Lors des élections nationales de 1979, le National Front et le British Movement subissent une déroute. La défaite incite alors les deux formations britanniques d'extrême-droite à changer de stratégie en se tournant vers la rue et les cultures populaires. La musique est particulièrement affectée par l'essor de la xénophobie, en particulier le mouvement skinhead qui connait alors de profondes transformations.
* Skinheads.
Dans le sillage du courant mod's, un premier mouvement skinhead émerge à la toute fin des années 1960. Ces premiers skins arborent des cheveux courts - mais pas intégralement rasés - des chemises immaculées, des pantalons tenus par des bretelles, enfin des "doc Marten's" impeccablement cirées. "Ce style ouvriériste marquait une appartenance revendiquée au monde du travail tout en voulant susciter, par son aspect soigné, une certaine forme de respect." (source D: Gildas Lescop)
"Dépositaires d'une partie de la culture des rude boys jamaïcains", ces skinheads vouent un amour sans borne aux musiques noires afro-américaines (rythm'n'blues, soul) ou caribéennes (ska, rocksteady, early-reggae), donnant naissance à des danses chaloupées. Traditionnellement hostiles aux autorités ou forces de l'ordre, les skinheads se rassemblent en groupes excentriques et métissés. Après quelques mois d'existence, le mouvement finit toutefois par péricliter. (1)
Une seconde génération de "skinheads" émerge une dizaine d'années plus tard, à la fin des seventies. Ces skins, dont les crânes sont désormais rasés à blanc, adoptent une panoplie vestimentaire inédite: t-shirt aux couleurs de l'Union jack, jean's délavé sur lequel viennent battre des bretelles pendant le long des jambes, enfin de hautes paires de « paraboots » coquées. Les "nouveaux" skinheads, qui affectionnent les sons bruts et directs du street punk ou de la musique oi!, prennent l'habitude de se percuter sur des pogos endiablés.
Britanniques, ouvriers et fiers de l'être comme leurs prédécesseurs, ces "nouveaux" skins ne partagent en revanche pas les goûts musicaux, esthétiques ou "politiques" de leurs prédécesseurs. Pour Gildas Lescop (source D), "la « révolte skinhead » exprimée par la oi ! restera alors moins une lutte de classe qu’une lutte de déclassés, une simple contestation, une crispation issue des angoisses et des réflexes de défense des rejetons d’une classe laborieuse en crise et désorientée assistant, sans pouvoir s’y résoudre, à l’effacement de leurs repères identitaires traditionnels."
Au grand dam de la plupart des groupes de oi!, l'emprise de l'extrême droite sur une partie de ce second mouvement skinhead se concrétise à partir de 1979. Défait électoralement, le National Front engage une intense campagne de séduction par l'intermédiaire de sa section de jeunesse qui investit stades de foot et salles de spectacle. Certains concerts de punk comme ceux de Sham 69 deviennent des démonstrations de force pour les skins d'extrême droite. En dépit de ces manifestations spectaculaires, les tentatives de récupération des groupes de street punk ou de oi! échouent. Le National Front appuie alors la création de groupes issues de ses propres réseaux tels Screwdriver dont les chansons véhiculent un message ouvertement raciste. En réponse aux concerts organisés par Rock Against Racism, les groupes "pro-NF" se produisent dans le cadre de festivals estampillés Rock Against Communism. En marge de ces rassemblements, le "paki bashing", l'agression des immigrés pakistanais, fait rage. Les déprédations des bandes de skins conduisent bientôt les grands médias à assimiler l'intégralité du mouvement skinhead et de la oi! aux groupuscules xénophobes.
* 2 Tone et revival ska.
Dans ces conditions, les skinheads "canal historique", consternés par l'infiltration de l'extrême-droite, n'ont que mépris pour ceux qu'ils nomment boneheads, "les têtes d'os". Pour Jerry Dammers, organiste et leader des Specials (2), une réaction s'impose. "Il s'agissait de déclencher la révolution. J'ai eu le sentiment qu'il fallait participer à la scène [skinhead] et la transformer, pour qu'elle ne soit pas associée à l'extrême-droite."
La riposte est d'abord musicale."En 1976, il y avait peu de musiciens noirs et blancs qui jouaient ensemble sur scène. Tout à coup, il y a eu les Specials", se souvient Red Saunders, l'homme à l'initiative de Rock against Racism. (cf: source A p 58)
Habillés de costumes cintrés à la mod, arborant les chapeaux pork pie des premiers chanteurs de ska jamaïcains, the Specials proposent une version britannique revigorante du ska jamaïcain. Dans leur sillage, plusieurs formations originaires des Midlands ou de l'east-end londonien telles The Beat (de Birmingham), The Selecter (Coventry) ou Madness participent au revival ska. Terriblement excitante, cette musique possède l'urgence du punk, tout en étant dansante (moonstomp).
"Les Specials (...) ont beau ne pas rater une occasion de mettre en exergue leur haine du racisme (et de Margaret Thatcher), leurs concerts dégénèrent souvent en émeute, en raison de la présence des membres du British National Party (...) et de francs-tireurs fascisants." (source C: P. Auclair p 2606) Lors d'un concert à la Brunel University, une bande de skinheads se met à hurler "sieg heil". Des membres du groupe se ruent alors dans la salle pour évincer les fauteurs de troubles. De retour sur scène, le groupe entonne Doesn't make it alright, une chanson antiraciste. De la sorte, les Specials se débarrassent des skins encombrants.
En 1978, après une tournée calamiteuse en première partie de Clash, Dammers décide de fonder son propre réseau de distribution de disques et de concerts qu'il nomme Two-Tone, pour bien signifier qu'il se réclame d'un mouvement aux origines mixtes. Pour logo, l'ancien étudiant en art imagine un damier blanc et noir accompagné d'un personnage hybride, fruit de la fusion entre un skinhead et un rude boy jamaïcain: Walt Jabsco. En juillet 1979, The Specials obtiennent un tube avec Gangsters, un titre calqué sur Al Capone de Prince Buster. Grâce à ce succès, le label 2 Tone peut signer Madness, the Beat, Bad Manners, Rico Rodriguez, the Selecter.
Produit par Elvis Costello, le premier album éponyme des Specials sort en octobre 1979. Les chansons reflètent parfaitement l'état d'esprit des habitants d'un pays gangréné par le racisme et d'une île au bord de l'explosion. A l'aube de la révolution conservatrice, les grandes villes anglaises connaissent de très fortes tensions sociales que Magaret Thatcher ne tardent pas à exploiter.
* Ghost town
Lorsqu'elle accède à la tête du gouvernement, le 4 mai 1979, Margaret Thatcher est déjà très expérimentée. A 54 ans, elle a déjà occupé des postes politiques importants. Ministre de l’Éducation de 1970 à 1974 dans le gouvernement d'Edward Heath, Thatcher a ensuite succédé à ce dernier à la tête du parti conservateur en 1975. La fermeté de son caractère lui vaut très tôt le surnom d'"Iron lady". Dès son entrée au 10 Downing Street, la "dame de fer" s'emploie à mettre en œuvre un programme en rupture avec le post war consensus. (3)
Au fil des concerts, Dammers observe avec effarement le délabrement complet de certains quartiers pauvres des grandes villes anglaises, à commencer par Coventry, sa ville d'origine. Dans cette ville martyre de la seconde guerre mondiale au tissu industriel déprimé, le chômage touche de très nombreux des habitants, en particulier l'importante population d'origine antillaise. "A Liverpool, tous les magasins étaient condamnés, tout fermait. On pouvait sentir la frustration et la colère du public... Il était évident que quelque chose allait très mal." (source A: Lynksey p64)
La grave récession que connait
le Royaume-Uni est aggravée par les conséquences des mesures
d'austérité adoptées par Thatcher. Pour cette dernière, les Anglais doivent abandonner leurs habitudes "d'assistés" et prendre leur destin en main. Dans son esprit, il s'agit de favoriser systématiquement l'initiative privée, la dérégulation, tout en réduisant la place occupée par l’État dans l'économie britannique comme y invitent les théoriciens de l'école de Chicago. Dans cette conception, "l’État minimal" doit prélever le moins d'impôts possible et réduire ses interventions à quelques domaines de première importance telles que la police ou la défense nationale. Dès son accession au pouvoir, Thatcher supprime toutes les mesures de contrôle des prix et des salaires, dérégulant les mouvements de capitaux et engageant une première vague de privatisation dans le domaine des transports. Les résultats de cette politique ne se font pas attendre. Le chômage concerne désormais deux millions huit
cent mille personnes, en particulier les jeunes.
En 1981, la situation des Specials n'est guère plus engageante que celle de l'Angleterre. Les musiciens surmenés cherchent à s'affranchir de la tutelle tyrannique de Dammers. La formation est au bord de l'implosion lorsqu'elle entre en studio pour l'enregistrement d'un 45 tours intitulé Ghost Town. Chant du cygne du groupe, le titre en constitue aussi le sommet. Dans un entretien accordé à Dorian Lynskey, Dammers revient sur la genèse du morceau: "'Ghost Town' parlait de mon état d'âme et de la séparation des Specials. Mais je ne voulais pas seulement écrire sur moi, alors j'ai essayé de relier la situation à celle du pays."
Dès l'introduction, les notes lugubres qui s'échappent d'une ligne d'orgue arabisante plongent l'auditeur dans une torpeur brumeuse empreinte de nostalgie. Le tempo, très ralenti, n'a plus rien à voir avec la frénésie des débuts du groupe. Le long solo plaintif du trombone de Rico Rodriguez accentue bientôt l'effet hypnotique de l'ensemble. Le premier couplet relate le quotidien sinistre d'une ville "où tous les clubs ont fermé", une ville plongée dans le silence depuis que "les groupes ne font plus de concerts" et que le travail disparaît. Dans la ville fantôme, le chômage affecte une jeunesse abandonnée, réduite à la violence par désœuvrement. Soudain, à l'évocation des "bons vieux jours où nous chantions et dansions", la cadence s'accélère, la chanson prend un nouveau départ.
"Comme tous les grands disques sur l'effondrement social, la chanson paraissait à la fois craindre la catastrophe et s'en délecter", souligne Dorian Lynskey. (source A: p65)
* "There's a riot goin on"
Dès sa sortie, le titre reçoit un accueil enthousiaste, sans doute parce qu'il compose la bande son idéale d'un pays dans lequel le climat social ne cesse d'empirer.
En avril 1981, à Brixton, la Metropolitan Police lance une gigantesque campagne de stop and search visant tout particulièrement la communauté antillaise. L'opération "Swamp 81" (4) aboutit à l'interpellation de plus de 900 personnes jugées suspectes. Les habitants du quartier sud de Londres se soulèvent alors contre ce qu'ils considèrent comme une provocation policière. L'affrontement dure une semaine, causant plus de 300 blessés, des destructions et des pillages.
En juillet 1981, une dizaine de villes anglaises sont la proie des flamme. Après une nouvelle explosion de violences à Brixton, la révolte gagne le quartier londonien de Southall, puis Toxteh à Liverpool, enfin les villes de Manchester, Leicester, Nottingham, Southampton, Birmingham, Sheffield, Coventry... la ville des Specials dont le morceau Ghost Town, par une sinistre coïncidence atteint alors la première place des Charts. "C'était effrayant. On annonçait la nouvelle à l'instant où ça se passait", constate Terry Hall. "Bien sûr, Ghost Town ne portait pas sur les émeutes. Mais son règne de trois semaines dans les charts ressemblait à l'accomplissement d'une prémonition: comme un fantôme, la chanson attendait en coulisses que les gens soient prêts à jouer ce qu'elle semblait prophétiser." (Source A: p66-67)
Pour tenter de mieux comprendre et prévenir de nouvelles flambées de violences, une enquête menée par Lord Scarman donne lieu à un rapport circonstancié (novembre 1981). L'auteur y pointe du doigt les préjugés raciaux et les stéréotypes partagés par de nombreux policiers. Pour y remédier, l'auteur suggère un nouveau mode de recrutement des officiers de police avec notamment la nécessité d'en recruter un plus grand nombre parmi les "minorités ethniques". Pour le juge britannique, il convient également de modifier de fond en comble la formation des jeunes recrues en les sensibilisant en particulier aux problèmes rencontrés par les Antillais en Angleterre. Pour Scarman, la raison profonde des violences trouve son origine dans le chômage, qui frappe particulièrement les jeunes Noirs. Les émeutes sont autant d'explosions de désespoir, de protestations contre des conditions de vie déplorables: habitat délabré, chômage, absence de perspectives professionnelles, discriminations... A ces difficultés économiques viennent s'ajouter les persécutions et bavures policières qui constituent autant de détonateurs aux explosions de violences.
Le rapport Scarman reste lettre morte. Au lendemain des émeutes, Thatcher affirme, péremptoire, que "le chômage n'a rien à voir avec les événements", "rien, non rien ne justifie ce qui s'est passé"? Loin de suivre les conseils de bon sens du juge, la cheffe du gouvernement privilégie au contraire le renforcement du domaine de la "loi et de l'ordre" (law and order). Au cours de son premier mandat (1979-1983), les forces de police bénéficient d'une modernisation de leur équipement et d'une augmentation substantielle (+33%) de leurs crédits de fonctionnement. Plutôt que d'encadrer de manière rigoureuse les actions des forces de l'ordre, le Police and Criminal Evidence Act de 1984 accorde un blanc seing aux policiers pour interpeller, fouiller ou encore perquisitionner.
1. Deux facteurs ont souvent été avancés pour expliquer le déclin de la culture skinhead. D'une part, les valeurs traditionnelles associées à la classe ouvrière blanche d'avant guerre dont se réclamaient les skins se sont lentement érodées. D'autre part, la négritude toujours plus affirmée dans le reggae, avec l'essor de la culture rastafari, était "de moins en moins attirante pour les skinheads, qui se sentaient de plus en plus étrangers à cette mouvance musicale." (Source E: Hebdige p 63)
2. Outre Jerry Dammers, organiste et leader, le groupe comprend les guitaristes Lynval Golding et Roddy Byers, Stephen Panter à la basse, Terry Hall et Neville Staple au chant.
3. Consensus caractérisé par la recherche du plein emploi, la reconnaissance du rôle des syndicats, l'instauration d'une économie mixte. Dans ce système inspiré de Keynes, l'Etat se veut interventionniste et régulateur de l'économie. Il s'attache enfin à réduire les inégalités en instaurant une protection sociale (Welfare State). Ce modèle vole en éclat dans la seconde moitié des seventies.
4. En référence au discours de Thatcher sur le risque d'être "submergé" par les immigrés!!! Une telle désignation constituait en soi une forme de provocation.
Sources:
Source A. Dorian Lynskey: "33 Révolutions par minutes", Rivages, 2012.
Source B. Eric Doumerc: "Le reggae en Angleterre 1967-1997", Camion Blanc, 2016.
Source C. Philippe Auclair: "The Specials", in Le Nouveau Dictionnaire du Rock, vol.II, 2014, Robert Laffont.
Source D. Gildas Lescop: « « Honnie soit la Oi ! » Naissance, émergence et déliquescence d’une forme de protestation sociale et musicale », Volume ! [En ligne], 2 : 1 | 2003.
Source E. Dick Hebdige: "Sous-culture. Le sens du style", Zones, La Découverte, 2008.
Liens:
- "Punk et reggae: la musique raconte les émeutes"
- Les disques rayés de François Gorin: "The Specials (2)"
- L'émission "Pop, etc." consacrée aux Specials.
- Cours de rattrapage sur l'histoire des skinheads.
- Conférence sur la subculture skinhead.
- "Un skinhead n'est pas forcément un nazi [...]."
Le premier volet de la série est à lire ici.
The Specials (via Wikimedia Commons). |
Dans le sillage du courant mod's, un premier mouvement skinhead émerge à la toute fin des années 1960. Ces premiers skins arborent des cheveux courts - mais pas intégralement rasés - des chemises immaculées, des pantalons tenus par des bretelles, enfin des "doc Marten's" impeccablement cirées. "Ce style ouvriériste marquait une appartenance revendiquée au monde du travail tout en voulant susciter, par son aspect soigné, une certaine forme de respect." (source D: Gildas Lescop)
"Dépositaires d'une partie de la culture des rude boys jamaïcains", ces skinheads vouent un amour sans borne aux musiques noires afro-américaines (rythm'n'blues, soul) ou caribéennes (ska, rocksteady, early-reggae), donnant naissance à des danses chaloupées. Traditionnellement hostiles aux autorités ou forces de l'ordre, les skinheads se rassemblent en groupes excentriques et métissés. Après quelques mois d'existence, le mouvement finit toutefois par péricliter. (1)
Une seconde génération de "skinheads" émerge une dizaine d'années plus tard, à la fin des seventies. Ces skins, dont les crânes sont désormais rasés à blanc, adoptent une panoplie vestimentaire inédite: t-shirt aux couleurs de l'Union jack, jean's délavé sur lequel viennent battre des bretelles pendant le long des jambes, enfin de hautes paires de « paraboots » coquées. Les "nouveaux" skinheads, qui affectionnent les sons bruts et directs du street punk ou de la musique oi!, prennent l'habitude de se percuter sur des pogos endiablés.
Britanniques, ouvriers et fiers de l'être comme leurs prédécesseurs, ces "nouveaux" skins ne partagent en revanche pas les goûts musicaux, esthétiques ou "politiques" de leurs prédécesseurs. Pour Gildas Lescop (source D), "la « révolte skinhead » exprimée par la oi ! restera alors moins une lutte de classe qu’une lutte de déclassés, une simple contestation, une crispation issue des angoisses et des réflexes de défense des rejetons d’une classe laborieuse en crise et désorientée assistant, sans pouvoir s’y résoudre, à l’effacement de leurs repères identitaires traditionnels."
Au grand dam de la plupart des groupes de oi!, l'emprise de l'extrême droite sur une partie de ce second mouvement skinhead se concrétise à partir de 1979. Défait électoralement, le National Front engage une intense campagne de séduction par l'intermédiaire de sa section de jeunesse qui investit stades de foot et salles de spectacle. Certains concerts de punk comme ceux de Sham 69 deviennent des démonstrations de force pour les skins d'extrême droite. En dépit de ces manifestations spectaculaires, les tentatives de récupération des groupes de street punk ou de oi! échouent. Le National Front appuie alors la création de groupes issues de ses propres réseaux tels Screwdriver dont les chansons véhiculent un message ouvertement raciste. En réponse aux concerts organisés par Rock Against Racism, les groupes "pro-NF" se produisent dans le cadre de festivals estampillés Rock Against Communism. En marge de ces rassemblements, le "paki bashing", l'agression des immigrés pakistanais, fait rage. Les déprédations des bandes de skins conduisent bientôt les grands médias à assimiler l'intégralité du mouvement skinhead et de la oi! aux groupuscules xénophobes.
* 2 Tone et revival ska.
Dans ces conditions, les skinheads "canal historique", consternés par l'infiltration de l'extrême-droite, n'ont que mépris pour ceux qu'ils nomment boneheads, "les têtes d'os". Pour Jerry Dammers, organiste et leader des Specials (2), une réaction s'impose. "Il s'agissait de déclencher la révolution. J'ai eu le sentiment qu'il fallait participer à la scène [skinhead] et la transformer, pour qu'elle ne soit pas associée à l'extrême-droite."
La riposte est d'abord musicale."En 1976, il y avait peu de musiciens noirs et blancs qui jouaient ensemble sur scène. Tout à coup, il y a eu les Specials", se souvient Red Saunders, l'homme à l'initiative de Rock against Racism. (cf: source A p 58)
Habillés de costumes cintrés à la mod, arborant les chapeaux pork pie des premiers chanteurs de ska jamaïcains, the Specials proposent une version britannique revigorante du ska jamaïcain. Dans leur sillage, plusieurs formations originaires des Midlands ou de l'east-end londonien telles The Beat (de Birmingham), The Selecter (Coventry) ou Madness participent au revival ska. Terriblement excitante, cette musique possède l'urgence du punk, tout en étant dansante (moonstomp).
Wiki C |
En 1978, après une tournée calamiteuse en première partie de Clash, Dammers décide de fonder son propre réseau de distribution de disques et de concerts qu'il nomme Two-Tone, pour bien signifier qu'il se réclame d'un mouvement aux origines mixtes. Pour logo, l'ancien étudiant en art imagine un damier blanc et noir accompagné d'un personnage hybride, fruit de la fusion entre un skinhead et un rude boy jamaïcain: Walt Jabsco. En juillet 1979, The Specials obtiennent un tube avec Gangsters, un titre calqué sur Al Capone de Prince Buster. Grâce à ce succès, le label 2 Tone peut signer Madness, the Beat, Bad Manners, Rico Rodriguez, the Selecter.
Produit par Elvis Costello, le premier album éponyme des Specials sort en octobre 1979. Les chansons reflètent parfaitement l'état d'esprit des habitants d'un pays gangréné par le racisme et d'une île au bord de l'explosion. A l'aube de la révolution conservatrice, les grandes villes anglaises connaissent de très fortes tensions sociales que Magaret Thatcher ne tardent pas à exploiter.
* Ghost town
Lorsqu'elle accède à la tête du gouvernement, le 4 mai 1979, Margaret Thatcher est déjà très expérimentée. A 54 ans, elle a déjà occupé des postes politiques importants. Ministre de l’Éducation de 1970 à 1974 dans le gouvernement d'Edward Heath, Thatcher a ensuite succédé à ce dernier à la tête du parti conservateur en 1975. La fermeté de son caractère lui vaut très tôt le surnom d'"Iron lady". Dès son entrée au 10 Downing Street, la "dame de fer" s'emploie à mettre en œuvre un programme en rupture avec le post war consensus. (3)
Au fil des concerts, Dammers observe avec effarement le délabrement complet de certains quartiers pauvres des grandes villes anglaises, à commencer par Coventry, sa ville d'origine. Dans cette ville martyre de la seconde guerre mondiale au tissu industriel déprimé, le chômage touche de très nombreux des habitants, en particulier l'importante population d'origine antillaise. "A Liverpool, tous les magasins étaient condamnés, tout fermait. On pouvait sentir la frustration et la colère du public... Il était évident que quelque chose allait très mal." (source A: Lynksey p64)
Andrew Walker (walker44) CC BY-SA 2.5 , via Wikimedia Commons |
En 1981, la situation des Specials n'est guère plus engageante que celle de l'Angleterre. Les musiciens surmenés cherchent à s'affranchir de la tutelle tyrannique de Dammers. La formation est au bord de l'implosion lorsqu'elle entre en studio pour l'enregistrement d'un 45 tours intitulé Ghost Town. Chant du cygne du groupe, le titre en constitue aussi le sommet. Dans un entretien accordé à Dorian Lynskey, Dammers revient sur la genèse du morceau: "'Ghost Town' parlait de mon état d'âme et de la séparation des Specials. Mais je ne voulais pas seulement écrire sur moi, alors j'ai essayé de relier la situation à celle du pays."
Dès l'introduction, les notes lugubres qui s'échappent d'une ligne d'orgue arabisante plongent l'auditeur dans une torpeur brumeuse empreinte de nostalgie. Le tempo, très ralenti, n'a plus rien à voir avec la frénésie des débuts du groupe. Le long solo plaintif du trombone de Rico Rodriguez accentue bientôt l'effet hypnotique de l'ensemble. Le premier couplet relate le quotidien sinistre d'une ville "où tous les clubs ont fermé", une ville plongée dans le silence depuis que "les groupes ne font plus de concerts" et que le travail disparaît. Dans la ville fantôme, le chômage affecte une jeunesse abandonnée, réduite à la violence par désœuvrement. Soudain, à l'évocation des "bons vieux jours où nous chantions et dansions", la cadence s'accélère, la chanson prend un nouveau départ.
"Comme tous les grands disques sur l'effondrement social, la chanson paraissait à la fois craindre la catastrophe et s'en délecter", souligne Dorian Lynskey. (source A: p65)
Brixton, avril 191. Kim Aldis [CC BY-SA 3.0 (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)], via Wikimedia Commons |
* "There's a riot goin on"
Dès sa sortie, le titre reçoit un accueil enthousiaste, sans doute parce qu'il compose la bande son idéale d'un pays dans lequel le climat social ne cesse d'empirer.
En avril 1981, à Brixton, la Metropolitan Police lance une gigantesque campagne de stop and search visant tout particulièrement la communauté antillaise. L'opération "Swamp 81" (4) aboutit à l'interpellation de plus de 900 personnes jugées suspectes. Les habitants du quartier sud de Londres se soulèvent alors contre ce qu'ils considèrent comme une provocation policière. L'affrontement dure une semaine, causant plus de 300 blessés, des destructions et des pillages.
En juillet 1981, une dizaine de villes anglaises sont la proie des flamme. Après une nouvelle explosion de violences à Brixton, la révolte gagne le quartier londonien de Southall, puis Toxteh à Liverpool, enfin les villes de Manchester, Leicester, Nottingham, Southampton, Birmingham, Sheffield, Coventry... la ville des Specials dont le morceau Ghost Town, par une sinistre coïncidence atteint alors la première place des Charts. "C'était effrayant. On annonçait la nouvelle à l'instant où ça se passait", constate Terry Hall. "Bien sûr, Ghost Town ne portait pas sur les émeutes. Mais son règne de trois semaines dans les charts ressemblait à l'accomplissement d'une prémonition: comme un fantôme, la chanson attendait en coulisses que les gens soient prêts à jouer ce qu'elle semblait prophétiser." (Source A: p66-67)
Pour tenter de mieux comprendre et prévenir de nouvelles flambées de violences, une enquête menée par Lord Scarman donne lieu à un rapport circonstancié (novembre 1981). L'auteur y pointe du doigt les préjugés raciaux et les stéréotypes partagés par de nombreux policiers. Pour y remédier, l'auteur suggère un nouveau mode de recrutement des officiers de police avec notamment la nécessité d'en recruter un plus grand nombre parmi les "minorités ethniques". Pour le juge britannique, il convient également de modifier de fond en comble la formation des jeunes recrues en les sensibilisant en particulier aux problèmes rencontrés par les Antillais en Angleterre. Pour Scarman, la raison profonde des violences trouve son origine dans le chômage, qui frappe particulièrement les jeunes Noirs. Les émeutes sont autant d'explosions de désespoir, de protestations contre des conditions de vie déplorables: habitat délabré, chômage, absence de perspectives professionnelles, discriminations... A ces difficultés économiques viennent s'ajouter les persécutions et bavures policières qui constituent autant de détonateurs aux explosions de violences.
Le rapport Scarman reste lettre morte. Au lendemain des émeutes, Thatcher affirme, péremptoire, que "le chômage n'a rien à voir avec les événements", "rien, non rien ne justifie ce qui s'est passé"? Loin de suivre les conseils de bon sens du juge, la cheffe du gouvernement privilégie au contraire le renforcement du domaine de la "loi et de l'ordre" (law and order). Au cours de son premier mandat (1979-1983), les forces de police bénéficient d'une modernisation de leur équipement et d'une augmentation substantielle (+33%) de leurs crédits de fonctionnement. Plutôt que d'encadrer de manière rigoureuse les actions des forces de l'ordre, le Police and Criminal Evidence Act de 1984 accorde un blanc seing aux policiers pour interpeller, fouiller ou encore perquisitionner.
A suivre...
"Ghost town"
This town, is coming like a ghost
This town, is coming like a ghost
All the clubs have been closed down
This place, is coming like a ghost town
Bands won't play no more
Too much fighting on the dance floor
Do you remember the good old days before the ghost town?
We danced and sang, and the music played in a de boomtown
This town, is coming like a ghost town
why must the youth fight against themselves?
Government leaving the youth on the shelf
This place, is coming like a ghost town
No job to be found in this country
Can't go on no more
the people getting angry
This town, is coming like a ghost town (4X)
****
Cette ville est en train de devenir une ville fantôme
Tous les clubs ont fermé
Cet endroit, on dirait une ville fantôme
Les groupes ne font plus de concerts
Trop de bagarres sur la piste
Tu te rappelles le bon vieux temps,
Avant la ville fantôme?
On dansait, on chantait,
Il y avait de la musique partout
Dans cette ville champignon
Avant la ville fantôme?
On dansait, on chantait,
Il y avait de la musique partout
Dans cette ville champignon
Cette ville est en train de devenir une ville fantôme
Pourquoi les jeunes se battent entre eux?
Parce que le gouvernement les laisse sur une étagère
Cet endroit, c’est une ville fantôme
On ne trouve plus de travail dans ce pays
Ça ne peut plus continuer
Les gens sont en colère
Pourquoi les jeunes se battent entre eux?
Parce que le gouvernement les laisse sur une étagère
Cet endroit, c’est une ville fantôme
On ne trouve plus de travail dans ce pays
Ça ne peut plus continuer
Les gens sont en colère
Cette ville devient une ville fantôme X4
1. Deux facteurs ont souvent été avancés pour expliquer le déclin de la culture skinhead. D'une part, les valeurs traditionnelles associées à la classe ouvrière blanche d'avant guerre dont se réclamaient les skins se sont lentement érodées. D'autre part, la négritude toujours plus affirmée dans le reggae, avec l'essor de la culture rastafari, était "de moins en moins attirante pour les skinheads, qui se sentaient de plus en plus étrangers à cette mouvance musicale." (Source E: Hebdige p 63)
2. Outre Jerry Dammers, organiste et leader, le groupe comprend les guitaristes Lynval Golding et Roddy Byers, Stephen Panter à la basse, Terry Hall et Neville Staple au chant.
3. Consensus caractérisé par la recherche du plein emploi, la reconnaissance du rôle des syndicats, l'instauration d'une économie mixte. Dans ce système inspiré de Keynes, l'Etat se veut interventionniste et régulateur de l'économie. Il s'attache enfin à réduire les inégalités en instaurant une protection sociale (Welfare State). Ce modèle vole en éclat dans la seconde moitié des seventies.
4. En référence au discours de Thatcher sur le risque d'être "submergé" par les immigrés!!! Une telle désignation constituait en soi une forme de provocation.
Sources:
Source A. Dorian Lynskey: "33 Révolutions par minutes", Rivages, 2012.
Source B. Eric Doumerc: "Le reggae en Angleterre 1967-1997", Camion Blanc, 2016.
Source C. Philippe Auclair: "The Specials", in Le Nouveau Dictionnaire du Rock, vol.II, 2014, Robert Laffont.
Source D. Gildas Lescop: « « Honnie soit la Oi ! » Naissance, émergence et déliquescence d’une forme de protestation sociale et musicale », Volume ! [En ligne], 2 : 1 | 2003.
Source E. Dick Hebdige: "Sous-culture. Le sens du style", Zones, La Découverte, 2008.
- "Punk et reggae: la musique raconte les émeutes"
- Les disques rayés de François Gorin: "The Specials (2)"
- L'émission "Pop, etc." consacrée aux Specials.
- Cours de rattrapage sur l'histoire des skinheads.
- Conférence sur la subculture skinhead.
- "Un skinhead n'est pas forcément un nazi [...]."
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