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samedi 4 novembre 2023

"J'entends parler du Sida". Les traces musicales d'une pandémie.

Le 5 juin 1981, les médecins du Centers for Disease Control des Etats-Unis constatent que cinq homosexuels de Los Angeles souffrent d'une déficience du système immunitaire, jusque-là inconnue. (1) Les personnes sont affectées de maladies rares telles la pneumocystose et le sarcome de Kaposi, une forme de cancer de la peau, deux pathologies favorisées par l'effondrement des défenses immunitaires. On ignore alors les causes et la gravité d'une maladie que l'on nommera en 1982 Sida, pour syndrome d'immunodéficience acquise (AIDS en anglais).   

Chabe01, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Après les victoires obtenues au cours de la décennie 1970 (2), les quartiers homosexuels de San Francisco ou New York revendiquent une liberté sexuelle totale. Dans les BackRooms, les pièces arrières des bars et des boîtes gays, les saunas et bains publics, il devient possible d'avoir des relations sexuelles avec de parfaits inconnus. Ces pratiques à risques favorisent la diffusion de la maladie. 

Parmi les premières victimes du sida se trouvent les DJs et acteurs du monde des clubs disco. Le producteur Patrick Cowley succombe ainsi dès 1982. Il était derrière les tubes disco de Sylvester: "You make me feel mighty real" ou "Do you wanna funk?" Six ans après la disparition de son mentor, le chanteur le suit dans la tombe, lui aussi terrassé par le Sida. Dans "le langage perdu des grues", le romancier David Leavitt dépeint cette période comme "une époque où les rues étaient envahies par un sentiment de deuil et de panique quasi palpable."

Un puissant courant conservateur s'empresse de dénoncer les lieux fréquentés par les homosexuels comme de  nouvelles Sodome et Gomorrhe. La propagation du sida au sein des communautés gays est considéré par les bigots comme un châtiment divin s'abattant sur des groupes immoraux et tarés. Or, comme dans un premier temps, le mal semble cantonné à la communauté homosexuelle, l'administration Reagan ne prend pas au sérieux une maladie que certains désignent comme un "cancer gay". 

La méconnaissance des causes et des modes de transmission de la maladie fait souffler un vent de panique et alimente la machine à fantasmes. Certains accusent les homos de transmettre délibérément le virus. Les malades sont traités comme des parias par ceux qui redoutent le simple contact avec un séropositif. Un réflexe d'ostracisation se met en place. En Allemagne, la CSU, le parti social chrétien de Bavière préconise l'enferment des malades. En France, Jean-Marie Le Pen propose une politique ségrégationniste à l'encontre de ceux qu'il désigne comme des "sidaïques" à enfermer dans des "sidatoriums". D'aucuns se persuadent que l'on peut être contaminé en touchant un malade, en buvant dans son verre, en étant piqué par un moustique ou en s'asseyant sur les lunettes des toilettes. En réalité, la transmission ne peut se faire que de la mère à l'enfant, par contact sexuel, par échange de seringues ou transfusion sanguine.

En 1989, avec "Halloween parade", Lou Reed propose une description d'un défilé s'apparentant à la Gay Pride. Il y mentionne les absents, emportés prématurément par le sida, mais aussi les conséquences sociales dramatiques de la maladie et l'homophobie rampante qu'elle alimente dans le New York des années 1980.  

Constatant une prévalence de la maladie chez les homosexuels, les héroïnomanes, les hémophiles et les Haïtiens (l'île est devenu le lupanar des gays américains), des épidémiologistes nord-américains forgent la théorie des quatre H (Héroïnomanes, Haïtiens, Homosexuels, Hémophiles). En se focalisant sur ces groupes "à risques", ils contribuent à faire du Sida "une épidémie des marges". La maladie se répand pourtant très vite et l'on découvre qu'une transmission hétérosexuelle se développe simultanément en Afrique.

En 1983, avec l'aide de l'infectiologue Willy Rosenbaum, Françoise Barré-Sinoussi et Jean-Claude Cherman, membres de l'équipe de l'Institut Pasteur de Luc Montagnier (3) identifient le virus responsable du Sida (intitulé LAV), dont on découvre qu'il se transmet par le sperme et le sang. En 1986, l'appellation VIH, Virus de l'Immunodéficience humaine, s'impose. La découverte passe inaperçue auprès du grand public, mais suscite un immense espoir chez les malades, dont l'espérance de vie s'avère alors très faible: entre trois et six mois pour les patients immuno-déficients. (4) Pour beaucoup, la nouvelle du diagnostique entraîne l'angoisse d'une transmission possible des proches et une culpabilité immense.

En février 1988, alors que la pandémie bat  son plein, Leonard Cohen chante dans un des couplets d'"Everybody knows": "Tout le monde sait que la peste arrive / Tout le monde sait qu'elle avance vite / Tout le monde sait que l'homme et la femme nus / Ne sont qu'une œuvre d'art du passé / Tout le monde sait que la scène est morte / Mais il y aura un compteur sur ton lit / Qui révélera ce que tout le monde sait". 


Des avancées significatives interviennent. Des tests de dépistage sont élaborés et bientôt commercialisés. L'AZT, molécule antivirale, permet de retarder l'échéance fatale, mais le traitement médicamenteux est très cher et ses effets secondaires lourds. Au total, à la fin des années 1980, il n'existe toujours de traitement efficace contre le Sida. En 1987, l'ONU vote une résolution visant à unir les pays membres dans la lutte contre le sida, pourtant l'épidémie reste largement invisible pour les pouvoirs publics et dans la société. Alors que le nombre de victimes croît de façon exponentielle, passant de 200 victimes en 1984 à 1200 deux ans plus tard, aucune politique publique de prévention ou de dépistage n'est envisagée. Le climat de suspicion et de peur ne faiblit pas. De folles rumeurs circulent sur l'origine de la maladie ou sa transmission. (Pour anéantir la rumeur qui la prétend malade, Adjani doit démentir en direct au JT). Dans le milieu médical, les réactions face à la maladie sont parfois très violentes. Une psychose ambiante s'installe, au point que certains praticiens refusent d'accueillir des malades.

En 1993, Mano Solo interprète "Pas du gâteau", une chanson sur l'irrépressible envie de vivre, malgré la maladie. (« Mais c’est là que t’as dit / Qu’la vie c’est pas du gâteau / Et qu’on fera pas de vieux os / On fera pas d’marmots / Pour leur gueuler tout haut / Qu’la vie c’est pas du gâteau / Même si je gagne pas ma vie / Et même si j’ai le SIDA/ Moi ça m’coupe pas l’envie / Moi j’me dis pourquoi pas ».

Face à la l'impuissance initiale des médecins, les associations de soutien aux malades, souvent constituées de personnes atteintes du Sida, vont jouer un rôle crucial. Il s'agit d'une grande nouveauté, car ce sont elles qui fournissent un retour sur les stratégies thérapeutiques et participent aux protocoles de recherche. En 1984, Aides est fondé par Daniel Defert, juste après la disparition du sida de son compagnon Michel Foucault. L'association, qui se veut pragmatique et modérée, propose une écoute et un soutien aux malades, tout en menant une politique de prévention. En juin 1987, Larry Kramer comprend que les malades doivent se débrouiller seuls, sans pouvoir compter que sur le président Reagan. Il fonde Act up, un groupe militant qui dénonce des États meurtriers n'investissant pas suffisamment dans la recherche médicale. Act Up Paris est créé en 1989. L'association, dont les réunions sont ouvertes à tous, prône un militantisme radical et use de méthodes offensives comme les zaps, càd une action éclair contre une personne ou une organisation ou les die in, simulation de la mort en se couchant silencieusement au sol. (5) Il s'agit de s'imposer et d'utiliser les médias, en contrôlant sa communication et en changeant l'image du séropositif. Pour l'association, vaincre le sida est une question de volonté politique. Pour les membres, l'activisme sert d'exutoire collectif et de créer un réseau de solidarités face aux deuils à répétition.

 Les malades meurent seuls, officiellement du cancer, tant il est alors tabou de se dire atteint du sida. L'acteur Rock Hudson est la première star à déclarer sa séropositivité en 1985, un nom sur la longue liste des célébrités emportées par le Sida: Rodolf Noureiev, Cyril Collard, Miles Davis, Klaus Nomi, Bruno Carette, Fela Kuti.... Freddie Mercury signe ses adieux en musique avec "The show most go on", un titre publié un mois avant sa mort. Se sachant atteint du sida dès 1985, le chanteur de Queen avait caché à ses proches la maladie, dont il reconnaît officiellement souffrir la veille de sa disparition, le 24 novembre 1991. Il chante: " A l’intérieur mon coeur est en train de se briser / Mon maquillage est peut-être en train de s’écailler / Mais mon sourire reste encore"

La mort de ces célébrité contribue par ricochet à mobiliser les milieux artistiques. En soutien aux associations de lutte contre le Sida, musiciens et chanteurs s'engagent, reversant par exemple les droits de chansons ou les recettes de concerts. Aux Etats-Unis, très affectées par la disparition de proches, Elizabeth Taylor, puis Madonna mobilisent leurs contacts. (6) En 1985, Line Renaud et Dalida organisent un gala au Paradis Latin pour lever des fonds. (7) Barbara écrit "Sid'amour" en 1987. Jamais enregistrée en studio, elle ne l'interprète qu'en concert, au cours desquels elle fait distribuer des préservatifs. Disponible, attentive, elle ne cessera d'apporter une aide active et discrète aux malades. « Ô Sida, Sid’assassin qui a mis l’Amour à mort »

Les politiques restent à la traînent et semblent dans un premier temps dépassés. Helmut Khol, François Mitterrand ne parlent pas du Sida. En France, la situation évolue avec Michèle Barzach. La ministre de la santé du gouvernement Chirac adopte des positions courageuses et mène une politique volontariste de prévention. Il devient possible de faire des campagnes de pub en faveur du préservatif et de vendre des seringues à usage unique dans les pharmacies. Cette mesure contribue à la chute des transmissions chez les toxicomanes. En Allemagne, la ministre de la santé Rita Süssmuth prône une politique fondée sur l'information et non sur l'exclusion. Aux Etats-Unis, en revanche, Ronald Reagan prône l'abstinence. Quant au pape Jean-Paul continue de condamner l'usage du préservatif.

Pour contrer les bigots obscurantistes, le groupe de r'n'b américain TLC transforme le préservatif en accessoire de mode pour promouvoir les rapports protégés auprès de leur public. En dépit des risques encourus, certains rechignent toujours à utiliser la capote. Dans leur répertoire, les trois jeunes afro-américaines valorisent le plaisir féminin, l'indépendance à l'égard des hommes et les rapports sexuels protégés. En 1994, le morceau "Waterfalls" décrit ainsi la disparition d'un homme séropositif. "Un jour il se voit dans le miroir / mais il ne reconnaît pas son propre visage / sa santé baisse et il ne sait pas pourquoi / 3 lettres l'emportent vers sa dernière demeure / Vous ne m'entendez pas."

 

En 1996, un nouveau traitement est mis sur le marché aux Etats-Unis. Afin de contrer le virus, il s'agit d'associer trois molécules différentes et complémentaires. Les premières trithérapies. Cette combinaison de trois antirétroviraux diminue considérablement la mortalité. Huit malades sur dix survivent. Dès lors, le sida devient une maladie chronique, avec laquelle il devient possible de vivre, à condition de prendre un traitement à vie, lourd, non sans complication, et qui ne permet pas de guérir. Faute de vaccin, la prévention joue un rôle crucial, en incitant à l'utilisation du préservatif ou des seringues jetables pour les toxicomanes. Il faut alors convaincre les autorités d'organiser des campagnes d'information massives, ce qui ne va pas sans mal, car les milieux traditionalistes s'y opposent, au nom de la décence. "Halte au sida, les capotes sont là.

Alors qu'une rumeur insistante prétendait que les Africains-Américains ne pouvaient pas être atteints par le Sida, le Wu-Tan-Clan, groupe de rap phare de l'époque, tord le coup à la rumeur avec le titre "America". En France, le groupe de rock nantais Elmer Food Beat chante "le plastique c'est fantastique". Le slogan fait mouche. La chanson est adoptée par le ministère de la Santé pour une campagne en milieu étudiant recommandant le port du préservatif. Dans une veine différente, mais également très efficace, les Raggasonic chantent: "Love C'est l'amour avec un grand "A"/ Je veux bien le faire tous les jours  / Mais il court, il court le SIDA  / Et veut me couper le parcours  / A toutes les maîtresses et les amants qui se la donnent / Il ne faut pas que ça cesse, mais il pourrait y avoir maldonne / Ecoute mon pote / Même si personnellement tu n'aimes pas ça  / Mets une capote  / Tu verras finalement c'est mieux comme ça".

En France, en 1992 sortent sur les écrans "Les nuits fauves" de Cyril Collard, un film manifeste qui fait du réalisateur le porte-parole involontaire de la génération sacrifiée des années sida. Avec trois millions d'entrées le film est un succès. "Là-bas / les nuits fauves" .

Un premier sidaction se tient en 1994. Cette même année sort Philadelphia. Dans le film de Jonathan Demme, Tom Hanks incarne un malade du sida. Pour l'occasion, Bruce Sprigsteen compose et interprète"Streets of Philadelphia". Il y décrit la déambulation d'un malade dans une ville hostile. "J'étais meurtri et blessé et ne pouvais dire ce que je ressentais / J'étais méconnaissable / J'ai vu mon reflet dans une vitre, je ne reconnais pas mon propre visage / Oh mon frère, vas-tu me laisser dépérir? Dans les rues de Philadelphie". 


 Le sida sévit avec virulence sur le continent africain en raison de la combinaison de plusieurs facteurs comme le coût exorbitant des traitements antirétroviraux pour des populations pauvres, les discours hostiles à l'utilisation du préservatif tenus par le pape lors de voyage sur le continent, enfin le tabou entourant une maladie considérée comme honteuse. En dépit des discours apaisants, la communauté internationale a toléré cette situation sans apporter l'aide indispensable pour contrer l'épidémie. En cela, le Sida est bien une maladie politique, dont la dimension raciste ne fait aucun doute. Franco, grand maître de la rumba congolaise, compose "Attention na sida", un titre fleuve dans lequel il interpelle directement son auditoire. La dimension pédagogique du morceau est évidente.

C°: 40 ans après les premiers cas identifiés, le Sida n'a pas disparu. 38 millions de personnes vivent avec le VIH et 700 000 en meurent chaque année. (8) La désinformation continue de sévir et les contaminations se poursuivent. Au total, depuis le début des années 1980, plus de 40 millions de personnes sont décédées des suites de maladies liées au au Sida.

Notes:

1. L'origine du Sida. Le virus immunodéficience humaine serait une mutation du VIS, un virus présent chez certains singes d'Afrique. La contamination s'expliquerait par des accidents de chasse ou la consommation de viande singes. Le premier signe d'infection de l'homme par le VIH est repéré en 1959 à Kinshasa. 

2. A la fin des années 1970, l'organisation des première gay pride, l'apparition de clubs comme le Palace puis la dépénalisation de l'homosexualité en 1981, suscitent un grand espoir pour les homosexuels français. Ce vent de liberté est cependant stoppé net par l'apparition du Sida.

3. Un contentieux oppose un temps les médecins de l'Institut Pasteur à l'équipe du biologiste américain Bob Gallo à propos de l'antériorité de la découverte du VIH. En 1997, un accord reconnaît finalement la victoire des chercheur français. Montagnier et Barré-Senoussi reçoivent le prix Nobel de médecine en 2008.

4. Toutes les personnes séropositives ne sont pas atteintes immédiatement du Sida, le stade ultime de la maladie. Les hommes représentent encore 90% des cas, mais de plus en plus de femmes sont elles aussi touchées. Les malades scrutent avec anxiété la chute des cellules T4. Au dessous de 200, le corps du patient ne peut plus défendre le corps contre des maladies opportunistes.

5. En 1993, une capote géante disposée sur l'obélisque de la place de la Concorde permet de médiatiser la lutte contre le Sida.  

6. Dans leurs compositions, certains artistes pleurent parfois la perte d'êtres chers. C'est le cas d'"In this life" de Madonna ou encore "Boy blue" de Cindy Lauper

7. Line Renaud est à cet égard une pionnière puisqu'elle crée, dès 1985, l'Association des artistes contre le sida (AACS). L'amitié bien connue de Line pour Jacques Chirac donnera à sa lutte un poids supplémentaire. En 1990 se monte également l'association Sol en si, dont le but est d'aider les enfants de parents séropositifs. De nombreux chanteurs, parmi lesquels Maxime Le Forestier, Michel Jonasz, Francis Cabrel, Alain Souchon et Zazie, apporteront une assistance significative à cette association.

8. Aujourd'hui en France, près de 175 000 personnes vivent avec le VIH. Environ 5000 personnes découvrent leur séropositivité chaque année, dont 13% de jeunes de moins de 25 ans. 

Sources: 

- Bill Brewster & Frank Broughton: "Last night a DJ saved my life", Le Castor Astral, 2017

- Matthieu Stricot: "De l'angoisse à la la lutte, une histoire du sida", CNRS le journal, 23/06/2021.

- "Sida, quand les artistes s'engagent", Toute la culture, 1/12/2010

- "Le sida", podcast Mécaniques des épidémies diffusé sur France culture, 19/7/2022.

- Playlist de Télérama:"le sida dans la chanson", 2/7/2008

- La Case du siècle: "les années sida, à la mort, à la vie", documentaire de Lise Baron diffusé sur France 5 le 26/3/2023.

samedi 2 septembre 2023

"Moi, mon colon celle que j'préfère, c'est la guerre de 14-18". Traces de la grande guerre dans la chanson populaire.

La première guerre mondiale continue de susciter un grand intérêt qui se mesure - entre autres productions culturelles - au grand nombre de chansons populaires consacrées au conflit. 

{ce billet est aussi à écouter en version podcast }


La guerre oppose la Triple Alliance (Empire allemand, Empire d'Autriche-Hongrie, Italie) à la Triple Entente (France, Royaume-Uni, Empire de Russie). Les États espèrent une guerre courte, mais après les grandes offensives de la guerre de mouvement de l'automne 1914, les hommes s'enterrent dans les tranchées pendant quatre longues années. Dès lors, il s'agit de garder sa position coûte que coûte. "Enfant soldat" du groupe Ben'Bop emprunte les mots de Cendrars pour nous plonger dans ce sinistre univers.

Au front, les soldats sont confrontés à la violence extrême des combats au cours desquels des armes, toujours plus sophistiquées et destructrices, sont utilisées: obus, grenades, mitrailleuses, gaz, lance-flamme, chars... Le ton désespéré adopté par Miossec pour son morceau intitulé "la guerre" témoigne de l'âpreté des combats et de la violence, omniprésente. "Ici, le temps ne compte pas / car chaque minute se bloque sous la peur / Comment te dire tu ne t'imagines pas / Ce qu'on pratique comme horreur / Pour gagner une forêt, un lac, un bois".


Dans les tranchées, les soldats souffrent de conditions de vie effroyables. Confrontés aux intempéries, ils endurent les rudes températures hivernales. En cas de précipitations importantes, la tranchée devient bourbier. L'absence d'hygiène est est due à l'impossibilité de se laver, mais aussi à la prolifération des poux et des rats. Les difficultés de ravitaillement en première ligne tiraillent les organismes de soldats soumis à la faim et à la soif.

Moussut T e lei Jovents racontent l'histoire de "Paul, Emile et Henri", trois jeunes hommes contraints de quitter leurs champs pour le front. Ils y trouveront la "mort avant d'avoir trente ans" "Je ne suis pas doué pour chanter l’enfer, / C’est fait de boue, de vermine et de froid, / C’est fait de cris et de coups de tonnerre / Et de copains qui tombent autour de toi. / Ici, la mort ne fait pas de manières, / Elle en emporte cent à chaque fois, / Pauvres garçons mélangés à la terre, / Loin de chez eux, sans avoir su pourquoi."


Les poilus tiennent pour des motifs patriotiques, grâce à la chaude camaraderie des tranchées et par crainte de la répression, mais après quatre années de combats acharnés, mais non décisifs, les pertes sont considérables chez les belligérants. Dans la mémoire sélective de la grande guerre, la bataille de Verdun, en 1916, apparaît comme le combat emblématique du conflit. 

 "Verdun" (1979) est pour Michel Sardou un lieu de bravoure et d'héroïsme, certes mais aussi le théâtre d'une grande boucherie. Il insiste sur le décalage dans la représentation de la bataille entre ceux qui y ont participé et ceux qui n'en ont entendu parler que dans les livres. Pour ces derniers, Verdun n'est qu'un "champ perdu dans le nord-est, entre Epinal et Bucarest", "c'est une statue sur la Grand Place / finalement la terreur ce n'est qu'un vieux qui passe". / Bondage T: "les bouchers de Verdun" Certains discours sur les horreurs de la grande guerre s'inscrivent dans les logiques de la repentance.

L'absence de perspective, le sentiment d'être envoyé à l'abattoir dans des offensives aussi meurtrières que vaines par un état-major déconnecté du front, entraînent le refus de monter en première ligne chez certains régiments de l'armée française au cours de la bataille du Chemin des Dames, un épisode ayant longtemps souffert d'un déficit mémoriel. Ce n'est plus le cas désormais aujourd'hui, mais avec "soldats de plomb", Prisca montre à quel point il est difficile de comprendre aujourd'hui ce qu'on fit endurer aux combattants .

Le conflit peut être qualifié de guerre totale dans la mesure où il mobilise toutes les ressources humaines, technologiques et économiques des États belligérants. A l'arrière, la guerre aggrave les conditions de vie des civils qui supportent le rationnement, les pénuries et parfois les bombardements. Dans les territoires occupés par les Allemands (la Belgique, le Nord de la France), les populations se voient imposer le travail forcé et des confiscations.  

Combien d'existence sacrifiée par la guerre? Pour Gérard Berliner, "Louise" est une femme de chambre tombée amoureuse et enceinte d'un ouvrier parti au front. A l'annonce de la mort de ce dernier, elle décide, désespérée, d'avorter.

Le conflit implique à la fois le front et l'arrière, les soldats comme les civils. La correspondance joue un rôle crucial et, en dépit de la censure, elle reste ce fil ténu qui relie le poilu à sa bien aimée et sa vie d'avant. "Les lettres" de Maxime Le Forestier nous en donne un bel exemple. "Août 1914, ma femme, mon amour / En automne au plus tard, je serai de retour pour fêter la victoire. / Nous sommes les plus forts, coupez le blé sans moi. / La vache a fait le veau, attends que je sois là pour le vendre à la foire. / Le père se fait vieux, le père est fatigué. / Je couperai le bois, prends soin de sa santé, je vais changer d'adresse. / N'écris plus, attends-moi, ma femme, mon amour / En automne au plus tard je serai de retour pour fêter la tendresse."

Les populations sont entièrement mobilisées pour remporter la victoire. Une véritable économie de guerre se met en place. Les usines s'orientent vers la production d'armements. Comme la guerre coûte chère, les États s'endettent, augmentent les impôts et recourent aux emprunts auprès de leur population ou des États-Unis. Afin de soutenir le moral des populations et convaincre que la victoire est proche, les États contrôlent strictement l'information, n'hésitant pas à censurer ou à user et abuser d'une propagande grossière que d'aucuns considèrent comme un véritable "bourrage de crâne".

Les familles redoutent de recevoir le courrier annonçant le décès de l'être aimé. La funeste nouvelle est parfois aussi portée par les camarades de régiment du défunt comme dans ce morceau de François Hadji Lazaro."en cet hiver de 1915, il vous aimait très fort" "C'est arrivé au milieu des plaines / Ils ont tiré sans discontinuer / Lui, il a pris un éclat dès les premières salves / Il est retombé dans la tranchée / Oui madame, je sais qu'on a du vous prévenir / Le courrier de l'état major a dû vous prévenir / Moi madame, j'étais comme son frère à ce martyr."

Dans l'Empire ottoman, les Arméniens, une minorité chrétienne installée dans l'est de la Turquie, sont accusés de pactiser avec l'ennemi russe. Considérés comme des traîtres par le courant nationaliste jeune-turc, les Arméniens font l'objet d'une extermination systématique. A partir d'avril 1915, les hommes sont fusillés, tandis que femmes et enfants sont déportés vers des camps situés en Mésopotamie. La plupart meurt en chemin, au cours de véritables marches de la mort. Au total, environ un million d'Arméniens meurent au cours de ce génocide. R. Wan leur rend hommage avec l'émouvant et poétique "papier d'Arménie". "Le papier d'Arménie, le passeport d'Aznavour / brûle mon ennui dans des roulis étranges. / Il brûle le souvenir d'une liste en boule une fumée de martyrs que l'armée nie en bloc"


La première guerre mondiale fait plus de 10 millions de morts, dont près de 9 millions de soldats. On déplore également des millions de blessés, invalides, traumatisés, défigurés (gueules cassées). Par son ampleur inédite, sa dimension planétaire, le conflit s'impose comme la guerre de référence. Ce n'est pas ce bon vieux Georges qui dira le contraire: "La guerre de 14-18" "Depuis que l'homme écrit l'Histoire, / Depuis qu'il bataille à cœur joie / Entre mille et une guerr's notoires, / Si j'étais t'nu de faire un choix, / A l'encontre du vieil Homère, / Je déclarerais tout de suit' : / "Moi, mon colon, cell' que j'préfère, / C'est la guerr' de quatorz'-dix-huit !" On déplore également de très nombreux orphelins et veuves de guerre. Barbara se glisse dans la peau de l'une d'entre elles. Tourneboulée, fataliste, elle entend continuer à vivre, vaille que vaille. "Mon amant est mort à la guerre / Je venais d'avoir 19 ans / Je fus à lui seul toute entière / De son vivant / Mais quand j'ai appris ça / Je ne sais ce qui se passe / Je ne sais quelle folie / Je ne sais quelle furie / En un jour, je pris 3 amants / Et puis encore autant / Dans le même laps du temps

Si ça devait arriver / C'est que ça devait arriver / Tout dans la vie arrive à son heure / Il faut bien qu'on vive / Il faut bien qu'on boive / Il faut bien qu'on aime / Il faut bien qu'on meure".

Dès la fin du conflit, les femmes sont invitées à quitter leurs emplois pour regagner leurs foyers. En dépit de leur implication dans l'effort de guerre et de leurs sacrifices, elles n'obtiennent pas le droit de vote. Les voilà de nous nouveau cantonnées à leur rôle de mères comme le déplorent les Femmouzes T dans la chanson "La femme du soldat inconnu" "Il fallait qu'il s'en aille / Il est pas revenu / Il a eu sa médaille / Mon soldat inconnu / Des honneurs à la noix / Et quand la mort m'a prise / Je n'ai eu que l'honneur / De la femme soumise

Ad vitam eternam j'aurai pas ma statue / Je n'étais que La Femme Du Soldat Inconnu".

Le continent européen sort dévasté avec des milliers d'hectares impropres aux cultures, des villes en ruines, des villages détruits. Avec son titre "Les mirabelles", MC Solaar adopte le point de vue d'un village. Cette personnification lui permet de retracer l'histoire du patelin, de sa création à sa destruction par la guerre. "Des blessés, des macchabées, / mais là au moins je vivais ! / Ça fait plus d’cent ans que je n'ai plus d'habitants / Quelques mots sur une plaque et puis des ossements. / Je le dis franchement : c'est pas latent, j'attends Le retour de la vie dans la paix ou le sang. / Trop court était l'enlisement... / Je n'ai plus aucun habitant..."

A l'issue de la guerre, les traités de paix imposés par les vainqueurs modifient la carte de l'Europe, tandis qu'une Société Des Nations est créée pour préserver la paix. Après une période de relatif effacement au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la mémoire de la grande guerre occupe de nos jours une grande place. Les références à l'univers des tranchées restent omniprésentes dans de nombreux morceaux contemporains tels que "le défroqué" de Miossec ou "la lettre de métal" d'Indochine.


 Sources:

- "Évolution de la vision de la première Guerre mondiale dans la chanson française de 1914 à 2008"

- "La fleur au fusil: 14-18 en chansons" [émission de Bertrand Dicale diffusée sur France Info]

- "1914-1918: la chanson dans la grande guerre" [L'influx]

- Nicolas Offenstadt:"La mémoire en chantiers", in Le Monde du 23 octobre 2008.

- "Les musiciens dans la grande guerre" [Jukebox sur France Culture]

- Chansons sur la grande guerre [CRID 14-18].

mercredi 11 janvier 2023

"Chaque pot à son couvercle". Des mariages arrangés à Tinder, la difficile quête du partenaire.

 Dans ce nouveau billet du blog, nous nous intéressons à la difficile quête du partenaire amoureux, des  mariages arrangés aux sites de rencontre, en passant par les petites annonces. 

[Le billet en version podcast à écouter ci-dessous: ]

 

Sous l'Ancien Régime déjà, marieuses et entremetteurs servaient d’intermédiaires entre deux futurs mariés. "Toute activité consistant à offrir, moyennant rémunération, des rencontres entre personnes, ayant pour but direct ou indirect la réalisation d'un mariage ou d'une union stable" prend, dans le jargon professionnel, le nom de courtage matrimonial.
Au cours de la Révolution française, deux "agences d'affaires" fonctionnent alors en lien avec la presse: le « courrier de l’hymen » et « l’indicateur des mariages ». Tous deux publient des annonces et indiquent les mariages envisageables. Cette presse, à destination d’une clientèle bourgeoise, promet d’en finir avec l’endogamie de la noblesse.

Gerard van Honthorst:"la marieuse" (1625), Public domain, via Wikimedia Commons

 

Au début du XIX° siècle, il est possible de s’adresser à des agents d’affaires pour trouver une fiancée. Ces derniers prétendent redonner de la lisibilité aux identités sociales malmenées au cours de la tempête révolutionnaire. Tous promettent de réaliser des unions assorties et d’éviter les mésalliances. En 1811, Claude Villiaume se dote d’un bureau général et central qui se spécialise dans les mariages. Il crée ainsi la première agence matrimoniale moderne, prenant l’habitude de diffuser ses petites annonces dans la presse générale. En 1825, son rival, Charles Napoléon De Foy fonde une agence à la longévité exceptionnelle puisqu’elle reste active jusqu’en 1888. A la fin du XIX°, on dénombre 150 agences à Paris. Le phénomène reste alors exclusivement urbain. Les annonces diffusées dans la presse affichent la couleur, en intégrant avant tout des critères économiques (dots, situation) dans la définition du partenaire idéal… La dimension affective n’apparaît pas sur les registres des agences. On donne les professions, la situation sociale, l’âge. Aux femmes, on demande d’avoir une dot, une fortune; aux hommes, une profession d’avenir, des revenus.

Tout au long du XIX°, la clientèle des agences est avant tout bourgeoise car pour se marier, il faut avoir une dot, dont les agences perçoivent un pourcentage en cas de succès. Les hommes viennent chercher des informations pour accéder à de bons partis. A l’insu des jeunes femmes, des gens de leur entourage proche (femmes de chambre, couturières, médecins) vendent aux agences des informations les concernant, ce qui leur permet d'organiser des rencontres tout sauf spontanées...

Pour éviter le scandale et préserver une réputation, les familles se tournent vers les agences en cas d’affaires délicates comme les « mariages avec tare », quand une jeune femme est enceinte. La formule « avec tâche » se réfère à la défloration. Secret et hypocrisie règnent. Ces « fautes » permettent en tout cas aux agences d’exiger des sommes exorbitantes en vertu d’un système de compensation selon lequel tout ce que l’on considère alors comme des « stigmates » sociaux se paient.

*De nombreuses critiques sont formulées contre les agences et leurs annonces stéréotypées. Féministes et socialistes fustigent l’hypocrisie au cœur des mariages bourgeois arrangés. Les jeunes femmes restent écartées des négociations, le patrimoine et la situation sociale supplantant toute considération affective. A droite, on dénonce la dimension interlope d’officines à la moralité douteuse, s’apparentant davantage à des hôtels de passe qu’à des agences. Les méthodes de certaines agences défraient la chronique comme lorsque les établissements de bas étages utilisent des figurants pour appâter de nouveaux candidats. Pour rassurer leurs usagers, les marieurs promettent célérité et discrétion. De Foy prétend inscrire ses clients sur des registres à l’aide d’un système codé, dont lui seul possède la clef. Il prétend également que les informations recueillies seront ensuite supprimées de ses registres. Ce qui est bien sûr totalement faux. Enfin, l’accusation de proxénétisme est une autre critique qui pèse sur le marché de la rencontre. En effet, les agences cachent parfois des maisons de rendez-vous. Pour attirer le chaland, des mots-clefs, bien connus des lecteurs, dissimulent des offres prostitutionnelles. Ce procédé permet de contourner la loi, car il ne s’agit pas de racolage public. Ces escroqueries donnent lieu à des procès, des articles dans les journaux, des vaudevilles (« La cagnotte » de Labiche en 1864), des opéras-comiques. En 1866, le Tchèque Bedrich Smetana compose par exemple « La fiancée vendue ». Il y met en scène les manigances d’un agent matrimonial pour lequel les femmes sont réduites au statut de marchandises.

Domaine public
 

En dépit d’une réputation sulfureuse, le succès des agences ne se dément pas. L’incapacité d’une partie de la clientèle bourgeoise à trouver un époux ou une épouse la pousse dans les bras des agents matrimoniaux. Tout le monde se bouche le nez, mais tout le monde y va quand même. Les agences développent également un contre argumentaire. Elles se targuent de faire barrage à l’union libre, affirmant au contraire leur attachement aux valeurs sacrées du mariage, au moment même où la loi Naquet sur le divorce, en 1884, semble le menacer.

A la fin du XIX° siècle, plusieurs juristes contestent la légalité de la commission sur dot, au motif qu’elle reviendrait à acheter le consentement de la future mariée. L’offensive judiciaire met un terme à ce mode rémunération. Dès lors, les agences se financent en facturant des frais de bureaux, c’est-à-dire toutes les dépenses engagées pour assurer le mariage (petits cadeaux, frais de timbres). 

Ce n’est qu’au début du XX° s qu’on voit apparaître les classes moyennes, voire les classes populaires dans les petites annonces. Rédiger un message ne coûte pas très cher, alors que l’attractivité des annonces contribue à accroître le nombre de lecteurs. Dès lors, les journaux de la presse générale s’adonnent aux petites annonces (le Figaro, Paris-Soir). Le succès de celles publiées par le Chasseur français témoigne de la diffusion de ce procédé dans le monde rural, ce dont témoigne une chanson éponyme de Mouloudji.


Dans les représentations, le mariage d’amour est de plus en plus érigé en modèle. Ainsi, le vocabulaire affectif prend plus de place dans les annonces. Il est désormais question de qualités morales, d’attirance physique, voire de consentement. Les dimensions économiques ne disparaissent pas pour autant et on continue majoritairement à se marier au sein de sa classe sociale. Les priorités économiques et patrimoniales continuent de supplanter les considérations amoureuses.

Les agences matrimoniales prospèrent au cours des années 1960.  Certaines mettent sur pied un système de fiches perforées prétendument infaillibles. Sur ces sortes de cartes d’identité amoureuse figurent différents critères : âge, taille, poids, profil psychologique… En superposant les fiches de deux postulants, les correspondances apparaissent en points lumineux. Or, ce système reste très largement sous-tendu par des normes de genres. On réserve à madame les aspects sentimentaux et domestiques, quand monsieur s’arroge la sphère publique. Les agents analysent les goûts, les pratiques sexuels, etc. Le marché de la rencontre amoureuse, en se développant, se spécialise, en créant des niches, fondées sur des critères précis : religieux, politiques (avec la création des Insoumeetic pour permettre aux Insoumis de se rencontrer), sexuels.


Les progrès technologiques accréditent l’idée que les machines permettent aux âmes solitaires de s’apparier avec un maximum de fiabilité. Dans "les Sous-Doué en vacances" (1982), l'assistant du chanteur Paul Memphis (Guy Marchand) image ainsi un« Love computer », une machine censée dire si deux personnes sont faites l'une pour l'autre. Le Minitel rose, dans les années 1980, donne un coup de fouet au marché de la rencontre. Dès lors, on communique à l’écrit par messagerie via un écran. Internet informatise les petites annonces, les rendant interactives et plus sophistiquées. Selon certains, l’algorithme permettrait de former des couples assortis et solides. Les critères retenus pour définir les algorithmes reposent encore et toujours sur des stéréotypes, car ils restent majoritairement conçus par des hommes. On propose ainsi aux femmes des partenaires plus âgés.   

Akolh, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Il est difficile de connaître le taux de réussite des rencontres arrangées. D’après Claire-Lise Gaillard, spécialiste de la question, il serait de l’ordre de 20 %, ce qui laisse de nombreux cœurs solitaires. La chanson populaire s’en fait largement l’écho. Ainsi, en vertu de l’adage selon les cordonniers sont les plus mal chaussés, Joe Dassin raconte l’histoire de « la mal-aimée du courrier du cœur ». « Tous les jours assise à sa machine / Pour son magazine elle répond aux lettres / Elle est le seul espoir, la seule issue / Pour l'amant déçu, pour ceux qui n'y croyait plus / Et c'est vrai qu'elle donne confiance / Et c'est vrai qu'elle porte chance Mais le soir venu elle rentre seule à la maison »

On pourrait également citer d'autres morceaux sur ce thème comme la ou les "Petite(s) annonce(s)" de Souchon, Raphaël ou Jacques Dutronc. « Papa achète moi un mari », réclame avec insistance Dalida. Jean-pierre Mas et le duo Michaëlis & Vahé diffusent des annonces tout en lubricité. Le besoin d’économiser des signes pour la petite annonce donne des messages sibyllins comme le prouve celle rédigée et chantée par Dominique Walter. La « Petite annonce sentimentale » interprétée par Colette Renard témoigne du désespoir affectif que peut faire peser la solitude. Le « mariage dernier délai » du groupe d'Edith Nylon illustre la forte contrainte sociale qui pèse sur les femmes restées célibataires au delà d'un certain âge. [N'hésitez pas à nous indiquer en commentaire des chansons ici oubliées.] 


L’histoire des mariages arrangés et du marché de la rencontre peinent à passer dans la mémoire collective et familiale. Le fait de trouver son conjoint par le biais d’une agence ou des petites annonces reste largement tabou. Il est ainsi rare d’entendre : « les enfants, j’ai rencontré maman sur Tinder » comme le chantent Big Flo & Oli (voir playlist youtube). Un sentiment de honte existe chez ceux qui utilisent les agences et les annonces pour trouver l’âme sœur. 

Aujourd’hui, les applications drainent une clientèle bien plus nombreuse que celle des petites annonces, devenues largement obsolètes. Les règles d’appariement social et familial restent toutefois de mise. Même s’il n’est plus fait ouvertement référence à la situation financière ou professionnelle des uns et des autres, les corps, les pratiques sociales ou encore les référents culturels permettent de situer les individus socialement.

Sources:

A. "Sites de rencontre et petites annonces, une pérennité", Claire-Lise Gaillard, spécialiste de la question, est l'invitée de Concordance des Temps du 16 juillet 2022.

B. Dominique Kalifa, "L'invention des agences matrimoniales", L'Histoire, juin 2011.

C. Faire l'histoire. Émission de Patrick Boucheron diffusée sur la chaîne Arte. "Les rencontres arrangées, un commerce qui date" (avec Claire-Lise Gaillard)

D. "Le marché de la rencontre 1850-1950. Claire-Lise Gaillard - Carnet de thèse"

E. "Comment séduire à distance?" [Le Pourquoi du comment: histoire sur France Culture]

F. "Chaussure à son pied: pour une histoire des petites annonces matrimoniales" [entretien accordé par C.L. Gaillard à retronews.fr]

jeudi 13 octobre 2022

Stigmatisation en chansons : le racisme anti-asiatique.

L'histgeobox dispose désormais d'un podcast diffusé sur différentes plateformes. Ce billet fait l'objet d'une émission à écouter ci-dessous:

  

Le rejet des populations asiatiques en Occident remonte au XIX° s. et s’inscrit dans le contexte d’une colonisation européenne qui se nourrit de la conviction de la supériorité de la « race blanche », comme on disait alors. Les Chinois apparaissent comme un peuple faible, en particulier au moment des guerres de l’opium, qui conduisent notamment à la mise à sac par les Européens du palais d’été de l’empereur à Pékin en 1860.

Dans la péninsule indochinoise, la conquête coloniale française se déroule dans la deuxième moitié du XIX° siècle. L’installation des premiers colons alimente très vite en France un exotisme de pacotille, dont la chanson « Opium », en 1931, est représentative.

La révolte des Boxers et la victoire des Japonais sur les Russes en 1905 changent la donne et offrent un contexte propice à l’apparition du « péril jaune ». [L’expression apparaît en France en 1895, après la publication dans la revue Le Monde illustré d’une allégorie représentant l’agression de l’Europe par des hordes asiatiques déchaînées.] Ce fantasme, dont la première occurrence remonte à 1895, traduit la peur d’une domination économique mondiale des Chinois et des Japonais. Dès lors, l’Europe craint de succomber à l’invasion de masses asiatiques cruels. 


Le péril jaune revêt d’abord une dimension économique. Les commerçants asiatiques installés en France à l’issue de la grande guerre font ainsi l’objet de vives critiques. Spécialisés dans la vente de ce qu’on appelle avec condescendance les « chinoiseries », ils subissent de nombreuses railleries. Celles-ci ont la vie dure comme le prouve l’écoute du Chinois de Trenet en 1966. La chanson décrit un commerçant à l’attitude sournoise. Le chanteur invite l’auditoire à s’en méfier. Voleur, assassin, fumeur et trafiquant d’opium, adorateur de Bouddha, dissimulateur, le Chinois représente ici un péril économique. Implanté en France, il concurrence les vendeurs hexagonaux. Trenet chante : « Ce marchand de chaussures n’est pas sûr, je t’assure avec sa jambe de verre, son œil de bois. Il n’a pas le teint du Rhône / Il a même le teint jaune cet homme-là / Méfie-toi, c’est un Chinois » Une seule solution, le renvoyer à Pékin ou le reléguer au fin fond du quartier chinois. La crainte du métissage est latente. « L’important c’est qu’il parte, car s’il reste (…) il est capable d’atteindre son but qui est de déteindre sur nous et, on sera quoi ? Tous des Chinois. »

Le péril jaune revêt également une dimension démographique. D’aucuns redoutent une submersion. Une sorte de grand remplacement avant l’heure. La stigmatisation est entretenue par les vagues migratoires. Les travailleurs asiatiques étant accusés d’accepter des salaires de misère et de pénaliser les ouvriers nationaux. Jacque Dutronc, et son parolier Claude Lanzman s’en amusent en 1966 dans « Et moi, et moi, et moi ». Le chanteur paraît bien seul face aux « 700 millions de Chinois ». 


La hantise du péril jaune s’estompe après la seconde guerre mondiale, car Chine et Japon sortent exsangues du conflit. Pour autant, les stéréotypes à l’encontre des populations d’origine asiatiques demeurent bien vivaces. La chanson populaire invite l’auditoire à rire aux dépens des Asiatiques en se moquant de la sonorité des langues orientales, forcément exotiques aux oreilles françaises. Cela donne Mao et moa chez Nino Ferrer, Ton thé t'a-t-il ôté ta toux? par Jean Constantin ou Ya kasiti chez Annie Cordy (1975). De nombreux titres insistent aussi sur la prétendue sournoiserie et duplicité asiatique. Dans Sur le Yang Tsé Kiang, le duo Charles Trenet et Johnny Hess raconte la trahison du jeune Sullipan qui séduit, puis tue sa gigolette. Ils glissent « Il lui dit tu s'ras ma gosse / Je s'rai ton petit chinois / Avec toi je s'rai pas rosse / Car j'adore ton p'tit minois / Minet, minois, chinois, sournois ». On ne saurait être plus clair.

On se gausse également de la prétendue lascivité des femmes asiatiques dans « Ma Tonkinoise ». Dans sa version pour homme, les paroles décrivent avec concupiscence une certaine Mélaoli, dont le nom constitue déjà tout un programme. Ici tout gratte, le son comme les mots…


L’ouverture de la Chine et la croissance économique fulgurante que connaît le pays au cours des années 1980-1990 réactivent la hantise du péril jaune. Par ses dimensions extraordinaires et sa population nombreuse, le pays inquiète autant qu’il attise les convoitises. D’aucuns redoutent une concurrence exacerbée, quand d’autres espèrent profiter d’une manne touristique inespérée. Toute honte bue, certains Européens accusent la Chine de mettre l’Afrique en coupe réglée, passant sous silence le pillage colonial passé.

Le racisme anti asiatique se prolonge tout au long su XX° siècle.  Les Asiatiques font l’objet de multiples railleries et sketchs prétendument humoristiques. Chez Michel Leeb, Kev Adams ou Gad Elmaleh. La stigmatisation physique (les yeux bridés, la petite taille) et les accents ridicules tiennent lieu de comique. Le cinéma n’est pas en reste.   Dans « Qu’est-ce qu’on a fait au bon Dieu ? », immense succès au box-office, le gendre d’origine asiatique incarne la figure du gendre idéal qui se distingue par sa soumission et son obséquiosité. Le film enchaîne les clichés qu’il prétend torpiller.

Les stéréotypes n’ont pas reculé et de nos jours, les individus d’origine asiatique sont souvent présentés comme appartenant à une communauté, forcément soudée, communauté modèle, polie, discrète, travailleuse, autant de clichés qui contribuent à essentialiser, à enfermer et à faire fi des origines très diverses des uns et des autres. Jusqu’à très récemment, on a continué à enseigner « Chang le petit Chinois » aux écoliers, alors même que la comptine est saturée de clichés. Extraits choisis : « Chang (…) mange du riz / Ses yeux yeux sont petits / riquiquis ». Sa tête fait pin-pong-ping ».

Les musiques urbaines actuelles, loin de se montrer plus tolérantes et au fait des spécificités culturelles des pays asiatiques, entretiennent stéréotypes et préjugés. Sur Chaos, Kaaris balance : « Je parle pas chinois, pas de Konnichiwa ». On confirme, il ne parle vraiment pas Chinois car Konnichiwa veut dire bonjour en japonais. 


Tout en finesse, sur Tchiki tchiki, Ademo de PNL interpelle une Japonaise dont la plastique semble davantage l’intéresser que la conversation. Il lance « Eh, j’parle pas tching tchong tchang tching tchang / Joue la folle dans ma chambre». Tous les clichés y passent. Lomepal « bosse comme un chinois » sur Majesté. Lorenzo « fourre à la chaîne comme un Chinois à l’usine » (Freestyle du sale). Rim’K  menace: « Prends exemple sur les Chinois. Ferme ta gueule et marche droit. » Soumis et toujours sournois. Dans « Les menottes », une garce manipule les hommes, ce qui fait dire à l’Algerino, l’auteur du titre, qu’elle les « tching tchang tchong ».

Le Covid-19 réactive les vieux réflexes racistes. Pour les abrutis, la maladie a une nationalité, forcément chinoise. La pandémie inspire ainsi à Renaud corona song. Nos oreilles et l’antiracisme ne lui disent pas merci. "T'as débarqué un jour de Chine, retournes-y, qu’on t’y confine. Dans ce pays, on bouffe du chien, des chauve-souris, des pangolins." La riposte sur les réseaux sociaux passe par le #jenesuispasunvirus.

Faut-il totalement désespérer ? Depuis une dizaine d’années, une prise de conscience s’opère et la lutte contre le racisme anti-asiatique s’affirme. « Ils m’appellent Chinois » de Lee Djane ou encore « Espèce de Chinois » par Korat dénoncent ce racisme banalisé et bien ancré dans notre société, racisme dont sont victimes des individus sans cesse ramenés à leurs origines, supposées ou réelles. Sur un ton offensif et sans victimisation, Thérèse s’emploie à compiler et détourner les stéréotypes qu’elle a subis en tant que jeune Française d’origine asiatique dans sa chanson Chinoise? « Chinoise, Chen Li / Massage / Polie / Soumise au lit / Katsuni ». 


Sources:

A. Racisme anti-Asiatiques. [réseau Canopé]

B. "Le racisme anti-asiatique en France des manifestations de 2010 au Covid 19" [France Culture]

C. "Le péril jaune, une angoisse dépassée?", Concordance des Temps du 23 mai 2015 avec l'historien François Pavé. 

D. Ces chansons qui font l'actu. "La chanson sait-elle toujours ne pas être raciste?" [France Info]