Une fois n’est pas coutume, abordons aujourd’hui la chanson titre d’un film et au passage ce film lui-même. En 1972, l’acteur et humoriste Jean Yanne, qui s’est fait connaître en incarnant sur scéne et à l’écran le français moyen raleur et opportuniste, passe pour la première fois derrière la caméra pour tourner « Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil », satire féroce des médias de son époque et démolition en règle de la société de consommation effrénée du début des années 70. Comme dans la plupart de ses films, Jean Yanne se réserve le rôle principal, celui d’un journaliste radiophonique chargé par sa station de redresser par tous les moyens l’audience de "Radio Plus" . Notamment en se servant avec succès de la religion et de Jésus pour vendre un maximum d’espaces publicitaires aux annonceurs. Mais de plus en plus écœuré par ce qu’on lui fait faire, il commence à glisser des messages subversifs envers la religion et surtout les pouvoirs en place, ce qui commence à provoquer la panique en haut lieu.
Si le film est resté très actuel sur le fond (on se rappelle les propos de Patrick Le Lay ancien patron de TF1 confessant que son métier consistait à "vendre du temps de cerveau disponible à Coca Cola"), la forme très marquée dans son époque est elle typique de la vague contestataire post 68 et rappelle les audaces de la presse alternative de l’époque. D'un "Charlie Hebdo" première époque ou d’un "Hara Kira". Petits moyens, aspect visuel un peu fouillis et spontané, grossièreté libératrice et assumée, irrespect complet des institutions. Religion, armée, patronat mais aussi chez Yanne, plus anarchiste et individualiste, que gauchiste encarté dans un parti, syndicats et étudiants en prennent pour leur grade.
Le film se déroule dans le monde de la radio. Au début des années 70, la télé est encore réduite à deux chaînes d’état, où la publicité vient juste d’arriver. Solidement encadré par "le ministère de l'information", dans le cadre de l'Office de la Radio et de la Télévision Française, elle n'a aucune liberté éditoriale. Si la télé est donc monopole d’état, ce n’est pas le cas de la radio. Dans ces années 70, pas de bande FM. Il n'existe que les Grandes Ondes et un nombre très réduit de stations. Il y a bien sûr les radios d'états sous le sigle RTF (dont Inter et les ancêtre de France Culture et Musique), aussi surveillées que la télé, mais il existe aussi trois radios privées qui vivent de la pub ("Europe 1", "Radio Luxembourg" et "Radio Monte Carlo").
Elles ont après la seconde guerre mondiale profité d'une faille dans la législation sur le monopole des télécommunications en émettant au depart non depuis la France mais depuis l'étranger (Luxembourg, Monaco ou Allemagne pour Europe 1). Elles ont finies par être tolérée par le pouvoir et se sont pour la plupart installées à Paris. Ce sont des médias extrêmement populaires justement par leur liberté de ton par rapport à la télévision ou la radio d’état cadenassée par le ministère de l’information. Mais une liberté surveillée par les pouvoirs publics comme par leurs annonceurs qui ne veulent pas trop de vagues.
Jean Yanne brocarde un milieu qu’il connaît bien pour y avoir travaillé et dont il voit de plus en plus la dérive commerciale. Il s’entoure au passage d’un casting d’ami dont Bernard Blier, Michel Serraut, Jacques François, Daniel Prévost. C'est une production à petit budget, Yanne en étant le principal producteur. Le film est aussi très largement musical, Jean Yanne épaulé par l’excellent compositeur de musique de film Michel Magne rédige de nombreuses chansons qui sont l’un des grands ressorts satirique du film. Il s’inspire des grandes comédies musicales libertaires, telles "Hair" ou "Jésus Christ Superstar" qui se sont réappropriées le messie barbu au cheveux longs pour en faire un icône du peace and love »
La chanson du générique, avec son titre gnan gnan resume toute l'ironie du film, jouant sur cette apparente naïveté du retour à une religion de l’amour au milieu des tumultes du monde.
Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil !
Quand les pavés volent, comme de grands oiseaux gris,
en plein dans la gueule des flics au regard surpris.
Quand ça Gay-Lussac, lorsque partout l'on entend
le bruit des matraques sur les crânes intelligents.
Dans la douceur de la nuit, le ciel m'offre son abri,
et je pense à Jésus Christ, celui qu'a dit :
Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil !
Le monde est beau, tout le monde il est gentil (4x)
Quand dans le ciel calme, l'avion par-dessus les toits,
verse son napalm sur le peuple indochinois.
Quand c'est la fringale, lorsqu'en place d'aliment,
les feux du Bengale cuisent les petits enfants.
Dans la tiédeur de la nuit, la prière est mon appui,
car je pense à Jésus Christ, celui qu'a dit :
Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil !
Le monde est beau, tout le monde il est gentil (4x)
Quand ça jordanise, quand le pauvre fedayin
copie par bêtise la prose à monsieur Jourdain.
Quand le mercenaire ne songe qu'à vivre en paix
et se désaltère avec un demi Biafrais.
Dans la fraîcheur de la nuit, je me sens tout attendri
en pensant à Jésus Christ, celui qu'a dit :
Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil !
Le monde est beau, tout le monde il est gentil (7x)
La chanson accompagné d'un générique final en dessin animé trés marqué 70's de Tito Topin
Sur un ton faussement détaché, on retrouve tout ce qui fait la une de l’actualité au tournant des années 70 : Tout d’abord les échos de mai 68, (la rue Gay Lussac fut une de celle où les affrontements entre les manifestants et la police furent parmi les plus violentes), puis le rappel de la guerre au Vietnam et des grandes famines sur fond de guerre civile du Bengladesh.
Le troisième couplet évoque les troubles du Proche Orient, notamment les massacres de Palestiniens organisés par le gouvernement jordanien qui a peur d’être renversé par l’afflux de réfugiés fuyant les guerres israélo palestinienne. Les Fedayins sont les combattants palestiniens qui vont commettre par la suite de spectaculaires opérations terroristes pour frapper l’opinion publique. Quand au Jourdain rappelons que c’est le grand fleuve frontière avec Israël.
Enfin c’est le conflit au Biaffra, région du Nigeria où se déroule une spectaculaire famine utilisée comme arme de guerre par le gouvernement central contre les populations locales révoltées. Les richesses du sous-sol y attirèrent tout un tas de mercenaires européens qui attisèrent le conflit pour mieux piller le pays.
Devant autant de violence pourquoi ne pas se réfugier dans les bras accueillants de la société de consommation pompidolienne quasi divinisée… Au passage, dans une autre chanson du film, Jean Yanne en profite aussi pour se moquer tant de la société de consommation que des parti politiques d'où ces allusions aux autocritiques très en vogue chez les maoïstes ou du culte du grand homme providentiel cher aux gaullistes.
Oh doux Jésus mon doux Jésus (X4)
Jésus Christ dit aux apôtres :"Suivez moi, marchez sur l'eau !"
Sans se mouiller les uns les autres, les voilà qui suivent aussitôt.
Jésus Christ a donc, c'est comique, inventé le ski nautique,
A-allé-élou-ouia, a-allé-élou-ouia
Alléluia (Chorus)
Jésus Christ dit qu'on m'apporte, quelques pains quelques poissons,
Je les multiplie par millions, et les Hébreux se réconfortent.
Jésus Christ a donc quelle malice, inventé le Self Service,
A-allé-élou-ouia, a-allé-élou-ouia,
Alléluia (Chorus)
Jésus Christ dans le silence, du jardin des oliviers,
Dit je voudrais m'accuser, de ma désobéissance.
Jésus cris a donc, c'est unique, inventé l'autocritique
A-allé-élou-ouia, a-allé-élou-ouia
Alléluia (Chorus)
Jésus Christ dit à ses sbires, je suis le sauveur attendu,
Et lorsque vous ne m'aurez plus, vous pouvez vous attendre au pire
Jésus Christ a donc quel cynisme, inventé l'après Gaullisme,
A-allé-élou-ouia, a-allé-élou-ouia,
Alléluia (Chorus ad lib.)
Pour terminer, voici le baroud d’honneur du personnage interprété par Jean Yanne poussé à la démission et lancé à la face de son directeur d’antenne joué par Jacques François qui lui reproche d'avoir été trop loin et d'indisposer les annonceurs.
"Plantier, vous êtes un con. Vous me trouvez grossier,
et moi, mon cher ami, je vous trouve vulgaire.
Vous ne comprenez pas ? Je vais vous expliquer :
Dire merde ou mon cul, c’est simplement grossier.
Maintenant voyons donc tout ce qui est vulgaire :
Prendre une voix feutrée et sur un ton larvaire
Vendre avec les slogans au bon con d’auditeur
Les signes du zodiaque ou le courrier du cœur.
Connaissant son effet sur les foules passives
Faire appel à Jésus pour vanter la lessive.
Employer les plus bas et les plus sûrs moyens
Faire des émissions sur les vieux, sur la faim
Le cancer. Enfin, jouer sur les bons sentiments
Afin de mieux fourguer les désodorisants.
Tout cela c’est vulgaire, ça pue, ça intoxique
Mais cela fait partie du jeu radiophonique
Vendre la merde, oui, mais sans dire un gros mot
Tout le monde est gentil, tout le monde il est beau
Mais là, mon cher Plantier, vous ne pouvez comprendre
Et dans un tel combat, je ne puis que me rendre
Alors Plantier, salut, je préfère me taire
Je crains, en continuant, de devenir vulgaire."
Le tout en alexandrins, s’il vous plait. 36 ans plus tard, un constat sur l’évolution des médias en France qui reste largement valable…