* Genèse d'une chanson.
Il
pleure la fermeture à la rentrée future / De ses deux dernières
classes /
Il paraît qu'le motif c'est le manque d'effectif / Mais on sait bien c'qui s'passe
Il paraît qu'le motif c'est le manque d'effectif / Mais on sait bien c'qui s'passe
Sur le second album du chanteur figure Les oubliés, une chanson consacrée à la fermeture programmée de l'école d'un village, sacrifiée sur l'autel du redéploiement de la carte scolaire. La genèse du morceau mérite que l'on s'y attarde. En 2017, Jean-Luc Massalon, le directeur de la petite école rurale de Ponthoile, menacée de fermeture à la rentrée suivante, assiste au concert que donne Gauvain Sers à Amiens. Dès le lendemain du spectacle, le professeur des écoles adresse une lettre au chanteur dans laquelle il raconte le sort réservé à son établissement. L'expéditeur espère sans doute, sans trop y croire, que l'artiste se saisira du sujet. "L’école, c’est un symbole hyper fort dans un village. Cela faisait quelque temps que je voulais écrire sur la désertification en milieu rural, des campagnes, mais je n’avais pas encore trouvé l’angle pour attaquer la chanson. Quand j’ai reçu cette lettre, ça a été l’élément déclencheur", raconte Gauvain. [source C] Avec 28 élèves de primaire répartis dans deux classes, l’école de Ponthoile était considéré en sous effectif par l’institution.
A partir du cas de cette fermeture de classes, le chanteur aborde donc le sujet du dépeuplement des campagnes et du lent, mais inexorable, dépérissement des villages. Ce faisant, il donne un écho à une cause qui peine généralement à trouver un relais médiatique. "Je voulais dénoncer l'abandon de tous les services publics, en général. Je me rends compte à chaque fois que je retourne dans la Creuse qu’il y a de moins en moins de trains, de postes. Les écoles qui ferment, je trouve que c’est cela le plus terrible par l’effet boule de neige que ça entraîne sur la vie de la campagne où tout disparaît." [source C]
L'école reste en effet souvent le dernier, et le seul, lieu de rencontre, d'échanges entre les habitants du village dont le rythme se calque largement sur les horaires des sonneries. La fermeture constitue dès lors une étape supplémentaire dans la déstructuration des liens sociaux car elle s'accompagne de la cessation d'activités des commerces et la suppression des derniers services encore présents (bureau de poste).
Ça
leur a pas suffit qu'on ait plus d'épicerie
Que les médecins se fassent la malle
Y a plus personne en ville, y a que les banques qui brillent dans la rue principale
Que les médecins se fassent la malle
Y a plus personne en ville, y a que les banques qui brillent dans la rue principale
François
GOGLINS [CC BY-SA 3.0
(https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)]
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L'histoire de l'école de Ponthoile s'inscrit dans le cadre d'un redéploiement des services publics. Dans le domaine scolaire, l’Éducation nationale s'appuie désormais sur les Regroupements Pédagogiques Concentrés (RPC); ces lieux rassemblent dans un même établissement des élèves - de la maternelle jusqu'aux CM2 - et des professeurs des écoles issus des établissements fermés aux alentours. (1)
Pour leurs défenseurs ces nouveaux regroupements rompent l'isolement des professeurs et facilitent le travail en commun. Par le jeu des économies d'échelle, les nouveaux établissement sont également mieux dotés matériellement que les structures vieillissantes des écoles isolées. Enfin, l'accueil d'un RPC contribue parfois à créer une dynamique pour le bourg retenu (souvent au détriment des villages environnants il est vrai).
À
vouloir regrouper les cantons d'à côté en 30 élèves par
salle
Cette même philosophie qui transforme le pays en un centre commercial
Cette même philosophie qui transforme le pays en un centre commercial
Pour les détracteurs du système, les RPC engendrent une augmentation des temps de transport, une multiplication des déplacements dont l'impact écologique et financier (essence) n'est pas négligeable. D'autre part, l'accueil des nouvelles structures éducatives implique pour les bourgs sélectionnés de lourds travaux d'équipements pour accueillir dans de bonnes conditions l'afflux supplémentaire d'élèves (élargissement des rues pour le passage des transports scolaires par exemple). Beaucoup d'enseignants déplorent enfin de ne plus pouvoir rencontrer les parents des enfants scolarisés en RPC, car un grand nombre d'entre eux se rendent désormais à l'école en bus scolaires.
Qu'il
est triste le préau sans les cris des marmots / Les ballons dans les
fenêtres (...) / Même la voisine d'en face elle a peur, ça
l'angoisse / Ce silence dans l'école
Dans le cadre de la loi Notre, l’État transfère certaines compétences aux collectivités locales (région, département, communautés de communes). Pour les habitants des villages en crise, l’État se défausse, ne joue plus son rôle car les difficultés économiques de certaines collectivités locales ne permettent plus d'assurer la pérennité des services publics. Comme dans d'autres marges, telles que la Seine-Saint-Denis, un fort sentiment de relégation se développe chez les habitants, convaincus de ne pas être traités de manière équitable, notamment dans le domaine éducatif.
Les maires des villages concernés par les fermetures de classes ne disposent guère de marges de manœuvres et se trouvent piégés, car la chaîne de décisions s'est aujourd'hui allongée. Ce sont désormais la plupart du temps les communautés de communes (CDC) qui gèrent la carte scolaire, et donc les ouvertures et fermetures d'écoles. Dans le cadre des conventions ruralité, les CDC s'engagent à privilégier d'abord les RPC, au détriment des petites écoles.
* Habiter les marges.
On
est les oubliés / La campagne, les paumés / Les trop loin de Paris
/ Le cadet d'leurs soucis
Au bout du compte, les
écarts se creusent entre territoires urbains et ruraux. Le comité d'évaluation et de contrôle (CEC) de l'Assemblée nationale a constitué début 2018 une mission d'évaluation d'accès aux services publics. Le rapport qui en est issu note que "plusieurs décennies de repli des services publics sous le signe des économies budgétaires ont durablement marqué le territoire." La question de l'accès aux services publics est centrale pour lutter contre la déprise de certains territoires. "Sans population, les services publics ont vocation à disparaître et, là où les services publics ne sont pas accessibles, de nouveaux habitants ne s'installeront pas", résume le rapport. Le serpent se mord la queue. "La fermeture de classes ou d'écoles, consécutive à l'évolution démographique, participe à la spirale de la déprise et au sentiment d'abandon."
On
est troisième couteau
Dernière part du gâteau
Certains habitants des
espaces ruraux marginalisés constatent, dépités, que tout se passe
ailleurs, en ville. Ceux qui n'ont pas les moyens économiques,
culturels, matériels de s'y rendre, vivent cette situation comme une
assignation à résidence. Dans le cadre de la
mondialisation, dans lequel seules les grandes métropoles semblent
tirer leur épingle du jeu, cette situation attise - à tort ou à
raison - un sentiment de marginalisation chez de nombreux acteurs des
mondes ruraux qui subissent,
depuis de nombreuses années, des politiques participant au
détricotage des services publics et des liens sociaux. Si la décision
de fermer un établissement scolaire répond à des logiques
comptables et budgétaires nationales; elle passe très mal auprès des
populations locales concernées, leur donnant l'impression d'être
abandonnées et méprisées, à l'instar des figures de la ruralité,
souvent associées à la beauferie ou à l'arriération culturelle.
Dernière part du gâteau
Quand
dans les plus hautes sphères couloirs du ministère / Les
élèves sont des chiffres
Dès lors, un dilemme se pose pour
les autorités comme les élus locaux. Comment maintenir une certaine
vitalité dans des espaces qui se dépeuplent? Comment y contrecarrer
les effets dévastateurs du processus de métropolisation? Comment
assurer le maintien de services alors même que le nombre d'habitants
diminue? Comment satisfaire des populations souhaitant accéder aux
services que seules les villes sont désormais susceptibles de leur
offrir? Ces questions aujourd'hui sans réponses alimentent le
malaise des populations des espaces ruraux périphériques pour
lesquelles la crise des gilets jaunes a parfois pu servir d'exutoire. Gauvain. Thesupermat [CC BY-SA 4.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)] |
Qu'il
est triste le patelin avec tous ces ronds-points
Qui font tourner les têtes
Les succès d'un
artiste réside notamment dans sa capacité à être en phase avec son
temps et ses contemporains. Bien qu'écrites avant le surgissement
des gilets jaunes sur les ronds points, les paroles du morceau Les Oubliés
entrent en résonance avec certaines revendications de ce mouvement
social inédit. "J'ai écrit ce texte six mois avant le
mouvement" (en avril 2018), précise l'artiste. " Je
pense que le sentiment d'être oubliés par les institutions, par les
services publics qui ferment les uns après les autres, cela fait
partie de leur combat. C'est quelque chose que je revendique aussi".
Pour autant, le chanteur prend le soin de préciser: "Il y a
des revendications dans lesquelles je me retrouve et que je comprends
parfaitement, comme le sentiment d’être abandonné dans certains
endroits. Dans la chanson, je voulais pointer ce côté de l’abandon
des services publics. Et parler de cette guerre entre Paris et la
Province où on est toujours d’un côté ou de l’autre. Je
voulais contrer cette espèce de clivage. Ce qui fait la force de
notre pays, c’est d’avoir des grandes villes riches
culturellement parlant et aussi d’avoir des zones rurales riches de
leur diversité." Qui font tourner les têtes
* Quelles perspectives pour les zones rurales?
Il existe pourtant des perspectives pour faire face aux difficultés rencontrées par les zones rurales. Face à la désertification médicale, qui constitue un enjeu crucial, l'objectif est de créer àterme "des centres de santé, et de fixer un seuil d'éloignement maximal des services de santé et d'urgence à 20 minutes, de favoriser la création de petites structures collectives à destination des personnes âgées isolées." Le rapport du CEC plaide ardemment pour la "mutualisation au service de la proximité."
Le numérique représente un outil essentiel, dont les potentialités s'évanouissent cependant lorsqu'il est mal utilisé ou déployé. Ainsi, la disparition de guichets de proximité combinée à l'absence de couverture numérique digne de ce nom (15% du territoire ne bénéficie toujours pas de la 4G) a été génératrice d'exclusion. "Dès le départ, la dématérialisation vise à faire des économies et c'est souvent sous couvert d'efficience qu'elle est présentée aux usagers contribuables". En outre, "les administrations ont tout fait (...) pour dissuader les usagers de recourir à d'autres modes de contact qu'internet", souligne le rapport du CEC. (source F) "Si tous les services publics doivent être accessibles par voie numérique d'ici à 2022, ce mode d'accès ne saurait être exhaustif dans la mesure où il exclut non seulement les 13 millions d'habitants frappés d'illectronisme, mais encore ceux qui ne sont pas à l'aise avec la langue écrite, souligne le rapport du CEC. Pour tous ceux-là, la présence d'un guichet physique est indispensable." (2)
Gageons que la future Agence nationale de la cohésion des territoires, qui doit voir le jour en 2020, se gardera de la logique verticale d'un État prescripteur, qui n'a pas les moyens de ses ambitions.
Si la chanson de Gauvain a rencontré à sa sortie un franc succès, elle a également suscité l'agacement de certains. Dans un édito publié dans les Inrocks, Christophe Honoré écrit: "la chanson populaire est parfois populiste. On aurait tort de ne pas s'en méfier. Ainsi, rien ne m’a plus terrorisé cette année que le clip de Gauvain Sers sur sa chanson Les Oubliés. Voir ce chanteur à l’air attristé, mis en scène dans une classe de carton-pâte (3), flanqué d’enfants filmés en gros plan comme des malades condamnés (...) m'a procuré un écœurement (...). (...) Difficile de garder son calme face à cette idéologie gâtée qui prend le masque d'une complainte plaintive et résignée, mais d'une redoutable efficacité démagogique. (...) Quand c'est pour faire semblant de nous plaindre et désigner nos oppresseurs, mieux vaut il me semble baisser le volume et de celui qui chante et de ceux qui l'écoutent." On peut certes regretter l'utilisation de formules rapides ("la petite boulangère" et les "sous-fifres" contre "les cravatés du col" et "les plus hautes sphères") ou les raccourcis faciles ("Ceux qui ferment les écoles, les cravatés du col (...) qui n'verront jamais ni de loin ni de près un enfant dans les yeux") propres à une chanson de trois minutes, il n'empêche que le constat dressé ne correspond pas à une "idéologie gâtée", mais bien à une réalité, douloureusement ressentie par les populations de la France des marges. Derrière la volonté de se payer un artiste à bon compte, en décrétant qu'il n'est pas sincère et qu'il vaut mieux ne pas l'écouter, le réalisateur exprime une forme de condescendance dont souffre sans doute autant les populations rurales que de la disparition des services publics.
Ancienne
école de Ponthoile. APictche [CC BY-SA 4.0
(https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0)]
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Les
Oubliés
Devant le
portail vert de son école primaire
On l'reconnaît tout d'suite
Toujours la même dégaine avec son pull en laine
On sait qu'il est instit
Il pleure la fermeture à la rentrée future
De ses deux dernières classes
Il paraît qu'le motif c'est le manque d'effectif
Mais on sait bien c'qui s'passe
Refrain:
On l'reconnaît tout d'suite
Toujours la même dégaine avec son pull en laine
On sait qu'il est instit
Il pleure la fermeture à la rentrée future
De ses deux dernières classes
Il paraît qu'le motif c'est le manque d'effectif
Mais on sait bien c'qui s'passe
Refrain:
On est les
oubliés
La campagne, les paumés
Les trop loin de Paris
Le cadet d'leurs soucis
La campagne, les paumés
Les trop loin de Paris
Le cadet d'leurs soucis
À vouloir
regrouper les cantons d'à côté en 30 élèves par salle
Cette même philosophie qui transforme le pays en un centre commercial
Ça leur a pas suffit qu'on ait plus d'épicerie
Que les médecins se fassent la malle
Y a plus personne en ville, y a que les banques qui brillent dans la rue principale
Refrain
Cette même philosophie qui transforme le pays en un centre commercial
Ça leur a pas suffit qu'on ait plus d'épicerie
Que les médecins se fassent la malle
Y a plus personne en ville, y a que les banques qui brillent dans la rue principale
Refrain
Qu'il est
triste le patelin avec tous ces ronds-points
Qui font tourner les têtes
Qu'il est triste le préau sans les cris des marmots
Les ballons dans les fenêtres
Même la p'tite boulangère se demande c'qu'elle va faire
De ses bon-becs qui collent
Même la voisine d'en face elle a peur, ça l'angoisse
Ce silence dans l'école
Qui font tourner les têtes
Qu'il est triste le préau sans les cris des marmots
Les ballons dans les fenêtres
Même la p'tite boulangère se demande c'qu'elle va faire
De ses bon-becs qui collent
Même la voisine d'en face elle a peur, ça l'angoisse
Ce silence dans l'école
Refrain
Quand dans
les plus hautes sphères couloirs du ministère
Les élèves sont des chiffres
Y a des gens sur l'terrain, de la craie plein les mains
Qu'on prend pour des sous-fifres
Ceux qui ferment les écoles, les cravatés du col
Sont bien souvent de ceux
Ceux qui n'verront jamais ni de loin ni de près
Un enfant dans les yeux
Les élèves sont des chiffres
Y a des gens sur l'terrain, de la craie plein les mains
Qu'on prend pour des sous-fifres
Ceux qui ferment les écoles, les cravatés du col
Sont bien souvent de ceux
Ceux qui n'verront jamais ni de loin ni de près
Un enfant dans les yeux
Refrain
On est
troisième couteau
Dernière part du gâteau
La campagne, les paumés
On est les oubliés
Dernière part du gâteau
La campagne, les paumés
On est les oubliés
Devant le
portail vert de son école primaire
Y a l'instit du village
Toute sa vie, des gamins
Leur construire un lendemain
Il doit tourner la page
On est les oubliés
Y a l'instit du village
Toute sa vie, des gamins
Leur construire un lendemain
Il doit tourner la page
On est les oubliés
Notes:
1. Ainsi, le directeur de l'ancienne école de Ponthoile et la plupart de ses anciens élèves ont intégré à la rentrée suivante l'école de Nouvion.
2. Il existe aujourd'hui plus de 1300 maisons de services au public.
3. Le clip a pourtant bel et bien été tourné dans une des deux classes supprimées de l'école de Ponthoile dans la Somme.
Sources:
A. Sur la Passerelle, Emmanuel Grange propose une étude des espaces de faible densité à partir de la chanson de Gauvain.
B. France info: "Les «Oubliés». Comment la chanson de Gauvain Sers est devenue un hymne des «Gilets jaunes» et des «Invisibles»."
C. We Culte: "Gauvain Sers chante pour les oubliés des campagnes"
D. "Fermetures et regroupements: les écoles de campagne en lutte des classes."
E. France Bleu Hauts de France: «"Les Oubliés": le chanteur Gauvain Sers dénonce la fermeture d'une école dans la Somme.»
F. "Les territoires ruraux face au recul des services publics", Le Monde, vendredi 11 octobre 2019.
Liens:
- D'autres titres sur l'hyper-ruralité dans l'histgeobox: «Marly-Gomont» de Kamini, «Diagonale du vide» de Bertrand Burgalat, "la montagne" de Jean Ferrat, "Chacun vendrait des grives" de Jean-Louis Murat.
- Des ressources sur les espaces de faibles densités sur ce padlet confectionné par MKF.
- "Un jeune fan de Gauvain Sers lui fait un clip en lego"
- Sur le blog de Pierrick Auger: "Pour changer de Marly-Gomont"
- France Bleu Hauts de France.