"Le destin du fameux trompettiste de jazz illustre la dimension absurde, contradictoire et versatile du pouvoir stalinien: un jour porté aux nues, le lendemain envoyé au Goulag, le surlendemain glorifié à nouveau et le jour d'après renvoyé dans les limbes." (source p168)
Eddie Rosner [domaine public] |
* L'essor du jazz dans la République de Weimar.
Adolf Rosner naît à Berlin en 1910 dans une famille de juifs polonais. Élevé dans la musique classique, le jeune homme bénéficie d'une solide éducation musicale au sein du prestigieux conservatoire Stern. Il joue d'abord du violon, puis en vient rapidement au jazz. Il sera trompettiste. Aux alentours de 1929, le jeune homme intègre un orchestre prisé, le Weintraub Syncopators. La République de Weimar connaît alors ses années fastes. La fête est partout, dans les cabarets, les brasseries, les revues. L'orchestre pratique une musique syncopée sur un répertoire chansonnier classique. Slow-fox, charleston, foxtrot, le but premier est de danser. En plus de ses représentations berlinoises, la formation anime les soirées d'un paquebot transatlantique assurant la liaison Hambourg New York. Dans ce cadre, Rosner fait connaissance avec la crème des musiciens américains tels Roy Elridge, Gene Kupra, Harry James ou Bunney Berigan. Pour un musicien, il suffit alors de traverser la rue pour trouver du travail. La période correspond en effet à l'explosion de la culture de masse. Le nombre de disques vendus septuple en trois ans, bondissant de 4 millions d'exemplaires écoulés en 1929 à 30 millions en 1932.
* 1933. Le jazz devient "musique dégénérée".
Avec la crise économique et l'accession au pouvoir des nazis, le vent tourne cependant très vite pour Rosner. "Etre juif et jouer une musique de nègre à Berlin en 1933, c'était vraiment une mauvaise situation. Même quand vous vous appelez Adolf", conclura-t-il après coup. (1) Pour dissimuler ce prénom encombrant, il opte dès lors pour des pseudos à consonance américaine comme Ary, Eddy ou Jack. Aux yeux de Josef Goebbels, le ministre de la propagande du IIIème Reich, le jazz tient de l'art dégénéré. Il s'agit d'une musique judéo-nègre, cosmopolite, impure, corruptrice de l'âme allemande. Les marxistes ou les membres de l'école de Francfort méprisent également le jazz, l'assimilant à une musique capitaliste, standardisée, abrutissant le peuple. Selon Adorno, ce n'est que de la camelote, du kitsch. En dépit de ces condamnations, le jazz continue à jouir d'une extraordinaire popularité en Allemagne.
En tant que Juif et jazzman, Rosner se trouve doublement exposé lorsque les SA commencent à semer la terreur dans les revues et brasseries de Berlin. Le musicien comprend la nécessité de prendre le large au plus vite. En 1936, il s'installe en Pologne, le pays de ses parents. Il crée un orchestre, le Jack'Band, et fonde un club à Lodz ("Chez Adi"). Au bout de quelques mois, Rosner s'installe finalement à Varsovie. Il y rencontre et épouse Ruth Kaminska, dont la grand-mère, Ester, était la fondatrice du théâtre yiddish de Varsovie, et la mère Ida, une célèbre actrice. La jeune femme intègre l'orchestre en tant que chanteuse.
Le havre de paix polonais se mue en souricière avec l'invasion du pays par l'Allemagne nazie, le 1er septembre 1939. La situation des Juifs, déjà durement éprouvés par la législation antisémite antérieure, devient intenable. En vertu de l'accord Molotov-Ribbentrop, la Pologne est dépecée.
* 1940-1946: le trompettiste de Staline.
En septembre 1939, Rosner et la famille de sa jeune épouse fuient vers l'Est et rejoignent Lvov, sous contrôle soviétique. Le musicien y fait la connaissance de Panteleimon Ponomarenko, tout à la fois premier secrétaire du Parti communiste de Biélorussie et fervent amateur de jazz. L'apparatchik fait venir le trompettiste à Minsk et lui confie la charge du premier orchestre de jazz biélorusse, composé majoritairement de Juifs polonais ayant fui l'avancée des troupes allemandes. La formation musicale, qui jouit aussitôt d'une grande popularité, se produit dans toute l'Union soviétique. Un train spécial assure les déplacements des musiciens. Un soir de septembre 1940, à Sotchi, l'orchestre donne même un concert privé pour Staline. Avec l'invasion allemande de juin 1941 et l'entrée en guerre, Eddie Rosner - son nouveau nom - et son orchestre sont enrôlés au service de la propagande militaire. Il s'agit de maintenir le moral des troupes. Tout au long de "la grande guerre patriotique", les jazzmen se produisent devant des auditoires très variés: les troupes de l'Armée rouge, des membres de la nomenklatura ou de simples bergers tadjiks... Protégé par les autorités soviétiques, Rosner jouit d'une popularité immense et bénéficie de traitements généreux. Il paraît au faîte de sa carrière. L'Armée rouge finit par terrasser la Wehrmacht. En juin 1945, son orchestre joue sur la Place rouge pour célébrer la victoire. Parmi l'immense auditoire se trouvent Staline et les membres du Comité central du parti communiste de l'Union soviétique.
* Le tournant de la guerre froide.
La paix revenue rime avec disgrâce pour Rosner. Du jour au lendemain, le jazz devient synonyme de vulgarité. Nous sommes en 1946, un nouveau type d'affrontement pointe. La campagne anticosmopolite condamne les musiques perverses venues de l'Ouest. Tout ce qui rappelle de près ou de loin l'Amérique finit aux oubliettes ou au Goulag. Jdanov affirme alors: "Qui aujourd'hui joue du jazz, demain trahira la patrie." En août 1946, un article très hostile à Rosner paraît dans le journal Izvetsia. Pour l'auteur du papier, il ne s'agit que d'un trompettiste de cirque, dont la musique est digne des bistrots crasseux et décadents de l'Ouest. Rosner est présenté comme un étranger. L'antisémitisme latent en URSS fragilise davantage encore sa situation. L'attaque personnelle constitue un signal d'alarme pour l'artiste, qui comprend qu'il doit quitter l'Union soviétique au plus vite. Retourné à Lvodv (Ukraine) avec sa famille, Rosner organise son départ. Il est arrêté avant d'avoir pu prendre la poudre d'escampette.
* 1947-1954: sept années au Goulag.
Torturé à la Loubianka, il signe des aveux. Accusé de complot et d'insulte à la patrie (qui n'est pas la sienne rappelons-le), il écope de dix ans d'internement, quand sa femme se voit infligée une relégation administrative de cinq ans au Kazakhstan. Erika, la petite fille du couple, doit être confiée à une amie. Eddie est d'abord expédié à Khabarovsk où il retrouve un nouveau protecteur passionné de jazz en la personne du commandant du camp, Alexandre Derevianko! Ce dernier l'incite à former un groupe. Dès lors, Rosner joue sans discontinuer, enchaînant les concerts à un rythme infernal. Aux
yeux des autorités, l'orchestre doit certes distraire les
détenus, mais avant tout le personnel du Goulag. Des tournées sont
organisées, de camp de travail en camp de travail. En 1950, il demande à être envoyé à la Kolyma en espérant bénéficier d'une réduction de peine. "Qui ne risque pas ne boit pas de champagne", avait-il coutume de dire. A Magadan, capitale du Goulag, il crée un nouvel orchestre de détenus qui joue dans les baraques pour les zeks ou au théâtre pour les officiers. «L'orchestre d'Eddie Rosner, c'était un drapeau vers lequel les mains se tendaient», résumera l'un de ses musiciens-détenus. Confronté
aux prisonniers de droit commun, le trompettiste réussit à se faire accepter en
interprétant le répertoire des chansons de la pègre. A la différence des autres détenus, dont l'identité se réduit à un simple matricule, Rosner conserve, lui, son statut de musicien reconnu et dispose d'une certaine latitude. Paradoxalement, alors
qu'en ville les artistes font l'objet d'une censure constante, il
n'existe pas la même surveillance idéologique à l'intérieur des camps. Les conditions de vie y sont si épouvantables que certains responsables ferment les yeux, autorisant la pratique de la musique et de la danse. Les conditions de vie n'en restent pas moins extrêmement difficiles pour tous les détenus.
* 1954-1973. Le retour en grâce.
La libération du jazzman intervient en 1954, un an après la mort de Staline. Rosner s'installe à Moscou. Ruth et Eddie se séparent, la première reprochant au second ses infidélités. Sur le plan artistique, le musicien retrouve en partie son statut de vedette nationale et semble reprendre sa carrière là où il l'avait laissée avant son incarcération. Il fonde un nouveau big band d'Etat nommé l'Estraden Orchestre. En 1956, la formation apparaît dans la nuit du carnaval, une comédie musicale très populaire en Union soviétique. Le groupe n'est cependant pas mentionné dans le générique.
La coexistence pacifique voulue par Khrouchtchev favorise la reprise du dialogue entre l'Est et l'Ouest. Quelques superstars du jazz américain viennent même jouer en URSS. (2) L'assouplissement demeure toutefois très relatif. Rosner reste en effet sous la stricte surveillance des autorités. Il ne peut pas se produire dans les démocraties populaires du bloc de l'est et doit décliner les propositions d'engagement qui lui sont faites à l'Ouest.
*1973-1976. Nul n'est prophète en son pays.
Rosner parvient à quitter finalement l'Union soviétique en 1973, à l'occasion d'une rencontre du président Nixon avec Brejnev. Titulaire de la médaille Lénine, adulé, extrêmement populaire, le trompettiste n'en devient pas moins un paria, une vedette déchue. Son départ signifie en effet la destruction des matrices de ses disques, la mise au rebut de ses enregistrements, la perte de ses titres honorifiques. Rosner s'installe à Berlin-Ouest et constate, amer, que plus personne ne se souvient de lui. Son style paraît suranné, dépassé. Il ne semble plus dans le coup. Sa ville natale lui tourne le dos, confirmant que, décidément, nul n'est prophète en son pays. Il meurt dans sa salle de bain, d'une crise cardiaque, le 8 août 1976, alors qu'il venait d'obtenir un visa pour Israël.
Sources:
A. "Le Satchmo germano-soviétique" (ep.1), "Sourire au Goulag et jouer du jazz" (ep.2) [Une histoire particulière sur France Culture]
B. Nicolas Werth, François Aymé, Patrick Rotman: "Goulag. Une histoire soviétique.", Arte Éditions / Éditions du Seuil, Paris, 2019.
C. "Le destin tumultueux d'Eddie Rosner." [Mabatim.Info]
Notes:
1. Sans être pratiquant, il ne se sépare jamais de son livre de prière (siddour).
2. Lors d'une tournée en 1971, Duke Ellington constate que le public lui réclame Caravan, le "fameux morceaux d'Eddie Rosner". Les Russes ne cherchent pas à offenser le Duke, mais, privés de contacts avec l'extérieur, ils ignorent l'auteur véritable de ce standard du jazz (en association avec Juan Tizol).