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jeudi 29 février 2024

Commémorations musicales du massacre du 17 octobre 1961.

Le 8 janvier 1961, les Français approuvent par référendum l'autodétermination des populations algériennes, ce qui laisse entrevoir la sortie d'un conflit qui dure depuis 7 ans déjà. Cependant, les obstacles restent nombreux. Les partisans de l'Algérie française se radicalisent et fondent l'Organisation de l'Armée Secrète, dont la stratégie jusqu'au-boutiste déclenche une violence aveugle. Le 22 avril, la tentative de putsch des généraux à Alger provoque la stupeur. En mai s'ouvrent à Évian les négociations officielles entre la France et le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne. Dans le même temps, la guerre se poursuit et les discussions achoppent le mois suivant sur le statut du Sahara, entraînant une recrudescence des violences sur le territoire métropolitain.     

Ce billet de blog existe aussi en version podcast, disponible à l'écoute en cliquant sur ce lien.

Algeria-SP, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons
 

C'est dans ce contexte que le Front de Libération Nationale (FLN) et son comité fédérale en région parisienne, qui cherchent à s'appuyer sur les centaines de milliers d'Algériens qui vivent alors en métropole, organisent des attentats contre les appareils de production et les policiers. Face à cette situation, Maurice Papon, préfet de police de Paris depuis 1958, met sur pied un système coercitif pour traquer les Algériens proches du FLN. Pour ce faire, il importe les méthodes de la contre-insurrection éprouvées en Algérie contre les nationalistes, lorsqu'il était en poste à Constantine. Dès lors, la violence policière s'abat sur ceux que l'on désigne comme les "Français musulmans d'Algérie". Dans le contexte d’État d'urgence créé par la guerre, l'idée qu'il faut combattre le terrorisme aboutit au recul des libertés et à une acceptation d'une hausse du degré de violence.  

La Tordue s'incrit dans la mouvance du courant néo-réaliste qui gagne la chanson française au cours des années 1990. En 1995, avec « Paris, oct. 81 », le groupe est le premier en France, à consacrer une chanson au massacre du 17 octobre. Les paroles insistent sur le déferlement des violences policières, mais aussi sur l'occultation des crimes pendant plus de vingt ans. ["Les ordres sont les ordres / C'est Paris qui régale / Braves policières hordes / De coups et de sang ivres / Qui eurent carte et nuit blanche / Pour leur apprendre à vivre / À ces rats d'souche pas franche / Qu'un sang impur et noir / Abreuve nos caniveaux / Et on leur fit la peau / Avant d'perdre la mémoire"]

Sur le terrain, la répression est exercée avec une violence débridée par une police gangrenée par le racisme et par les harkis de la force de police auxiliaire. Les rafles et arrestations au faciès sont le lot quotidien des Algériens. En octobre, lors des obsèques d'un brigadier abattu par le FLN, Papon lance :"Pour un coup donné, nous en porterons dix!" Le 5 de ce mois, le préfet impose le couvre-feu aux seuls Algériens du département de la Seine, de 20h30 à 5h00 du matin. Dès lors, la police parisienne procède à des contrôles au faciès d'une grande brutalité.

 Pour riposter à cette mesure discriminatoire, qui gêne l'action du FLN et en particulier la collecte de fonds, la Fédération de France du mouvement décide d'organiser une manifestation dans les rues de Paris, le 17 octobre. La tenue de l'événement, dissimulée jusque-là, est éventée le matin même. Le préfet organise le quadrillage de la ville et donne la consigne aux forces de l'ordre d'empêcher ces manifestations. Les 1600 policiers mobilisés pour l'occasion, s'installent aux entrées de Paris, au niveau des ponts, ainsi qu'aux sorties des bouches de métro.

Dans "Manifestation pacifique", la Compagnie Joli Môme décrit les motivations des marcheurs pacifiques qui se rendent à Paris le 17 octobre au soir. ["Ils se dirigent vers la ville / Ils sont venus des bidonvilles / St-Denis, Gennevilliers, Nanterre / Enfants, vieillards, familles entières / Et par centaines et par milliers / Ils sont venus manifester / C'est au couvre feu de Papon / Que sans violence ils disent non"]

Le soir venu, aux alentours de 18h, environ 30 000 Algériens se dirigent vers les beaux quartiers parisiens depuis les banlieues industrielles où la plupart d'entre eux habitent. Ils marchent en soutien à l'indépendance de l'Algérie et pour protester contre le couvre-feu. Il s'agit d'une démonstration de masse pacifique rassemblant hommes, femmes et enfants. 

Dès l'arrivée des manifestants, les forces de l'ordre procèdent à des arrestation (11 500 personnes au total). Les Algériens sont embarqués dans des camions de police, puis dans des bus de la RATP, pour être conduits dans des lieux de détention (centre d'identification de Vincennes, parc des expositions de la porte de Versailles, gymnase Coubertin). Sur place, les coups pleuvent sur les Algériens. Le cortège venu de l'ouest doit prendre la direction des Champs Élysées. Mais au moment de traverser le pont de Neuilly, les manifestants tombent sur des cordons policiers qui entendent empêcher l'accès à Paris. La police, armée de fusils, de pistolets mitrailleurs, de matraques (les bidules) frappe, tire sur la foule et jette dans la Seine les corps de victimes assommées ou les cadavres. La violence dure tout au long de la nuit, semblant répondre à un mot d'ordre général.

Le morceau « 17 octobre 1961 » (2006) de Médine propose une description au scalpel des événements.  Le rappeur y retrace le parcours d'un "autochtone" qui quitte l'Algérie française pour mourir sous les coups d'un policier. "Marchons en direction du pont Saint-Michel / Nous verrons bien quelle sera l'issue de cette querelle / Une fois sur la berge j'aperçois le comité d'accueil / Qui souhaite faire de ce pont notre cercueil / Les camps s'observent etse dévisagent / un silence de mort s'installe entre les deux deux rivages / Puis une voix se lève, scande «A bas le couvre-feu» / Et ouvre le feu / La première ligne s'écroule et commence la chasse à l'homme".


Le black out sur les événements de la nuit est total. Une version officielle s'installe: les Algériens ont été contraints par le FLN à manifester. Certains ont tiré des coups de feu et la police a été obligée de riposter. Mensonges! Un communiqué de presse diffusé au cours de la nuit reconnaît trois morts. Mensonge encore. Ce sont en réalité des dizaines de victimes qui sont à déplorer.

C'est d'abord l'incertitude qui plane autour des événements. La censure exerce un contrôle puissant sur la presse,  même si les premiers témoignages surgissent (des médecins en poste dans les hôpitaux de la capitale, le 17 au soir, mais aussi des policiers). Au fil des jours, c'est la Seine qui témoigne, on y retrouve des corps d'Algériens pieds et poings liés. Les actions en justice tournent court, en raison notamment des lois d'amnistie adoptées lors des accords d'Evian. De la sorte, l'événement est invisibilisé, et ne survit qu'à l'état de rumeur.

Moins d'un an après les faits, Kateb Yacine écrit un poème intitulé «Dans la gueule du loup ». En 18 vers libres adressés au peuple français, l'auteur rappelle qu'en dépit des efforts des autorités françaises pour invisibiliser l'événément, il a été "vu" (et même photographié par Elie Kagan). On ne peut l'occulter. Le titre du poème résonne aussi comme un reproche adressé aux responsables de la fédération de France du FLN et aux organisateurs qui auraient jeté les manifestants dans la gueule du loup. En 1998, les Têtes Raides donnent aux mots forts du poète l'écrin musical qu'ils méritaient. [« Peuple français tu as tout vu / Oui tout vu de tes propres yeux / Tu as vu notre sang couler / Tu as vu la police assommer les manifestants / Et les jeter dans la Seine / La Seine rougissante n’a pas cessé / Les jours suivants / De vomir / De vomir à la face du peuple de la commune / Les corps martyrisés / Qui rappelaient aux parisiens / Leur propre révolution / Leur propre résistance / Peuple français tu as tout vu / Oui tout vu de tes propres yeux / Et maintenant vas-tu parler / Et maintenant vas-tu te taire » ]


Dans « 17.10.61» (2020), la chanteuse Yelli Yelli revient sur la difficulté à témoigner, à parler, qu'on soit empêché par la censure ou que l'on préfère détourner le regard ["17.10.61 algérien tu marches, fort comme un peuple qui va renaître dans un instant / Ils disent que pour un coup reçu ils en porteront dix / Peuple français tu as tout vu de tes propres yeux
17.10.61 depuis tant de temps  / Une guerre qui ne dit pas son nom fait couler le sang / Peuple français tu as tout vu et maintenant ?  / Et maintenant vas-tu parler, vas-tu te taire ? "]

Le 8 février 1962, une manifestation de protestation contre les attentats de l'OAS, organisée par le parti communiste et la CGT, est violemment réprimée par la police, provoquant la mort de huit personnes au métro Charonne. La mémoire de cette tragédie sera entretenue par les partis de gauche, à la différence de la nuit du 17 octobre, largement occultée une fois la paix revenue. L"Hexagone" de Renaud, en 1975, n'évoque ainsi que Charonne. ["Ils sont pas lourds, en février / À se souvenir de Charonne / Des matraqueurs assermentés / Qui fignolèrent leur besogne / La France est un pays de flics / À tous les coins d'rue y'en a 100 / Pour faire règner l'ordre public / Ils assassinent impunément".]

 Au cours des années 1970 le souvenir du massacre n'est plus guère entretenu que par les familles des victimes et les militants d'extrême-gauche. (1) Ce qui explique que les rares reportages et articles consacrés au drame au début de la décennie suivante, soulèvent avant tout l'incrédulité. Cependant, l'essor du mouvement anti-raciste, la dénonciation des crimes xénophobes contribuent à la "redécouverte" timide" du 17 octobre. Lentement, la chape de plomb se fissure. En 1983, Didier Daeninckx consacre à la nuit sanglante un roman intitulé Meurtres pour mémoire. En 1991, Jean-Luc Einaudi, un militant issu de l'extrême-gauche, publie La bataille de Paris, le premier récit historique crédible sur le drame. Des associations, comme Au nom de la mémoire, s'emploient également à exhumer et à faire connaître l'événement.

Aujourd'hui, les ratonnades perpétrées le 17 octobre 1961 sont connus du plus grand nombre grâce à la multiplication des travaux d'historiens (ceux de J.L. Einaudi, de Jim House et Neil MacMaster, d'Emmanuel Blanchard ou de Fabrice Riceputi) mais aussi grâce à des films, des romans ou des chansons consacrés à l'événement.  Ainsi de nombreux morceaux de rap commémorent la nuit du massacre. Dans "La Marseillaise" (2012), Lino considère ces crimes policiers comme une trahison des valeurs de la République. ["J'ai cherché L'Egalité, y'en avait pas sur le terrain
/ La Fraternité dort dans la Seine depuis octobre 61
"]. Du même Lino, "Mille et une vie" (2007) est un martyrologue des victimes, noires et arabes, des violences policières. Il rend ainsi hommage à Zyed et Bouna, mais aussi aux noyés du 17 octobre. ["Et j'suis mort ce putain d'jour d'octobre noyé dans la Seine / J'ai mis du temps à l'comprendre / Où pousse la mauvaise graine / On coupe la tête pour soigner la migraine".] "Dans mes veines" (2016) de JP Manova n'oublie pas de mentionner le traumatisme ressenti par les proches de victimes des ratonnades. ["Paris, c'est aussi la peine d'un bonhomme parlant des siens Parti noyé dans la Seine en octobre 61".] "Frère, le pardon s'est noyé une nuit d'octobre 61" chante Fianso sur "Bois d'argent" (2017). Le titre "17 octobre 61" (2009) des Fils du béton insiste sur la responsabilité des autorités dans la perpétuation du massacre. ["17 octobre 61, l'Etat français assassine / Sur les quais de Seine, Marianne sourit et reste assise / 17 octobre 61, un jour de plus où le sang a coulé / Un jour où la police de Paris accourait pour tuer / 17 octobre 61, rappelle toi bien / Il n'y a pas si longtemps dans ce pays / On noyait l'Algérien". ] Hugo TSR  dénonce le racisme dans « Eldorado » (2012), insistant notamment sur la difficile transmission de la mémoire. ["Entre la merde et les rats morts, les darons s'en rappellent / Souvent c'était la morgue, c'était la mode des arabes dans la Seine / Les immigrés qu'on mettait à part ont eu des gosses"]. "Nom, prénom, identité" de La Rumeur dresse un parallèle entre les crimes du 17 octobre et la perpétuation des pratiques policières racistes, qu'il s'agisse du délit de faciès ou des bavures. Le groupe pointe également l'hypocrisie de commémorations officielles, alors que les autorités françaises s'accommodent de pratiques discriminatoires persistantes. ["Comment rester sobre ? / Je suis sombre comme un soir du 17 octobre / Triste événement sanglant déjà quarantenaire / Gardez vos plaques et vos bougies d'anniversaire / Et oui, on brûle la vie et qui nous pousse à le faire ?"]

Le punk n'est pas en reste avec deux morceaux consacrés au massacre. En 1994, ce sont d'abord les Stiff Little Fingers, un groupe de punk rock irlandais qui dépeignent avec force les événements, insistant sur la préméditation des crimes et la difficulté à témoigner dans "When the stars fall from the sky" : "A la mi-octobre  61 / La police française cherchaient à s'amuser /  abattant les Algériens / Cassant des têtes à travers toute la ville / Pourtant, personne n'a vu, personne ne sait / Personne n'a osé dire la vérité / 200 morts devinrent 2 victimes / balancés dans la rivière / Les témoins jetés à terre " Brigada Flores Magon, un groupe de street punk, consacre également un morceau au massacre sous le titre "Octobre 61" (2000), reliant les victimes de la nuit du 17 aux morts du métro Charonne. ["Je me souviens, il pleuvait sur Paris. / Des visages durcis marchaient pour l'Algérie. / Qui a vu les corps flotter dans la Seine ? / Nuit des longs couteaux, vive le FLN !  / Ils ont lâché leurs chiens, charognes ! / Martyrs algériens, Charonne !"]

 Le plus ancien morceau évoquant le 17 octobre utilisé ici est le morceau des Stiff Little Singers. Il remonte à 1994. Cette date tardive tend à confirmer à quel point le 17 octobre 1961 avait sombré dans l'oubli. Pour la Rumeur, avec « On m’a demandé d’oublier » (1998), cette amnésie n'a rien de fortuite, mais a été créée, puis entretenue par les autorités politiques et policières. "On m'a demandé d'oublier les noyades occultées d'une dignité et sa mémoire / Les chapes de plomb, les écrans noirs /  Plaqués sur toute l'étendue des brûlures d'une histoire / Et le prix des soulèvements, les trop pleins / De martyrs étouffés, de lourds silences au lendemain / De pogroms en plein Paris, de rafles à la benne / Et ce 17 octobre 61 qui croupit au fond de la Seine /  On m'a demandé d'oublier "

En 2012, le président Hollande publie un communiqué de quelques lignes  dans lequel est écrit que "la République reconnaît avec lucidité la répression sanglante du 17 octobre 1961." C'est un pas, mais l'événement n'est toujours pas reconnu pour ce qu'il est : un crime d'Etat. Il est pourtant tout à fait symptomatique du racisme institutionnel et policier qui sévissait alors dans l'hexagone. La perpétuation du contrôle au faciès, l'impunité dont continuent de bénéficier de nombreux auteurs d'actes ou propos racistes, sont aussi le fruit des non-dits et des silences d'un pouvoir politique à la mémoire sélective et aseptisée.

Notes :

1. En Algérie, l'événement n'est guère célébré. Le FLN au pouvoir - en bisbille avec la fédération de France du FLN depuis 1962 - n'a jusque là pas porter le souvenir du 17 octobre, consacré depuis 1968 comme la journée de l'immigration en Algérie.

Sources :

A. Guillaume Blanc:"Décolonisations. Histoires situées d'Afrique et d'Asie (XIX-XXI° siècle)", Éditions du Seuil, 2022. 

B. Article de Linda Amiri consacré au 17 octobre 1961 tiré du "Dictionnaire de la guerre d'Algérie" sous la direction de Tramor Quemeneur, Ouanassa Siari Tengour et Sylvie Thénault, 2023.

C. Chloé Leprince: "Massacre du 17 octobre 1961: la fabrique d'un long silence"

D. "17 octobre 1961: une nuit pour mémoire". Affaires sensibles avec l'historienne Sylvie Thénault.

E. "Histoires et mémoires de la manifestation du 17 octobre 1961 à Paris", sur le site du musée de l'histoire de l'immigration. 

F. Meryem Belkaïd : "Kateb Yacine et le 17 octobre 1961 : richesse évocatrice d'un poème"

Liens: 

Les morceaux utilisés ici sont rassemblés dans la playlist ci-dessous:


De nombreuses ressources sur le 17 octobre 1961 rassemblées ici.

mardi 27 février 2024

"Baraye" : un hymne pour la liberté et contre l'Iran corrompu des mollahs.

L’instauration de la République islamique d'Iran en 1979 renverse le régime monarchique du shah et impose un régime théocratique et obscurantiste. Très vite, l'ayatollah Khomeini, chef suprême de l’État, élimine toute opposition. Le Conseil des gardiens de la constitution, l'institution clef du régime, juge tout à l'aune de la conformité avec l'islam, tandis que le président élu, qu'il soit un modéré ou un conservateur, ne fait office que d'exécutant. Les mollahs exigent le voilement des femmes, en dépit de manifestations de protestation. Dès lors, le port obligatoire du voile constitue un des piliers fondamentaux du régime. Une loi de 1983 formalise cette obligation. Les bassidjis (brigades des mœurs en 2005) et les gardiens de la révolution se chargent de traquer les femmes "mal voilées".

Plusieurs mouvements de protestations tentent d'infléchir le cours des événements. En vain. La révolte estudiantine de l'été 1999 est écrasée dans le sang. En 2009, les classes moyennes lancent la "révolution verte", menant la fronde contre la réélection de Mahmoud Ahmadinejad, réclamant l'instauration de la démocratie. Les acteurs de ce mouvement urbain ne revendiquent pas la chute du régime, mais des réformes d'ampleur. En vain. À l'hiver 2017-2018, les classes populaires crient leur désespoir dans la rue. Le président Rohani, prétendument modéré, réprime pourtant durement les manifestations de protestation. 

Mohammad Reza Shajarian - Déposez Votre Arme
Mohammad Reza Shajarian - Déposez Votre Arme

L'élection d'Ébrahim Raïssi, en 2021, est marquée par un durcissement de la police des mœurs. C'est dans ce contexte explosif qu'éclate un soulèvement, le 16 septembre 2022. Ce jour-là, Mahsa Jina Amini, étudiante de 22 ans, meurt à l’issue de son placement en garde à vue par la police des mœurs, au prétexte qu'une mèche de cheveux sortait de son voile. (1) La révolte revêt une dimension nationale. Au premier rang des protestataires se trouvent les femmes, les étudiants, les classes populaires. Tous aspirent à chasser un régime honni, qui se lance dans une surenchère sécuritaire et sème la mort, alors même que les difficultés économiques s'accumulent, en lien avec la baisse des revenus du pétrole. Tandis que les dépenses militaires ou celles liées au programme nucléaire explosent, les dépenses sociales chutent.  

Matt Hrkac from Geelong / Melbourne, Australia, CC BY 2.0, via Wikimedia Commons

Les manifestants lancent le slogan "femmes, vie, liberté". Par son ampleur, le mouvement fait vaciller le régime, au sein duquel des dissensions apparaissent. Les critiques se font entendre chez les civils, mais aussi parmi les autorités religieuses. Elles portent sur le caractère dictatorial et corrompu du régime, mais aussi la violence de la répression et des arrestations de masse. Couvertes par Ali Khamenei, le guide suprême de la Révolution islamique, les exactions commises provoquent plus de 500 assassinats. Les milices surveillent et traquent les femmes non voilées ou, d'après eux, mal voilées. (2) Les policiers filment les passantes et les conductrices en infraction. Ces dernières reçoivent des amendes ou une convocation au poste de police. Etre une femme en Iran, c'est l'obligation de porter le hijab quand on sort de chez soi, ne pouvoir ni danser, ni chanter dans l'espace public ou pratiquer un sport en extérieur. L'avortement reste interdit. Quand les hommes ont la possibilité de contracter une sorte de mariage à l'essai ou d'avoir plusieurs épouses, les adolescentes peuvent être mariées à partir de 13 ans. L'homme vaut le double de la femme, comme le prouvent les témoignages en justice. 

Cette législation rétrograde ne semble absolument pas ou plus en phase avec les transformations de pans entiers de la société iranienne. La modernisation est à l'œuvre. Les jeunes femmes, aujourd'hui instruites et alphabétisées, adoptent des comportements sociaux et démographiques en décalage complet avec ceux imposés par le régime. Aujourd'hui, les Iraniennes se marient en moyenne à l'âge de 26 ans; si le mariage de petites filles persiste au sein des franges les plus pauvres de la population, il semble en net recul. De même, le taux de polygamie n'est que de deux pour cent.

Aussi, malgré la répression, la révolte continue de couver, sous-jacente. Désormais, il ne s'agit plus de réformer le régime, mais de le renverser et de séparer la religion de l'Etat. La résistance prend des formes inédites. Les femmes refusent par exemple de porter le voile, et, chose inédite, sont enfin soutenues par des hommes, conscients que l'aspiration à la démocratie implique la fin des discriminations sexistes, ainsi qu'une véritable égalité pour les minorités religieuses et ethniques.  

Les résistances gagnent également le monde culturel, et en particulier la musique, un art que, dès l'origine, le régime prend en mauvaise part. "Nous devons éliminer la musique", proclame Khomeyni, en 1979. L'instauration de la République islamique entraîne donc le déclin de la musique, traditionnelle ou pop. Cette dernière est alors suspectée de corrompre la jeunesse et de diffuser les influences dissolvantes du "Grand Satan" américain. Au cours de la décennie 1970, la pop iranienne a connu un grand essor, avec l'émergence de chanteuses talentueuses, à l'image de Gougoush. Or, la chute du shah s'accompagne de l'interdiction des concerts et de la fermeture des salles de spectacle. Les femmes ne peuvent désormais plus se produire seules sur scène. La musique ne se perpétue qu'à la condition d'emprunter les circuits clandestins (cassettes pirates). Pour poursuivre leurs activités, beaucoup d'artistes doivent s'exiler. 

Au cours des années 1990, une timide ouverture desserre le carcan coercitif. La musique traditionnelle retrouve droit de citer, avant que l'élection du président Khatami, en 1997, ne permette à la pop de se faire entendre de nouveau. Les productions restent soumises à un contrôle préalable du ministère de la Culture et de l'Orientation, qui donne le la, ou plutôt ne donne pas le la, à tous ceux dont les textes, le tempo ne correspondent pas aux canons imposés par le rigorisme religieux ambiant. Rock et rap, aux paroles "idécentes" et aux rythmes trépidants, sont donc bannis. Pourtant, en dépit de la censure et des interdits, une scène underground, dynamique et clandestine, apparaît à Téhéran. A l'abri des regards, les musiciens répètent dans les caves ou les logements privés. (3) Ces artistes dissidents cherchent à échapper aux forces de sécurité qui veillent, traquent et persécutent. Les progrès techniques apparus au cours des deux dernières décennies offrent cependant de nouvelles perspectives aux musiciens libres, rendant aussi plus difficile leur censure. Le déploiement d'internet et le développement des smartphones permettent ainsi d'enregistrer des vidéos et de diffuser les chansons. Rockeurs et rappeurs deviennent les hérauts d'une jeunesse aspirant à vivre dans une société pluraliste, sécularisée, ouverte et tolérante. Les risques encourus restent grands pour les artistes qui vivent toujours en Iran, comme le prouvent les persécutions dont est actuellement victime le rappeur Toomaj Salehi.


La vague de protestation qui fit suite à la mort de Mahsa Jina Amini ne pouvait laisser indifférents les musiciens, eux-mêmes durement traités par le pouvoir. Une semaine après le décès de la jeune kurde, une chanson vient percuter le mur du silence imposé par les gardiens de la révolution. Le morceau a pour titre Baraye , un terme persan que l'on peut traduire par "pour" ou "à cause de". Or, en quelques heures à peine, il s'impose comme l'hymne du soulèvement. Shervin Hajipour, un jeune homme de 25 ans originaire de Babolsar au nord du pays, l'a enregistré dans sa chambre, avant d'en diffuser la vidéo sur les réseaux sociaux. Vainqueur d'un télécrochet quelques mois plus tôt, le chanteur jouit déjà d'une grande popularité. La force de son morceau réside dans sa construction malicieuse, prenant la forme d'un collage de 31 tweets comprenant le hashtag mashaamini. De la sorte, Hajipour devient l'interprète d'internautes excédés par l'absence de libertés, usés par les violences d'un régime obscurantiste et répressif. Le titre n'est pas un réquisitoire, mais un plaidoyer. Plutôt que de fustiger la cruauté du pouvoir, les paroles témoignent des aspirations de manifestants, qui rêvent de danser dans la rue, de mener une vie normale, décente, libre. Ce faisant, la chanson dresse un portrait en négatif de la République islamique d'Iran et contribue à donner un écho aux revendications de la jeunesse iranienne. Le morceau touche au cœur, car il résume en peu de mots les aspirations profondes et les revendications du peuple.  "Pour la liberté de danser dans la rue / Pour la peur au moment de s'embrasser / Pour nos pères et nos soeurs disparues / Pour changer les mentalités arriérées / Pour l'humiliation ne ne plus pouvoir nourrir sa famille / pour le désir d'une vie ordinaire"

"Pour tout les antidépresseurs qu'on consomme / Homme, patrie, prospérité / Pour celles qui auraient préféré être un homme / Femme, vie, liberté / Pour la liberté (3X)"

"Le cahier de doléances qu'est cette chanson énumère l'injustice économique, la ségrégation des femmes et des minorités («Pour les enfants-ouvriers afghans»), la corruption, l'intoxication idéologique («Pour ce paradis obligatoire»), le manque de libertés. L'écocide est également évoqué dans plusieurs vers, qui parlent de la disparition de la faune sauvage (...) ou des arbres fanés (...) dans un Téhéran devenu irrespirable sous l'effet de la pollution de l'air." (source I p 65)

Le morceau est diffusé en boucle dans les maisons et les voitures, accompagnant les manifestations comme les gestes de désobéissance… Porte-voix de la révolution en cours, Le chanteur fait sien le slogan des Iraniennes : "Femme, vie, liberté". Pour avoir écrit ce titre, Hajipour est arrêté par les Gardiens de la révolution et retenu jusqu'au début octobre 2022 par la police, qui l'oblige à effacer la chanson de ses réseaux sociaux. (4) Loin de l'objectif recherché, la censure contribue, au contraire, à populariser une chanson, qui échappe désormais totalement à son auteur. En 48 heures, la vidéo du morceau atteint les 40 millions de vues. Bien que supprimée de la page Instagram de Shervin Hajipour, Baraye devient virale, gagnant une notoriété internationale, car reprise par des Iraniens de la diaspora ou des artistes de renommée mondiale, à l'instar de Coldplay.

Début mars 2024, les autorités iranniennes condamnent Sharvin Hajipour à 3 ans et huit mois de prison pour "activités de propagande contre la République islamique" et d'"incitation à l'émeute".

Conclusion : Un an et demi après le mouvement né de la mort de Mahsa Amini, les gardiens de la révolution ne parviennent toujours pas à museler la contestation qui prend de plus en plus la forme d'une désobéissance civile. En dépit des risques encourus, les protestations perdurent et prennent une forme moins frontale, mais toujours aussi créative. Combien de temps ce régime antidémocratique, corrompu et impopulaire pourra-t-il se maintenir ? Difficile de le dire; toujours est-il que les chanteurs auront pris leur part dans la dénonciation d'un système vermoulu et rejeté par l'écrasante majorité de la population iranienne.

Notes:

1. La jeune femme, originaire de la ville de Saqez dans le Kurdistan iranien, était en visite à Téhéran lors de son arrestation. 

2. Toutefois, la police des moeurs, qui violentait littéralement les femmes, semblent avoir disparu.

3. En 2009, le film "Les Chats persans" du réalisateur Bahman Ghobadi retrace le parcours chaotique de jeunes Iraniens qui cherchent à créer leur groupe de rock. 

4. Hajipour doit publier une vidéo sur son compte Instagram, dans laquelle il s'excuse pour son irresponsabilité en précisant qu'il n'a aucune intention politique. "Cette technique intrusive nouvelle, l'autoconfession forcée publiée sur les coptes des réseaux sociaux des personnes arrêtées, sera beaucoup utilisée désormais par les forces de répression. Elle charge les opposants de la production et la diffusion de «l'aveu», les transformant temporairement en bourreaux d'eux-mêmes." (source I p 64)

 Sources:

A. "En Iran et dans le monde, un mois de contestation après la mort de Mahsa Amini." [France Info] 

B. "Iran: combien de révolutions?" [Le Dessous des Cartes sur Arte]

C. «"Baraye", l'hymne du soulèvement iranien.» [Le Monde]

D. "Spéciale Iran : les artistes au cœur de la révolution", France Culture va plus loin le samedi. 

E. "Iran : une contestation étouffée." Entretien avec Azadek Kian. Une leçon de géopolitique du Dessous des cartes.

F. Anaïs Fléchet : "La musique, dans les caves et sur les toits", in L'histoire n° 506, avril 2023.

G. Articles du Courrier international, #AuxSons, The Markaz Review.

H. "Le rappeur Toomaj Salehi, voix de la révolte contre les Mollahs", la BO du monde du lundi 4 décembre 2023.

I. Chowra Makaremi : "Femme ! Vie ! Liberté!", La Découverte, 2023.

vendredi 23 février 2024

"L'estaca" de Lluis Llach: un classique de la contestation

Au cours de ses trente-six années d'existence, le régime franquiste réprime toute revendication identitaire autre que castillane. La Catalogne perd son autonomie politique, tandis que sa langue et sa culture ne se maintiennent que dans la clandestinité. Au cours des années 1960-1970, face à la dictature déclinante, un mouvement musical se structure.
La Nova Cançó (Nouvelle Chanson Catalane) naît de la volonté de jeunes intellectuels de se doter d'un moyen de communication vraiment populaire. En 1959, Lluis Serrahima publie, dans la revue Germinàbit (1), le manifeste fondateur du mouvement. Sous le titre « Ens calen cançons d’ara » (« Il nous faut des chansons de maintenant »), l'auteur-compositeur-interprète incite les jeunes musiciens catalans à composer dans leur langue, mais aussi à créer « des chansons (...) qui soient à nous et faites maintenant ». « Regardons la France, que s'y passe-t-il ? De n'importe quel sujet, de n'importe quel événement, important ou non, peu importe, surgit une chanson, et quelles chansons. » Georges Brassens, "troubadour de notre temps" comme le présente l'écrivain J.M. Espinàs lors d'une conférence, sert alors de modèle.  
 
La Nova Cançó est portée sur les fonts baptismaux en 1961, avec la constitution du groupe Els Setze Jutges. La formation, qui réunit dans un premier temps Miquel Porter, Remei Margarit et Josep Maria Espinàs, entend porter un regard critique sur la société. La chanson est envisagée comme un outil d’expression de l’identité. Son nom, les seize juges, signifie que le groupe est ouvert et disposé à accueillir 13 nouveaux membres, mais aussi que ces derniers aspirent à juger la société de leur temps. Le succès n'est pas au rendez-vous au-delà d'un public lettré. D'aucuns jugeant la nouvelle chanson trop intellectuelle et dénuée de spontanéité. La même année, le Valencien Ramon Pelegro Sanchis - Raimon - remporte un grand succès avec la chanson "Al Vent". Son premier album, publié en 1963 par la maison de disque Edigsa, s'écoule à 40 000 exemplaires. Avec Diguem no ([Nous] Disons non), le chanteur en appelle au renversement de la dictature. La popularité de Raimon contribue au succès de la Nova Cançó.

Raimon en 1973. Ismael Latorre Mendoza, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons
 
Els Setze Jutges accueille de nouveaux membres tels que Joan Manuel Serrat, Maria del Mar Bonet, Ramon Muntaner, Rafael Subirach, Ovidi Montllor ou Lluis Llach. Pourtant, alors même qu'il se trouve au sommet de sa popularité, le collectif opte pour la dissolution. Des dissensions sont apparues entre ceux qui optent pour une mise en valeur de textes littéraires et les tenants d'une chanson plus engagée politiquement. Quoi qu'il en soit, le succès de la Nova Cançó convainc le pouvoir de surveiller de près les artistes. 

En 1968, Lluis Llach écrit L’estaca, qui s'impose rapidement comme un hymne de combat contre la répression franquiste. Le musicien compose une petite valse lors d'une soirée entre amis qui se mettent à fredonner en chœur "tomba tomba tomba". Autour de cette répétition saugrenue, l'auteur imagine le dialogue entre le narrateur et Siset, un vieil homme. Le premier demande au second : "Siset, ne vois-tu pas le pieu / auquel nous sommes tous attachés ? / Si nous ne pouvons pas nous en défaire / nous ne pourrons jamais nous libérer..." (2a) L'ancien répond (dans ce qui constitue le refrain du morceau) : "Si nous tirons tous, il tombera / Et il ne peut plus tenir très longtemps / Sûr qu'il tombera, tombera, tombera, / Bien vermoulu comme il doit être déjà." (2b) La métaphore est claire. Le pieu représente l’Espagne franquiste, que seule l'union populaire et l'action coordonnée des uns et des autres, pourront faire tomber. La tâche à relever semble insurmontable, aussi, quand la lassitude point, il faut un chant de ralliement : celui que le vieux Siset a transmis à son cadet et qui constitue le refrain de la chanson. Dans la dernière strophe, le narrateur, maintenant que Siset n'est plus, devient responsable de la transmission des idées de liberté et de lutte auprès des nouvelles générations : "Et quand passent d'autres valets / je lève la tête pour chanter, le dernier chant de Siset / le dernier qu'il m'ait appris". (2c) Le personnage de Siset devient une figure mythique au sein de la mémoire collective catalane, celle de l'ancêtre plein de sagesse, soucieux de transmettre l'idée de lutte. (3)

La censure s'abat contre ce morceau au contenu hautement subversif. Mais, "la censure au début ne l'avait pas comprise, elle fut donc connue du public avant d'être interdite." (source F p61) Le chant a eu le temps de se frayer un chemin, jusqu'à devenir l'emblème de la Catalogne, car il transmet l'espérance de la lutte contre la dictature. Une fois la démocratie revenue, il devient un hymne de reconnaissance identitaire. L'estaca est entonnée à gorges déployées dans le cadre des revendications culturelles catalanes ou dans les manifestations en faveur de l'indépendance. Cela dit, le chant connaît aussi une très grande popularité hors de Catalogne.

 Traduit en des dizaines de langues, il sert à la revendication en faveur de la liberté et contre l’oppression. En 1979, en Pologne, les syndicalistes de Solidarnosc, en lutte contre le gouvernement communiste inféodé à Moscou,  s'approprie le morceau. Traduit et adapté par Jacek Kaczmarski, "le pieu" devient Mury ("les murs"). En Tunisie, en 2011, dans le cadre de la révolution de jasmin, le duo Yasser Jeradi et Lakadjina interprète Dima Dima En Biélorussie, lors de réélection de Loukachenko en août 2020, des milliers de manifestants descendent dans la rue pour dénoncer le trucage des élections présidentielles. Une répression implacable s'abat sur les protestataires, dont le chant de ralliement n'est autre que "L'estaca". 

Le chant retentit encore dans les travées du stade Aimé-Giral, lors des rencontres de l'USAP, le club de rugby de Perpignan. 

 La Nova Cançó gagne vite ses galons de cançó de protesta, tant les artistes du mouvement abordent, dans leurs compositions, les problèmes politiques et sociaux de la région. Le succès grandissant du genre s'accompagne d'une censure croissante. Privés de diffusion dans les médias aux ordres (radio, presse, télévision), les chanteurs se voient également priver de scène ou d'enregistrement. (4) Refusant de chanter en castillan, ils font du catalan le véhicule des revendications. Le simple fait de chanter dans cette langue constitue aux yeux du pouvoir une provocation, comme le prouve l'interdiction faite à Joan Manuel Serrat lors de l’Eurovision 1968. Aussi, pour obtenir le droit d'enregistrer, il vaut mieux utiliser un langage sibyllin ou métaphorique; langage dans lequel Lluis Llach excelle. 

«C'était un jeu très créatif. Pas mal de mots étaient interdits, comme "peur", "peuple" ou "liberté". Il fallait ruser. Par exemple, je disais "révulsion" pour signifier "révolution"», se souvient-il. Prenons des exemples. « La Gallineta » narre le quotidien d'une poulette, qui refuser de pondre des œufs pour l'exploitant exploiteur. "En échange d’un peu de blé, / vous m’empêchez de m’envoler / mais je jure que c’est fini, / j’ai devant moi toute une vie. / Je n’ai plus peur du lendemain, / quand ce bourreau sera crevé, / je pourrai sans difficulté / m’arranger avec mes voisins." (5) Dans le refrain, pour esquiver la censure,  Llach lui fait chanter « vive la révulsion », en lieu et place de « vive la révolution ».

Pour berner Madame Anastasie et éviter la mise à l'index, il suffit parfois simplement de traduire un titre en latin. «Les textes de nos chansons étaient en catalan, nous devions pour la censure les traduire en castillan. Les premières années, nous y parvenions sans trop de difficultés : on recherchait les mille façons de chanter "l'impuissance devant la peur". Une de mes chansons devait porter ce titre, mais il s'avérait impossible que le mot "peur" y figure... Un prêtre nous a donné l'idée de le dire en latin, et c'est devenu debilitas forminidis ! »(6)

En 1970, lors d'un concert à La Havane, Llach lance: "Je suis Catalan. C'est en Espagne, dans le dernier bastion du fascisme en Europe." L'ambassadeur d'Espagne voit rouge. La situation devient intenable. En mars 1971, le chanteur doit quitter précipitamment l’Espagne où il est devenu un chanteur subversif et dangereux pour le pouvoir. Il se réfugie à Paris et tente de gagner sa vie dans des salles de la capitale. Il se produit ainsi à 7 reprises à l'Olympia entre 1970 et 1974. Comme souvent, la répression aboutit à l'effet inverse de celui escompté par ceux qui l'appliquent : un regain de popularité pour les artistes bannis et les œuvres prohibées. Dictature enterrée, transition démocratique achevée, Luis Llach jouit d'une popularité exceptionnelle. En 1985, au Camp Nou, le stade du FC Barcelone, il est capable de rassembler 120 000 personnes. (7)

En 1979, dans un livre d'entretiens intitulé "Catalogne vivre",  Llach revenait ainsi sur le rôle crucial joué par la Nouvelle Chanson Catalane au temps de la dictature :  "Après la mort de Franco, la Nova Cançó est restée un instrument d'identification essentiel de la communauté. Nous étions le seul moyen de communication direct, populaire, et capable de rassembler l'énorme masse de ceux qu'anime un sentiment national comme de ceux qui se reconnaissent dans la gauche. A l'époque, aucun parti politique ne pouvait le faire : on leur déniait encore toute existence. D'où l'importance peu commune qu'a revêtue alors la Nova Cançó. A mon avis, une expérience unique. En raison aussi d'un contexte exceptionnel - heureusement le franquisme est chose rare."

Lluis Llach (bonnet sur la tête) en 2013 lors de la Voie Catalane. Coentor, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons

Notes :

1. Il s'agit de la revue dirigée par les moines de l'abbaye de Montserrat. Grâce à ses privilèges ecclésiastiques, elle parvient à publier des textes qui seraient censurés par le régime dans un autre cadre, car jugés subversifs.

2a. "No veus l'estaca / on estem tots lligats? / Si no podem desfer-la / mai no podrem caminar". 2b. "Si estirem tots, ella caurà, / Si jo estiro per aquí / I tu l'estires fort per allà, / Segur que tomba, tomba, tomba, / I ens podrem alliberar" 2c. "I mentre passen els nous vailets, / estiro el coll per cantar, / el darrer cant d'en Siset / el darrer que em va ensenyar"

3. Par-delà la légende, le personnage a bel et bien existé: un vieux barbier qui partageait des parties de pêche à la ligne avec le jeune Lluis Llach, tout en lui prodiguant des "leçons de vie".

4. Une loi interdisait même aux chanteurs de parler entre les morceaux lors de leurs prestations scéniques. 

5. "Dans un autre passage de la Gallineta, j'évoquais le «bourreau» (botxi en catalan et verdugo en castillan) : à l'époque, c'était prendre le plus court chemin pour la prison ! On lui a substitué dans la traduction castillane le mot vécino (voisin : le texte castillan proclamait donc je ne me préoccupe de mon destin qu'une fois libéré du voisin !" (source F p 62)

6. La liste des grandes chansons de Llach est longue. Citons, parmi beaucoup d'autres "Madame" (1972), un titre qui se moque des touristes venant faire bronzette sur la Costa Brava, sans se soucier de la perpétuation de la dictature.  Citons encore Campanades a morts ("le glas"), vibrant requiem adressé aux victimes de la répression policière qui provoque la mort de 5 ouvriers grévistes à Vitoria, le 3 mars 1976, en pleine transition démocratique

7. Depuis 2008, Llach a cessé de chanter, afin de quitter son public "dans la plénitude de la forme physique". Il se consacre à l'écriture, avant de se lancer en politique. En 2015, il est élu au Parlement de Catalogne et poursuit sa lutte en faveur de la cause indépendantiste. 

Sources : 

A. Sandrine Frayssinhes Ribes : "De la Nova Canço catalane à la Nova Nova Canço : la chanson engagée en héritage en Catalogne", in Chanter la lutte, Atelier de création libertaire, 2016 

B. Mathias Ledroit. "De la Nova Cançó à la Novíssima Cançó 1." 2018. hal-01693759

C. "Le témoin du vendredi : Lluis Llach, voix de la Catalogne", dans La Marche de L'histoire sur France Inter. 

D. Yann Bertrand "De Franco à Loukatchenko, comment une chanson catalane des années 60 est devenue un classique de la contestation"sur France Info

E. Cyril Sauvageot : "En Biélorussie, les anti-Loukatchenko vibrent au son d'un chant anti-franquiste", dans la série Protest songs sur France Inter.

F. Lluis Llach : "Catalogne vivre", J.C. Lattès , 1979.

vendredi 16 février 2024

 Beds are burning (1987)

 

Out where the river broke
 The bloodwood and the desert oak
 Holden wrecks and boiling diesels
 Steam in forty five degrees
 

The time has come
 To say fair's fair
 To pay the rent
 To pay our share
 The time has come
 A fact's a fact
 It belongs to them
 Let's give it back
 
 How can we dance when our earth is turning
 How do we sleep while our beds are burning
 How can we dance when our e
arth is turning
 How do we sleep while our beds are burning
 
 The time has come
 To say fair's fair
 To pay the rent, now
 To pay our share
 


 
Four wheels scare the cockatoos
 From Kintore East to Yuendemu
 The western desert lives and breathes
 In forty five degrees
 
 The time has come
 To say fair's fair
 To pay the rent
 To pay our share
 The time has come
 A fact's a fact
 It belongs to them
 Let's give
it back
 
 How can we dance when our earth is turning
 How do we sleep while our beds are burning
 How can we dance when our earth is turning
 

How do we sleep while our beds are burning
 
 The time has come
 To say fair's fair
 To pay the rent, now
 To pay our share
 The time has come
 A fact's a fact
 It belongs to them
 we'r gonna give it back
 
 How can we dance when our earth is turning
 How do we sleep
while our beds are burning
 
 



 
Dehors où le fleuve a cassé
 Le sang du bois et le chêne de désert
 Les épaves de Holden et
 La Vapeur de gazoles bouillante dans quarante-cinq degrés
 


 
Le temps est venu
 De dire qu'il faut être juste
 Pour payer le loyer
 Pour payer notre part
 le temps est venu
 un fait un fait
 Cela leur appartient
 Aller, rendons le
 
 Comment pouvons nous danser quand notre terre tourne
 Comment dormons nous pendant que nos li
ts brûlent Comment pouvons nous danser quand notre terre tourne Comment dormons nous pendant que nos lits brûlent
 
 Le temps est venu
 

De dire qu'il faut être juste
 Pour payer le loyer
 Pour payer notre part
 le temps est venu
 un fait un fait
 Cela leur appartient
 Aller, rendons le
 
 Quatre roues effraient les cacatoès de l'Est Kintore à Yuendemu que le désert occidental vit et respire à quar
ante-cinq degrés
 
 Le temps est venu
 De dire qu'il faut être juste
 Pour payer le loyer
 Pour payer notre part
 le temps est venu
 un fait un fait
 

Cela leur appartient
 Aller, rendons le
 
 Comment pouvons nous danser quand notre terre tourne
 Comment dormons nous pendant que nos lits brûlent Comment pouvons nous danser quand notre terre tourne Comment dormons nous pendant que nos lits brûlent
 
 Le temps
est venu
 De dire qu'il faut être juste
 Pour payer le loyer
 Pour payer notre part
 le temps est venu
 un fait un fait
 Cela leur appartient
 Aller, rendons le
 


 
Comment pouvons nous danser quand notre terre tourne
 Comment dormons nous pendant que nos lits brûlent

 

Le clip de Beds are burning débute par une éolienne qui hulule difficilement, c’est étrangement le même « chant «  suspendu qu’on peut retrouver dans la scène d’ouverture du film mythique de Sergio Leone, Il était une fois dans l’Ouest. Mais là s’arrête la comparaison, le propos de la chanson fait oublier un temps la référence à l’Ouest américain puisque nous sommes en Australie. Une autre histoire de colonisation blanche, de spoliation de terres et donc d’une cohabitation fragile et difficile entre population dite « native » et des Européens qui ont été des prédateurs, colonisateurs. Aujourd’hui, ils doivent assumer cet héritage encombrant.




 


Le groupe Midnight Oil a eu son heure de gloire dans la décennie 1980 alors que la musique australienne avait pointé son nez sur la scène internationale avec auparavant AC/DC ou encore INXS mais Midnight Oil assume sans doute davantage son identité aussie. Le nom du groupe viendrait d’une expression idiomatique Burning the midnight oil « brûler l’huile de minuit » pour signifier celui qui travaille tard dans la nuit mais ce nom fait aussi référence à un titre de Jimi Hendrix, Burning of the Midnight Lamp. Fondé en 1972, le groupe s’est un temps, fait appeler The Farm. Le trio de musiciens originaire de Sydney se spécialise dans les reprises de grands groupes comme Led Zeppelin. En 1975, l’emblématique, Peter Garrett rejoint le groupe pour donner de sa voix au timbre si particulier. Le quatuor adopte en 1977, le nom actuel du groupe : treize albums studio vont ponctuer sa longue carrière. Entre le premier album intitulé Midnight Oil (1978) et le dernier Resist (2022), la formation a connu des changements, des évolutions, néanmoins les membres historiques n’ont pas changé, Jim Moginie (guitare), Martin Rotsey (guitare) et Rob Hirst (batterie) mais c’est le chanteur et leader, Peter Garrett qui par ses engagements militants a imprimé une identité forte au groupe. Si les quatre premiers albums séduisent surtout les Australiens de la côte Est, le 5ème album intitulé 10,9,8,7,6,5,4,3,2,1 (1982) est produit à Londres et s’inscrit dans un contexte particulier, d’un retour de la guerre froide. Il exprime ainsi un antimilitarisme déterminé et une critique claire contre le réarmement nucléaire de cette période.L’album suivant, Red Sails in the Sunset produit en 1984 affiche sur sa pochette une représentation de Sydney dévastée par une explosion nucléaire. L’engagement antimilitariste se poursuit clairement au moment où la guerre froide connaît ses dernières tensions.

                                                 Red Sails in the Sunset, 1984

Après 1986, l’engagement du groupe prend d’autres formes. En effet, il va donner une série de concerts dans le bush en compagnie du groupe aborigène The Warumpi Band. Cette rencontre les inspire pour composer The Dead Heart qui défend clairement la cause des Aborigènes. Cette chanson trouvera sa place dans la l’album de référence du groupe, Diesel and Dust (1987) et connaîtra un succès presque aussi grand que Beds are Burning. Le groupe acquiert une dimension internationale et les engagements antimilitaristes, pro-aborigènes se complètent dans une cause plus large, la défense de l’environnement.

Sortie en août 1987, la chanson Beds are burning va connaître un écho international par son double engagement : la défense des aborigènes en réclamant la restitution de leurs terres natales et la nécessité d’entamer une transition écologique en montrant l’impact des activités humaines sur l’environnement.  

Le premier paragraphe de la chanson évoque ainsi les premiers effets de l’activité humaine sur la nature australienne, la chaleur, les forêts et les fleuves en danger mais aussi les épaves des voitures de la marque australienne (Holden) qui polluent les paysages. Le refrain reprend l’idée de cette urgence, Comment pouvons-nous danser...comment dormons-nous quand nos lits brûlent ? Dans cette 2ème moitié des années 1980, la cause environnementale commence à interpeller les artistes, Sting rencontre pour la première fois en 1987, le chef Raoni Metuktire pour défendre la cause des indiens et de la forêt amazonienne. En cela, Midnight Oil, Sting et quelques autres rocks stars ont œuvré assez tôt pour la prise de conscience de la question environnementale.

Les paragraphes qui suivent abordent l’autre thématique de la chanson, la spoliation des biens des aborigènes.  Les paroles sont ici très explicites. Les terres leur appartiennent, il faut leur rendre et payer le loyer. Outre les spoliations de leur terre, les aborigènes ont subi des politiques discriminatoires honteuses. Jusqu’en 1967 par exemple, ils étaient considérés comme faisant partie de la faune et de la flore, un référendum, leur donne enfin la citoyenneté australienne de plein droit. Jusqu’en 1969, un programme social permettait d’éloigner les enfants métis de leur famille aborigène. Mais avec le début des années 70, la lutte pour les droits des aborigènes  s’intensifie encore. En 1976, l’Aboriginal Land Rights Act rétablit leur droit de propriété dans le Nord du pays, ce n’est bien sûr que le début. La chanson s’inscrit ainsi dans cette deuxième décennie de ce long combat afin de peser sur l’opinion publique des Australiens d’origine européenne. Les résultats, tout au moins juridiques semblent quelque peu avancer durant la décennie suivante : en effet, 1992, la Haute Cour Australienne (dans Mabo vs Queensland) rejette la fiction juridique de la  terra nullius (concept juridique d’une « terre inhabitée » qui permet la colonisation et l’appropriation des terres par les colons). Cette décision laisse alors la voie à des procès, des indemnités négociées pour rétablir en partie les droits des aborigènes. La chanson Beds are burning a ainsi rempli son rôle, de chanson engagée accompagnant les victoires, réparant autant que possible toutes ces injustices. A la cérémonie de clôture des Jeux Olympiques de Sydney en 2000 (ceux dont l’athlète aborigène Cathy Freeman a été le symbole), Midnight Oil interprète la chanson vêtu de noir avec en blanc le mot Sorry pour répondre à la polémique autour du refus du Premier ministre de l’époque, John Howard de s’excuser auprès des Aborigènes pour les enlèvements d’enfants, appelés aussi la « Génération volée ».

                                                    Peter Garrett, ministre en 2013 / phoot de Stegan Postles

Peter Garrett a poursuivi son engagement dans l’écologie, encore et encore. Le réchauffement climatique, les énormes incendies de forêts lui donnent sans doute un peu raison. En décembre 2002, il quitte le groupe pour se consacrer à ses engagements politiques. Il rejoint deux ans plus tard, le Parti travailliste australien, élu dans la foulée, député. Entre 2007 et 2013, il devient successivement ministre de l’environnement puis ensuite, ministre de l’éducation..... Imaginez un peu cela en France, une rock star, rue de Grenelle ! Enfin, un ministre qui pourrait se targuer de s’y connaître en notes !

                                                                                                                                        Jean-Christophe Diedrich

Bibliographie/ sitographie

  • Barbara Glowczewski, Rêves en colère avec les Aborigènes australiens, Paris, Plon, .
  • https://fr.wikipedia.org/wiki/Peter_Garrett
  • https://fr.wikipedia.org/wiki/Terra_nullius
  • https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/very-good-trip/autour-d-ac-dc-une-breve-histoire-du-rock-n-roll-australien-1428046