Le 8 janvier 1961, les Français approuvent par référendum l'autodétermination des populations algériennes, ce qui laisse entrevoir la sortie d'un conflit qui dure depuis 7 ans déjà. Cependant, les obstacles restent nombreux. Les partisans de l'Algérie française se radicalisent et fondent l'Organisation de l'Armée Secrète, dont la stratégie jusqu'au-boutiste déclenche une violence aveugle. Le 22 avril, la tentative de putsch des généraux à Alger provoque la stupeur. En mai s'ouvrent à Évian les négociations officielles entre la France et le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne. Dans le même temps, la guerre se poursuit et les discussions achoppent le mois suivant sur le statut du Sahara, entraînant une recrudescence des violences sur le territoire métropolitain.
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Algeria-SP, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons |
C'est dans ce contexte que le Front de Libération Nationale (FLN) et son comité fédérale en région parisienne, qui cherchent à s'appuyer sur les centaines de milliers d'Algériens qui vivent alors en métropole, organisent des attentats contre les appareils de production et les policiers. Face à cette situation, Maurice Papon, préfet de police de Paris depuis 1958, met sur pied un système coercitif pour traquer les Algériens proches du FLN. Pour ce faire, il importe les méthodes de la contre-insurrection éprouvées en Algérie contre les nationalistes, lorsqu'il était en poste à Constantine. Dès lors, la violence policière s'abat sur ceux que l'on désigne comme les "Français musulmans d'Algérie". Dans le contexte d’État d'urgence créé par la guerre, l'idée qu'il faut combattre le terrorisme aboutit au recul des libertés et à une acceptation d'une hausse du degré de violence.
La Tordue s'incrit dans la mouvance du courant néo-réaliste qui gagne la chanson française au cours des années 1990. En 1995, avec « Paris, oct. 81 », le groupe est le premier en France, à consacrer une chanson au massacre du 17 octobre. Les paroles insistent sur le déferlement des violences policières, mais aussi sur l'occultation des crimes pendant plus de vingt ans. ["Les ordres sont les ordres / C'est Paris qui régale / Braves policières hordes / De coups et de sang ivres / Qui eurent carte et nuit blanche / Pour leur apprendre à vivre / À ces rats d'souche pas franche / Qu'un sang impur et noir / Abreuve nos caniveaux / Et on leur fit la peau / Avant d'perdre la mémoire"]
Sur le terrain, la répression est exercée avec une violence débridée par une police gangrenée par le racisme et par les harkis de la force de police auxiliaire. Les rafles et arrestations au faciès sont le lot quotidien des Algériens. En octobre, lors des obsèques d'un brigadier abattu par le FLN, Papon lance :"Pour un coup donné, nous en porterons dix!" Le 5 de ce mois, le préfet impose le couvre-feu aux seuls Algériens du département de la Seine, de 20h30 à 5h00 du matin. Dès lors, la police parisienne procède à des contrôles au faciès d'une grande brutalité.
Pour riposter à cette mesure discriminatoire, qui gêne l'action du FLN et en particulier la collecte de fonds, la Fédération de France du mouvement décide d'organiser une manifestation dans les rues de Paris, le 17 octobre. La tenue de l'événement, dissimulée jusque-là, est éventée le matin même. Le préfet organise le quadrillage de la ville et donne la consigne aux forces de l'ordre d'empêcher ces manifestations. Les 1600 policiers mobilisés pour l'occasion, s'installent aux entrées de Paris, au niveau des ponts, ainsi qu'aux sorties des bouches de métro.
Dans "Manifestation pacifique", la Compagnie Joli Môme décrit les motivations des marcheurs pacifiques qui se rendent à Paris le 17 octobre au soir. ["Ils se dirigent vers la ville / Ils sont venus des bidonvilles / St-Denis, Gennevilliers, Nanterre / Enfants, vieillards, familles entières / Et par centaines et par milliers / Ils sont venus manifester / C'est au couvre feu de Papon / Que sans violence ils disent non"]
Le soir venu, aux alentours de 18h, environ 30 000 Algériens se dirigent vers les beaux quartiers parisiens depuis les banlieues industrielles où la plupart d'entre eux habitent. Ils marchent en soutien à l'indépendance de l'Algérie et pour protester contre le couvre-feu. Il s'agit d'une démonstration de masse pacifique rassemblant hommes, femmes et enfants.
Dès l'arrivée des manifestants, les forces de l'ordre procèdent à des arrestation (11 500 personnes au total). Les Algériens sont embarqués dans des camions de police, puis dans des bus de la RATP, pour être conduits dans des lieux de détention (centre d'identification de Vincennes, parc des expositions de la porte de Versailles, gymnase Coubertin). Sur place, les coups pleuvent sur les Algériens. Le cortège venu de l'ouest doit prendre la direction des Champs Élysées. Mais au moment de traverser le pont de Neuilly, les manifestants tombent sur des cordons policiers qui entendent empêcher l'accès à Paris. La police, armée de fusils, de pistolets mitrailleurs, de matraques (les bidules) frappe, tire sur la foule et jette dans la Seine les corps de victimes assommées ou les cadavres. La violence dure tout au long de la nuit, semblant répondre à un mot d'ordre général.
Le morceau « 17 octobre 1961 » (2006) de Médine propose une description au scalpel des événements. Le rappeur y retrace le parcours d'un "autochtone" qui quitte l'Algérie française pour mourir sous les coups d'un policier. "Marchons en direction du pont Saint-Michel / Nous verrons bien quelle sera l'issue de cette querelle / Une fois sur la berge j'aperçois le comité d'accueil / Qui souhaite faire de ce pont notre cercueil / Les camps s'observent etse dévisagent / un silence de mort s'installe entre les deux deux rivages / Puis une voix se lève, scande «A bas le couvre-feu» / Et ouvre le feu / La première ligne s'écroule et commence la chasse à l'homme".
Le black out sur les événements de la nuit est total. Une version officielle s'installe: les Algériens ont été contraints par le FLN à manifester. Certains ont tiré des coups de feu et la police a été obligée de riposter. Mensonges! Un communiqué de presse diffusé au cours de la nuit reconnaît trois morts. Mensonge encore. Ce sont en réalité des dizaines de victimes qui sont à déplorer.
C'est d'abord l'incertitude qui plane autour des événements. La censure exerce un contrôle puissant sur la presse, même si les premiers témoignages surgissent (des médecins en poste dans les hôpitaux de la capitale, le 17 au soir, mais aussi des policiers). Au fil des jours, c'est la Seine qui témoigne, on y retrouve des corps d'Algériens pieds et poings liés. Les actions en justice tournent court, en raison notamment des lois d'amnistie adoptées lors des accords d'Evian. De la sorte, l'événement est invisibilisé, et ne survit qu'à l'état de rumeur.
Moins d'un an après les faits, Kateb Yacine écrit un poème intitulé «Dans la gueule du loup ». En 18 vers libres adressés au peuple français, l'auteur rappelle qu'en dépit des efforts des autorités françaises pour invisibiliser l'événément, il a été "vu" (et même photographié par Elie Kagan). On ne peut l'occulter. Le titre du poème résonne aussi comme un reproche adressé aux responsables de la fédération de France du FLN et aux organisateurs qui auraient jeté les manifestants dans la gueule du loup. En 1998, les Têtes Raides donnent aux mots forts du poète l'écrin musical qu'ils méritaient. [« Peuple français tu as tout vu / Oui tout vu de tes propres yeux / Tu as vu notre sang couler / Tu as vu la police assommer les manifestants / Et les jeter dans la Seine / La Seine rougissante n’a pas cessé / Les jours suivants / De vomir / De vomir à la face du peuple de la commune / Les corps martyrisés / Qui rappelaient aux parisiens / Leur propre révolution / Leur propre résistance / Peuple français tu as tout vu / Oui tout vu de tes propres yeux / Et maintenant vas-tu parler / Et maintenant vas-tu te taire » ]
Dans « 17.10.61» (2020),
la chanteuse Yelli Yelli revient sur la difficulté à témoigner, à
parler, qu'on soit empêché par la censure ou que l'on préfère détourner
le regard ["17.10.61
algérien tu marches, fort comme un peuple qui va renaître dans un
instant / Ils disent que pour un coup reçu ils en porteront dix
/ Peuple français tu as tout vu de tes propres yeux
17.10.61 depuis tant de temps / Une guerre qui ne dit pas son nom fait couler le sang
/ Peuple français tu as tout vu et maintenant ? / Et maintenant vas-tu parler, vas-tu te taire ?
"]
Le 8 février 1962, une manifestation de protestation contre les attentats de l'OAS, organisée par le parti communiste et la CGT, est violemment réprimée par la police, provoquant la mort de huit personnes au métro Charonne. La mémoire de cette tragédie sera entretenue par les partis de gauche, à la différence de la nuit du 17 octobre, largement occultée une fois la paix revenue. L"Hexagone" de Renaud, en 1975, n'évoque ainsi que Charonne. ["Ils sont pas lourds, en février / À se souvenir de Charonne / Des matraqueurs assermentés / Qui fignolèrent leur besogne / La France est un pays de flics / À tous les coins d'rue y'en a 100 / Pour faire règner l'ordre public / Ils assassinent impunément".]
Au cours des années 1970 le souvenir du massacre n'est plus guère entretenu que par les familles des victimes et les militants d'extrême-gauche. (1) Ce qui explique que les rares reportages et articles consacrés au drame au début de la décennie suivante, soulèvent avant tout l'incrédulité. Cependant, l'essor du mouvement anti-raciste, la dénonciation des crimes xénophobes contribuent à la "redécouverte" timide" du 17 octobre. Lentement, la chape de plomb se fissure. En 1983, Didier Daeninckx consacre à la nuit sanglante un roman intitulé Meurtres pour mémoire. En 1991, Jean-Luc Einaudi, un militant issu de l'extrême-gauche, publie La bataille de Paris, le premier récit historique crédible sur le drame. Des associations, comme Au nom de la mémoire, s'emploient également à exhumer et à faire connaître l'événement.
Aujourd'hui, les ratonnades perpétrées le 17 octobre 1961 sont connus du plus grand nombre grâce à la multiplication des travaux d'historiens (ceux de J.L. Einaudi, de Jim House et Neil MacMaster, d'Emmanuel Blanchard ou de Fabrice Riceputi) mais aussi grâce à des films, des romans ou des chansons consacrés à l'événement. Ainsi de nombreux morceaux de rap commémorent la nuit du massacre. Dans "La Marseillaise" (2012), Lino considère ces crimes policiers comme une trahison des valeurs de la République. ["J'ai cherché L'Egalité, y'en avait pas sur le terrain
/ La Fraternité dort dans la Seine depuis octobre 61"]. Du même Lino, "Mille et une vie" (2007)
est un martyrologue des victimes, noires et arabes, des violences
policières. Il rend ainsi hommage à Zyed et Bouna, mais aussi aux noyés
du 17 octobre. ["Et j'suis mort ce putain d'jour d'octobre noyé dans la Seine / J'ai mis du temps à l'comprendre / Où pousse la mauvaise graine / On coupe la tête pour soigner la migraine".] "Dans mes veines" (2016) de JP
Manova n'oublie pas de mentionner le traumatisme ressenti par les
proches de victimes des ratonnades. ["Paris, c'est aussi la peine d'un bonhomme parlant des siens Parti noyé dans la Seine en octobre 61".] "Frère, le pardon s'est noyé une nuit d'octobre 61" chante Fianso sur "Bois d'argent" (2017). Le titre "17 octobre 61" (2009) des Fils du béton insiste sur la responsabilité des autorités dans la perpétuation du massacre. ["17
octobre 61, l'Etat français assassine / Sur les quais de Seine,
Marianne sourit et reste assise / 17 octobre 61, un jour de plus où le
sang a coulé / Un jour où la police de Paris accourait pour tuer / 17
octobre 61, rappelle toi bien / Il n'y a pas si longtemps dans ce pays /
On noyait l'Algérien". ] Hugo TSR dénonce le racisme dans « Eldorado » (2012), insistant notamment sur la difficile transmission de la mémoire. ["Entre la merde et les rats morts, les darons s'en rappellent / Souvent c'était la morgue, c'était la mode des arabes dans la Seine / Les immigrés qu'on mettait à part ont eu des gosses"]. "Nom, prénom, identité"
de La Rumeur dresse un parallèle entre les crimes du 17 octobre et la
perpétuation des pratiques policières racistes, qu'il s'agisse du délit
de faciès ou des bavures. Le groupe pointe également l'hypocrisie de commémorations officielles, alors que les autorités françaises s'accommodent de pratiques discriminatoires persistantes. ["Comment
rester sobre ? / Je suis sombre comme un soir du 17 octobre / Triste
événement sanglant déjà quarantenaire / Gardez vos plaques et vos
bougies d'anniversaire / Et oui, on brûle la vie et qui nous pousse à le
faire ?"]
Le punk n'est pas en reste avec deux morceaux consacrés au massacre. En 1994, ce sont d'abord les Stiff Little Fingers, un groupe de punk rock irlandais qui dépeignent avec force les événements, insistant sur la préméditation des crimes et la difficulté à témoigner dans "When the stars fall from the sky" : "A la mi-octobre 61 / La police française cherchaient à s'amuser / abattant les Algériens / Cassant des têtes à travers toute la ville / Pourtant, personne n'a vu, personne ne sait / Personne n'a osé dire la vérité / 200 morts devinrent 2 victimes / balancés dans la rivière / Les témoins jetés à terre " Brigada Flores Magon, un groupe de street punk, consacre également un morceau au massacre sous le titre "Octobre 61" (2000), reliant les victimes de la nuit du 17 aux morts du métro Charonne. ["Je me souviens, il pleuvait sur Paris. / Des visages durcis marchaient pour l'Algérie. / Qui a vu les corps flotter dans la Seine ? / Nuit des longs couteaux, vive le FLN ! / Ils ont lâché leurs chiens, charognes ! / Martyrs algériens, Charonne !"]
Le plus ancien morceau évoquant le 17 octobre utilisé ici est le morceau des Stiff Little Singers. Il remonte à 1994. Cette date tardive tend à confirmer à quel point le 17 octobre 1961 avait sombré dans l'oubli. Pour la Rumeur, avec « On m’a demandé d’oublier » (1998), cette amnésie n'a rien de fortuite, mais a été créée, puis entretenue par les autorités politiques et policières. "On m'a demandé d'oublier les noyades occultées d'une dignité et sa mémoire / Les chapes de plomb, les écrans noirs / Plaqués sur toute l'étendue des brûlures d'une histoire / Et le prix des soulèvements, les trop pleins / De martyrs étouffés, de lourds silences au lendemain / De pogroms en plein Paris, de rafles à la benne / Et ce 17 octobre 61 qui croupit au fond de la Seine / On m'a demandé d'oublier "
En 2012, le président Hollande publie un communiqué de quelques lignes dans lequel est écrit que "la République reconnaît avec lucidité la répression sanglante du 17 octobre 1961."
C'est un pas, mais l'événement n'est toujours pas reconnu pour ce qu'il est : un crime d'Etat. Il est pourtant tout à fait symptomatique du racisme
institutionnel et policier qui sévissait alors dans l'hexagone. La perpétuation du contrôle
au faciès, l'impunité dont continuent de bénéficier de nombreux auteurs d'actes ou propos racistes, sont aussi le fruit des non-dits et des silences d'un pouvoir politique à la mémoire sélective et aseptisée.
Notes :
1. En Algérie, l'événement n'est guère célébré. Le FLN au pouvoir - en bisbille avec la fédération de France du FLN depuis 1962 - n'a jusque là pas porter le souvenir du 17 octobre, consacré depuis 1968 comme la journée de l'immigration en Algérie.
Sources :
A. Guillaume Blanc:"Décolonisations. Histoires situées d'Afrique et d'Asie (XIX-XXI° siècle)", Éditions du Seuil, 2022.
B. Article de Linda Amiri consacré au 17 octobre 1961 tiré du "Dictionnaire de la guerre d'Algérie" sous la direction de Tramor Quemeneur, Ouanassa Siari Tengour et Sylvie Thénault, 2023.
C. Chloé Leprince: "Massacre du 17 octobre 1961: la fabrique d'un long silence"
D. "17 octobre 1961: une nuit pour mémoire". Affaires sensibles avec l'historienne Sylvie Thénault.
E. "Histoires et mémoires de la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris", sur le site du musée de l'histoire de l'immigration.
F. Meryem Belkaïd : "Kateb Yacine et le 17 octobre 1961 : richesse évocatrice d'un poème"
Liens:
Les morceaux utilisés ici sont rassemblés dans la playlist ci-dessous:
De nombreuses ressources sur le 17 octobre 1961 rassemblées ici.