Poste avancé du littoral, mais aussi frontière maritime, l'île de Ré occupe une position stratégique et devient à ce titre un enjeu des rivalités franco-anglaises durant la guerre de Cent Ans, puis l'objet d'une lutte sans merci entre catholiques et protestants au cours des guerres de Religion. Aussi, l'implantation protestante en Aunis fait de La Rochelle une puissante place forte huguenote. En 1625, le duc de Soubise, chef du parti protestant, s'empare de l'île de Ré durant quelques mois. Dans ces conditions, Louis XIII chercher à réaffirmer l'autorité royale face à la menace anglaise et la ville rebelle de La Rochelle. Aussi, le roi de France décide-t-il d'intégrer l'île dans une véritable politique de fortification du littoral charentais.
En 1626, une citadelle est édifiée à Saint-Martin-de-Ré. Malgré la mise en place de ce système défensif, une force expéditionnaire anglaise débarque sur l'île contraignant les troupes françaises à se réfugier in extremis dans la citadelle. Elles y subissent trois mois de siège avant d'être secourues par des renforts envoyées par Richelieu. En parallèle, le cardinal décide d'attaquer La Rochelle. Après un long siège, la ville capitule en octobre 1628. Dès lors, Louis XIII et son ministre entendent mettre un terme à la puissance militaire huguenote. Redoutant un nouveau débarquement suivi du retranchement d'un éventuel adversaire, le roi de France ordonne la destruction de toutes les fortifications de l'île de Ré.
* Une place forte insulaire.
Soucieux de développer une politique maritime ambitieuse, Louis XIV décide en 1666 d'installer un arsenal à Rochefort, en bordure de Charente. Au cours de la guerre de Hollande (1672-1679), le roi-soleil organise la défense de l'arsenal dont il redoute qu'il ne tombe entre les mains de l'ennemi néerlandais. Compte tenu de cette menace, l'île de Ré s'impose de nouveau comme un maillon essentiel dans le dispositif défensif royal. Envoyé par Colbert en tournée d'inspection sur les côtes d'Aunis durant l'hiver 1673-1674, Vauban doit fortifier l'île de Ré au plus vite. Le commissaire général des fortifications ordonne alors la construction d'ouvrages de protection: les trois redoutes des Portes, de Sablanceaux et du Martray, ainsi que le renforcement du port de La Prée.
En 1681, Vauban propose de faire de Saint-Martin-de-Ré le centre névralgique de la Défense de l'île. Une enceinte enserre le bourg qui devient dès lors un vaste réduit empêchant une occupation totale de l'île et un refuge potentiel pour toute la population de l'île en cas d'attaque (16 000 personnes et leur bétail).
A cheval sur cette enceinte, Vauban prévoit la construction d'une citadelle commandant le bourg, l'entrée du port et la rade. Le chantier débute en juin 1681. "Fidèle au plan de Vauban, l'ouvrage s'organise autour d'un plan carré renforcé à chaque angle par un bastion à orillons. Le front de mer est pourvu d'un petit port d'échouage, à l'abri entre deux musoirs et défendu par une fausse-braie. L'entrée de la citadelle se fait par une unique porte monumentale." (source E)
En plus de ces solides protections, les lieux se révèlent particulièrement adaptés au confinement puisque l'espace insulaire constitue un puissant obstacle aux évasions. Aussi, Saint-Martin acquiert-elle très tôt une vocation de pénitencier, jamais remise en cause depuis. En 1688, Louis XIV y fait incarcérer le pape Innocent XI qu'il accuse d'être janséniste. Quatre vingts ans plus tard, à la demande de son père, le jeune Mirabeau y est emprisonné pour manquement à la discipline militaire. Aux lendemains de la Révolution, ce sont plus de mille prêtres réfractaires qui croupissent dans la citadelle surpeuplée. De 1871 à 1873, quatre cents Communards (dont Henri Rochefort) ayant échappé au peloton d’exécution, mais pas à la répression judiciaire, y sont internés avant leur déportation en Nouvelle Calédonie.
Aussi, lorsque les bagnes portuaires de Rochefort (1854), Brest (1858) et Toulon (1873) ferment leurs portes, la citadelle de Saint-Martin-de-Ré devient assez logiquement le port d'embarquement pour les bagnes de Guyane et de Nouvelle Calédonie. (1)
* L'antichambre des bagnes coloniaux.
Jusqu'en 1938 la citadelle devient donc le "centre de concentration et d'embarquement des condamnés aux travaux forcés". Mis à disposition du ministère de l'Intérieur en 1873, les puissantes fortifications de Vauban garantissent contre les risques de fuite et font de la citadelle l'endroit idéal pour mettre en œuvre la nouvelle politique pénitentiaire définie dès 1852 par Napoléon III. Dès lors, le pénitencier rétais sert d'interface entre la métropole et les bagnes coloniaux, de sas de sortie à tous ceux dont la France cherche à se débarrasser. "Aux criminels de droit commun condamnés aux travaux forcés pour meurtre, vol à main armée ou haute trahison (les "forçats") s'ajoutent, à partir de 1885, les multirécidivistes condamnés à l'exil pour des délits ben souvent mineurs ("les relégués")." (cf: Mickaël Augeron p 345) Les déportés politiques se retrouvent mêlés aux droits communs, les criminels endurcis aux petits délinquants. Frappé par l'extrême diversité du microcosme carcéral, Alexandre Jacob, "l'honnête cambrioleur", qualifie le dépôt de Saint-Martin "d'établissement zoologique".
Après le verdict et un séjour variable en maison centrale, les futurs bagnards sont extraits de leurs geôles avant d'être conduits en wagon cellulaires jusqu'à la gare de La Rochelle. Arrivés à destinations, ils se rendent à pieds à la maison d'arrêt de la ville où ils passent la nuit. Le lendemain, un petit vapeur (le Coligny ou l'Express) les attend au port pour les conduire au pénitencier de Saint-Martin-de-Ré. Sous l’œil des badauds, les forçats prennent place au milieu des marchandises et du bétail. A partir de 1933, des fourgons ou voitures cellulaires amènent les prisonniers directement au port de la Pallice, d'où ils embarquent aussitôt en direction de la citadelle et de ses nombreuses cellules. La traversée, qui dure une heure et demie, marque un premier arrachement: le forçat quitte le continent pour une première île.
Le capitaine de gendarmerie Pyguillem, en garnison à Saint-Martin en 1935, fait le récit de ce premier exil: "Fripés, mal rasés, revêtus à présent de leur hardes personnelles plus ou moins bien réparées, ils offrent à l’œil qui veut les observer les expressions les plus diverses: les uns gouaillent, d'autres, impassibles, semblent de pierre. Certains ferment les yeux ou se voilent le visage de leurs mains, mais presque tous, quand le bateau s'ébranle, ont un furtif regard vers la terre qu'ils quittent.
Mal éduqués, tarés, dégénérés, anormaux, oui, sans doute; mais des hommes quand même et qui se rendent compte à cette minute que le châtiment ne s'évite pas. En moins d'une heure, les deux vapeurs, complètement chargés, ont quitté le port et gagné la passe; puis ils longent les côtes de l'Ile de Ré et touchent enfin Saint-Martin, première étape vers l'expiation." (source D: p26)
Charles Péan, officier de l'Armée du Salut, revient sur les conditions d'accès à la citadelle:"On y accède par un pont-levis sous un porche monumental, aux effigies du Roi Soleil et, pour ce faire, il faut montrer patte blanche à une sentinelle noire ! [les tirailleurs sénégalais]
Passé le corps de garde, on se trouve dans une vaste cour entourée de bureaux, magasins, entrepôts, etc. de l’administration pénitentiaire. Plus loin, une seconde cour, entourée de
bâtiments importants, séparée de la première par de hauts murs et un chemin de
ronde. C’est le bagne. On y entre par deux portes et une grille."
Si le dépôt de Saint-Martin n'est pas le bagne en tant que tel, il en est toutefois l'antichambre. Le détenu devient matricule. Alexandre Jacob, "l'honnête cambrioleur" devient par exemple le transporté n°34 777.
Astreint à une fouille sévère, le détenu doit se soumettre à la discipline de fer, au travail abrutissant dans les ateliers, aux trente minutes de promenade quotidiennes faites au pas cadencé dans la cour, toujours dans le silence absolu. Comme le courrier, les visites, uniquement possibles les jeudis et dimanches, sont extrêmement réglementées.
En moyenne, les condamnés passent entre une semaines et trois mois au dépôt de Saint-Martin où ils doivent être théoriquement préparés aux travaux coloniaux. Dans les faits, ils s'occupent tant bien que mal à des besognes débilitantes. Quelques jours avant le grand départ, les forçats entrent dans la "période d'expectative", un régime spécial au cours duquel les condamnés sont mis au repos, les ateliers fermés, le temps des promenades allongé, la nourriture améliorée. Une commission donne alors un avis sur l'aptitude des futurs bagnards aux travaux coloniaux et se prononce sur leur état de santé. Les autorités du dépôt, qui cherchent à se débarrasser des forçats, déclarent généralement tout le monde apte au voyage. Le journaliste Alexis Danan dénonce ce simulacre d'examen transformant les convois "en cour des miracles flottantes. (...) Est déclaré transportable tout ce qui la veille de l'embarquement se tenait à peu près droit sur ses jambes." Dans ces conditions, infirmes, paralytiques, tuberculeux embarquent aussi pour "la terre de la grande punition". (cf: Michel Pierre)
Deux fois par an en moyenne, généralement au début de l'été et de l'hiver, la métropole fournit aux bagnes de Guyane un contingent de 500 à 600 condamnés. Cet apport permet de maintenir l'effectif total du bagne à 4500 - 5000 individus. Compte tenu de la très forte mortalité, "un convoi mange l'autre", constate Alexis Danan.
Réveillés à 4 heures du matin le jour du grand départ, les forçats reçoivent un paquetage toujours composé des mêmes éléments en vertu d'un règlement édicté en 1855: trois pantalons "de fatigue" (pour les travaux), 2 chemises de laine, 3 de coton, une brosse à laver, un peigne, un sac de toile, une paire de soulier et deux paires de sabots. Vers 6 heures du matin, les gardiens regroupent les condamnés dans la cour du dépôt. Des tirailleurs sénégalais et des gendarmes escortent le convoi de la citadelle jusqu'au port. Jusqu'en 1910, l'embarquement a lieu au petit port de la citadelle avant d'être transféré ensuite au port de saint-Martin pour des raisons logistiques.
Le cortège mobilise des centaines d'individus, dans une mise en scène pédagogique. Les autorités préconisent la retenue: interdiction est faite aux Martinais de sortir le jour de l'embarquement, tandis que portes et fenêtres du rez-de-chaussée des maisons longeant les quais doivent rester closes, sous peine d'une amende. En dépit de ces précautions, les autorités peinent souvent à endiguer le flot des curieux venus pour l'occasion. Chaque convoi attire en effet à Saint-Martin de nombreux badauds informés par la presse de l'imminence d'un départ. C'est un véritable spectacle dont les photographes se délectent, tant pour nourrir les pages d'une presse avide de faits divers que pour immortaliser des scènes ... revendues ensuite sous forme de cartes postales! Dans les années 1930, les départs font le bonheur des trois hôtels, et des deux cafés du port dont les chiffres d'affaires explosent les jours d'embarquement. Lors de la "transportation" de septembre 1935, on estime à 2000 ou 3000 le nombre de personnes massées autour du bassin d'embarquement, ce qui équivaut à plus de 25% de la population insulaire!
Les attitudes de la foule massée le long des quais oscillent entre grand silence, insultes, quolibets, en passant par les commentaires désobligeants, les gestes de provocation ou les menaces. Du côté des détenus, c'est plutôt le silence et la retenue qui l'emportent, la peur , la honte ou l'inquiétude d'un voyage sans retour. Bien que tout contact soit interdit lors de l'embarquement, les familles des réprouvés cherchent à apercevoir et saluer une dernière fois un fils, un frère, un mari...
Les spectateurs cherchent du regard les détenus "célèbres", vedettes des assises et personnalités médiatiques en partance pour le bagne.
- Les anarchistes Clément Duval (1887), Georges Etiévant (1898), Etienne Dieudonné et Jean de Boë (1913) transitent par Saint-Martin avant d'aller croupir sur les îles du Salut.
- C'est aussi le cas des "Apaches" Leca et Manda. Chefs de bandes et proxénètes de leur états, les deux hommes se disputent les faveurs de "Casques d'Or" (Amélie Hélie) dans le Paris de la Belle Époque. En 1902, le premier (matricule 32 663) est relégué sur l'île du Diable, quand son rival (matricule 32 776) est conduit sur l'île Royale.
- Injustement condamné « à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée» à l'issue d'une parodie de procès, le capitaine Dreyfus est interné à Saint-Martin-de-Ré pendant 36 jours. Le 21 février 1895, il embarque sur le Ville-de-Saint-Nazaire à destination de l'île Royale.
- Condamné pour un meurtre qu'il a toujours nié, Guillaume Seznec passe lui aussi par Saint-Martin avant d'être déporté en Guyane en 1927.
Deux ans plus tard, c'est au tour du porcelainier limougeaud Charles Barataud, dépeint comme un "bourgeois dépravé", d'être condamné aux travaux forcés à perpétuité pour le meurtre de son amant et d'un chauffeur de taxi.
Célèbres ou anonymes, les bannis sont conduits sur le quai d'embarquement. Là, de petits bateaux à vapeurs (le Fouras, le Coligny) ou de simples chalands conduisent les forçats sur un "gros "navire-prison" amarré au large, celui-là même qui les mènera en Guyane.
Dans les premiers temps, des vaisseaux de la Marine assurent la traversée. A partir de 1891, l’État passe contrat avec la Compagnie nantaise de navigation à vapeur, adjudicataire du transport des bagnards, à la suite d'un appel d'offre lancé par le ministère de la Marine et des Colonies. Dès lors la Compagnie affecte aux transports des forçats des navires réaménagés: le Ville de Saint-Nazaire, puis de 1900 à 1915 le Loire, enfin le La Martinière de 1922 à 1938. (3) Long de 120 mètres, large de 16, doté d'un tirant d'eau de 10 m, ce dernier peut accueillir jusqu'à 673 forçats. "Les cales (...) sont réparties en quatre entreponts appelés aussi bagnes. Chaque bagne est divisé en deux compartiments pouvant accueillir entre 62 et 110 forçats." (source D: p 39) Les captifs dorment sur des hamacs relevés tous les matins et n'ont droit qu'à une promenade quotidienne d'une demi-heure sur le pont, par groupes et sous haute surveillance.
En cas de rixes ou de mutinerie générale, le capitaine dispose de plusieurs moyens de répression. Il peut condamner les réclusionnaires à la barre de justice en fond de cale ou à l'interdiction de promenade, à moins qu'il n'actionne
un jet de vapeur brûlante en direction des condamnés. [ce qui ne semble
s'être produit qu'en de très rares occasions, mais suffisamment
marquantes pour que le souvenir en imprègne plusieurs générations de
bagnards]
Outre le mal de mer, les passagers souffrent de la chaleur, en particulier lors de l'arrivée sous les Tropiques. "On arrive. Il fait une chaleur épouvantable car on a fermé les hublots. A travers eux, on voit la brousse. On est donc dans le Maroni. L'eau est boueuse. Cette forêt vierge est impressionnante. (...) Trois coups de sirène et des bruits d'hélice nous apprennent qu'on arrive, puis tout bruit de machine s'arrête. On entendrait voler une mouche", se souvient Henri Charrière dans son célèbre "Papillon".
Au total, sur l'ensemble de la période, ce sont plusieurs dizaines de milliers d'individus (70 000?) qui transitèrent par la citadelle-prison de Saint-Martin. La très forte médiatisation des départs de forçats pour les colonies pénitentiaires, la production massive de cartes postales ont contribué à l'assimilation abusive de Saint-Martin au bagne. Pourtant sur l'île de Ré, seuls deux toponymes rappellent le souvenir des convois de futurs bagnards: le célèbre glacier installé sur le port de Saint-Martin se nomme La Martinière, le chemin menant de la citadelle au port est l'"allée de la Guyane". La mémoire de la route du bagne est néanmoins entretenu à saint-Martin par le musée Cognacq dont une des salles retrace l'itinéraire des condamnés et présente les objets dits de la "débrouille" réalisés par les forçats. (source I: p90)
Aujourd’hui, la citadelle renferme la plus grande maison centrale de France pouvant accueillir 485 détenus. Avec 285 employés, elle est aussi le premier employeur de l'île de Ré. La prison accueille des détenus condamnés à de longues peines.
Le dernier départ pour le bagne intervient en 1938 en vertu d'un décret-loi abolissant la transportation. Officiellement fermé en 1946, le bagne et ses occupants n'en continuent pas moins de charrier un riche imaginaire construit sur plusieurs siècles par les récits d'anciens forçats ou évadés (3), les reportages poignants des journalistes (4) ou les figures de bagnards imaginées par les écrivains. (5)
Le bagne donne également naissance à des chansons (6), crées par les forçats eux-mêmes (le célèbre chant de l'Orapu) ou jaillies de la plume des poètes à l'instar du titre ici retenu.
Nous sommes en 1960. Le poète Pierre Seghers apporte à Léo Ferré un texte intitulé "Zut à Vauban". (7) Le parolier prend quelques libertés avec la réalité, reprenant à son compte un imaginaire collectif erroné. "Serré dans l'île de Ré", le bagnard a "chaîne et boulet".
Le thème de la chanson est classique. Condamné pour rien, le bagnard a tout perdu: la liberté, l'espoir et surtout la femme aimée qu'il ne reverra plus que dans ses songes. C’est un aller sans retour et le condamné sait qu'il ne sortira de sa geôle que "les pieds devant", dans "un p´tit corbillard tout noir". Dans ces conditions, on comprend mieux la haine qu'il porte à l'architecte des lieux. Ferré décide d'ailleurs de remplacer le "Zut" initial par "Merde", s'attirant du même coup une interdiction d'antenne.
Bagnard, je suis, chaîne et boulet / Tout ça pour rien, / Ils m´ont serré dans l´îl´ de Ré / C´est pour mon bien / On y voit passer les nuages / Qui vont crevant / Moi j´vois s´faner la fleur de l´âge / Merde à Vauban
Bagnard, ici les demoiselles / Dans l´îl´ de Ré / S´approch´nt pour voir rogner nos ailes / Dans l´îl´ de Ré / Ah! Que jamais ne vienne celle / Que j´aimais tant / Pour elle j´ai manqué la belle / Merde à Vauban
Bagnard, la belle elle est là-haut / Dans le ciel gris / Ell´ s´en va derrière les barreaux /Jusqu´à Paris/ Moi j´suis au mitard avec elle / Tout en rêvant / A mon amour qu´est la plus belle / Merde à Vauban
Bagnard, le temps qui tant s´allonge / Dans l´îl´ de Ré / Avec ses poux le temps te ronge / Dans l´îl´ de Ré / Où sont ses yeux où est sa bouche / Avec le vent / On dirait parfois que j´les touche / Merde à Vauban
C´est un p´tit corbillard tout noir / Etroit et vieux / Qui m´sortira d´ici un soir / Et ce s´ra mieux / Je reverrai la route blanche / Les pieds devant / Mais je chant´rai d´en d´ssous mes planch´s / Merde à Vauban
Notes:
1. Jusqu'en 1748, les condamnés aux travaux forcés en France purgent leur peine sur les galères du roi. Avec la dissolution de ces dernières, les condamnés cessent de ramer, mais pas de souffrir puisque des bagnes sont ouverts dans les principales villes-arsenal: Toulon, Brest, Rochefort. Les condamnés doivent y construire les bateaux de la marine royale, puis républicaine et impériale. L'essor de la marine à vapeur, l'industrialisation des chantiers navals rendent bientôt totalement inutile ce travail forcé, entraînant la fermeture des bagnes portuaires.
Dans le même temps, de nouveaux établissements pénitentiaires s’ouvrent outre-mer avec l’idée saugrenue que ces installations pourront servir au peuplement et à la mise en valeur de ces nouvelles terres françaises. Le bagne de l’Algérie accueille par exemple plus de 9000 républicains opposés au coup d’état de Louis Napoléon Bonaparte en 1851. Puis, la loi dite de "déportation" adoptée en 1854 institue le transfert des condamnés aux travaux forcés vers les colonies pénitentiaires de Guyane et de Nouvelle Calédonie.
2. A une seule "transportation" près, les "déportations" sont suspendues au cours de la Grande Guerre pour ne reprendre qu'en 1922. Comme le Loire a été torpillé au cours de la guerre, l’État cède à la Compagnie nantaise le vapeur allemand Duala acquis par la France au titre des dommages de guerre. Rebaptisé La Martinière, il assure désormais la liaison avec la Guyane, une ou deux fois par an.
3. - Condamné à tort aux travaux forcés, l'anarchiste Eugène Dieudonné parvient à s'évader. Gracié avec l'aide d'Albert Londres, il écrit alors "La vie des forçats".
- Henri Charrière se fait la belle en 1944. 29 ans plus tard il publie "Papillon", un best-seller rapidement adapté au cinéma (avec Dustin Hoffman et Steve Mac Queen). Prenant de grandes libertés avec la réalité, l'ancien proxénète se donne le beau rôle, endossant les habits d'Arsène Lupin.
4. Le reportage à la fois terrible et pittoresque qu'Albert Londres consacre au bagne pour le Petit Parisien, ébranle l'opinion publique sur la réalité du bagne colonial.
5. Dans les Misérables, Jean Valjean est condamné à 19 ans de bagne pour un pain volé. Balzac donne vie à Vautrin, l'ancien bagnard révolté contre la société de son temps. Le héros des Mystères de Paris fait lui la rencontre de Chourineur. Enfin, Gaston Leroux imagine le personnage de Chéri-Bibi en 1913.
6. Petit tour d'horizon (n'hésitez pas à compléter en commentaires):
-"Cayenne": un vieux morceau à l'origine obscur chanté par les bagnards interprété notamment par Parabellum (article sur "les enfants de Cayenne").
- Après son reportage en Guyane, Albert Londres écrit « La Belle ». Le titre sera chanté et enregistré en 1929 par Lucienne Boyer sur une musique de J.Lenoir, puis dans une version rock par Parabellum. "La Loire a quitté la Pallice / maintenant tout est bien fini".
- "Le transporté" illustre les souffrances endurées par les bagnards, dans un mode fataliste.
- La comédie musicale "Irma la douce" créée au Théâtre Gramont en 1956 met en scène le monde interlope des proxénètes et des "filles soumises" de Pigalle.
- L'amusante interprétation de "la chanson des forçats" par Fernandel et Charpin.
- "chanson du forçat" Pour la Bande originale d'un feuilleton de 1967 retraçant la vie de Eugène-François Vidocq, ancien forçat devenu policier, Michel Colombier fait appel à Serge Gainsbourg.
- En 1995, le groupe breton Tri Yann publie "Portrait", un album retraçant en six morceaux la vie de Guillaume Seznec (matricile 49 302) dont "l'adieu" et "le bagne". "Sept avril, quittant Saint-Martin, /Six cents nous sommes embarqués sur La Martinière, / Fers et cages pour fauves humains, /Dans trois semaines c’est la Guyane et l’oubli."
- Lointain descendant d'Alfred Dreyfus, Yves Duteil rend un hommage musical à son aïeul.
- Jacques Higelin: "Cayenne c'est fini"
7. Le chanteur réside dans un un fort situé sur l'îlot du Guesclin, entre Saint-Malo et Cancale, un lieu dont l'isolement n'est pas sans rappeler la citadelle rétaise.
Sources:
Source A. Michel Pierre: "Le temps des bagnes", Tallandier, 2017.
Source B. Michel Pierre: "Le dernier exil. Histoire des bagnes et des forçats", Découvertes, n°71, Gallimard, 1989.
Source C. Mickaël AUGERON, Jacques BOUCARD et Pascal EVEN, Histoire de l’île de Ré, des origines à nos jours, Paris, Le Croît Vif / GER, 2016, 732 p.
Source D. Catalogue de l'exposition "Itinéraire d'une Utopie", Musée Ernest Cognacq , Saint-Martin-de-Ré, septembre 2006.
Source E. "Saint-Martin-de-Ré, place forte insulaire", Collection les patrimoines, 2015.
Source F. "Saint-Martin de Ré antichambre du bagne" in L'Actualité Poitou-Charentes n°41.
Source G. Jean-Lucien Sanchez: ""Les convois de forçats en direction des bagnes coloniaux : l'exemple du Martinière", Fureur et cruauté des capitaines en mer, sous la direction de P. Prétou (Presses Universitaires de Rennes, pp. 236-251).
Source H. Michel Pierre: "Adieu Cayenne ou l'imaginaire du bagne", Criminocorpus.
Source I. "Le temps du bagne", les collections de l'histoire n°64, juillet-septembre 2014.
Liens:
- Histoire pénitentiaire et justice militaire: "Saint-Martin-de-Ré: l'embarquement des récidivistes en partance pour l'île des Pins".
- Vacarme: "Le grand secret de l'île de Ré".
- Criminocorpus: "Entre lieu touristique et prison: la maison centrale de Saint-Martin-de-Ré en Charente-Maritime".
Culturebox: "Quand Saint-Martin-De-Ré était l'antichambre du bagne".
- "Le bagne de Guyane" par Jean-Lucien Sanchez (la Marche de l'histoire).
- Le musée Cognacq à Saint-Martin-de-Ré.
- Chansons du bagne.
- Alexandre Jacob, l'honnête cambrioleur: "Le zoo de Ré". Delpech (Jean-Marc), Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur – Jacoblog [En ligne], blog créé le 7 avril 2008.
- "Le rouge et le blanc: les peintres du bagne"
En 1626, une citadelle est édifiée à Saint-Martin-de-Ré. Malgré la mise en place de ce système défensif, une force expéditionnaire anglaise débarque sur l'île contraignant les troupes françaises à se réfugier in extremis dans la citadelle. Elles y subissent trois mois de siège avant d'être secourues par des renforts envoyées par Richelieu. En parallèle, le cardinal décide d'attaquer La Rochelle. Après un long siège, la ville capitule en octobre 1628. Dès lors, Louis XIII et son ministre entendent mettre un terme à la puissance militaire huguenote. Redoutant un nouveau débarquement suivi du retranchement d'un éventuel adversaire, le roi de France ordonne la destruction de toutes les fortifications de l'île de Ré.
* Une place forte insulaire.
Soucieux de développer une politique maritime ambitieuse, Louis XIV décide en 1666 d'installer un arsenal à Rochefort, en bordure de Charente. Au cours de la guerre de Hollande (1672-1679), le roi-soleil organise la défense de l'arsenal dont il redoute qu'il ne tombe entre les mains de l'ennemi néerlandais. Compte tenu de cette menace, l'île de Ré s'impose de nouveau comme un maillon essentiel dans le dispositif défensif royal. Envoyé par Colbert en tournée d'inspection sur les côtes d'Aunis durant l'hiver 1673-1674, Vauban doit fortifier l'île de Ré au plus vite. Le commissaire général des fortifications ordonne alors la construction d'ouvrages de protection: les trois redoutes des Portes, de Sablanceaux et du Martray, ainsi que le renforcement du port de La Prée.
En 1681, Vauban propose de faire de Saint-Martin-de-Ré le centre névralgique de la Défense de l'île. Une enceinte enserre le bourg qui devient dès lors un vaste réduit empêchant une occupation totale de l'île et un refuge potentiel pour toute la population de l'île en cas d'attaque (16 000 personnes et leur bétail).
Saint-Martin-de-Ré. (photo: jujubloblo) |
En plus de ces solides protections, les lieux se révèlent particulièrement adaptés au confinement puisque l'espace insulaire constitue un puissant obstacle aux évasions. Aussi, Saint-Martin acquiert-elle très tôt une vocation de pénitencier, jamais remise en cause depuis. En 1688, Louis XIV y fait incarcérer le pape Innocent XI qu'il accuse d'être janséniste. Quatre vingts ans plus tard, à la demande de son père, le jeune Mirabeau y est emprisonné pour manquement à la discipline militaire. Aux lendemains de la Révolution, ce sont plus de mille prêtres réfractaires qui croupissent dans la citadelle surpeuplée. De 1871 à 1873, quatre cents Communards (dont Henri Rochefort) ayant échappé au peloton d’exécution, mais pas à la répression judiciaire, y sont internés avant leur déportation en Nouvelle Calédonie.
Aussi, lorsque les bagnes portuaires de Rochefort (1854), Brest (1858) et Toulon (1873) ferment leurs portes, la citadelle de Saint-Martin-de-Ré devient assez logiquement le port d'embarquement pour les bagnes de Guyane et de Nouvelle Calédonie. (1)
Wiki C. |
Jusqu'en 1938 la citadelle devient donc le "centre de concentration et d'embarquement des condamnés aux travaux forcés". Mis à disposition du ministère de l'Intérieur en 1873, les puissantes fortifications de Vauban garantissent contre les risques de fuite et font de la citadelle l'endroit idéal pour mettre en œuvre la nouvelle politique pénitentiaire définie dès 1852 par Napoléon III. Dès lors, le pénitencier rétais sert d'interface entre la métropole et les bagnes coloniaux, de sas de sortie à tous ceux dont la France cherche à se débarrasser. "Aux criminels de droit commun condamnés aux travaux forcés pour meurtre, vol à main armée ou haute trahison (les "forçats") s'ajoutent, à partir de 1885, les multirécidivistes condamnés à l'exil pour des délits ben souvent mineurs ("les relégués")." (cf: Mickaël Augeron p 345) Les déportés politiques se retrouvent mêlés aux droits communs, les criminels endurcis aux petits délinquants. Frappé par l'extrême diversité du microcosme carcéral, Alexandre Jacob, "l'honnête cambrioleur", qualifie le dépôt de Saint-Martin "d'établissement zoologique".
Embarquement des forçats pour l'île de Ré. (Wiki C) |
Après le verdict et un séjour variable en maison centrale, les futurs bagnards sont extraits de leurs geôles avant d'être conduits en wagon cellulaires jusqu'à la gare de La Rochelle. Arrivés à destinations, ils se rendent à pieds à la maison d'arrêt de la ville où ils passent la nuit. Le lendemain, un petit vapeur (le Coligny ou l'Express) les attend au port pour les conduire au pénitencier de Saint-Martin-de-Ré. Sous l’œil des badauds, les forçats prennent place au milieu des marchandises et du bétail. A partir de 1933, des fourgons ou voitures cellulaires amènent les prisonniers directement au port de la Pallice, d'où ils embarquent aussitôt en direction de la citadelle et de ses nombreuses cellules. La traversée, qui dure une heure et demie, marque un premier arrachement: le forçat quitte le continent pour une première île.
Le capitaine de gendarmerie Pyguillem, en garnison à Saint-Martin en 1935, fait le récit de ce premier exil: "Fripés, mal rasés, revêtus à présent de leur hardes personnelles plus ou moins bien réparées, ils offrent à l’œil qui veut les observer les expressions les plus diverses: les uns gouaillent, d'autres, impassibles, semblent de pierre. Certains ferment les yeux ou se voilent le visage de leurs mains, mais presque tous, quand le bateau s'ébranle, ont un furtif regard vers la terre qu'ils quittent.
Mal éduqués, tarés, dégénérés, anormaux, oui, sans doute; mais des hommes quand même et qui se rendent compte à cette minute que le châtiment ne s'évite pas. En moins d'une heure, les deux vapeurs, complètement chargés, ont quitté le port et gagné la passe; puis ils longent les côtes de l'Ile de Ré et touchent enfin Saint-Martin, première étape vers l'expiation." (source D: p26)
Portail du pénitencier de Saint-Martin By Celeda [CC BY-SA 4.0], from Wiki C. |
Charles Péan, officier de l'Armée du Salut, revient sur les conditions d'accès à la citadelle:"On y accède par un pont-levis sous un porche monumental, aux effigies du Roi Soleil et, pour ce faire, il faut montrer patte blanche à une sentinelle noire ! [les tirailleurs sénégalais]
Passé le corps de garde, on se trouve dans une vaste cour entourée de bureaux, magasins, entrepôts, etc. de l’administration pénitentiaire. Plus loin, une seconde cour, entourée de
bâtiments importants, séparée de la première par de hauts murs et un chemin de
ronde. C’est le bagne. On y entre par deux portes et une grille."
Si le dépôt de Saint-Martin n'est pas le bagne en tant que tel, il en est toutefois l'antichambre. Le détenu devient matricule. Alexandre Jacob, "l'honnête cambrioleur" devient par exemple le transporté n°34 777.
Astreint à une fouille sévère, le détenu doit se soumettre à la discipline de fer, au travail abrutissant dans les ateliers, aux trente minutes de promenade quotidiennes faites au pas cadencé dans la cour, toujours dans le silence absolu. Comme le courrier, les visites, uniquement possibles les jeudis et dimanches, sont extrêmement réglementées.
En moyenne, les condamnés passent entre une semaines et trois mois au dépôt de Saint-Martin où ils doivent être théoriquement préparés aux travaux coloniaux. Dans les faits, ils s'occupent tant bien que mal à des besognes débilitantes. Quelques jours avant le grand départ, les forçats entrent dans la "période d'expectative", un régime spécial au cours duquel les condamnés sont mis au repos, les ateliers fermés, le temps des promenades allongé, la nourriture améliorée. Une commission donne alors un avis sur l'aptitude des futurs bagnards aux travaux coloniaux et se prononce sur leur état de santé. Les autorités du dépôt, qui cherchent à se débarrasser des forçats, déclarent généralement tout le monde apte au voyage. Le journaliste Alexis Danan dénonce ce simulacre d'examen transformant les convois "en cour des miracles flottantes. (...) Est déclaré transportable tout ce qui la veille de l'embarquement se tenait à peu près droit sur ses jambes." Dans ces conditions, infirmes, paralytiques, tuberculeux embarquent aussi pour "la terre de la grande punition". (cf: Michel Pierre)
Deux fois par an en moyenne, généralement au début de l'été et de l'hiver, la métropole fournit aux bagnes de Guyane un contingent de 500 à 600 condamnés. Cet apport permet de maintenir l'effectif total du bagne à 4500 - 5000 individus. Compte tenu de la très forte mortalité, "un convoi mange l'autre", constate Alexis Danan.
Réveillés à 4 heures du matin le jour du grand départ, les forçats reçoivent un paquetage toujours composé des mêmes éléments en vertu d'un règlement édicté en 1855: trois pantalons "de fatigue" (pour les travaux), 2 chemises de laine, 3 de coton, une brosse à laver, un peigne, un sac de toile, une paire de soulier et deux paires de sabots. Vers 6 heures du matin, les gardiens regroupent les condamnés dans la cour du dépôt. Des tirailleurs sénégalais et des gendarmes escortent le convoi de la citadelle jusqu'au port. Jusqu'en 1910, l'embarquement a lieu au petit port de la citadelle avant d'être transféré ensuite au port de saint-Martin pour des raisons logistiques.
Le cortège mobilise des centaines d'individus, dans une mise en scène pédagogique. Les autorités préconisent la retenue: interdiction est faite aux Martinais de sortir le jour de l'embarquement, tandis que portes et fenêtres du rez-de-chaussée des maisons longeant les quais doivent rester closes, sous peine d'une amende. En dépit de ces précautions, les autorités peinent souvent à endiguer le flot des curieux venus pour l'occasion. Chaque convoi attire en effet à Saint-Martin de nombreux badauds informés par la presse de l'imminence d'un départ. C'est un véritable spectacle dont les photographes se délectent, tant pour nourrir les pages d'une presse avide de faits divers que pour immortaliser des scènes ... revendues ensuite sous forme de cartes postales! Dans les années 1930, les départs font le bonheur des trois hôtels, et des deux cafés du port dont les chiffres d'affaires explosent les jours d'embarquement. Lors de la "transportation" de septembre 1935, on estime à 2000 ou 3000 le nombre de personnes massées autour du bassin d'embarquement, ce qui équivaut à plus de 25% de la population insulaire!
Les attitudes de la foule massée le long des quais oscillent entre grand silence, insultes, quolibets, en passant par les commentaires désobligeants, les gestes de provocation ou les menaces. Du côté des détenus, c'est plutôt le silence et la retenue qui l'emportent, la peur , la honte ou l'inquiétude d'un voyage sans retour. Bien que tout contact soit interdit lors de l'embarquement, les familles des réprouvés cherchent à apercevoir et saluer une dernière fois un fils, un frère, un mari...
Le port de la citadelle. (photo perso) |
Les spectateurs cherchent du regard les détenus "célèbres", vedettes des assises et personnalités médiatiques en partance pour le bagne.
- Les anarchistes Clément Duval (1887), Georges Etiévant (1898), Etienne Dieudonné et Jean de Boë (1913) transitent par Saint-Martin avant d'aller croupir sur les îles du Salut.
- C'est aussi le cas des "Apaches" Leca et Manda. Chefs de bandes et proxénètes de leur états, les deux hommes se disputent les faveurs de "Casques d'Or" (Amélie Hélie) dans le Paris de la Belle Époque. En 1902, le premier (matricule 32 663) est relégué sur l'île du Diable, quand son rival (matricule 32 776) est conduit sur l'île Royale.
- Injustement condamné « à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée» à l'issue d'une parodie de procès, le capitaine Dreyfus est interné à Saint-Martin-de-Ré pendant 36 jours. Le 21 février 1895, il embarque sur le Ville-de-Saint-Nazaire à destination de l'île Royale.
- Condamné pour un meurtre qu'il a toujours nié, Guillaume Seznec passe lui aussi par Saint-Martin avant d'être déporté en Guyane en 1927.
Deux ans plus tard, c'est au tour du porcelainier limougeaud Charles Barataud, dépeint comme un "bourgeois dépravé", d'être condamné aux travaux forcés à perpétuité pour le meurtre de son amant et d'un chauffeur de taxi.
Célèbres ou anonymes, les bannis sont conduits sur le quai d'embarquement. Là, de petits bateaux à vapeurs (le Fouras, le Coligny) ou de simples chalands conduisent les forçats sur un "gros "navire-prison" amarré au large, celui-là même qui les mènera en Guyane.
Dans les premiers temps, des vaisseaux de la Marine assurent la traversée. A partir de 1891, l’État passe contrat avec la Compagnie nantaise de navigation à vapeur, adjudicataire du transport des bagnards, à la suite d'un appel d'offre lancé par le ministère de la Marine et des Colonies. Dès lors la Compagnie affecte aux transports des forçats des navires réaménagés: le Ville de Saint-Nazaire, puis de 1900 à 1915 le Loire, enfin le La Martinière de 1922 à 1938. (3) Long de 120 mètres, large de 16, doté d'un tirant d'eau de 10 m, ce dernier peut accueillir jusqu'à 673 forçats. "Les cales (...) sont réparties en quatre entreponts appelés aussi bagnes. Chaque bagne est divisé en deux compartiments pouvant accueillir entre 62 et 110 forçats." (source D: p 39) Les captifs dorment sur des hamacs relevés tous les matins et n'ont droit qu'à une promenade quotidienne d'une demi-heure sur le pont, par groupes et sous haute surveillance.
Porte de la citadelle (aujourd'hui de la prison) de Saint-Martin-de-Ré. (photo perso) |
Outre le mal de mer, les passagers souffrent de la chaleur, en particulier lors de l'arrivée sous les Tropiques. "On arrive. Il fait une chaleur épouvantable car on a fermé les hublots. A travers eux, on voit la brousse. On est donc dans le Maroni. L'eau est boueuse. Cette forêt vierge est impressionnante. (...) Trois coups de sirène et des bruits d'hélice nous apprennent qu'on arrive, puis tout bruit de machine s'arrête. On entendrait voler une mouche", se souvient Henri Charrière dans son célèbre "Papillon".
Au total, sur l'ensemble de la période, ce sont plusieurs dizaines de milliers d'individus (70 000?) qui transitèrent par la citadelle-prison de Saint-Martin. La très forte médiatisation des départs de forçats pour les colonies pénitentiaires, la production massive de cartes postales ont contribué à l'assimilation abusive de Saint-Martin au bagne. Pourtant sur l'île de Ré, seuls deux toponymes rappellent le souvenir des convois de futurs bagnards: le célèbre glacier installé sur le port de Saint-Martin se nomme La Martinière, le chemin menant de la citadelle au port est l'"allée de la Guyane". La mémoire de la route du bagne est néanmoins entretenu à saint-Martin par le musée Cognacq dont une des salles retrace l'itinéraire des condamnés et présente les objets dits de la "débrouille" réalisés par les forçats. (source I: p90)
Aujourd’hui, la citadelle renferme la plus grande maison centrale de France pouvant accueillir 485 détenus. Avec 285 employés, elle est aussi le premier employeur de l'île de Ré. La prison accueille des détenus condamnés à de longues peines.
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Le dernier départ pour le bagne intervient en 1938 en vertu d'un décret-loi abolissant la transportation. Officiellement fermé en 1946, le bagne et ses occupants n'en continuent pas moins de charrier un riche imaginaire construit sur plusieurs siècles par les récits d'anciens forçats ou évadés (3), les reportages poignants des journalistes (4) ou les figures de bagnards imaginées par les écrivains. (5)
Le bagne donne également naissance à des chansons (6), crées par les forçats eux-mêmes (le célèbre chant de l'Orapu) ou jaillies de la plume des poètes à l'instar du titre ici retenu.
Nous sommes en 1960. Le poète Pierre Seghers apporte à Léo Ferré un texte intitulé "Zut à Vauban". (7) Le parolier prend quelques libertés avec la réalité, reprenant à son compte un imaginaire collectif erroné. "Serré dans l'île de Ré", le bagnard a "chaîne et boulet".
Le thème de la chanson est classique. Condamné pour rien, le bagnard a tout perdu: la liberté, l'espoir et surtout la femme aimée qu'il ne reverra plus que dans ses songes. C’est un aller sans retour et le condamné sait qu'il ne sortira de sa geôle que "les pieds devant", dans "un p´tit corbillard tout noir". Dans ces conditions, on comprend mieux la haine qu'il porte à l'architecte des lieux. Ferré décide d'ailleurs de remplacer le "Zut" initial par "Merde", s'attirant du même coup une interdiction d'antenne.
"Merde à Vauban"
chanson de Pierre Seghers interprétée par Léo Ferré.
Bagnard, au bagne de Vauban / Dans l´îl´ de Ré / J´mang´ du pain noir et des murs blancs / Dans l´îl´ de Ré / A la vill´ m´attend ma mignonn´ / Mais dans vingt ans / Pour ell´ je n´serai plus personn´/ Merde à Vauban Bagnard, je suis, chaîne et boulet / Tout ça pour rien, / Ils m´ont serré dans l´îl´ de Ré / C´est pour mon bien / On y voit passer les nuages / Qui vont crevant / Moi j´vois s´faner la fleur de l´âge / Merde à Vauban
Bagnard, ici les demoiselles / Dans l´îl´ de Ré / S´approch´nt pour voir rogner nos ailes / Dans l´îl´ de Ré / Ah! Que jamais ne vienne celle / Que j´aimais tant / Pour elle j´ai manqué la belle / Merde à Vauban
Bagnard, la belle elle est là-haut / Dans le ciel gris / Ell´ s´en va derrière les barreaux /Jusqu´à Paris/ Moi j´suis au mitard avec elle / Tout en rêvant / A mon amour qu´est la plus belle / Merde à Vauban
Bagnard, le temps qui tant s´allonge / Dans l´îl´ de Ré / Avec ses poux le temps te ronge / Dans l´îl´ de Ré / Où sont ses yeux où est sa bouche / Avec le vent / On dirait parfois que j´les touche / Merde à Vauban
C´est un p´tit corbillard tout noir / Etroit et vieux / Qui m´sortira d´ici un soir / Et ce s´ra mieux / Je reverrai la route blanche / Les pieds devant / Mais je chant´rai d´en d´ssous mes planch´s / Merde à Vauban
Wiki C |
1. Jusqu'en 1748, les condamnés aux travaux forcés en France purgent leur peine sur les galères du roi. Avec la dissolution de ces dernières, les condamnés cessent de ramer, mais pas de souffrir puisque des bagnes sont ouverts dans les principales villes-arsenal: Toulon, Brest, Rochefort. Les condamnés doivent y construire les bateaux de la marine royale, puis républicaine et impériale. L'essor de la marine à vapeur, l'industrialisation des chantiers navals rendent bientôt totalement inutile ce travail forcé, entraînant la fermeture des bagnes portuaires.
Dans le même temps, de nouveaux établissements pénitentiaires s’ouvrent outre-mer avec l’idée saugrenue que ces installations pourront servir au peuplement et à la mise en valeur de ces nouvelles terres françaises. Le bagne de l’Algérie accueille par exemple plus de 9000 républicains opposés au coup d’état de Louis Napoléon Bonaparte en 1851. Puis, la loi dite de "déportation" adoptée en 1854 institue le transfert des condamnés aux travaux forcés vers les colonies pénitentiaires de Guyane et de Nouvelle Calédonie.
2. A une seule "transportation" près, les "déportations" sont suspendues au cours de la Grande Guerre pour ne reprendre qu'en 1922. Comme le Loire a été torpillé au cours de la guerre, l’État cède à la Compagnie nantaise le vapeur allemand Duala acquis par la France au titre des dommages de guerre. Rebaptisé La Martinière, il assure désormais la liaison avec la Guyane, une ou deux fois par an.
3. - Condamné à tort aux travaux forcés, l'anarchiste Eugène Dieudonné parvient à s'évader. Gracié avec l'aide d'Albert Londres, il écrit alors "La vie des forçats".
- Henri Charrière se fait la belle en 1944. 29 ans plus tard il publie "Papillon", un best-seller rapidement adapté au cinéma (avec Dustin Hoffman et Steve Mac Queen). Prenant de grandes libertés avec la réalité, l'ancien proxénète se donne le beau rôle, endossant les habits d'Arsène Lupin.
4. Le reportage à la fois terrible et pittoresque qu'Albert Londres consacre au bagne pour le Petit Parisien, ébranle l'opinion publique sur la réalité du bagne colonial.
5. Dans les Misérables, Jean Valjean est condamné à 19 ans de bagne pour un pain volé. Balzac donne vie à Vautrin, l'ancien bagnard révolté contre la société de son temps. Le héros des Mystères de Paris fait lui la rencontre de Chourineur. Enfin, Gaston Leroux imagine le personnage de Chéri-Bibi en 1913.
6. Petit tour d'horizon (n'hésitez pas à compléter en commentaires):
-"Cayenne": un vieux morceau à l'origine obscur chanté par les bagnards interprété notamment par Parabellum (article sur "les enfants de Cayenne").
- Après son reportage en Guyane, Albert Londres écrit « La Belle ». Le titre sera chanté et enregistré en 1929 par Lucienne Boyer sur une musique de J.Lenoir, puis dans une version rock par Parabellum. "La Loire a quitté la Pallice / maintenant tout est bien fini".
- "Le transporté" illustre les souffrances endurées par les bagnards, dans un mode fataliste.
- La comédie musicale "Irma la douce" créée au Théâtre Gramont en 1956 met en scène le monde interlope des proxénètes et des "filles soumises" de Pigalle.
- L'amusante interprétation de "la chanson des forçats" par Fernandel et Charpin.
- "chanson du forçat" Pour la Bande originale d'un feuilleton de 1967 retraçant la vie de Eugène-François Vidocq, ancien forçat devenu policier, Michel Colombier fait appel à Serge Gainsbourg.
- En 1995, le groupe breton Tri Yann publie "Portrait", un album retraçant en six morceaux la vie de Guillaume Seznec (matricile 49 302) dont "l'adieu" et "le bagne". "Sept avril, quittant Saint-Martin, /Six cents nous sommes embarqués sur La Martinière, / Fers et cages pour fauves humains, /Dans trois semaines c’est la Guyane et l’oubli."
- Lointain descendant d'Alfred Dreyfus, Yves Duteil rend un hommage musical à son aïeul.
- Jacques Higelin: "Cayenne c'est fini"
7. Le chanteur réside dans un un fort situé sur l'îlot du Guesclin, entre Saint-Malo et Cancale, un lieu dont l'isolement n'est pas sans rappeler la citadelle rétaise.
Sources:
Source A. Michel Pierre: "Le temps des bagnes", Tallandier, 2017.
Source B. Michel Pierre: "Le dernier exil. Histoire des bagnes et des forçats", Découvertes, n°71, Gallimard, 1989.
Source C. Mickaël AUGERON, Jacques BOUCARD et Pascal EVEN, Histoire de l’île de Ré, des origines à nos jours, Paris, Le Croît Vif / GER, 2016, 732 p.
Source D. Catalogue de l'exposition "Itinéraire d'une Utopie", Musée Ernest Cognacq , Saint-Martin-de-Ré, septembre 2006.
Source E. "Saint-Martin-de-Ré, place forte insulaire", Collection les patrimoines, 2015.
Source F. "Saint-Martin de Ré antichambre du bagne" in L'Actualité Poitou-Charentes n°41.
Source G. Jean-Lucien Sanchez: ""Les convois de forçats en direction des bagnes coloniaux : l'exemple du Martinière", Fureur et cruauté des capitaines en mer, sous la direction de P. Prétou (Presses Universitaires de Rennes, pp. 236-251).
Source H. Michel Pierre: "Adieu Cayenne ou l'imaginaire du bagne", Criminocorpus.
Source I. "Le temps du bagne", les collections de l'histoire n°64, juillet-septembre 2014.
Liens:
- Histoire pénitentiaire et justice militaire: "Saint-Martin-de-Ré: l'embarquement des récidivistes en partance pour l'île des Pins".
- Vacarme: "Le grand secret de l'île de Ré".
- Criminocorpus: "Entre lieu touristique et prison: la maison centrale de Saint-Martin-de-Ré en Charente-Maritime".
Culturebox: "Quand Saint-Martin-De-Ré était l'antichambre du bagne".
- "Le bagne de Guyane" par Jean-Lucien Sanchez (la Marche de l'histoire).
- Le musée Cognacq à Saint-Martin-de-Ré.
- Chansons du bagne.
- Alexandre Jacob, l'honnête cambrioleur: "Le zoo de Ré". Delpech (Jean-Marc), Alexandre Jacob, l’honnête cambrioleur – Jacoblog [En ligne], blog créé le 7 avril 2008.
- "Le rouge et le blanc: les peintres du bagne"