Le 18 mars 1961, la France organise à Cannes le concours de l'Eurovision. La victoire revient au Luxembourg, par l'intermédiaire de Jean-Claude Pascal, dont la chanson "Nous les amoureux" triomphe. La diction est irréprochable et le chanteur roule les rrrrrrrr de manière irrrrrrrrrréprochable. D'une belle voix grave, il interprète une ballade a priori inoffensive et peu originale. Et pourtant...
Les mots choisis
ne permettent pas d'identifier le sexe des protagonistes, mais dans le
sous-texte, la chanson raconte l'histoire de deux hommes, empêchés de
vivre leur amour librement par la société de l'époque. "C'est vrai, les imbéciles et les méchants nous font du mal, nous jouent des tours, pourtant rien n'est plus évident que l'amour."
A posteriori, Jean-Claude Pascal, lui même homosexuel, reconnaîtra que ce double sens était bien présent dans l'esprit du parolier. Le texte de Maurice Vidalin évoque en effet une minorité sexuelle aux prises à de multiples discriminations, au sein d'une société dans laquelle seule l'hétéronormativité à droit de citer. "Nous les amou-reux / On vou-drait nous sépa-rer / On vou-drait nous empê-cher d'être heureux. / Nous les a-mou-reux / Il pa-raît que c'est l'en-fer qui nous guette ou bien le fer et le feu. / C'est vrai, les im-béciles et ces mé-chants, nous font du mal nous jouent des tours" La situation semble sans issue dans l'immédiat, le rapport de force est par trop défavorable. "Nous les amoureux / Nous ne pouvons rien contre eux / Ils sont mille et nous sommes deux." Mais, derrière ce constat décourageant, une vérité incontestable s'impose. "Pour-tant rien n'est plus é-vi-dent que l'amour". Le parolier mise donc sur une transformation des mentalités. "Mais l'heu-re va son-ner les nuits moins di-ffi-ciles / Et je pourrai l'aimer sans qu'on en parle en ville / C'est pro-mis, c'est é-crit." Par cette promesse faite aux générations futures, la chanson annonce la révolution du mouvement gay. Avec son air de ne pas y toucher, il s'agit pourtant bien, déjà, d'une chanson revendicative. "Nous, les amoureux - le Soleil brille pour nous / Et l'on dort sur les genoux du bon Dieu / Nous les amoureux - Il nous a donné le droit au bonheur et à la joie d'être deux." Il est bien question de droit pour ceux que l'on considère alors comme des citoyens de seconde zone, sans cesse discriminés. "Alors, les sans-amour, les mal-aimés, / Il faudra bien nous acquitter / Vous qui n'avait jamais été condamnés / Nous, les amoureux, nous allons vivre sans vous / Car le ciel est avec nous, les amoureux."
A l'eurovision, la chanson triomphe et ne suscite aucun scandale. Personne ne perçoit le sens caché du morceau. Avec son look de gendre idéal, de comptable, de crooner de roman-photo, Jean-Claude Pascal dupe les inquisiteurs homophobes. (1)
La création de la chanson, sa réception, sont révélatrices d'une époque au cours de
laquelle être homosexuel impliquait de se cacher. La loi française discrimine les homosexuels, quand l'OMS
en fait des malades mentaux. L'homosexualité ne peut
pas se vivre au grand jour et n'est évoquée que de manière détournée, dissimulée. Pour un artiste, l'affirmation de soi ferme des carrières.
L'expansion d'un discours homophobe sous le masque de la caricature au cours des années 1950-1960 tranche avec la relative liberté de ton de l'entre-deux-guerres. Ainsi, dans les années 1930, une subculture homosexuelle s'était affirmée, comme en attestent de nombreuses chansons interlopes dont le "caractère décalé, ambigu, trouble" pointaient la singularité, dans différents registres. (2) Entre temps, en 1942, une ordonnance de Vichy discrimine fortement les homosexuels. (3) A la Libération, elle est reprise sans retouche par le code pénal (art. 231.3). Dès lors, plus personne n'ose évoquer l'homosexualité en chansons, si ce n'est pour s'en moquer. En 1949, Robert Rocca interprète "Ils en sont tous". La vedette du Caveau de la République y décrit un pays dans lequel les hommes préfèrent les hommes. L'accumulation de clichés va de paire avec la loufoquerie du propos. (4) La France gaulliste corsetée ne projette de l'image de la sexualité que la folle, la tata, la tarlouze, le garçon au poignet cassé. La chanson ne déroge pas à la règle et l'homosexuel s'y pare encore et toujours des traits de la "folle", à l'instar de la Grande Zoa de Régine en 1966 ou du "Il en est" de Fernandel en 1968, dont le refrain fait: "Ta ta ta, ta ta ta ta, prout prout". D'autres morceaux jouent sur les quiproquos à l'instar de Mon cher Albert de Jean Yanne ou encore Le Monsieur et le jeune homme de Guy Béart. Certains titres tels Les PD (1965) de Henri Tachan empruntent une tonalité violente et méprisante. il faudra attendre le début des années 1970 pour trouver des chansons d'une sensibilité différente. (5)
Jean-Claude Pascal. Anefo, CC0, via Wikimedia Commons |
Ainsi, les amoures interdites et stigmatisées ne se retrouvent dans les textes des chansons de l'époque que de manière détournée. L'implicite et le double sens dominent. C'est le cas du jardin extraordinaire de Charles Trenet en 1957. Le "fou chantant" y décrit de manière joyeuse les rencontres nocturnes entre garçons, au Jardin des Tuileries. (6) Pour éviter la censure, chanteurs et chanteuses restent neutres lorsqu'il s'agit de désigner la personne aimée, en évitant soigneusement d'utiliser "il" ou "elle". Ainsi, Dario Moreno hurle "Tout l'amour que j'ai pour TOI".
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En 1961, après la victoire à l'eurovision, Jean-Claude Pascal connaît un très grand succès avec sa chanson. Le morceau, comme son auteur, sombre lentement dans l'oubli, jusqu'à ce qu'un coup de projecteur récent ne l'en tire. En effet, en 2021, la chanson sert de thème musical à un spot de lutte contre les discriminations LGBT. Il faut dire que la révélation du sous-texte confère une nouvelle force au propos. La transformation tant espérée des mentalités permet la réalisation de la prophétie formulée au cœur de la chanson. "Mais l'heu-re va son-ner les nuits moins di-ffi-ciles / Et je pourrai l'aimer sans qu'on en parle en ville / C'est pro-mis, c'est é-crit." L'heure a sonné en effet. En 1980, l'ordonnance du 25 novembre 1960, qui doublait la peine minimum pour outrage à la pudeur quand il s'agissait de rapports homosexuels, est finalement supprimée. Depuis 1982, la législation discriminatoire concernant l'âge du consentement est abolie. (7) Cette même année, la loi Quilliot permet de ne plus faire du "mode de vie" homosexuel un motif d'annulation du bail d'habitation. En 1983, la loi Le Pors supprime les notions de « bonne moralité » et de "bonne mœurs" du statut général des fonctionnaires.
Notes:
1.
L'eurovision servira plusieurs décennies plus tard à la vulgarisation
de la théorie queer. En 1998, Dana International, une chanteuse
israélienne transsexuelle remporte le concours. En 2007, la communauté
lesbienne est mise en évidence avec la victoire de la Serbe Marija
Serifovic. En 2014, Conchita Wurst, drag queen à barbe autrichienne,
triomphe.
En 1791, le Code pénal dépénalise le crime de sodomie, qui condamnait à la peine du feu les homosexuels pris sur le fait. |
2. Analysant un corpus de titres enregistrés entre 1919 et 1939, Martin Penet identifie plusieurs types de morceaux à connotation homosexuelle. Certaines chansons comiques utilisent le stéréotype de la "folle" ou décrivent des quiproquos fondés sur l'apparence et l'ambivalence ( O'Dett: "Tsoin-tsoin", Dranem :"Le trou d'mon quai", Gabriello: "Ah! Si j'étais fille", Nibor "Femme et z'homme", Fortugé "Le p'tit rouquin du faubourg Saint-Martin", Gaston Ouvrard "Tango casernal", Louis Fournier "Si j'étais midinette"). L'objectif est "de caricaturer, de tourner en dérision, de stigmatiser, voire de juger, mais aussi - et c'est beaucoup plus fréquent qu'on pourrait le croire durant les années 1930 - de s'afficher, de s'assumer, sans se prendre trop au sérieux, parfois même de s'auto-parodier (...)." (source D) Des figures de l'excentricité, ouvertement homosexuels, animent des cabarets de Montmartre dont ils sont souvent propriétaires: Charpini et Brancato au Bosphore, le travesti O'Dett à la tête du Fiacre, Gaston Baheux alias "Tonton" au Liberty's bar, Suzy Solidor à La Vie parisienne.
3. En
1942, le régime de Vichy établit une distinction discriminatoire dans
l'âge de consentement entre rapports homosexuels et hétérosexuels. (21
ans pour les premiers, 13, puis 15 ans pour les seconds). A la
Libération, cette loi discriminatoire est reconduite par le gouvernement
provisoire, sous prétexte de protection de l'enfance et de la famille.
Elle ne sera abolie qu'en 1982.
4. La chanson n'a pas le monopole de la caricature comme en atteste "La cage aux folles", gigantesque succès au théâtre, puis au cinéma.
5. Avec Masculin singulier, Michel Delpech raille la bêtise crasse des homophobes. En 1972, Charles Aznavour raconte l'existence (sordide) d'un artiste de cabaret homosexuel avec Comme ils disent. En 1978, la comédie musicale Starmania narre les aventures de Ziggy, Un garçon pas comme les autres dont le portrait tranche avec les représentations traditionnelles de l'homosexuel honteux et complexé. On entre alors dans un temps de revendication et de tolérance militante.
6. "On
y voit aussi des statues / qui se tiennent tranquilles tout le jour
dit-on / Mais moi je sais que dès la nuit venue / Elles s'en vont danser
sur le gazon."
7. Voir la note 4.
Sources:
A. «"Nous les amoureux" de Jean-Claude Pascal, une chanson qui annonce la révolution du mouvement gay.» [RTBF]
B. "Comment la chanson française a parlé d'homosexualité et des genres depuis les années 1950", émission Pop and Co du 26 juin 2021 sur France Inter.
C. "LGBT love music 1/4" [Un jour dans l'Histoire sur la RTBF]
D. Pénet Martin, « L'expression homosexuelle dans les chansons françaises de l'entre-deux-guerres : entre dérision et ambiguïté », Revue d’histoire moderne & contemporaine, 2006/4 (no 53-4), p. 106-127.
E. "La tendance gay" [Eurovision lovers. Le blog]
F. "L'Eurovision et l'homosexualité, une histoire de strass et de tolérance" [France 24]
G. "Abrogation du délit d'homosexualité, 1982" [La Marche de l'Histoire]
H. Ces chansons qui font l'actu de Bertrand Dicale sur France Info: "Mariage gay, chansons gaies", "L'homophobie, une vieille tentation qui se renouvelle", "La rédemption de la culture homophobe", "Avouer ou démentir son homosexualité".