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mercredi 12 octobre 2011

248. Oscar Brown Jr: "Forty acres and a mule"

- John Brown's body reste l'une des chansons contestataires les plus célèbres. Elle nous permet de revenir sur l'épopée de cet abolitionniste acharné qui tenta d'éradiquer l'esclavage par la force. Les prémices de la guerre sont en germe dès les années 1850 et son expédition s'inscrit dans un contexte de tension croissante entre les deux sections du pays.

- The night they drove Dixie down du Band offre le point de vue du sudiste Virgil Kane particulièrement éprouvé par la guerre civile dont nous tenterons d'identifier les principales caractéristiques.

- L'élection d'Abraham Lincoln plonge le pays dans la guerre. Dès lors le président s'emploie à sauvegarder de l'Union. L'émancipation des esclaves est le fruit de la guerre. Leabelly consacre un blues au "grand émancipateur". (à venir)

- Le pays sort traumatisé du conflit. Le Sud est dévasté, occupé en outre par les troupes nordistes le temps de la Reconstruction. La réconciliation sera longue à s'accomplir. Les Noirs, tout juste affranchis, en seront les grands perdants, ce qui provoque la colère d'Oscar Brown Jr dans son morceau Forty acres and a mule qui retient notre attention ici.
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Un membre du Klan et de la White League s'emploient à rendre la vie de cette famille noire "pire que l'esclavage." Gravure de Thomas Nast pour le Harper's Weekly, 24 octobre 1874.

* Le Sud ravagé.
La guerre civile laisse un pays exsangue. L'utilisation d'armes nouvelles, l'ampleur des effectifs engagés, la multiplicité des théâtres d'opération, la primauté accordée à l'offensive, auxquels s'ajoutent la difficile prise en charge des blessés, expliquent la lourdeur du bilan humain. On déplore 620 000 victimes, 360 000 Nordistes et 260 000 Sudistes, et près d'un million de blessés et invalides. Un combattant sur cinq est tué au cours du conflit.
Au Sud, les dégâts matériels s'avèrent considérables. La violence des opérations a réduit de nombreuses villes et plantations en cendres. Ainsi, lors de la marche à la mer, les colonnes infernales de Sherman ravagent tout sur leur passage.
Les moyens de transport sont inutilisables. Les soldats démobilisés errent hagards, dans l'attente d'une occupation rémunérée, tandis que des bandes de pillards profitent de l'absence d'autorités pour s'accaparer ce qui peut encore l'être.

La petite maison, en bois, d'une famille de métayers (Alabama, vers 1902).

* Quelle reconstruction?
Victorieux du Sud, les Yankees se trouvent face à une série de choix cruciaux. Quel sort faut-il réserver aux vaincus? Comment résoudre les problèmes nés de l'affranchissement des esclaves? De quelle manière faut-il reconstruire l'ancienne Confédération?
Avant même la fin de la guerre, Lincoln fixe les conditions de réintégration des Etats du Sud dans l'Union. Magnanime, il opte pour un pardon immédiat et une retour rapide au statu quo ante. A ses yeux, il suffit que 10% des citoyens d'un Etat" rebelle" prêtent serment de fidélité à l'Union et acceptent l'abolition de l'esclavage pour constituer un gouvernement légal.
Son assassinat, le 14 avril 1865, entraîne son remplacement immédiat par Andrew Johnson, un démocrate du Tennessee rallié à l'Union et à la stratégie du vieil Abe. Le nouveau président se déclare prêt à pardonner aux anciens rebelles à condition qu'ils entérinent l'abolition de l'esclavage, annulent les ordonnances de sécession et prêtent un serment de loyauté à l'Union. Mais, ce "président par accident" n'a pas la stature de son prédécesseur et peine à imposer ses vues au Congrès.
Quoi qu'il en soit, les Etats du Sud sont réadmis à bon compte dans l'Union et s'empressent d'élire d'anciens sécessionnistes convaincus. Soucieux de limiter autant que possible les conséquences de l'abolition de l'esclavage, ces derniers s'empressent d'imposer des Black Codes humiliants et discriminatoires, censés maintenir la population de couleur dans une position subalterne.

Au Congrès, les républicains se divisent entre radicaux et modérés. Les premiers  entendent bien contrecarrer la reconstruction présidentielle. Menés par Thaddeus Stevens, les radicaux refusent toute forme de conciliation avec l'ancienne Confédération qu'ils entendent gérer en province conquise, tout en châtiant les rebelles. Les Noirs doivent pouvoir voter et jouir de l'égalité complète. L'adoption de ces "Codes noirs" provoque leur fureur.
Un véritable bras de fer s'engage entre l'exécutif et le législatif. Ainsi, le président Johnson use à deux reprises de son veto pour bloquer des décisions prises par le Congrès. (1)
Mais, le triomphe des républicains radicaux aux législatives de 1866 lui fait perdre le contrôle de la Reconstruction. Et si la procédure d'impeachment à l'encontre de Johnson échoue à une voix près (février 1868), le Congrès n'en adopte pas moins le Reconstruction Acts, qui impose au Sud des mesures drastiques (mars 1867).
Sommés d'organiser des conventions chargées de voter de nouvelles constitutions garantissant aux Noirs le droit de vote, les Etats dissidents sont répartis en cinq districts militaires placés sous la surveillance des troupes fédérales.

 Les Etats sudistes, répartis en cinq districts militaire.Cliquez sur la carte pour l'agrandir.

Les Noirs cessent d'être esclaves avec l'adjonction du 13ème amendement à la Constitution (18 décembre 1865). Les radicaux réclament en outre que l'intégralité des droits civiques soient accordés aux anciens esclaves. En dépit du veto opposé par le président Johnson, le Congrès adopte le 14è amendement qui reconnaît à tous les citoyens l'égale protection des lois et interdit aux Etats de restreindre les droits civiques sans une procédure régulière. L'établissement du principe de proportionnalité entre le nombre de représentants et la population masculine, prouve que les Noirs sont désormais comptés comme citoyens à part entière lors des élections. La Cour suprême ne ratifie toutefois la loi qu'en  juillet 1868.
Enfin le 15è amendement (1870) interdit à tout Etat de priver un citoyen du droit de vote sous prétexte de "race, couleur ou servitude antérieure".

Sous la contrainte, ces mesures sont appliquées tant bien que mal. Les affranchis s'inscrivent sur les listes électorales sous la protection de l'armée, contribuant au succès du candidat républicain, Ulysses Grant en 1868 (puis 1872).
Des Noirs accèdent aux postes de maires ou de shérifs et sont élus aux législatures d'Etats, voire au Congrès fédéral. (2) Et, en dépit d'une représentation modeste, la vie politique des affranchis n'en demeure pas moins très dynamique. (3) Tous s'emploient à favoriser l'adoption de législations progressistes en matière de droits civiques.

 "First vote". Gravure d'après Alfred R. Waud. Couverture du Harper's Weekly, 16 novembre 1867. Au  delà de considérations philanthropiques, le soutien des Républicains au vote noir est également mu par un intérêt bien compris. Ils espèrent ainsi se créer une clientèle électorale dans le Sud afin d'y concurrencer efficacement l'hégémonie des démocrates.

* De l'esclave au sharecropper.
La répétition des mesures adoptées en faveur des anciens esclaves montre néanmoins la difficulté de leur application.
Ces beaux principes sont malmenés par les conditions d'existence sordides de nombreux affranchis, bien mal intégrés à la nation américaine. Réduits à la condition de salariés agricoles ou de métayers (sharecropper), avec des salaires inférieurs de moitié à ceux des Blancs, ils peinent à joindre les deux bouts et se retrouvent rapidement à la merci des anciens maîtres. Beaucoup ne survivent que grâce aux prêts usuraires et sombrent progressivement dans la spirale de l'endettement, une nouvelle forme de servage.
Compte tenu de ces difficultés d'existence, certains tentent leur chance dans les villes du sud en cours d'industrialisation. Or, là encore, les bas salaires imposés et l'exclusion des syndicats, font des Noirs une main d’œuvre idéale et soumise.
Pour venir en aide aux anciens esclaves, le Congrès vote la création du  Freedman's bureau  en 1865. Disposant d'un budget nettement insuffisant, ce Bureau des Affranchis s'emploie néanmoins à distribuer des rations alimentaires, à prodiguer des soins médicaux, à rédiger des contrats de travail et à établir des écoles. Son efficacité reste toutefois limitée, en dépit des accusions portées par les suprématistes blancs accusant les Noirs de dilapider les fonds publics par ce biais.

 Crée par le Congrès en 1865 pour apporter assistance aux esclaves affranchis dépourvus de moyens de subsistance, le Freedman's Bureau fit l'objet de nombreuses critiqiues. Une affiche du parti démocrate publiée en 1866 dénonçant le fait que l'"agence avait pour objet d'encourager le nègre à la paresse aux dépens de l'homme blanc."

* Sus aux Noirs, scalawags et carpetbaggers.
Toutes les décisions précédemment évoquées sont imposées par l'Etat fédéral et mises en œuvre sous la contrainte, alors que la société blanche sudiste n'entend pas remettre en cause sérieusement ses fondements. La haine viscérale du Noir anime toujours bien des sudistes, décidés à rétablir l'ancien système par tous les moyens. Prompts à se poser en victimes, et au mépris de la vérité, d'aucuns considèrent que les Noirs accaparent les postes de commandement.
Les nostalgiques de la Confédération usent de violences afin de "maintenir le Noir à sa place." Les sociétés secrètes se multiplient à l'instar des chevaliers du Camélia blanc (Knights of the White Camelia), de la Fraternité blanche, des Fils du Sud, de la Société de la rose blanche, des chevaliers de la croix noire ou du Ku Klux Klan, qui refusent toute remise en cause de la suprématie blanche.

 Fondé dans le Tennessee en 1865 par d'anciens officiers sudistes, le Ku-Klux-Klan rassemble à la fois les élites locales qui dirigent l'organisation et des petits blancs déterminés. La milice terroriste use de méthodes brutales: croix embrasées, églises et écoles fréquentées par les Noirs incendiées, élus et électeurs noirs menacés et violentés. Dissoute en 1869 sous la pression du Congrès, elle continue néanmoins clandestinement à semer la terreur. Ci-dessus deux membres du Klan encagoulés.

Ces organisation racistes ne reculent devant aucun moyen pour terroriser leurs ennemis. L'émancipation des Noirs leur paraît inconcevable. Alliés des affranchis, les Carpetbaggers et scalawags, suscitent chez eux une animosité non moins grande. Les sudistes rayent la cupidité des yankees venus tenter leur chance dans le Sud, munis d'un simple sac de toile (carpet bag). Il fustige la félonie des scalawags, ces sudistes qui, par conviction ou opportunisme, prennent le parti du nord. (4) Enlèvements, mutilations, tortures, assassinats se généralisent.


D'après cette caricature du Ku Klux Klan datant de septembre 1868, voici le sort promis aux carpetbaggers qui oseraient s'aventurer à Oaks. Les "porteurs de valises" sont des Nordistes venus s'installer dans le Sud lors de la Reconstruction. Accusés de se comporter en charognard dépeçant une région en ruine, ils deviennent l'objet de la vindicte publique.

* Ce renversement de situation s'explique par le désengagement du Nord.
Entre les deux sections, l'heure de la conciliation semble avoir sonné, alors que la lassitude point au Nord. Les milieux d'affaires en particulier, redoutent que les tensions persistantes ne finissent par pénaliser la croissance économique en berne depuis la crise financière de 1873. D'une manière générale, le sort des Noirs ne passionne plus l'opinion publique nordiste. Les scandales politico-financiers qui éclaboussent l'entourage du président Grant, la disparition des figures de la vieille garde abolitionniste (Thaddeus Stevens et Charles Sumner en 1868 et 1874) profitent aux démocrates, dont les positions se renforcent lors des consultations électorales successives.
Les élections présidentielles de 1876 constituent un tournant. Redoutant de ne pas l'emporter, le candidat républicain Rutherford Hayes, pour s'assurer les votes des grands électeurs du Sud, promet d'en retirer les troupes fédérales une fois à la Maison Blanche.
Ce compromis confirme le retour au pouvoir (pour presque un siècle!) des Démocrates conservateurs dits « rédempteurs » (Redeemers), fermement décidés à rédimer le Sud de l'influence "malfaisante" des Noirs et de leurs alliés, Carpetbaggers et Scalawags.

Avec l'aval des instances fédérales, les Sudistes usent dès lors de tous les stratagèmes pour restaurer la suprématie blanche dans le Sud. Tout un ensemble de conditions restrictives sont par exemple adoptées par les Etats afin de restreindre l'accès aux urnes des Noirs.  La liste des conditions à remplir pour s'inscrire sur les listes électorales ne cesse de s'allonger: savoir lire et écrire, comprendre la Constitution, s'acquitter d'un impôt particulier (poll taxes). La "clause du grand-père" permet aussi de priver de vote tous ceux dont les aïeux n'étaient pas électeurs en 1867, autrement dit tous les affranchis. En outre, les circonscriptions sont sans cesse remodelées afin d'atténuer autant que possible le vote noir. Dans ces conditions, en 1910, la grande majorité des Noirs du Sud a été privée de ses droits civiques (disenfranchisement).

Gare routière d'Oklahoma City, 1939. Jeune homme s'abreuvant à une fontaine publique réservée aux Noirs et séparée de celle dévolue aux Blancs, visible à l'arrière plan. A partir des années 1880, la ségrégation s'organise dans les transports en commun, les lieux publics (écoles, toilettes), les lieux de résidence...

Ecartés des urnes, les Noirs sont aussi socialement séparés des Blancs par les lois Jim Crow. Et alors que la loi de 1875 interdit la ségrégation, la Cour Suprême la déclare inconstitutionnelle en 1883. En reconnaissant la primauté du droit des Etats sur le droit fédéral, elle entérine et justifie la ségrégation en marche au Sud par le principe habile du "séparé mais égal": égalité de principe dans les droits, séparation de fait dans la vie quotidienne. Ainsi, l'organisme chargé de faire respecter la Constitution est-il le premier à violer les 14è et 15è amendements! (5)
Au bout du compte, il ne semble pas excessif d'affirmer que la réconciliation entre les deux sections s'effectue aux dépens des Noirs. Dépossédés de leurs droits et victimes des discriminations, ces derniers réagissent de manières très diverses à leur marginalisation. (6)


 Robinson, près de Waco (Texas), le 16 mai 1916. Le corps calciné de Jesse Washington, lynché après avoir avoué le viol et l'assassinat d'une fermière blanche. Entre 10 000 et 15 000 personnes assistent au lynchage. Un témoins rapporte: «Les spectateurs étaient accrochés aux fenêtres de l'hôtel de ville et des autres bâtiments d'où on avait une bonne vue et, quand le corps du Noir com­mença à brûler, des cris de joie s'élevèrent des milliers de poitrines.»
En parallèle à la mise en place de la ségrégation, les violences raciales se multiplient, en particulier les lynchages à partir des années 1890.


* "40 acres and a mule."
Touche à tout inclassable, Oscar Brown Jr s'impose comme un brillant chanteur, excellant dans la composition de comédies musicales satiriques. Militant infatigable, il compose en 1965 le morceau Forty acres and a mule, dont le titre se réfère à une promesse faite aux esclaves affranchis à l'issue de la guerre de Sécession. En compensation des souffrances endurées, ces derniers étaient censés obtenir 40 acres (16 hectares) de terre à cultiver et une mule. Leurs descendants attendent encore!

Notes:
1. Le premier veto limite les compétences du Bureau des affranchis, tout juste crée par le Congrès. Le second empêche l'acquisition des droits civiques par les anciens esclaves. Le Congrès passe outre en adoptant le 14ème amendement (1868).
2. Entre 1868 et 1877, on compte 2 sénateurs  et 14 représentants noirs à Washington. Ce qui représente seulement 6% des représentants fédéraux des Etats du Sud.
3. Rappelons à cet égard le rôle essentiel joué par les églises noires, lieu de socialisation par excellence des affranchis.
4. Le terme scalawag désigne un "vagabond" dans l'argot anglais, le terme est ensuite utilisé pour désigner le bétail de mauvaise qualité, et donc peu fiable.
5. L'arrêt Plessy contre Ferguson  adopté à une majorité de 7 voix contre une justifie la ségrégation. A la Nouvelle Orléans, le 7 juin 1892, Homer Plessy "qui a un huitième de sang noir et sept huitième de sang blanc" (sic) s'installe dans un wagon de première classe réservé aux Blancs. Or, une loi de l'Etat de Louisiane (1890) prévoit que les sociétés de chemin de fer "doivent fournir aux personnes de race blanche ou de couleur des installations séparées mais égales." Sommé de rejoindre un compartiment noir, Plessy refuse. Arrêté et emprisonné, il porte l'affaire devant la Cour suprême de Louisiane qui confirme la condamnation, avant que la Cour suprême n'enfonce le clou le 18 mai 1896.
(6) Certains mettent l'accent sur la promotion sociale: ainsi Booker T. Washington crée un institut technique en Alabama pour intégrer ses frères de couleur à la société américaine. En réaction au caractère strictement matérialiste de l'opération, l'intellectuel W.E. Du Bois influence durablement le premier mouvement de protestation noir, la National Association for the Advancement of Colored People (1910). L'organisation, ouverte aux Blancs, lutte contre la ségrégation, pour une éducation égale, pour l'application loyale de la Constitution.  



Oscar Brown Jr: "Forty acres and a mule"

If i'm not mistaken
I once read, Durin' that short spell I Spent to school
Where ev'ry slave set free Was s'posed to get, For slavin
Forty acres and a mule.

si je ne me suis pas trompé
j'ai lu, pendant le peu de temps passé à l'école
que, tous les esclaves affranchis
étaient censés recevoir en dédommagement 40 acres et une mule

Now ain't no tellin'
How much work was done By my ancestors Under slaver's rule,
But sure as hell The total's got to run At least,
To forty acres and a mule.

Maintenant dites moi
combien de tâches mes ancêtres ont-ils effectué sous le joug de l'esclavage,
mais aussi sûr que l'enfer existe le total équivaut au minimum
à quarante acres et une mule

Now i'm sayin' this / To see folks sweat / `cause i'm not bitter / Neither am i cruel,
But ain't nobody paid / For slavery yet;
About my forty acres and a mule.

Maintenant je dis ceci / pour voir des gens en sueur / car je ne suis ni amer ni cruel,
mais personne n'a été payée / pour les années d'esclavage; / à propos de mes quarante acres et ma mule.

We had a promise / That was taken back, / And when we hollered
It was, "hush, be cool!" / Well me, / I`m bein' rowdy / Hot an' black:
I want my forty acres and a mule!

Une promesse nous a été faite,/ qui n'a pas été tenue /
C'était "silence, sois calme!" / Eh bien, moi, / je suis un être bruyant / chaud et noir:
je veux mes quarante acres et ma mule!

Don't tell me / Not to get myself upset, / Don't look at me / Like i'm some kinda ghoul,
Jus' answer quietly / When do I get / My goddam forty acres and my mule?

Ne me demande pas / de ne pas être bouleversé,
ne me regarde pas comme une sorte de vampire,
réponds juste doucement / quand ais-je eu / mes putains de quarante acres et ma mule?

No thanks, / I'll take my own self / Out to lunch.
No thanks, / I'll dig me / My own swimmin'pool,
An' lay / An' play aroun' / With my own bunch,
If i git forty acres and a mule

Non merci, / je vais me débrouiller pour manger.
Non merci, / je vais creuser ma propre piscine
et m'allonger / et jouer autour / avec mon propre groupe
si j'obtiens mes quarante acres et ma mule

`cause interest gotta go on / jus' like rent,
(I may be crazy, but I ain't no fool) / One hundred years of debt / at ten percent per year,
Per forty acres, / An' per mule.

Car les intérêts vont me revenir / comme un loyer
(je suis peut-être fou mais pas idiot) / 100 ans de dette / à 10 pour cent / par an,
pour quarante acres et par mule.

Now add that up / an' ooooeeee looka there!
No wonder y'all / called great grandmaw a jew'l.
Jus' pay me that / an' call the whole thing square
yes lordy,
Forty acres and a mule!

Maintenant ajoute cela / et regarde par là!
ne me fait pas passer des vessies pour des lanternes
Paie moi juste ça / ?
seigneur
quarante acres et une mule!

Sources:
- Farid Ameur: "La guerre de Sécession", PUF, Que sais-je?, 2004. Remarquable mise au point sur le sujet. L'auteur narre avec rigueur et vivacité les diverses péripéties de la guerre de Sécession.
- Pap Ndiaye: "Les Noirs américains. En marche pour l'égalité", Découvertes Gallimard, 2009.
- André Kaspi: "Les Américains. 1. Naissance et essor des États-Unis (1607-1945)", Point histoire.
- Nicole Bacharan: "Les Noirs américains. Des champs de coton à la Maison Blanche.", Panama, 2008.
- André Kaspi: "La guerre de Sécession: les Etats désunis", découvertes Gallimard.

Liens:

mercredi 28 septembre 2011

247. African Jazz: "Table ronde" (1960)


"TKM Lumumba Indépendance " Peinture de Tshibumba Kanda Matulu. Ca 1972. Cet artiste peintre congolais a consacré de très nombreuses œuvres à l'histoire du Congo. Il a disparu mystérieusement au cours des années 1980.


* Grand Kalle et l'African Jazz.
Joseph Kabasele, connu sous le pseudo de Grand Kalle, fonde en 1953 l'orchestre African Jazz, avec lequel il révolutionne la musique congolaise. Électrifiant la rumba, il y introduit les musiques cuivrées importées de Cuba et des Antilles. Tumbas et trompettes s'associent alors aux chants et tambours traditionnels.
Or, depuis les années 1950, les musiciens congolais font danser toute l'Afrique grâce à :
- la diffusion du lingala,
- la puissance des émetteurs des radios congolaises qui couvrent une grande partie de continent,
- la qualité indéniable de cette musique festive.
Sur le plan politique, le Congo belge est alors le centre de nombreuses émeutes. Les nationalistes sont aux prises avec les forces coloniales belges. En janvier 1959, la situation à Léopoldville devient intenable. Batailles et arrestations s'y multiplient. Pour calmer le jeu, une conférence dénommée "Table Ronde" est convoquée à Bruxelles pour statuer sur le devenir de la colonie.
Grand Kalle, qui fait partie de la délégation congolaise, célèbre l'événement en composant plusieurs morceaux dont indépendance cha cha  et Table ronde. Comme son titre le suggère, ce morceau a pour sujet la conférence qui réunit sur un pied d'égalité les leaders nationalistes congolais et l'autorité coloniale. A l'issue des négociations, la date de l'indépendance est fixée au 30 juin 1960.

* "Parce que nous étions des nègres."
Très proche de Lumumba, Kabasele devient le secrétaire à l'information de la République du Congo. (1) A Léopoldville, Lors des cérémonies d'indépendance, il joue avec son orchestre devant le roi Baudoin et un parterre de dignitaires internationaux. Soucieux de louer "l’œuvre civilisatrice"  menée par son pays, le souverain belge y rend un hommage appuyé à son grand oncle Léopold II, chef de "l'Etat indépendant du Congo" (EIC) à partir de 1885. Il lance, solennel:
"L'indépendance du Congo constitue l'aboutissement de l’œuvre conçue par le génie du Roi Léopold II, entreprise par lui avec un courage tenace et continuée avec persévérance par la Belgique. […] Lorsque Léopold II a entrepris la grande œuvre qui trouve aujourd'hui son couronnement, il ne s'est pas présenté à vous en conquérant, mais en civilisateur. "
Puis, c'est au tour du premier ministre de la République du Congo, Patrice Lumumba, de monter à la tribune. Ce dernier y dresse un tableau horrifique du régime défunt, aux antipodes des propos lénifiants tenus quelques instants plus tôt:
" Ce que fut notre sort en 80 ans de régime colonialiste, nos blessures sont trop fraîches et trop douloureuses encore pour que nous puissions les chasser de notre mémoire. Nous avons connu le travail harassant exigé en échange de salaires qui ne nous permettaient ni de manger à notre faim, ni de nous vêtir ou de nous loger décemment, ni d'élever nos enfants comme des êtres chers. Nous avons connu les ironies, les insultes, les coups que nous devions subir matin, midi et soir, parce que nous étions des nègres. […] 
Nous avons connu nos terres spoliées au nom de textes prétendument légaux, qui ne faisaient que reconnaître le droit du plus fort, nous avons connu que la loi n'était jamais la même, selon qu'il s'agissait d'un blanc ou d'un noir, accommodante pour les uns, cruelle et inhumaine pour les autres. Nous avons connu les souffrances atroces des relégués pour opinions politiques ou, croyances religieuses : exilés dans leur propre patrie, leur sort était vraiment pire que la mort même ..." (2)
Comment expliquer ces appréciations opposées sur l'EID? Pour E. M'Bokolo (cf sources), "il faut partir de l'indépendance du Congo belge en 1960 pour mesurer à quel point les colonisateurs ont voulu légitimer l'entreprise coloniale, au mépris de l'Histoire." Un petit retour en arrière s'impose...

* "Percer les ténèbres."

Tracé de la frontière entre le Congo et le Cameroun par les Français et les Allemands, Le Petit Journal, novembre 1913.

Dès 1865, date de son accession au trône, Léopold II,  impressionné par les bénéfices que les Néerlandais tirent des Indes orientales, songe à se doter d'un territoire outre-mer. Le roi ne tarde pas à s'intéresser aux immenses territoires inexplorés au centre de l'Afrique.
Soucieux de médiatiser son entreprise, Léopold clame que son projet est désintéressé.
Aussi, il organise à ses frais en 1876 une conférence de géographie à Bruxelles pour faire le point sur l'exploration de l'immense bassin du Congo. L'hôte s'évertue à donner l'image d'un philanthrope seulement guidé par le bien-être des populations locales. Il lance lors du discours d'ouverture:
"Ouvrir à la civilisation la seule partie de notre globe où elle n'ait point encore pénétré, percer les ténèbres qui enveloppent des populations entières , c'est , j'ose le dire, une croisade digne de ce siècle de progrès."
Dans ces conditions, la nouvelle de l'exploit de Henry Morton Stanley, parvenu à traverser le continent africain d'est en ouest en 1877, représente une aubaine pour le roi, qui voit en l'explorateur britannique, l'individu capable de lui procurer les terres convoitées.

 Carte de "l'Etat indépendant du Congo" en 1888. Lors de son expédition de 1879, Stanley doit fonder des postes commerciaux le long du fleuve. Or, jusqu'à la construction d'une voie de chemin de fer, les rapides (entre la ville portuaire de Matadi et le Stanley Pool) obstruent le système fluvial et rendent extrêmement difficiles les déplacements. Cliquez sur la carte pour l'agrandir.

* Stanley au service de Léopold II.
 L'expédition de Stanley permet, entre autres, de délimiter de manière précise le tracé du fleuve Congo qui "est, d'après l'explorateur, et sera la grande route de commerce vers l'Afrique centrale occidentale."
Le souverain belge embauche Stanley pour une durée de 5 ans dès son retour en Europe (1878). Le Britannique doit conquérir les territoires explorés pour le compte de Léopold II. Afin de donner un cadre formel à l'entreprise, le roi en profite pour créer le Comité d'Etudes du Haut Congo qui devient, en 1881, l'Association internationale du Congo. Pour ne pas alerter les grandes puissances, l'expédition n'a officiellement qu'un but scientifique. L'avidité qui anime LII est pourtant bien perceptible dans les courriers adressés à Stanley: "Il est indispensable que vous achetiez [...] autant de terres que possible et que vous placiez sous [...] suzeraineté de ce comité (le CEHC) [...] dès que possible et sans perdre une minute tous les chefs de tribus installés entre l'embouchure du Congo et les Stanley Falls." L'explorateur s'emploie dès lors à faire signer une série de traités léonins à près de 500 chefs africains, tous censés faire allégeance au monarque belge.


Tshibumba Kanda Matulu: "TKM Stanley" (1973). Légende: "Stanley arrive au Congo. Les villageois s'enfuient." 
Pour le compte du roi des Belges, l'explorateur britannique Stanley remonte le cours du fleuve et se trouve en concurrence directe avec le Français Savorgnan de Brazza.

En dépit des précautions prises par Stanley, le bassin du Congo suscite désormais de nombreuses convoitises. Léopold II doit composer avec les Français qui, par l'intermédiaire de Brazza, s'intéressent également au vaste territoire. Les Portugais, quant à eux, revendiquent le contrôle du Bas Congo où ils sont installés depuis le XVème siècle.
Les tensions croissantes entre puissances européennes, avides de nouvelles terres africaines, entraînent l'organisation d'une conférence internationale à Berlin. Entre le 15 novembre 1884 et le 26 février 1885, les représentants de 14 nations se retrouvent à l'invitation du chancelier allemand Bismark. Les participants doivent y définir les modalités de la conquête et de l'installation de colonies en Afrique, tout en prenant bien soin d'éviter les conflits entre puissances européennes. La domination sur le bassin du Congo constitue alors la principale pierre d'achoppement. (3)

Caricature de Bismarck coupant des parts d'Afrique aux puissances européennes lors de la conférence de Berlin. (©AKG)
L'acte général de la conférence adopté le 26 février 1885 proclame la liberté du commerce dans tout le bassin, la liberté religieuse et la garantie de protection des indigènes, explorateurs, missionnaires et voyageurs, enfin l'interdiction de la traite des esclaves. La conférence révèle avant tout la volonté d'expansion coloniale qui s'empare des puissances européennes à la fin du XIXème siècle. La nécessité de réunir les protagonistes de cette "course à l'Afrique"met aussi en lumières les rivalités grandissantes qui les opposent. 

Le principal bénéficiaire de l'événement reste Léopold II dont l'Association internationale du Congo (AIC), reconnue comme Etat souverain, se transforme en « État indépendant du Congo » (EIC). En échange de modestes engagements - qu'il s'empressera de ne jamais mettre en pratique - le roi se voit reconnaître à titre personnel la propriété des territoires conquis en son nom par Stanley. Le jour même de la proclamation de l'EIC,  un décret royal stipule que toutes les "terres vacantes" sont la propriété de l'Etat. L'absence de définition précise de cette expression permet aussitôt d'engager la gigantesque entreprise de confiscation des terres indigènes.
Or, le roi ne dispose pas des ressources nécessaires pour exploiter le territoire entier. Il décide donc de louer à bail les "terres vacantes" à des sociétés privées pour de longues périodes. Ce stratagème permet d'attirer à bon compte les investisseurs extérieurs, tandis que les impôts et droits payés par les compagnies à l'Etat assurent de substantiels revenus au monarque.



A l'issue de la conférence, le bassin du Congo est attribué au roi des Belges, à titre personnel, car le parlement belge ne veut pas entendre parler de cette expédition coloniale. Seule contrainte pour Léopold II, maintenir la liberté de navigation et de commerce dans le bassin du Congo pour les autres puissances européennes. Engagement qu'il se gardera bien de respecter.
Le Congo de Léopold II, dont la superficie représente 76 fois celle du petit royaume belge (!), constitue un état tampon entre les possessions des grandes puissances européennes. A titre de compensation, la France obtient des territoires près de l'embouchure du fleuve Congo. (carte tirée de l'émission le dessous des cartes du 19/7/2003 consacrée à la R.D.C.).



* Retour sur investissement. 
L'intense propagande développée par Léopold II laisse accroire que l'EIC demeure une œuvre à vocation humanitaire et civilisatrice. Les plumes complaisantes vantent l'immense travail accompli en particulier dans la lutte contre les marchands d'esclaves swahilis qui perpétuent les razzias à l'est de l'Afrique. Derrière cette écran de fumée se dessine pourtant une entreprise de prédation d'une ampleur inouïe. Le territoire est mis en coupe réglée, pressuré, ses richesses extraites au prix de méthodes particulièrement cruelles.

Étant donné que l'exploration du bassin du Congo a lourdement grevé les finances royales, le monarque souhaite, au plus vite, tirer un maximum de ressources de sa nouvelle propriété. Or, l'exploitation de ce gigantesque territoire constitue une véritable gageure, puisque, en dépit de l'intense propagande léopoldienne, les Européens ne se ruent guère vers l'EIC.
Le faible contingent de "blancs" implique le recours à un recrutement local afin de se procurer la main d’œuvre indispensable, mais aussi pour maintenir l'ordre et réprimer les révoltes. La "force publique", dont les membres sont des esclaves affranchis, des marginaux et surtout des individus enrôlés de force, devient une milice redoutable, destinée à terroriser les populations locales.
Ces dernières sont soumises à d'innombrables contraintes: travail forcé, corvées, livraisons de vivres, taxes.  Loin du croisé anti-esclavagiste qu'il prétend être, Léopold II recrute massivement parmi les populations serviles afin de se procurer de la main d’œuvre et des troupes. Ainsi, la très difficile circulation au niveau des rapides implique le recours au portage. La description d'une caravane croisée par le sénateur belge Edmond Picard en 1896, en dit long sur les conditions d'existence de ces malheureux:
"Incessamment, nous rencontrons ces porteurs, isolés ou en file indienne, noirs, noirs, noirs misérables, (...) cédant sous le faix multiplié par la lassitude et l'insuffisance de la nourriture, (...) pitoyables cariatides ambulantes, (...) les traits contractés, les yeux fixes et ronds dans la préoccupation de l'équilibre et de l'hébétude de l'épuisement. Ils vont et reviennent par milliers... réquisitionnés par l'Etat armé de sa Force publique irrésistible, livrés par des chefs dont ils sont esclaves et qui raflent leurs salaires, trottinant les genoux ployés, (...) poudreux et sudorant, insectes échelonnant par les monts et les vaux leur processionnaire multitude et leur besogne de Sisyphe, crevant au long de la route, ou, la route finie, allant crever de surmenage dans leur village."

Caricature dénonçant le recours au travail forcé dans l'EIC: " La production du travail libre." L'usage de la chicotte se généralise. Ce fouet en peau d'hippopotame, entraîne de graves blessures, parfois fatales lorsque les coups sont assénés en trop grand nombre.


* Du sang sur les lianes.
 Le système léopoldien repose sur le monopole de l'Etat sur les produits les plus rentables, en particulier le caoutchouc et l'ivoire. (4) La récolte forcée de ces deux richesses conduit à des excès inimaginables.
Le caoutchouc sauvage, dont regorge la forêt congolaise, devient une denrée très prisée avec la mise au point  par John Dunlop d'un pneu en caoutchouc gonflé (1888). Les prix s'envolent  et les bénéfices engrangés par le "bois qui pleure" s'avèrent très vite substantiels, supplantant l'ivoire comme source principale de revenus du Congo. Cette récolte nécessite en effet un minimum d'investissements. Hormis le transport, elle ne repose que sur une main d’œuvre exploitée. (5)
Pour obtenir du caoutchouc naturel, il faut inciser des lianes pour en récolter la sève coagulée que l'on transporte ensuite dans des paniers. Les agents territoriaux et des compagnies concessionnaires profitent d'un système de primes, conditionnées par les quantités collectées. Sous leur pression, les populations indigènes sont donc contraintes de fournir par tous les moyens ce caoutchouc. Ce travail, particulièrement astreignant, oblige les hommes à s'enfoncer toujours plus loin dans la forêt inondée pour rapporter les quantités exigées. 
 Le système repose sur la terreur et la contrainte. La Force publique ou les milices des compagnies privées se chargent des récalcitrants. Toute résistance est impitoyablement réprimée, entraînant pillage et dévastation des villages rebelles. Edgar Canisius, agent commercial de la Société anversoise du commerce au Congo évoque une de ces expéditions punitives: "Notre groupe allait de village en village. [...] Un détachement muni de torches mettait le feu à toutes les cases. [...] Au fur et à mesure que nous avancions, une ligne de fumée suspendue au dessus de la jungle sur des kilomètres annonçait aux indigènes que la civilisation arrivait."

Des missionnaires britanniques en compagnie d'hommes tenant les mains coupées de Bolenge et Lingomo, victimes des miliciens de l'ABIR en 1904. (Anti-Slavery International

Ceux qui ne rapportent pas assez de latex subissent également les pires violences.
Une pratique courante consiste à kidnapper les femmes pour contraindre leurs maris à rapporter du caoutchouc. La société commerciale ABIR (Anglo-Belgian India Rubber) quant à elle, use de  méthodes terrifiantes pour obtenir toujours plus de caoutchouc. Les cueilleurs qui ne remplissent pas les quotas exigés, sont exécutés d'une balle par les milices. Ces dernières, qui doivent justifier de l'usage de leurs munitions, prélèvent alors les mains des suppliciés. Le Congo devient ainsi le "pays des mains coupées."

 Caricature tirée de l'Assiette au beurre de juin 1908 dont la légende est la suivante: "L'impôt: 25 000 cartouches, tu as compris, c'est 25 000 kilos de caoutchouc."


 *
Le scandale du caoutchouc rouge.
En dépit des efforts de Léopold II pour écarter de l'EIC les visiteurs gênants, des témoignages horrifiés parviennent en Europe.
Des missionnaires noirs américains portent les premières accusations contre le système colonial pervers.  
Ainsi, George G. Williams assène dans une lettre ouverte:
"La main-d’œuvre dans les stations du gouvernement de Votre Majesté sur le fleuve supérieur est composée d'esclaves de tous âges et de tous sexes.
A sa suite, William Henry Sheppard dénonce les sévices subis par les populations indigènes dans l'EIC.
Mais le principal détracteur du système léopoldien reste sans conteste Edmund Dean Morel dont le zèle déclenche une des plus importantes campagnes de presse du  début du XXème siècle. Ancien admirateur de "l’œuvre grandiose" du monarque, ce jeune journaliste prend conscience, de retour du Congo, de l'hécatombe provoquée par l'exploitation éhontée des populations indigènes par les agents de l'EIC. De retour au Royaume uni, il enchaîne les conférences et publie une série de pamphlets fustigeant le double discours du monarque belge. 
Sous sa plume, Léopold II n'a plus rien du philanthrope loué par la propagande royale. Morel brocarde l'attitude d'un roi avant tout soucieux de pressurer sa propriété et dénonce tour à tour: un Etat fondé sur l'utilisation systématique d'une main d'oeuvre réduite en esclavage, les raids sanglants de la Force publique, le supplice généralisé de la chicotte... 
Épaulé par Roger Casement, consul britannique au Congo, il fonde en 1904 la Congo Reform Association réunit des personnalités aussi diverses que Conan Doyle, Mark Twain, Félicien Challaye, Anatole France et dénonce les « atrocités du caoutchouc rouge », visage moderne de l’esclavage. (6)
Les nombreux témoignages qu'il recueille et l'importante documentation rassemblée lui permettent de trouver un relais politique. (7) Le président américain Theodore Roosevelt et le Foreign office britannique réclament la cession de la colonie léopoldienne à l'Etat Belge, ainsi qu'une remise à plat des méthodes d'exploitation du territoire.
Devant le tollé provoqué par la révélation des violences perpétrées en son nom au Congo (il n'y a jamais mis les pieds), Léopold II n'a d'autre issue que de lâcher sa juteuse propriété, dont il parvient encore à tirer profit puisqu'il la vend à la Belgique en 1908!



"Je vous donnerai assez de caoutchouc pour vous faire une conscience élastique." Caricature de l'Assiette au beurre (janvier 1908). Léopold II administre d'une main de fer sa propriété personnelle, l'Etat libre du Congo dont il entend tenir à l'écart les curieux (ici  l'oncle Sam semble-t-il). 
Les caricaturistes  s'en donnent à cœur joie avec le souverain dont l'immense barbe et la silhouette dégingandée se prêtent particulièrement à la satire.


* Bilan.
En l'absence de données fiables, il s'avère extrêmement difficile de dénombrer le nombre de victimes de ce système. Mais, pour Elikia M'Bokolo: "il y a eu un effondrement démographique, du aux brutalités, au travail forcé, mais aussi au fait que les gens fuyaient le villages pour ne pas être réquisitionnés, qu'ils se réfugiaient dans les forêts et mouraient là, de faim et de maladie."
Les cultures sont donc abandonnées faute de main d’œuvre, les villages se dépeuplent, entraînant une hémorragie démographie de très grande ampleur. La colonisation aurait ainsi fait perdre le tiers de la population au pays entre 1884 et 1914. 
Si les abus criants disparaissent avec l'EIC, le portage et le recours au travail forcé n'en subsistent pas moins sous l'administration belge. Au sein de la Force publique, la chicotte ne sera définitivement abolie qu'en 1955!

Dessin de Linley Sambourne paru dans l'hebdomadaire satirique Punch du 28 novembre 1906. "Pris dans un serpent de caoutchouc."

1. auquel on adjoint l'adjectif " démocratique" en 1966, alors qu'elle s'est transformée en dictature.
2. Le gouvernement belge ne lui pardonnera pas  d'avoir publiquement évoqué "l'esclavage" imposé à son peuple.
3. Bismark soulève d'emblée plusieurs problèmes dont la liberté de commerce dans le bassin du Congo, la libre circulation sur les grands fleuves africains tels que le Niger ou le Congo, enfin les modalités de l'occupation d'un territoire afin qu'il soit reconnu comme la possession d'une puissance européenne.
Le sixième texte de l'acte général est à l'origine de la légende du partage de l'Afrique lors de cette conférence dont les modalités d'occupation d'un territoire par une puissance sont précisées. Chaque puissance européenne qui se lance dans une installation en Afrique doit le notifier aux autres signataires, afin que ces derniers puissent émettre des réclamations en cas de besoin. Toute puissance installée sur une côte africaine possède l'arrière-pays jusqu'aux possessions d'une autre puissance. Enfin, pour qu'une possession soit officiellement reconnue, elle doit être effectivement occupée.
4.  Les fonctionnaires de l'EIC opèrent de véritables razzias sur l'ivoire achetée à des prix dérisoires aux intermédiaires africains. Les commissions des agents européens en charge de la collecte dépendent du prix d'achat des défenses. Plus celui-ci est bas, plus la prime est forte. 
5. un couteau, un morceau d'étoffe, un peu de sel, des perles...
6. Arthur Conan Doyle, l'auteur de Sherlok Holmes, rédige en 1908 un rapport dans lequel il consigne toutes les observations faites par les voyageurs qui traversent le pays. Ce rapport s'intitule en français "le crime du Congo belge". L'auteur d 'Au coeur des ténèbres semble d'ailleurs s'être très fortement inspiré de ce qu'il a vu au Congo lors d'un voyage effectué en ...
7. En mai 1903, la CHambre des communes adopte à l'unanimité une résolution  exigeant que "les indigènes [du Congo] soient gouvernés avec humanité.



Sources:

*Daniel Vangroenweghe: "Du sang sur les lianes : Leopold II et son Congo", éditions revue et corrigée.
* Elikia M'Bokolo: "Afrique centrale: le temps des massacres", in Marc Ferro (dir.): "Le livre noir du colonialisme", Robert Laffont, 2003.
* La conférence de Berlin livre le Congo au roi des Belges. (Hérodote)
* Deux posts sur l'excellentissime carnet de Colette Braeckman:
- "Comment Léopold II céda le Congo à la Belgique."
- Ainsi qu'un entretien avec "Elikia M'Bokolo sur le Congo de Léopold II."
* LDH Toulon: "La Belgique et son passé colonial au Congo."
* Documents d'accompagnement de la série documentaire "Afrique(s). Une autre histoire du XXème siècle" (PDF) d'Elikia M'Bokolo, Philippe Sainteny et Alain Ferrari diffusée sur France 5 en 2010.


* dans la littérature:
- Joseph Conrad: "Au cœur des ténèbres". Conrad passe six mois au Congo en 1890. Il ressasse cette expérience pendant 8 ans avant d'écrire son plus célèbre roman.  Charles Marlow (le narrateur) raconte à des amis anglais son voyage dans une partie de l'Afrique centrale, qui ressemble en tout point à l'EIC. Engagé dans une société de négoce de l'ivoire, il remonte le fleuve sauvage et rallie tant bien que mal le poste d'un négociant idéaliste, monsieur Kurtz. Médusé, Marlow découvre un personnage ayant sombré dans la folie. Cruel et brutal, Kurtz raconte ses exploits alors qu'il agonise lors du voyage retour.
- Le recours au portage et au travail forcé ne sont malheureusement pas une spécificté de l'EIC, puis du Congo belge. L'impressionnante série d'articles d'Albert Londres regroupés sous le titre de "Terre d'ébène" dresse un tableau saisissant de l'exploitation des populations indigènes par les compagnies concessionnaires pour le compte l'administration coloniale française.
-  Mario Vargas Llosa: "Le rêve du celte".

Liens:
* D'autres articles consacrés à l'histoire du Congo belge sur Samarra:
- "Tintin ou la mission civilisatrice de la colonisation."
-  "Africa Dreams: le Congo de Léopold II." (Vservat)
* Ailleurs sur la toile:
- Le site CoBelco consacré à l'histoire de la colonisation belge au Congo.
- Sélection de liens sur le site des Clionautes, avec en particulier  un article sur la société l'Anversoise, spécialisée dans la collecte du caoutchouc.
- La brochure de l'exposition "Mémoire du Congo, le temps colonial", organisée en 2005 par le Musée royal de l'Afrique centrale de Tervuren, près de Bruxelles.
- Extraits de l'Acte général de la conférence de Berlin sur Strabon.
- Le Soir: "Congo: Louis Michel prend la défense de Léopold II."
- Une intéressante sélection de textes sur la politique coloniale de Léopold II. (Cliotexte)