lundi 17 décembre 2018

360. "The partisan" ou la sublime adaptation par Leonard Cohen de la "Complainte du Partisan".

Rejeton d'une famille aristocratique, Emmanuel d'Astier de la Vigerie intègre l'école navale en 1919. Après avoir quitté la Marine en 1931, il se lance dans une carrière de journaliste pour les magazines Marianne et Vu. Démobilisé à Marseille en juin 1940, d'Astier refuse d'emblée l'armistice, tout en s'opposant au nouveau régime de Vichy. Très vite, il fédère autour de lui un petit groupe qu'il appelle "la dernière colonne". Ce petit noyau comprend entre autres le philosophe Jean Cavaillès, Lucie et Raymond Aubrac. Ensemble, ils mènent des actions de contre-propagande, consistant à placarder des affiches anti-collaboration sur les murs des villes du Sud de la France (Lyon, Clermont-Ferrand, Marseille, Nice). En février 1941, l'arrestation de membres du groupe conduit à son démantèlement. Poursuivi en justice, d'Astier entre alors dans la clandestinité et prend le pseudonyme de Bernard. Aidé du couple Aubrac et de Cavaillès, il crée Libération Sud qui s'impose au fil des mois comme un des principaux mouvements de résistance de la zone non-occupée. (1) En parallèle, il diffuse le journal Libération qui sert d'organe au mouvement.
A partir de 1942, d'Astier rencontre  des représentants de la France Libre et se rend auprès du général de Gaulle à Londres. En janvier 1943, après d'âpres négociations, les trois grands mouvements de la zone sud (Combat d'Henri Frenay, Franc-Tireur de Jean-Pierre Lévy et Libération Sud) se regroupent au sein des Mouvements Unis de la Résistance.
Dès lors, d'Astier multiplie les voyages à Londres. En novembre 1943, il est nommé par de Gaulle commissaire à l'Intérieur au Comité Français de la Libération Nationale (CFLN) à Alger, puis ministre de l'Intérieur du Gouvernement Provisoire de la République Française de juin à septembre 1944.

 Dans "la France sous l'occupation", Julian Jackson dresse un portrait contrasté de l'homme: « Emmanuel d’Astier de la Vigerie, fondateur de Libération Sud, affirma " qu’on ne pouvait être résistant que quand on était inadapté ". Sans doute était-ce vrai du flamboyant d’Astier, le mouton noir d’une famille d’aristocrates, qui, avant 1940, avait été un journaliste sans opinions bien arrêtées. Gros consommateur d’opium, il crut bon de se prêter à une cure de désintoxication avant de se lancer dans la Résistance. Ceux qui le connurent avant la guerre comme un dilettante désœuvré furent stupéfaits de voir la détermination et l’obstination dont il fut capable sous l’Occupation, au point qu’il ne put jamais se défaire tout à fait de sa réputation de condottiere et d’aventurier. »

Lucie Aubrac note à son propos: "Il faut dire que d'Astier, avec sa taille, 1,92m, sa maigreur, son allure de don Quichotte, était impossible à déguiser. Nous l'appelions Bernard dans la Résistance, puis Merlin. Il avait de l'Enchanteur le côté séduisant, courageux, poète, inconscient du danger, les contingences matérielles n'étaient pas son fort." ["Ils partiront dans l'ivresse"]
 Au delà de ses talents de négociateurs, Emmanuel d'Astier est aussi un esthète à la plume habile. Au cours de l'hiver 1943-1944, à l'occasion d'une soirée amicale entre Français exilés à Londres, Anna Marly joue une de ses compositions dont la mélodie, nostalgique et prenante, impressionne. Dans "Sept fois sept jours", un livre de souvenirs publié au lendemain de la guerre, Emmanuel d'Astier de la Vigerie se souvient de la genèse de ce qui allait devenir la Complainte du partisan
"Anna [Marly] gratte sur sa guitare les notes d'une complainte encore sans paroles et qu'elle vient de composer. L'alcool et la nostalgie aidant, nous tirons à 2 ou 3 les mots des notes:
Les Allemands étaient chez moi /  
On m'a dit:"Résigne-toi" / 
Mais je n'ai pas pu / 
et j'ai pris mon arme 
Personne ne m'a demandé / 
d'où je viens et où je vais / 
Vous qui le savez /
 Effacez mon passage 
J'ai changé cent fois de nom / 
J'ai perdu femme et enfant / 
mais j'ai tant d'amis / 
et j'ai la France entière.
Anna chante. Kay [Liouba Krassine sa future épouse?] suit d'autres images et d'autres mots, le visage  tourné vers le feu de charbon, les yeux élargis.
Un vieil homme dans un grenier /
 Pour un jour nous a cachés / 
Les Allemands l'ont pris / 
Il est mort sans surprise 
Hier encore nous étions trois / 
Il ne reste plus que moi /
 Et je tourne en rond / 
Dans les prisons des frontières 
Le vent souffle sur les tombes / 
La liberté reviendra / 
On nous oubliera / 
Nous rentrerons dans l'ombre.
A une heure, ils sont partis. Kay, plus blanche, dont le sang s'est retiré des lèvres, s'endort sur mon épaule (...)."  [Emmanuel d'Astier de la Vigerie: "Sept fois sept jours"]

Interrogée sur la conception de la chanson, Anna Marly complète: "La Complainte du partisan" est une autre histoire de la guerre. Je l'appelle la cousine du Chant des partisans parce qu'elles allaient de pair. C'était l'hiver, je pensais toujours à la France, j'écrivais toujours des chansons, mais à ce moment-là, j'ai fredonné (...) quelque chose de nostalgique en pensant à la France, un genre de mélodie qui vous emporte... une rengaine, une véritable rengaine qui vous prend. Et alors je ne faisais pas attention, je ne pensais pas à lui donner des paroles précisément, mais après, lorsque j'ai rencontré Emmanuel d'Astier de la Vigerie, Emmanuel a été très impressionné par cette complainte, par cette mélodie qui n'avait pas de paroles. Alors là, il a commencé à mettre les siennes, puis de nouveau nous nous sommes rencontrés avec les amis... Elle était lancinante, ça prenait. Chacun y mettait une phrase, chacun y mettait du sien.
C'est finalement Emmanuel d'Astier de la Vigerie qui l'a formée, qui a crée les paroles, même si elles ont été un peu prises de l'un et de l'autre. Car ce sont des idées, des pensées qui sont très marquées de ce qu'il se passait en France. (...) C'était une union générale qu'Emmanuel d'Astier a finalisé." [d'après le témoignage d'Anna Marly]



La chanson, qui se présente sous la forme d'un poème composé de six quatrains, évoque les valeurs et les conditions d'existence des résistants, contraints de se cacher et de prendre de nombreux risques dans leur lutte contre l'occupant et ses soutiens français.
D'inspiration nettement moins guerrière et sanglante que le Chant des partisans, la Complainte incite à l'introspection. Témoignant des douleurs, des difficultés et des espoirs du résistant, le titre donne une vision sans doute plus "exact" du "quotidien" des résistants.
Le premier vers rappelle le contexte politique. "Les Allemands étaient chez moi"; la France est occupée. Cette situation découle de la défaite militaire de juin 1940 et de la volonté de Pétain de cesser les combats et de signer l'armistice. "On m'a dit «résigne toi», mais l'auteur refuse de se soumettre et entre en résistance (Mais je n'ai pas pu / Et j'ai repris mon arme").
 Ce choix est lourd de conséquences, puisque le résistant doit entrer en clandestinité ("Vous qui le savez effacez mon passage","j'ai changé cent fois de noms"), quitter les siens  ("J'ai perdu femme et enfant"). A tout moment, il risque de mourir ("Hier encore nous étions trois / il ne reste plus que moi ") et ne peut fuir ("Et je tourne en rond / dans les prisons des frontières"). Certes, les actions de la Résistance sont soutenues par la population ("Mais j'ai tant d'amis / Et j'ai la France entière"), mais le refus de se soumettre peut s'avérer fatal en cas de dénonciation ("Un vieil homme dans un grenier / Pour la nuit nous a cachés / L'ennemi l'a su / Il est mort sans surprise").
Les résistants combattent non seulement pour terrasser l'ennemi, mais aussi pour faire triompher leurs valeurs ("La liberté reviendra"). Une fois le devoir accompli, la liberté restaurée, la victoire célébrée, les résistants "rentreront dans l'ombre", dans l'anonymat qui leur avait permis de berner l'ennemi ("le vent souffle sur les tombes / La liberté reviendra / On nous oubliera / Nous rentrerons dans l'ombre "). Dans ce cas, le résistant n'est pas un héros qu'on honore, mais une personne qui a accompli son devoir. (2)
By Gorupdebesanez [CC BY-SA 3.0  (https://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0)], from Wikimedia Commons

Diffusée sur la radio de Londres (BBC), la chanson a sans doute une diffusion très confidentielle et reste peu connue à l'issue du conflit; elle tombe néanmoins dans l'oreille du prolifique chanteur américain Hy Zaret  qui propose en 1948 une adaptation du morceau en anglais, sous le titre Song of the French Partisan. (3) En 1950, alors qu'il se trouve dans un camp de vacances, Leonard Cohen raconte avoir découvert cette version de la chanson en lisant la revue The People's Songbook. (4) Sensible à cette possibilité d'alimenter un combat par la chanson, le chanteur confiera: "Une idée curieuse s'est un jour formée en moi, je me suis dit que les Nazis ont été renversés par la musique.
En 1969, pour l'album Songs from a room, le poète propose une adaptation sublime de la Complainte du partisan qu'il rebaptise The Partisan. Le barde canadien mêle à la version anglophone de Zaret quelques vers originaux chantés directement en français. (5) En contrepied au morceau original, la résignation finale cède le pas à l'espérance dans la version de Cohen. Une fois la liberté revenue, "nous [les résistants] sortirons de l'ombre"
Le ton plaintif et mélancolique de la complainte sied particulièrement bien à la voix du chanteur dont le jeu de guitare subtile et lancinant magnifie la mélodie de Marly. D'autres interprètes (6) reprendront à leur tour ce titre au rayonnement désormais international, sans plus jamais atteindre la splendeur de The Partisan.




  • Notes:
  • 1. Libération Sud recrute principalement parmi les militants syndicaux (CGT) et les socialistes.
  • 2. A moins de considérer que les résistants et leur engagement seront oubliés avec le retour de la liberté et la fuite du temps.
  • 3. La version de Zaret ne reprend pas le second couplet de la Complainte ("Personne ne m'a demandé / d'où je viens et où je vais / Vous qui le savez / Effacez mon passage ")
  • 4. Le chanteur-poète canadien racontait avoir entendu la chanson dans les colonies de vacances ou les centres aérés de son enfance. "Selon diverses sources, on estime que Leonard Cohen l’aurait apprise dans The People’s Song Book, une compilation de chansons de résistance signée de l’illustre ethnomusicologue Alan Lomax."
  • 5. En 1971, Buffy Sainte Marie universalise le morceau lorsqu'elle remplace "j'ai la France entière" par "j'ai le ciel entier". L'année suivante, Joan Baez reprend à son tour le morceau sur l'album Come from the shadows dédicacé "à Melina Mercouri et aux milliers de ceux qui souffrent de la dictature grecque et luttent contre elle". La chanteuse interprète le dernier couplet en grec (5) et modifie un vers de la version anglaise: "I took my gun and vanished" devient "Into the hills I vanished".
  • 6. "Aνεμοι άνεμοι σφυρίζουν / στους τάφους άνεμοι σφυρίζουν / έρχεται η λευτεριά
    κι εμείς μαζί απ' τα σκοτάδια
    " ["
    Anemoi ánemoi sfyrízoun / stous táfous ánemoi sfyrízoun / érhetai i lefteriá / ki eméis mazí ap' ta skotádia"]
  • When they poured across the border              [Quand ils traversèrent la rivière
    I was cautioned to surrender,                             Ils me dirent de me rendre
    This I could not do;                                               ça, je ne pouvais pas le faire
    I took my gun and vanished.                               j'ai pris mon arme et j'ai disparu
    I have changed my name so often,                     j'ai changé de nom si souvent
    I’ve lost my wife and children                             j'ai perdu ma femme et mes enfants
    But I have many friends,                                     mais j'ai beaucoup d'amis,
    And some of them are with me.                         et certains sont avec moi.
    An old woman gave us shelter,                          Une vieille femme nous a hébergé,
    Kept us hidden in the garret,                              nous a caché dans la mansarde,
    Then the soldiers came;                                       puis les soldats sont venus;
    She died without a whisper.                                Elle est morte sans un murmure.
    There were three of us this morning                 Nous étions trois ce matin
    I’m the only one this evening                             Je suis seul ce soir
    But I must go on;                                                  Mais je dois continuer;
    The frontiers are my prison.                               Les frontières sont ma prison.
    Oh, the wind, the wind is blowing,                    Oh, le vent, le vent souffle,
    Through the graves the wind is blowing,         A travers les tombes, le vent souffle,
    Freedom soon will come;                                    La liberté reviendra bientôt:
    Then we’ll come from the shadows.                  Alors nous sortions de l'ombre.]
    Les Allemands étaient chez moi,
    Ils me disent : «
    Résigne-toi,»
    Mais je n’ai pas peur;
    J’ai repris mon arme.
    J’ai changé cent fois de nom,
    J’ai perdu femme et enfants
    Mais j’ai tant d’amis;
    J’ai la France entière.
    Un vieil homme dans un grenier
    Pour la nuit nous a cachés,
    Les Allemands l’ont pris;
    Il est mort sans surprise.
    Oh, the wind, the wind is blowing,                             [Oh, le vent, le vent souffle,
    Through the graves the wind is blowing,                    A travers les tombes, le vent souffle,
    Freedom soon will come;                                               la liberté reviendra bientôt;
    Then we’ll come from the shadows                               alors nous sortirons de l'ombre.]

    Sources
    - Sur un site consacré à l’œuvre de Leonard Cohen: "Song of the French Partisan". 
    -  Wiki: "La complainte du partisan"
    - Une analyse complémentaire de la chanson ici

    Liens:
    - D'autres interprètes de la Complainte ou de The Partisan: Dubamix, Electrelane, Sixteen Horsepower, Mick Gordon, Ester Ofarim, Isabelle Aubret)
    - Le billet du blog consacré au Chant des partisans.