer à la remise en cause de la ségrégation. Face à ces redoutables adversaires, les avocats de la NAACP plaident inlassablement devant les tribunaux pour non-respect de la loi fédérale. Ce bras de fer insensé débouche finalement sur la victoire des partisans de la déségrégation. A la rentrée 1959, l'intégration scolaire des élèves noirs s'effectue enfin normalement.   

La bataille de Little Rock constitue assurément une étape essentielle dans la lutte pour les droits civiques; Les militants du mouvement en tirent aussitôt de précieux enseignements.
D'abord seule une couverture médiatique importante permet de mettre à jour, hors du vieux sud, les violences dont sont capables les tenants de la ségrégation. Les photos de la malheureuse Elizabeth Eckford, esseulée au milieu d'une meute hystérique, choquent de très nombreux Américains. La médiatisation s'avère donc primordiale pour sensibiliser l'opinion publique face à un problème que l'on préfère généralement ignorer.  La confrontation saisissante entre une foule haineuse et d'innocents lycéens aboutit à l'essor d'un courant de sympathie en faveur de ces derniers. (6)
D'autre part, les partisans du mouvement pour les droits civique alors en pleine gestation, saisissent à quel point il est essentiel d'inciter l'adversaire à montrer son vrai visage: raciste, violent, brutal... A cet égard un personnage comme Faubus fait figure d'épouvantail (comme le sera quelques années plus tard le shérif Bull Connor de Birmingham).  
Charles Mingus, célèbre contrebassiste de jazz, ne s'y trompe pas lorsqu'il prend violemment à parti le gouverneur de l'Arkansas dans une de ses œuvres phare: le puissant Fables of Faubus. (7)
La genèse de ce morceau, à la fois "sophistiqué et propice aux éclats dynamiques", est intéressante. Au départ, il n'est pas question de s'en prendre aux mœurs racistes de la société américaine. L'idée de fustiger le gouverneur Faubus - parfaite incarnation de ce racisme - voit le jour sur scène. Le batteur Dannie Richmond se souvient: "A l'origine, le morceau ne possédait pas de titre. Nous étions en train de jouer un soir et les paroles 'Tell me someone who's ridiculous [Cite-moi quelqu'un de ridicule] vinrent se greffer naturellement sur la mélodie originale, et c'est par hasard que j'ai répondu: 'Governor Faubus'. A ce moment-là, nous avons senti, Mingus et moi, qu'il se passait sur scène quelque chose de musicalement important." [Jazz Magazine, n°365, cité par Christian Béthune.] 
Une nouvelle version du morceau - initialement enregistré pour l'album Ahum, en 1959 - est réalisé en octobre 1960 pour le label Candid, plus indépendant que Columbia sur le plan commercial et politique.(8)


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 La crise de Little Rock constituera l'unique intervention du président Eisenhower sur le terrain des droits civiques. Et encore, celle-ci semble surtout motivée par la volonté présidentielle de mettre en évidence la supériorité de l'autorité fédérale (faire respecter une décision de la Cour suprême en l'occurrence) sur la législation des États. Les baïonnettes de Little Rock ne parviennent pas à éradiquer la ségrégation scolaire dans le sud. Ainsi, en 1964, soit dix ans après l'arrêt Brown, moins de 2% des enfants noirs scolarisés dans les onze Etats de la Confédération le sont dans des écoles intégrées...


 


Original Fable Faubus.

Oh, Lord, don't let 'em shoot us!
Oh, Lord, don't let 'em stab us!
Oh, Lord, don't let 'em tar and feather us!
Oh, Lord, no more swastikas!


Oh, Lord, no more Ku Klux Klan!
Name me someone who's ridiculous Dannie :
(Dannie Richmond, le batteur) - Governor Faubus!
Why is he so sick and ridiculous?
He won't permit integrated schools. 

Then he's a fool! 

Boo! Nazi Fascist supremists!
Boo! Ku Klux Klan (with your Jim Crow plan)

Name me a handful that's ridiculous Dannie Richmond 

- Faubus, Rockefeller, Eisenhower
Why are they so sick and ridiculous?

Two, four, six, eight:
They brainwash and teach you hate.
H-E-L-L-O, Hello.


***********

"Oh Seigneur, ne les laisse pas nous abbattre/
Oh Seigneur, ne les laisse pas nous poignarder/
Oh Seigneur, ne les laisse pas nous rouler dans le goudron et les plumes/
Oh Seigneur, plus de croix gammées!/

Oh Seigneur, plus de Ku Klux Klan!/ - Cite-moi quelqu' un de ridicule?/
-Le Gouverneur Faubus/
- Pourquoi est-il malade et ridicule?/
- Il s' oppose à l' intégration scolaire [des noirs]/
- Alors, c'est un dingue/

A Bas les nazis, les fascistes, ceux qui se croient supérieurs/
A Bas le Ku Klux Klan/

- Cite-m' en quelques-uns qui sont ridicules/
- Faubus, Rockfeller, Eisenhower/
- Pourquoi sont-ils à ce point malades et ridicules?/
- Deux, quatre, six, huit. Ils vous lavent le cerveau et vous enseignent la haine."

Notes:
1. En conséquence, la NAACP réclame auprès des tribunaux une intégration générale et immédiate, en vain.
2.  Daisy Bates, présidente de la branche locale de la NAACP et cheville ouvrière de l'intégration des élèves noirs, se souvient que "ces mots électrifièrent Little Rock. Le lendemain matin, ils choquèrent les Etats-Unis. A midi, ils horrifièrent le monde entier."  
3. Benjamin Fine est journaliste au New York Times. Alors que Elizabeth Beckford est assise sur le banc de l'arrêt de bus qui doit la reconduire chez elle, il susurre à la jeune fille: "Ne les laisse pas voir tes larmes."
4.  Melba Patillo Beals se souvient: "Quelqu'un suggéra que s'ils permettaient à la foule de pendre un enfant, ils pourraient évacuer le reste. (...) Le chef de la police dit: 'Comment allez-vous choisir? A la courte paille?'
5. Entre temps, il a sommairement aménagé des établissements privés, financés avec des moyens de fortune...

6. Rappelons que ces élèves ne font réclamer leur droit à étudier dans un système scolaire d'où la ségrégation est légalement bannie depuis trois ans.
7. Très tôt Mingus est confronté au racisme et aux discriminations. En raison de son métissage, Il est rejeté tant par les blancs (parce que trop foncé) que par les noirs (parce que trop clair). Dans son autobiographie (Beneath the underdog, "Moins qu'un chien" en Français), le contrebassiste évoque ainsi sa couleur de peau qui ne lui vaut que des misères, une véritable "couleur de chiasse" affirme-t-il.
8. Une première version, refusée par Columbia, comprenait des paroles particulièrement dures à l'encontre de la société du sud.  

Grace Lorch tentant de réconforter Elizabeth Eckford alors qu'elle attend le bus qui doit la reconduire chez elle. (Crédit photo: NPS)


Sources:
- J.P. Levet: "Talkin' that talk. Le langage du blues, du jazz et du rap.", Outre Mesure, 2010.
- Nicole Bacharan: "Les Noirs américains. Des champs de cotons à la Maison Blanche", Panama, 2008.
- Bernard Vincent (dir.): "Histoire des États-Unis", Champs histoire, Flammarion, 2008.
- Marie Agnès Combesque: "Martin Luther King jr. Un homme et son rêve.", éditions du Félin, 2004.
- All that Jazz sur France musique: Charles Mingus 3/4: les années 1960

Sites:
- Université Sherbrooke: "Le racisme de Little Rock."
- Libération: "Etats-Unis. La mixité en échec scolaire."
- Elizabeth Eckford, Little Rock, 4 mars 1957.
- Frise chronologique des évènements.
- The New York Times. Little Rock, 40 years later."
- Témoignages vidéos des "9 de Little Rock".
- Pivotal Moments: "Little Rock, 1957 - the Civil Rights Battleground".

- http://photos.state.gov/galleries/usinfo-photo/39/civil_rights_07_French/4.html
- http://www.bworldconnection.tv/rubriques/histoire/64-