Or, depuis le milieu du siècle, la France a vu s'agrandir son ancienne colonie du Sénégal sous l'impulsion de Faidherbe, gouverneur de 1854 à 1861 puis de 1863 à 1865. Ce dernier aspire à accroître les possessions vers l'intérieur des terres. Dans cette optique, le corps des tirailleurs sénégalais est créé, en 1857, par un décret de Napoléon III. Le recrutement s'étend à toute l'Afrique noire, sans se limiter au seul Sénégal, c’est donc par commodité qu’on les appelle tirailleurs sénégalais.
La Force noire honorée à la Une du Petit Journal du 1er juin 1919.
* Quel est le profil de ces hommes?
Si l'on trouve des tirailleurs appartenant à toutes les classes sociales, la plupart reste issus d'anciennes familles d'esclaves et proviennent de groupes ethniques jugés plus guerriers (ainsi les Bambara dont la langue donne naissance au sabir utilisé à l’instruction, les Mandingues). Les fils de chefs africains, dont on s'assure ainsi la loyauté, composent quant à eux l'encadrement subalterne des tirailleurs. La solde convenable, les conditions de vie, l'uniforme chatoyant convainquent de nombreux volontaires. Mais, en cas de besoin, on utilise la manière forte pour grossir les troupes.
I. Les supplétifs de la conquête coloniale (1857-1913).
Les tirailleurs jouent un rôle fondamental dans la conquête coloniale. Ils épaulent efficacement les quelques soldats des troupes de marine. Employés dans toutes les opérations, ils viennent à bout des résistances rencontrées (combats contre El Hadj Omar en 1857, Lat Dior en 1864, Béhanzin en 1894, Samory Touré en 1898, lors de l'expédition de Madagascar). Aussi, en un demi-siècle, quelques centaines de Français et environ 12 000 tirailleurs conquièrent d'immense territoires en Afrique noire (6,21 millions de km²).
Le grand public découvre ces hommes lors de la crise de Fachoda de 1898 au cours de laquelle la France et l'Angleterre, alors rivales en Afrique, manquent de se faire la guerre. Les troupes du colonel Marchand, composées de tirailleurs doivent quitter le poste de Fachoda sur le Haut-Nil sous la menace de l'armée anglo-égyptienne de Lord Kitchener. Malgré ce fiasco, elles reçoivent un accueil triomphal en métropole, notamment lors du défilé du 14 juillet 1899, à Longchamp. Ils incarnent pour beaucoup l'orgueil national recouvré après l'humiliation de 1870. C'est d'ailleurs un officier issu de la bourgeoisie de l'Est de la France, un ancien de l'expédition Marchand, Charles Mangin, qui théorise l'utilisation des tirailleurs en Europe dans son ouvrage la Force noire en 1910.
PARIS - TIRAILLEURS SENEGALAIS. Drapeau du Ier régiment de tirailleurs sénégalais, à Longchamp, le 14 juillet 1913. © Maurice Branger / Roger-Viollet.
* Mangin et la force noire.
Obsédé par le danger allemand, l'œil toujours braqué sur la "ligne bleue des Vosges", Mangin envisage ces vaillantes troupes comme un palliatif efficace à la dénatalité qui touche alors le pays: "Dans les batailles futures, ces primitifs pour lesquels la vie compte si peu et dont le jeune sang bouillonne avec tant d'ardeur et comme avide de se répandre atteindront certainement à l'ancienne "furie française" et la réveilleraient s'il en était besoin."
Pour lui, la propension "naturelle" des tirailleurs à la guerre et leur fougue, contrôlée par des cadres blancs, feront merveilles sur les théâtres d'opération européens. Enfin, à leur retour, les combattants pourraient devenir les meilleurs agents de la civilisation française.
Mémorial dédié à Joost van Vollenhoven. Source : JP le Padellec
II. Les tirailleurs dans la grande guerre (1914-1918).
Mangin obtient gain de cause puisqu'à partir de 1912, la conscription est introduite. Elle prend une grande ampleur au moment de la première Guerre mondiale, surtout à l'automne 1914, lorsque la guerre apparaît comme devant durer.
* L'appel à l'Afrique.
La présence des soldats noirs en Europe reste une spécificité de la France coloniale, l'Allemagne et l'Angleterre ne faisant combattre des Noirs contre des Blancs qu'en Afrique.
Le nombre de mobilisés a donné lieu à des querelles de chiffres. Nous retenons ici ceux proposés par Marc Michel (voir sources). Pour ce dernier, 200 000 tirailleurs sénégalais auraient été appelés sous les drapeaux en incluant les effectifs déjà enrôlés en 1914. L'immense majorité des 170 000 hommes mobilisés au cours de la guerre viennent de l'AOF. Les deux tiers se rendent en Europe au cours du conflit soit 134 000 hommes. Il faut y ajouter plus de 7000 "originaires" des Quatre Communes du Sénégal, bénéficiant du statut de citoyenneté partielle. A ce titre, ils sont donc incorporés dans les unités métropolitaines. Tous les autres soldats coloniaux composent les unités dites "indigènes".
* Le recrutement et les résistances qu'il suscite.
Un recrutement de masse s'organise (8 000 tirailleurs en août 1914, 40 000 fin 1916, 160 000 tirailleurs recrutés sur l'ensemble du conflit). Chaque région doit fournir des contingents fixés sous la responsabilité des administrateurs coloniaux et des chefs de village. L'arbitraire l'emporte souvent.
A partir de l'enlisement du conflit au cours de l'année 1915, la crise des effectifs entraîne un nouvel appel à l'Afrique après la levée de 1914 (14 000 hommes). Il suscite de grandes résistances. Certains autochtones vont jusqu'à s'automutiler, d'autres désertent et fuient vers les colonies portugaises et britanniques. Parfois, ce sont de véritables rébellions appuyées sur les chefferies traditionnelles qui éclatent: en avril-mai 1915, dans la région de Ségou en pays bambara; dans le bassin de la Volta en novembre 1915. Le calme ne revient qu'au prix d'une terrible répression.
Conscient des abus liés au recrutement autoritaire, Joost Van Vollenhoven obtient une pause.
Mais, de retour au pouvoir en 1917 et face à une situation qui semble totalement bloquée sur le front de l'ouest, Georges Clemenceau intensifie l'appel aux troupes coloniales. Il confie cette mission au seul député noir d'Afrique (député du Sénégal) Blaise Diagne, nommé commissaire de la République. Doté d'importants moyens financiers, il sillonne l'AOF et l'AEF, promettant la citoyenneté française à ceux qui s'engageraient: "En versant le même sang, vous gagnerez les mêmes droits." Des mesures concrètes d'incitation -primes, aide aux familles, emploi réservé aux anciens combattants, protections diverses, citoyenneté- assurent le succès de la campagne qui dépasse toutes les attentes. Le gouvernement tablait sur 50 000 recrues et en obtient 77 000.
* Sur tous les théâtres d'opération.
Durement éprouvés lors des assauts de l'automne 1914, les bataillons sénégalais engagés, peu entraînés, subissent de lourdes pertes qui incitent l'état-major à cantonner pour l'hiver tous les Sénégalais dans le Midi et au Maroc. On normalise cette pratique dite de l'hivernage. Pour six mois, de novembre à avril suivant, les bataillons sénégalais sont relevés du front et mis au repos dans le sud (à Fréjus-Saint Raphaël, puis au Courneau près de Bordeaux à partir 1916).
Cette période de répit n'empêche pas les bataillons noirs de participer à la plupart des grandes offensives du conflit: sur le front d'Orient dès 1915, à Verdun et sur la Somme en 1916, au Chemin des Dames en 1917 où leurs pertes sont effrayantes.
Enfin, les tirailleurs subissent de plein fouet l'offensive allemande du printemps 1918. Ils s'illustrent particulièrement lors de la défense de Reims en juillet.
Les autorités militaires et politiques louent leurs qualités militaires, insistant sur le loyalisme, la bravoure et la civilité de ces soldats.
* La grande guerre des blancs en Afrique.
L'Afrique devient un théâtre des combats entre puissances européennes. Or cette guerre d'Européens est faite par les Africains.
En 1914, les alliés franco-britanniques aspirent à la conquête de l'ensemble des colonies allemandes en Afrique (sud-ouest africain, Cameroun, Togo, Tanganyika). Si au Togo, 1 000 tirailleurs viennent rapidement à bout de l'ennemi, au Cameroun en revanche il faut attendre février 1916. Mais contre toute attente, c'est en Afrique de l'est que les Allemands offrent une résistance très longue. Lettow-Vorbeck ne se rend qu'à la fin de l'année 1918 et devient l'objet d'un véritable culte dans les milieux nationalistes allemands.
A l'issue du conflit, les colonies allemandes sont confiées par la SDN aux vainqueurs sous la forme de mandats, moyennant une dose (très limitée) de contrôle internationale.
* De la "chair à canon"?
Si les tirailleurs ne représentent qu'un faible pourcentage des effectifs métropolitains mobilisés (8 millions), leurs pertes n'en restent pas moins lourdes: 29 000 tués, disparus et morts des suites des maladies, soit 22,3 % des effectifs (1 homme sur 5). Ce taux de perte équivaut à celui de l’infanterie métropolitaine, ce qui contredit la légende de la "chair à canon" qu'auraient constituer ces troupes.
Pap NDiaye constate cependant: "les pertes françaises métropolitaines, particulièrement terribles lors des 22 premiers mois de la guerre, déclinèrent ensuite globalement, celles des tirailleurs suivirent une trajectoire inverse, atteignant leur maximum en 1918. Comme l'ont reconnu plusieurs responsables militaires et politiques français de l'époque, dont Clemenceau, la mise en première ligne des troupes coloniales à la fin de la guerre avait pour objectif d'"épargner le sang français"".
* La "honte noire".
L'emploi de troupes africaines en Europe par la France suscite une vague d'indignation outre-Rhin. La propagande pangermaniste accuse alors la France de jeter des "hordes sauvages" dans le conflit (la propagande française n'est d'ailleurs pas en reste lorsqu'elle fustige la "barbarie teutonne")..
Au lendemain de la guerre, dans une Allemagne traumatisée et humiliée, l'extrême droite (puis les nazis lors de la décennie suivante) développe une propagande raciste qui se fonde sur l'occupation de la Rhénanie par les troupes françaises en vertu des conventions d'armistice. En mars 1920, parmi les forces commandées par Mangin se trouvent des unités sénégalaises. Les milieux nationalistes lancent alors une campagne de diffamation contre les "nègres" accusés de violer les femmes allemandes, de commettre des atrocités et de propager la syphilis et la tuberculose.
Une commission d'enquête invalide ces accusations, mais le gouvernement français n'en retire pas moins les Sénégalais de Rhénanie dès juin 1920. Aux yeux des nationalistes allemands, cette reculade confirme leur thèse de la "honte noire" (die schwarze schande).
III. La première guerre mondiale impose une nouvelle image (ambigüe) des Noirs.
La grande guerre constitue un tournant, dans la mesure où elle permet aux métropolitains de découvrir et donc de mieux connaître les populations des colonies venues servir la patrie. Leur présence prolongée en Europe modifie l'image des Noirs.
Une fois la surprise de la découverte de ces individus à la peau sombre passée, les Français découvrent des hommes, très différents des "sauvages" exhibés et mis en scène dans les expositions coloniales ou décrits dans la presse.
- Au front, les tirailleurs vivent au contact des soldats métropolitains et partagent les mêmes expériences traumatisantes. La camaraderie l'emporte souvent, des amitiés se nouent parfois. Les rapports d'inspection signalent néanmoins des manifestations du "racisme ordinaire", des insultes, parfois des coups. Le commandement, par un évident souci de discipline, punit d'ailleurs ces actes quand elle en a connaissance. Les chefs usent d'un paternalisme classique qu'illustre par exemple le recours au français tirailleur.
- A l'arrière, les situations varient fortement. A partir, de 1916, les tirailleurs subissent les rudes conditions des camps du Midi de la France (Fréjus notamment) où l'état-major les rapatrient pour l'hivernage. Ces lieux d'entraînement se trouvent à distance de la population civile.
Rarement employés sur les chantiers ou dans les ateliers à la différence des Indochinois par exemple, les tirailleurs sont finalement assez peu en contact direct avec les milieux populaires et ouvriers métropolitains.
- Les soldats de la force noire côtoient des femmes, en premier lieu les infirmières ou les marraines de guerre. Beaucoup en garde d'ailleurs un souvenir ému. Plus loin du front ou en villes, ils fréquentent comme les autres soldats des prostituées ou demi-mondaines qui gravitent autour des zones de stationnement des troupes.
Les autorités voient d'un mauvais œil les liaisons entre tirailleurs et Françaises. Pour le commandement, les femmes "amolliraient ces guerriers".
D'une manière générale, l'autorité militaire prescrit une surveillance constante des activités et des loisirs des tirailleurs dont on redoute une trop grande proximité avec la population.
En résumé, on le voit, la rencontre avec les métropolitains ne sont pas exemptes d'ambigüités.
* du sauvage grotesque au grand enfant rieur.
Si la connaissance de l'autre progresse incontestablement avec la venue des troupes noires en métropole, le paternalisme reste toutefois omniprésent.
Le caractère primitif s'atténue et l'image du grand enfant redevient prégnante, celle du bon nègre doux, sociable, naïf et rigolard. Marc Michel écrit: " la représentation très négative du noir sauvage, étrange, barbare, s'ajouta, plus que ne se substitua, une autre image, celle nu Noir "bouffeur de Boches, mais "grand enfant " et "brave tirailleur à la chéchia."
La publicité relaie cette image comme l'atteste une publicité de 1915 promise à un bel avenir. On y voit un tirailleur tout sourire vantant les mérites d’une boisson chocolatée en s'exclamant "y'a bon banania".
Née le 30 août 1915, cette publicité pour une boisson chocolatée remporte un immense succès. Le tirailleur au teint "chocolat" se distingue nettement du fond jaune (qui rappelle la banane qui rentre dans la composition de la boisson en poudre). Il incarne le personnage du bon géant aux traits grossiers, dont la force n’a d’égale que la simplicité. Il arbore fièrement la tenue traditionnelle du tirailleur composée d'une chéchia rouge au pompon bleu. Le slogan « y’a bon » reproduit le parler « petit-nègre ». Il faut attendre 1980 pour qu’il disparaisse des affiches au profit d’un visage stylisé toujours avec chéchia et arborant le même sourire.
Banania a définitivement réduit le tirailleur à un cliché tenace contre lequel Senghor crie sa colère dans le poème liminaire de son recueil Hosties noires (1940). "Qui pourra vous chanter si ce n'est votre frère d'armes, votre frère de sang? Je ne laisserai pas la parole aux ministres, et pas aux généraux. Je ne laisserai pas -non!- les louanges du mépris vous enterrer furtivement. Vous n'êtes pas des pauvres aux poches vides sans honneur. Mais je déchirerai les rires Banania sur tous les murs de France".
* Les soldats noirs dans la chanson coloniale.
La chanson contribue à véhiculer ces représentations. Les populations noires sont ré- humanisées, mais toujours dans une perspective raciale et infériorisante. Les stéréotypes abondent dans la plupart des morceaux évoquant les troupes indigènes, notamment ceux consacrés à la force noire, qui fascine tout particulièrement. Une chanson coloniale créée en 1913 l'illustre parfaitement . Albert Valsien compose la musique et Lucien Boyer écrit les paroles du morceau intitulé Bou Dou Ba Da Bouh. Le chanteur Félix Mayol l'enregistre en 1915 et l'interprète sur le front devant des tirailleurs comme l'atteste cette video.
"Bou-dou-ba-da-bouh", narre les mésaventures d'un brave tirailleur sénégalais (appelé "Turco, terme en principe réservé aux seuls tirailleurs algériens) qui participe à la revue du 14 juillet à Paris. Membre de la nouba du régiment (la musique des soldats de première ligne), il rencontre une jeune ouvrière employée aux courses, un "petit trottin", avec laquelle il connaît une courte idylle. Mais le devoir militaire l'oblige à repartir combattre au Sahara (à la veille de la guerre les confins sahariens ne sont pas tous "pacifiés"). Bou-dou-ba-da-bouh y trouve une mort glorieuse, en pensant toujours à sa bien-aimée, à qui il fera remettre sa croix d'honneur par un camarade de la Légion.
Si l'on excepte cette digne fin, dans tout le reste du morceau le soldat est présenté de manière ridicule. La condescendance se lit par exemple dans l'utilisation de l'adjectif "brave" pour qualifier le "garçon" qui participe à la revue.
On vante ses charmes physiques (un poncif dans la chanson coloniale): "grand gaillard à la peau noir / aux dents comme l'ivoire", "l'plus beau gars / de tout' la Nouba". Dans ces conditions, il devient vite un bourreau des cœurs. Les qualités musicales que lui prête l'auteur permettent surtout de glisser des allusions sexuelles faciles (tout le monde admire sa "flûte en acajou").
Dans son passionnant article, Sylvie Claye écrit à propos de Bou Dou Ba Da Bouh: "Le tirailleur incarne la séduction colorée de l'uniforme, l'exaltation des rythmes de la fanfare et de ses percussions, et bien sûr le rêve exotique. Il devient une figure populaire, objet de fascination mis à distance humoristique par l'impossibilité en même temps de pouvoir imaginer tout contact amoureux".
Félix Mayol "Bou Dou Ba Da Bouh" (1913).
Parmi les Sénégalais
Qu'on fit venir pour la revue
L'jour du Quatorze Juiller
Se trouvait la chose est connue
Un grand gaillard à la peau noire
Aux dents comme l'ivoire
Je vais vous conter son histoire
Dans cette chanson
D'abord voici le nom
De ce brave garçon
Refrain
Y s'app'lait Bou-dou-ba-da-bouh
Y jouait d'la flûte en acajou
Je n'exagèr' pas
C'était l'plus beau gars
De tout' la Nouba
Ah ! Ah !
Quand son régiment défilait
Au son joyeux flageolets
Le Tout-Tombouctou
Admirait surtout
Celui d'Bou-dou-ba-da-bouh
En se promenant un matin
Au coin d'la ru' du Quatr' Septembre
Il connut un p'tit trottin
Aux cheveux dorés comme l'ambre
Ils s'aimèrent toute une semaine
Mais l'Turco.. pas d'veine
R'partit sur la terre africaine
Ce fut déchirant
Et la bonne enfant
Disait en pleurant
Refrain
Y s'app'lait Bou-dou-ba-da-bouh
Y jouait d'la flûte en acajou
Et voilà qu'il s'en va [variante Je n'exagèr' pas]
Dans le Sahara [variante C'était l'plus beau gars]
Avec la Nouba
Ah ! Ah !
Tout's les femm's sont folles de lui
Et c'qui m'désole c'est qu'aujourd'hui
Cell's de Tombouctou
Doivent faire joujou
Avec Bou-dou-ba-da-bouh
Ell' ne cessait de gémir (*)
Et s'lamentait de son absence
Il faut bien en convenir
L'Turco l'avait prise par les sens
Dans l'affolement de son être
Elle osa s'permettre
D'écrir' même dans une lettre
À M'sieur Poincarré
J'ai le coeur si navré !
Où est mon adoré ?
Refrain
Y s'app'lait Bou-dou-ba-da-bouh
Y jouait d'la flûte en acajou
Savez-vous oui-da
Quand il reviendra
Avec la Nouba ?
Ah ! Ah !
Il jou' si bien du flageolet
Que si l'État m'payait son billet
J'vais aller, c'est fou
Jusqu'à Tombouctou
R'trouver Bou-dou-ba-da-bouh
Un soldat de la Légion
Un jour vint frapper à sa porte
Bien qu'ell' tremblât d'émotion
Ell' se contint et resta forte
Parlez-moi, vite, lui dit-elle !
Voilà... Mad'moiselle...
Je vous apporte des nouvelles
D'un de mes amis
À qui j'ai promis
D'vous dire... c'que... j'vous dis
Refrain
Y s'app'lait Bou-dou-ba-da-bouh
Il fit son devoir jusqu'au bout
Et dans un combat
Il est mort là-bas
Avec la Nouba
Ah ! Ah !
Oui mais en mourant sur son coeur
Il a pris sa bell' croix d'honneur
Mam'zelle c'est pour vous
C'était l'seul bijou
Du pauvr' Bou-dou-ba-da-bouh
(*) Le couplet et le refrain en gris ne sont pas sur l'enregistrement de Mayol.
Au lendemain de la grande guerre, le recours à l'Empire s'impose plus que jamais aux yeux du pouvoir politique. Le ministre des colonies Albert Sarraut écrit en 1922: "Après l'holocauste effrayant de nos morts, la Grande Guerre a eu l'avantage certain de révéler les colonies au public français." Les occasions ne manquent pas de célébrer "La Plus Grande France" comme l'inauguration de la Grande Mosquée de Paris en 1926, les cérémonies du centenaire de la conquête de l'Algérie et surtout l'exposition coloniale internationale de Paris en 1931.
Pour l'occasion, Alibert interprète un morceau pompeusement sous-titré « Marche officielle de l’Exposition Coloniale » et intitulé Nénufar (en écoute sur le lecteur ci-dessus, les paroles intégrales ici). Le chanteur y met en scène un "joyeux lascar" au nom stupide et forcément "rigolard" qui se promène "nu comme un ver". La chanson décrit un personnage stupide ("C'est aux pieds qu'il mettait ses gants") qui devient néanmoins le "fétiche des parisiennes".
Si dans le refrain, "Nénufar (...) as du r'tard", c'est par rapport aux Européens "civilisés". On en revient donc à la fameuse "mission civilisatrice" défendue, entre autres, par Ferry. Une tâche humanitaire incombe à la race blanche autoproclamée "supérieure": celle de civiliser ces grands enfants que restent alors aux yeux des Européens les populations colonisées.
Sources:
- Claude Liauzu (dir) : « Dictionnaire de la colonisation française, Larousse, 2007.
- Eric Derro, Antoine Champeaux: "La force noire. Gloire et infortune d'une légende coloniale", Taillandier, 2006.
- Alain Ruscio, Que la France était belle au temps des colonies. Anthilogie de chansons coloniales et exotiques françaises, Paris, Maisonneuve et Larose, 2001. L'ouvrage de référence sur le sujet.
- Alain Ruscio: "Chantons sous les tropiques... ou le colonialisme à travers la chanson française", in M. Ferro (dir): "Le livre noir du colonialisme", Robert Laffont, 2003, pp927-937.
- Josette Liauzu: "Chanson", in Claude Liauzu (dir): "Dictionnaire de la colonisation française", Larousse, 2007, pp180-182.
- Sylvie Chalaye: "La nouba du tirailleur" sur Africuluture.com.
Liens:
*Sur Samarra:
- "La chanson coloniale 1: la veine héroïque".
- "La chanson coloniale 2: l'exotisme géographique".
* L'enregistrement du morceau disponible en mp3.
* Africultures: "la nouba du tirailleur".
* Sur le site du CRDP de Reims:
- "Les soldats indigènes: oubliés des deux guerres mondiales".
- "Le monument à l'Armée noire de Reims".
- La "honte noire" par Jean-Yves Le Naour (PDF).
- Sur le blog Autour de la liberté: "En Déroulant l’Affaire Schlageter de la "Honte Noire", à la Naissance de la Bête Immonde !".