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samedi 1 mai 2021

Chansons anarchistes 4/4: Caserio assassine Carnot et précipite la fin de la "propagande par le fait".

Comme nous l'avons vu dans les épisodes précédents, c'est l'affaire Ravachol qui inaugure le cycle sanglant des attentats et de la répression qui s'abat sur la France pour deux longues années (1892-1894). Avant de perdre la tête sur le billot, Ravachol avait prévenu ses juges: "j'ai fait le sacrifice de ma personne. Si je lutte encore, c'est pour l'idée anarchiste. Que je sois condamné m'importe peu. Je sais que je serai vengé." Sa prédiction se vérifie très vite. L'événement lui-même crée sa répétition, de façon circulaire et c'est à une spirale d'attentats à laquelle on assiste alors. On venge celui qui est tombé, ce qui permet de faire de nouveau parler de la cause. L'exécution de Ravachol a lieu en juillet 1892. Quatre mois plus tard, une bombe déposée dans l'immeuble parisien de la Société des mines de Carmaux explose au commissariat de la rue des bons enfants. En décembre 1893, Vaillant lance sa bombe à clous dans l'hémicycle du Palais Bourbon. Deux mois plus tard, il se fait trancher le cou. Le 12 février 1894, une semaine après le supplice, Émile Henry frappe au Café Terminus, à proximité de la gare Saint-Lazare. Lors de son procès, le jeune anarchiste justifie ses actes dans une véritable déclaration de guerre à la société bourgeoise. L'anarchiste est guillotiné le 21 mai 1894. Un mois plus tard, un nouvel attentat est perpétré contre le président de la République, Sadi Carnot.

***

Polícia de Paris, Public domain.
Au lendemain de la condamnation à mort de Vaillant, le socialiste Breton interpellait le chef de l’État en conclusion d'un de ses articles: "Notre infâme société met dans la main d'un homme la vie d'un autre. Elle permet à Carnot d'être assassin ou homme. S'il se prononce froidement pour la mort, il n'y aura pas un seul individu en France pour le plaindre en voyant sa carcasse de bois disloquée par une bombe."
En refusant de gracier Auguste Vaillant, puis Emile Henry, Sadi Carnot signait sans le savoir son arrêt de mort. 

Le 24 juin 1894, le président visite Lyon où se tient une exposition universelle. C'est l'anniversaire de la bataille de Solférino. Les Lyonnais, enthousiastes, réservent un accueil chaleureux au cortège. Le président se rend au Grand-Théâtre, où doit se tenir une représentation de gala. Alors que la voiture s'engage dans la rue de la République, un homme bondit en évitant l'escorte et poignarde le passager. A la préfecture, les médecins constatent que le couteau a perforé le foie et tranché la veine porte. Carnot meurt peu après minuit. 
L'assassin a essayé vainement de s'enfuir, mais il est aussitôt arrêté. Fils d'un batelier de Lombardie, Jeronimo Santo Caserio est un jeune apprenti boulanger émigré en France. Depuis Sète où il travaille, le jeune homme de 20 ans a pris le train jusqu'à Vienne, aussi loin que ses moyens le lui permettaient, puis a continué à pied jusqu'à Lyon.
Au juge d'instruction qui l'interroge peu après, il déclare: "Je voulais tuer le président Carnot, parce qu'il avait refusé la grâce de Vaillant. Arrivé à Lyon le jour de l'attentat, j'ai suivi les rues illuminées jusqu'au Palais de la Bourse. Je me suis faufilé derrière les voitures jusqu'au trottoir de droite, sachant que les personnages de marque étaient toujours placés de ce côté. Je me suis appuyé contre un réverbère sur lequel était monté un gamin. Quand Carnot s'est approché, La Marseillaise a retenti. Des gens ont crié:"Vive Carnot!" en regardant dans la direction d'une voiture. J'ai tiré le poignard, culbuté deux jeunes gens devant moi, j'ai bondi, saisi la porte du landau de la main gauche, et de la droite, frappé de haut en bas."


[Public domain]

L'assassinat du président de la République suscite une très vive émotion. Les magasins italiens sont mis au pillage à Paris, Lyon, Marseille. C'est dans ce climat d'hystérie que s'ouvre le procès de Caserio, alors qu'aucun avocat n'accepte d'assurer sa défense. Condamné à mort par la cour d'assises du Rhône le 3 août 1894, il est guillotiné le 15. 

Pour certains, Caserio devient un modèle. Des placards et des complaintes rédigés en son honneur circulent en France et en Italie. Des chansons telles que L'interrogatorio de Caserio ou Le ultime ore e la decapitazione de Sante Caserio, célèbrent sa mémoire. La ballata di Sante Caserio, qui retient plus particulièrement notre attention ici, est due à Pietro Gori, une des figures les plus populaires de l'anarchisme italien. Né à Messine en 1869, il fut souvent exilé et emprisonné. Auteur de nombreuses chansons, il fut arrêté après l'attentat de Caserio. En 1894, il est contraint à l'exil pour échapper à la répression qui s'abat sur les anarchistes en Italie.

* L'adoption des lois scélérates. 
L'émotion suscitée par l'assassinat de Sadi Carnot conduit la Chambre des députés à adopter une troisième "loi scélérate". "Alors que les précédentes [lois] (1) ont sévi contre les publications anarchistes, cette nouvelle loi aspire à supprimer le mouvement lui-même, en étendant encore la définition de la propagande anarchiste et de ce qui constitue une complicité avec les actions anarchistes."[source A p 200]
La loi du 28 juillet 1894 désigne pour la première fois l'anarchie comme adversaire. On voit apparaître la notion neuve "d'incitation au crime".
La nouvelle législation suscite aussitôt la réprobation des grands ténors de la gauche (Jaurès, Clemenceau) qui s'inquiètent de l'usage que l'on peut en faire. Quelques années après le boulangisme, la hantise du césarisme est plus forte que jamais. Entre les mains d'un dictateur en herbe, ces lois représenteraient un danger considérable pour le régime républicain. Dans un livre publié anonymement, Léon Blum considère que ces lois pourraient servir à une dictature militaire ou une réaction cléricale. (2) Il est par conséquent très important de s'en préoccuper.
Jaurès met en garde contre ce qu'il appelle "une loi des suspects". Considérant qu'une des causes des attentats anarchistes est à rechercher dans les mœurs  de la classe politique d'alors (et donc la corruption quelques mois après le scandale de Panama), Jaurès pointe les défaillances de ceux qui s'érigent en censeurs. Ainsi propose-t-il un amendement à la loi de juillet 1894: «Seront considérés comme ayant provoqué aux actes de propagande anarchiste tous les hommes publics, ministres, sénateurs, députés, qui auront trafiqué de leur mandat, touché des pots-de-vin et participé à des affaires financières véreuses, soit en figurant dans les conseils d’administration de sociétés condamnées en justice, soit en prônant lesdites affaires, par la presse ou par la parole, devant une ou plusieurs personnes.» 



* Répression et arrestations en série.
La police est incitée à frapper fort contre les milieux anarchistes. On met alors en place un vaste système de fichage des individus suspects... Dès le vote de la première "loi scélérate", la justice faisait procéder à plus de 400 arrestations, véritables rafles au cours desquelles étaient appréhendés militants, théoriciens et simples voleurs à la tire. Privées de financement et de collaborateurs, les publications anarchistes cessèrent progressivement de paraître.

Le 6 août 1894 s'ouvrit le retentissant procès des Trente devant la cour d'assises de la Seine.  Parmi la trentaine d'accusés figuraient quelques uns des principaux théoriciens de l'anarchie tels que Jean Grave ou Sébastien Faure, des sympathisants comme Félix Fénéon, mais aussi des voleurs tels qu'Ortiz ou Chericotti, pour lesquels l'anarchie offrait surtout un alibi commode. En raison de l'absurdité de l'accusation, de l'absence totale de preuves, de la supériorité intellectuelle des accusés, le procès se transforma en fiasco pour le procureur général et le gouvernement. Le jury acquitta finalement tous les anarchistes. (3)

Des facteurs internes au mouvement anarchiste expliquent sans doute la fin des attentats en France. Un changement de tactique s'impose. Aux explosions ont répondu les condamnations ou exécutions. Alors que la dénonciation d'une société conservatrice et profondément inégalitaire était nécessaire, la méthode de Ravachol et de ses successeurs horrifia de nombreux anarchistes. (4) Au sein du mouvement libertaire, les critiques fusèrent alors contre la "propagande par le fait". Dès 1891, Kropotkine prévenait dans la Révolte: "Un édifice basé sur des siècles d'histoire ne se détruit pas avec quelques kilos d'explosifs.Une semaine après l'explosion du café Terminus, le romancier anarchiste Octave Mirbeau dénonce la stratégie suicidaire des poseurs de bombes: "Un ennemi mortel de l'anarchie n'eut pas mieux agi que cet Émile Henry, lorsqu'il lança son inexplicable bombe au milieu de tranquilles et anonymes personnes, venues dans un café pour y boire un bock, avant de s'aller coucher". Au fond, "la propagande par le fait" discrédite le mouvement plus qu'elle ne le sert, justifiant la répression aux yeux d'une opinion publique horrifiée par les comptes rendus des journaux. (5)

Domaine public

 


L'été 1894 représente une rupture. Le terrorisme n'est alors plus vu comme un moyen efficace d'action. Le mouvement anarchiste privilégie désormais l'action syndicale. Joseph Tortelier, un des principaux théoriciens du syndicalisme révolutionnaire, imagine un nouveau moyen d'action: la grève générale. La création de la Fédération des Bourses du Travail en 1892, suivie de près par celle de la Confédération générale du Travail en 1895, ouvre en outre de nouvelles perspectives pour les anarchistes dont l'action se déplace sur le terrain des affrontements sociaux. En 1895, Les Temps nouveaux publient un article du responsable syndical Fernand Pelloutier, "L'anarchisme et les syndicats". Il y décrit la "société mourante" du capitalisme et affirme que le lieu de travail offre un des meilleurs moyens de préparer la révolution, mais aussi un aperçu de la future organisation solidaire de l'humanité. Selon lui, l'action directe - sans recours à la dynamite - par les syndicats sera le moyen de la révolution. 

Les paroles originales de La Ballata di Sante Caserio de Pietro Gori sont à retrouver ici.

Lavoratori a voi diretto è il canto
di questa mia canzon che sa di pianto
e che ricorda un baldo giovin forte
che per amor di voi sfidò la morte.
A te Caserio ardea nella pupilla
delle vendette umane la scintilla
ed allla plebe che lavora e geme
donasti ogni tuo affetto ogni tua speme.

Eri nello splendore della vita
e non vedesti che lotta infinita
la notte dei dolori e della fame
che incombe sull'immenso uman carname.
E ti levasti in atto di dolore
d'ignoti strazi altier vendicatore
e ti avventasti tu si buono e mite
a scuoter l'alme schiave ed avvilite.

Tremarono i potenti all'atto fiero
e nuove insidie tesero al pensiero
ma il popolo a cui l'anima donasti
non ti comprese eppur tu non piegasti.
E i tuoi vent'anni una feral mattina
gettasti al vento dalla ghigliottina
e al mondo vil la tua grand' alma pia
alto gridando viva l'Anarchia.

Ma il dì s'appressa bel ghigliottinato
che il nome tuo verrà purificato
quando sacre saran le vita umane
e diritto d'ognun la scienza e il pane.
Dormi Caserio entro la fredda terra
donde ruggire udrai la final guerra
la gran battaglia contro gli oppressori
la pugna tra sfruttati e sfruttatori.

Voi che la vita e l'avvenir fatale
offriste sull'altar dell'ideale
o falangi di morti sul lavoro
vittime dell'altrui ozio e dell'oro.
Martiri ignoti o schiera benedetta
già spunta il giorno della gran vendetta
della giustizia già si leva il sole
il popolo tiranni più non vuole.
**** 

 Sante Caserio (traduction française)

Travailleurs, ce chant s'adresse à vous
Ce chant à l'amertume des larmes
Il évoque un homme jeune et vigoureux
Par amour pour vous, il défia la mort,
A toi Caserio
Ton œil étincelle des vengeances humaines 
Et à la plèbe qui travaille et gémit
Tu donnas tout ton amour et tous tes espoirs.

Tu vins à la splendeur de la vie
Et tu ne trouvas que la nuit infinie
La nuit des douleurs et de la faim
Qui pèse sur l'humanité.

Tu te levas vengeur dans un geste de douleur
Digne d'une souffrance altière
Tu te jetas, toi si bon et si doux
Pour réveiller les âmes esclaves et avilies.

Les puissants tremblèrent devant ton geste fier
Et ils tendirent de nouveaux pièges à la pensée
Le peuple à qui tu donnas ton âme ne te comprit pas
Et pourtant toi tu ne te soumis pas.


Notes:
1. Votée en urgence le 11 décembre 1983, deux jours après l'attentat de Vaillant, la première loi modifie la loi sur la liberté de la presse de 1881. L'apologie de crimes est désormais punie, alors que jusque là seule la provocation indirecte l'était.

La seconde loi, votée le 18 décembre, qui ne nomme pas les anarchistes, vise à inculper sans distinction tout membre ou sympathisant "d'une association de malfaiteurs". La loi permet "de poursuivre toute forme d’entente, établie dans le but de préparer ou commettre des attentats contre les personnes et les propriétés (et ce même en l’absence de mise à exécution)." (cf. source E)
2. bien que tombées en désuétude, ces lois ne seront abrogées qu'en 1992.
3. Seuls Ortiz et deux autres cambrioleurs se voient condamnés à des peines de travaux forcés et de prison.  
4. "A
mbitionnant de révéler la nature tyrannique de l’Etat aux masses, et de semer par là-même les graines de la révolte, la « propagande par le fait » ainsi entendue échoue presque complètement. De fait, qu’il soit question de la mort du tsar Alexandre III en 1881, de celle de l’impératrice d’Autriche « Sissi » en 1898 ou bien encore de Humbert 1er, roi d’Italie, tué en juillet 1900, on ne peut que relever à chaque fois l’absence de répercussions révolutionnaires. Tout au contraire, comme à la suite de la tentative manquée d’Orsini contre Napoléon III en 1858, c’est bien plutôt au raidissement autoritaire du pouvoir en place que l’on assiste", rappelle François Bouloc. (source G)
 5.
Dans le roman Lady L (1959), Romain Gary raconte l'histoire d'Armand, anarchiste messianique, qui vit une relation passionnée avec Annette. Or, au sein de cette relation amoureuse, la jeune femme doit compter avec une redoutable rivale, "l'autre, cette humanité abstraite et anonyme, sans visage et sans chaleur"; une humanité totalement désincarnée qui justifiait, aux yeux de ceux qui prétendaient la défendre, le recours aux pires méthodes. Armand justifiait ainsi son action: "Monsieur, l'art pour l'art n'est pas un de mes vices. En assassinant les chefs d’État, en harcelant la police, en effrayant les gouvernements, nous poursuivons un but fort pratique et très précis: nous voulons forcer les dirigeants à devenir de plus en plus bêtement cruels dans leur défense de l'"ordre". Ils finiront ainsi par supprimer les libertés illusoires dont ils peuvent actuellement s'offrir le luxe; lorsque l'existence des masses de plus en plus opprimées deviendra intolérable, ce qui ne saurait tarder, elles se dresseront enfin dans la révolte contre tout le système capitaliste. Notre but est de forcer le pouvoir à resserrer son étau au point de provoquer lui-même le sursaut salutaire qui le balaiera. Nos excès visent à provoquer de sa part des réactions excessives. La réaction est la meilleure alliée de la révolution. A chaque acte de terreur que nous commettrons répondra une terreur encore plus grande et encore plus aveugle. Alors, quand il ne lui restera plus une once de liberté, le peuple tout entier se joindra à nous." (Lady L, Folio, p145) 


 * Sources: 
A. John Merriman: " Dynamite Club. L’invention du terrorisme à Paris", Traduit de l’anglais par Emmanuelle Lyasse, Tallandier, 255 pp.
B. Jean Maitron: "Ravachol et les anarchistes", Gallimard, Folio- histoire, 1992.
C. Gaetano Manfredonia, « La chanson anarchiste dans la France de la belle époque.Éduquer pour révolter », Revue Française d'Histoire des Idées Politiques 2007/2 (n°26), p. 101-121. 
D. Concordance des temps: "La Troisième République et la violence anarchiste: libertés ou sécurité?", avec Jean Garrigues. [podcast]
E. Anne-Sophie Chambost, « Nous ferons de notre pire… ». Anarchie, illégalisme … et lois scélérates », Droit et cultures [En ligne], 74 | 2017-2, mis en ligne le 11 septembre 2017, consulté le 16 octobre 2018. 

F. Notice du Maitron consacrée à Geronimo Sante Caserio. 

G. François Bouloc: La "propagande par le fait" s'attaque au sommet de l'Etat. [Histoire par l'image]

 
  * Liens:

- Alexandre Sumpf: "Sadi Carnot assassiné par un anarchiste" [Histoire par l'image]
- "Les enragés de la dynamite."
- Rebellyon.info: "24 juin 1894 à Lyon: Caserio poignarde Sadi Carnot"
- Deux disques essentiels: "chansons anarchistes" par les Quatre barbus et "pour en finir avec le travail" sur le site vrérévolution.

-BNF Gallica: Image d’Épinal et des unes de la presse consacrées à l'assassinat du président Sadi Carnot. 

lundi 15 janvier 2018

Chansons anarchistes 3/4: "Le triomphe de l'anarchie" (1912)



Emile Henry [Wikimedia Commons]

 Les craintes de ceux qui redoutaient que l'exécution d'Auguste Vaillant n'incite d’autres anarchistes à passer à l’action se concrétisent très vite. Le 12 février 1894, une semaine seulement après le supplice de Vaillant, une bombe éclate au café Terminus, à proximité de la gare saint Lazare. Dans l'établissement bondé où joue un orchestre, un jeune homme jette une bombe. L'explosion blesse vingt personnes. (1) Le garçon de café Tissier, puis des agents de police tentent de rattraper le fuyard qui n’hésite pas à leur tirer dessus. Finalement neutralisé, l'individu est conduit au commissariat, il refuse d'y décliner son identité et défie ses interlocuteurs. 
L'attentat perpétré se distingue des précédents, car son auteur frappe à l'aveugle. Il vise un lieu de loisirs et de rencontres, cherchant à atteindre des anonymes et non des personnalités politiques ou judiciaires.
Après trois jours de recherches, les enquêteurs ont un nom bien connu de leurs services:  Émile Henry. Le profil du jeune homme est aux antipodes de celui de Vaillant. Fils d’un Communard condamné à mort par contumace, Henry a fait d’excellentes études. (2) Sensibilisé aux idées des libertaires, le jeune homme a développé une haine brutale contre la société inégalitaire et corrompue de son temps. Pour le journal anarchiste L’En dehors, il signe alors des articles enflammés.
Sa verve facile, son ironie gouailleuse suscitent l'admiration de ses compagnons. 
Lors de l’interrogatoire qui suit son arrestation, Henry fait tout pour aggraver son cas. Il apprend ainsi aux enquêteurs stupéfaits qu’il est aussi l’auteur de l’attentat de la rue des bons enfants. Et, à la différence de Vaillant, Henry clame fièrement qu’il « voulai[t] tuer, et non blesser ».  

Une bombe au café Terminus. [via Wikimedia Commons]
 En prison, le détenu se réveille chaque matin en entonnant des chants anarchistes tels que Dame dynamite ou les martyrs de l'anarchie. Puis il se consacre à la rédaction d'un long mémoire sur les idées anarchistes.
Le procès de Henry s'ouvre le 27 avril 1894. Le procureur n'est autre que Bulot - celui du procès de Clichy - dont Ravachol avait tenté de faire sauter l'appartement. Pour ce dernier, Henry est un exemple de "parfait petit bourgeois", devenu "profondément orgueilleux, profondément  envieux et d'une implacable cruauté." 
Dans son box, l'accusé arbore un sourire ironique et paraît très sûr de lui. Il décide de présenter sa propre défense et justifie ses actes par une déclaration circonstanciée, véritable déclaration de guerre à la société bourgeoise. Selon lui, la bombe du café Terminus constitue une réponse aux meurtres de Ravachol et Vaillant. Il lance à l'attention du jury: "Il faut que la bourgeoisie comprenne bien que ceux qui ont souffert sont enfin las de leurs souffrances, ils montrent leurs dents et frappent d'autant plus brutalement qu'on a été plus brutal avec eux. Ils n'ont aucun respect de la vie humaine, parce que les bourgeois eux-mêmes n'en ont aucun souci. Ce n'est pas aux assassins qui ont fait la semaine sanglante et Fourmies de traiter les autres d'assassins. Ils n'épargnent ni femmes ni enfants bourgeois, parce que les femmes et les enfants de ceux qu'ils aiment ne sont pas épargnés non plus. Ne sont-ce pas des victimes ces enfants qui, dans les faubourgs, se meurent lentement d'anémie, parce que le pain est rare à la maison; ces femmes qui dans vos ateliers pâlissent et s'épuisent pour gagner quarante sous par jour, heureuses encore quand la misère ne les force pas à se prostituer; ces vieillards dont vous avez fait des machines à produire toute leur vie, et que vous jetez à la voirie et à l'hôpital quand leurs forces sont exténuées? Ayez au moins le courage de vos crimes, messieurs les bourgeois, et convenez que nos représailles sont grandement légitimes."
Sans illusion quant à son propre sort, Henry lance: "c’est avec indifférence que j’attends votre verdict. Je sais que ma tête n’est pas la dernière que vous couperez (...)", mais il ajoute aussitôt, menaçant: "d’autres tomberont encore, car « les meurt-de-faim » commencent à connaître le chemin de vos cafés et de vos grands restaurants."
Il conclut, prophétique: "Vous ajouterez d'autres noms à la liste sanglante de nos morts. Vous avez pendu à Barcelone, guillotiné à Montbrison et à Paris, mais ce que vous ne pourrez jamais détruire, c’est l’Anarchie. Les racines sont trop profondes: elle est née au sein d'une société pourrie qui se disloque, elle est une réaction violente contre l'ordre établi. Elle représente les aspirations égalitaires et libertaires qui viennent battre en brèche l'autorité actuelle, elle est partout, ce qui la rend insaisissable. Elle finira par vous tuer." 
Sans surprise, le jury le condamne à la peine de mort. Seul le président Sadi Carnot peut désormais commuer la sentence de mort, mais, en quête d'immortalité révolutionnaire, Henry ne demande pas la grâce présidentielle. Il est guillotiné le 21 mai 1894. Clémenceau, qui assiste à l'exécution, écrit peu après: « Je sens en moi l'inexprimable dégoût de cette tuerie administrative, faite sans conviction par des fonctionnaires corrects. [...] Le forfait d'Henry est d'un sauvage. L'acte de la société m'apparaît comme une basse vengeance. »

 Le Progrès illustré, 3 juin 1894. [Public domain], via Wikimedia Commons
Comme on pouvait s'y attendre, les compagnons cherchent à venger Henry. Le 15 mars 1894, alors que son ami Émile se trouve dans l'attente de son procès, l'anarchiste belge Philibert Pauwels tente de faire sauter l'église de la Madeleine. Alors qu'il pénètre dans le lieu de culte, la bombe qu'il porte explose. Il meurt sur le coup. Il a sur lui un portrait de Ravachol avec un récit de son exécution.
Quelques jours plus tard, le 4 avril, une bombe explose dans le petit restaurant de l'hôtel Foyot, en face du Luxembourg. Elle coûte un œil au poète et polémiste libertaire Laurent Tailhade. Ironie de l'histoire, ce dernier avait salué l'attentat de Vaillant quelques mois plus tôt d'un commentaire désinvolte: "Qu'importe les vagues humanités, pourvu que le geste soit beau!" Le voilà servi.

En attendant, de plus en plus de voix libertaires s'élèvent contre la "propagande par le fait" dont les résultats n'ont conduit jusque là qu'à intensifier la répression contre les "compagnons". Selon eux, d'autres méthodes doivent être privilégiées pour permettre l'avènement d'une société anarchiste. D'aucuns considèrent par exemple la chanson comme un moyen de propagande redoutablement efficace. C'est le cas de Charles d'Avray dont Jean Maitron nous apprend qu'il " se rallia à l'anarchisme au moment de l’affaire Dreyfus et décida de se servir de la chanson «afin de mieux faire connaître l'idéal anarchiste»" au cours de ses  conférences chantées.
A partir de 1901, au sein d'un groupement de chansonniers nommé "La Muse Rouge", d'Avray participe à des goguettes mensuelles, anime les fêtes des organisations ouvrières aux cours desquelles il diffuse une chanson sociale, engagée et révolutionnaire. Dans "Le Triomphe de l'Anarchie", le chansonnier s'appuie sur la dénonciation des maux provoqués par le capital, le militarisme, la politique et la religion pour exhorter tous les exploités à la révolte afin de réaliser la société libertaire.

Tout est à tous, rien n’est à l’exploiteur
Sans préjugé, suis les lois de nature
Et ne produis que par nécessité
Travail facile, ou besogne très dure
N’ont de valeur qu’en leur utilité

A suivre...


Le triomphe de l'Anarchie (1912)
"Tu veux bâtir des cités idéales,
Détruits d’abord les monstruosités :
Gouvernements, casernes, cathédrales,
Qui sont pour nous autant d’absurdités.
Dès aujourd’hui vivons le communisme,
Ne nous groupons que par affinités,
Notre bonheur naîtra de l’altruisme,
Que nos désirs soient des réalités.
Refrain:
Debout, debout, compagnons de misère
L’heure est venue, il faut nous révolter
Que le sang coule, et rougisse la terre
Mais que ce soit pour notre liberté
C’est reculer que d’être stationnaire
On le devient de trop philosopher
Debout, debout, vieux révolutionnaire
Et l’anarchie enfin va triompher
 Empare-toi maintenant de l’usine
Du capital, ne sois plus serviteur
Reprends l'outil, et reprends la machine
Tout est à tous, rien n’est à l’exploiteur
Sans préjugé, suis les lois de nature
Et ne produis que par nécessité
Travail facile, ou besogne très dure
N’ont de valeur qu’en leur utilité
Refrain
On rêve amour au-delà des frontières
On rêve amour aussi de ton côté
On rêve amour dans les nations entières
L’erreur fait place à la réalité
Oui, la patrie est une baliverne
Un sentiment doublé de lâcheté
Ne deviens pas de la viande à caserne
Jeune conscrit, mieux te vaut déserter
Refrain
Tous tes élus fous-les à la potence
Lorsque l’on souffre on doit savoir châtier
Leurs électeurs fouaille-les d’importance
Envers aucun il ne faut de pitié
Eloigne-toi de toute politique
Dans une loi ne vois qu’un châtiment
Car ton bonheur n’est pas problématique
Pour vivre heureux Homme vis librement
Refrain
Quand ta pensée invoque ta confiance
Avec la science il faut te concilier
C’est le savoir qui forge la conscience
L’être ignorant est un irrégulier
Si l’énergie indique un caractère
La discussion en dit la qualité
Entends réponds mais ne sois pas sectaire
Ton avenir est dans la vérité
Refrain
Place pour tous au banquet de la vie
Notre appétit seul peut se limiter
Que pour chacun, la table soit servie
Le ventre plein, l’homme peut discuter
Que la nitro, comme la dynamite
Soient là pendant qu’on discute raison
S’il est besoin, renversons la marmite
Et de nos maux, hâtons la guérison"

Notes:
1.Un des blessés du Terminus meurt de ses blessures le 12 mars 1894. 
2. Il est admissible à Polytechnique à 16 ans.

Chronologie des attentats anarchistes (cliquez sur l'image pour l'agrandir).
 
 * Sources: 
- John Merriman: " Dynamite Club. L’invention du terrorisme à Paris", Traduit de l’anglais par Emmanuelle Lyasse, Tallandier, 255 pp.
 - Jean Maitron: "Ravachol et les anarchistes", Gallimard, Folio- histoire, 1992.
- Notice biographique consacrée à Charles d'Avray dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, « Le Maitron »: "Histoire du Mouvement anarchiste en France".
- Gaetano Manfredonia, « La chanson anarchiste dans la France de la belle époque.Éduquer pour révolter », Revue Française d'Histoire des Idées Politiques 2007/2 (n°26), p. 101-121. 
- François Bouloc: La "propagande par le fait" s'attaque au sommet de l'Etat. [Histoire par l'image]
 
  * Liens: 
- Deux disques essentiels: "chansons anarchistes" par les Quatre barbus et "pour en finir avec le travail" sur le site vrérévolution.



mercredi 1 novembre 2017

Chansons anarchistes 2/4: "La java des bons enfants"

 Comme nous l'avons vu dans l'épisode précédent, Ravachol avait prévenu ses juges de Montbrison: "J'ai fait le sacrifice de ma personne. Si je lutte encore, c'est pour l'idée anarchiste. Que je sois condamné m'importe peu. Je sais que je serai vengé." Sa prédiction se vérifie très vite. L'affaire Ravachol inaugure le cycle sanglant des attentats et de la répression qui s'abattent sur la France pour deux longues années. 

                                                                                      ****

En août 1892, les mineurs de Carmaux engagent une grève contre la société des mines. L'élection à la mairie de Jean-Baptiste Calvignac, ajusteur et secrétaire du syndicat des mineurs, se trouve à l'origine du conflit. La Société des mines le renvoie le 2 août 1892, après avoir refusé de lui donner du temps pour remplir ses obligations de premier magistrat. Les articles de Jaurès dans la presse donnent une audience nationale à cette grève. Mais, après trois mois de lutte, les mineurs capitulent le 3 novembre 1892.
Les évènements marquent durablement les anarchistes, en particulier Emile Henry. Scandalisé par la la répression brutale qui s'abat sur le mouvement ouvrier, le jeune homme  revendique "une haine profonde, chaque jour avivée par le spectacle révoltant de cette société [...] où tout est une entrave à l'épanchement des passions humaines, aux tendances généreuses du cœur, au libre essor de la pensée". Henry fustige au passage "les grands papes du socialisme", comme Jaurès, dont il considère les méthodes comme vaines.
Le 8 novembre 1892, Henry dépose une marmite remplie de dynamite devant la porte des bureaux du siège parisien de la Société des mines de Carmaux, 11 avenue de l’Opéra. Faute de détonateur convenable, il élabore une "bombe à renversement" qui explosera si on la retourne ou la secoue. Rapidement découverte, la marmite suspecte est transportée au commissariat du Palais Royal, rue des Bons-Enfants; elle y explose, entraînant la mort de cinq personnes.

Le commissariat de la rue des bons enfants soufflé par l'explosion. Wikimedia commons.


 La Java des Bons Enfants célèbre cette explosion meurtrière. Initialement attribuée à un des membres de la "Bande à Bonnot", Raymond Calemin, dit "Raymond-La-Science", la chanson serait en fait l’œuvre des situationnistes. 

                                              Dans la rue des Bons-Enfants / 
                                             On vend tout au plus offrant. / 
                                             Y'avait un commissariat, / 
                                             Et maintenant il n'est plus là. / 
                                            Une explosion fantastique / 
                                            N'en a pas laissé une brique. / 
                                            On crût que c'était Fantômas, / 
                                           Mais c'était la lutte des classes.    

L'attentat suscite une immense émotion et une réprobation quasi-générale. Les mineurs de Carmaux désavouent aussitôt l'attentat. Le président Émile Loubet dénonce "les lâches assassins [...] les hommes, repoussés par tous les partis, aveuglés par une haine sauvage, pensant par de tels moyens satisfaire des vengeances inavouables pour réformer la société.
Une terrible psychose traverse la société d'autant que les forces de l'ordre n'ont aucune idée sur l'identité du poseur de bombe. Les autorités policières bénéficient pourtant alors de nouvelles techniques d'enquête fondées sur des procédés plus scientifiques. Dans le même temps, elles considèrent que les lois en vigueur limitent leur capacité à combattre les attentats anarchistes et militent pour un renforcement de l'arsenal répressif. La traque du terroriste intensifie donc la pression sur les anarchistes. La police multiplie les perquisitions, saisit les journaux libertaires, fait pression sur les employeurs pour qu'ils licencient les ouvriers anarchistes. Aussi, pour échapper à la traque, de nombreux anarchistes se déplacent d'un pays à l'autre. Londres devient alors un des principaux refuges des libertaires. Les progrès des transports et des médias (la presse populaire en premier lieu) contribuent également à l'internationalisation de l'anarchisme. Les rumeurs les plus folles circulent. D'aucuns affirment qu'une "internationale noire" clandestine planifierait une vague d'attentats à travers l'Europe. Pour y faire face, une coopération internationale des polices se met en place. Dans les grandes villes, ambassades et consulats se dotent alors d'un réseau fourni d'espions ou d'informateurs.  
 

  

* La bombe de Vaillant. 
C'est dans ce contexte de très vive tension que survient le plus spectaculaire des attentats. Le 9 décembre 1893, au Palais-Bourbon, en plein hémicycle, alors que séance parlementaire bat son plein, une bombe explose.  Auguste Vaillant jette son engin explosif garni de poudre verte, d'acide sulfurique et de clous depuis les tribunes. On ne relève que des blessés et très rapidement le président de l'Assemblée, Charles Dupuy, annonce que "la séance continue" dans une atmosphère tumultueuse. Vaillant, quant à lui, se livre à la police le lendemain de l'attentat. 
L'homme est un paria. Abandonné par ses parents, exploité, il est parti en 1890 tenter sa chance dans le Chaco en Argentine. Il n'y trouve que misère et frustration. De retour en France, désireux de faire triompher les idées libertaires, Vaillant décide de frapper fort en utilisant la propagande par le fait. L'attaque de la Chambre des députés représente à ses yeux un symbole efficace et un moyen de frapper la République honnie. Compromis par une succession de scandales financiers (affaire des décorations, scandale de Panama...), "l'Aquarium" constitue alors une cible de choix. 

La bombe explose dans l'hémicycle. Wikimédia Commons.


L'attentat provoque une terrible panique à la Chambre. Le 11 décembre 1893, Jean-Casimir Perrier déclare:"Je me donnerai tout entier au service des deux causes qui aujourd'hui sont plus inséparables que jamais: la cause de l'ordre et celle des libertés publiques. Nous pensons qu'il faut entraver la préparation matérielle du crime et, par conséquent, d'avoir la possibilité d'atteindre ceux qui, clandestinement et sans motifs légitimes, préparent ou détiennent des engins explosifs. Rien dans ces projets n'est une atteinte aux libertés des citoyens, à la liberté de ceux qui méritent ce titre. Nous avons la résolution de poursuivre seulement ceux qui se placent eux-mêmes hors de la société."
Trois jours seulement après l'explosion, les députés votent la première des lois que les milieux de gauche nommeront « scélérates ». Celle du 12 décembre 1893 remet en cause la loi de 1881 qui avait instauré un régime extrêmement libéral pour la presse. Sa première application vise l'auteur d'un journal socialiste, ce qui tend à prouver que la nouvelle législation menace toute opposition politique de gauche, et non les seuls tenants de "la propagande par le fait". La loi criminalise toute expression de sympathie pour les attentats anarchistes ou d'autres formes de violence. Elle autorise en outre la saisie des journaux et les arrestations préventives. 
Le 18 décembre, une deuxième loi  propose une définition de la notion d'association de malfaiteurs très extensible qui se fonde sur l'idée de culpabilité collective, suggérant l'existence d'un vaste complot anarchiste contre la société, la propriété et l'ordre public. La loi "permet de lourdes condamnations, jusqu'à la peine de mort, pour quiconque est convaincu de fabriquer ou de détenir un engin, ou n'importe quel produit utilisé pour en faire un." (Merriman p140) Des poursuites pour association de malfaiteurs peuvent être menées en anticipation d'un attentat, ou en lien avec lui. Un individu peut être considéré comme complice d'un crime grave sans y avoir participé du tout. Être anarchiste devient en soi un crime.
Au fond, les "lois scélérates" visent moins à réprimer les actes terroristes individuels qu'à saper les structures mêmes du mouvement anarchiste. Des listes nominatives répertorient les militants suspects et toute forme de propagande est désormais interdite. La plupart des journaux libertaires disparaissent alors, à l'instar du Père Peinard d’Émile Pouget ou encore la Révolte de Jean Grave. De nombreux militants sont contraints à la fuite ou arrêtés. 

Dans l'hémicycle, à gauche et à l'extrême-gauche, des voix s'élèvent. Un député du Vaucluse, Joseph Pourquery de Boisserin s'écrit: "les mots provocation, apologie, sont larges et vagues. Seuls les parquets seront appelés à apprécier s'il faut ou non poursuivre. La poursuite, c'est l'arrestation, la saisie préventive. Combien de temps durera cette prévention? Ce que le procureur, le juge d'instruction voudront. C'est inadmissible." Camille Pelletan renchérit: "Nous avons vu dans ce pays beaucoup de lois de circonstance, votées à la faveur de mouvement d'horreur produits par des crimes et qui dépassaient la mesure [...].


Exécution de Vaillant. Wikimedia Commons.
 

Vaillant comparaît devant les assises le 10 janvier 1894 après une instruction bâclée. Le procès s’ouvre dans une ambiance tendue. « Je préférais blesser cent députés qu’en tuer un seul », affirme d'emblée le jeune homme; pour autant, il  assume son geste:   « Messieurs, dans quelques minutes vous allez me frapper, mais en recevant votre verdict, j'aurai la satisfaction d'avoir blessé la société actuelle, cette société maudite où l'on peut voir un homme dépenser inutilement de quoi nourrir des milliers de familles, société infâme qui permet à quelques individus d'accaparer la richesse sociale. Partout où je suis allé, j’ai vu des malheureux courbés sous le joug du capital. Partout j’ai vu les mêmes plaies qui font verser des larmes de sang… Las de mener cette vie de souffrance et de lâcheté, j'ai porté cette bombe chez ceux qui sont les premiers responsables des souffrances sociales. L’explosion de ma bombe n’est pas seulement le cri de Vaillant révolté, mais bien le cri d’une classe qui revendique ses droits et qui bientôt joindra les actes à la parole… »   L’accusé est condamné à mort; une sentence très lourde si l'on songe qu'il n'y a eu aucun blessé sérieux, mis à part l’abbé Lemire. Aux côtés de Clemenceau et d'un groupe de députés socialistes, ce dernier implore le président Sadi  Carnot de commuer la peine. Selon eux, la mort de Vaillant ne ferait que conforter d'autres anarchistes dans leur lutte à mort contre le régime en faisant du condamné un martyr. 
La pétition ne recueille que 58 signatures et le président Sadi Carnot refuse de gracier Vaillant. Le 5 février 1894, alors que la lame de la guillotine s’apprête à s’abattre, ce dernier lance d’une voix forte : « Mort à la société bourgeoise, et vive l’anarchie !»   

La complainte de Vaillant présente à grands traits l'épisode. Pour clore cette rengaine, une courte morale met en garde l'auditeur: "Ces histoires sont bien tristes, / quand vous aurez des enfants, / n'en fait's pas des anarchistes / D'z'anarchistes (bis) / car ça fait des mécontents / et mourir des innocents."

Au cimetière d'Ivry, la tombe de Vaillant se transforme en lieu de pèlerinage. Certains envisagent de le venger. Une semaine après l'exécution, une bombe est lancée dans la grande salle du café Terminus. Un jeune garçon de 22 ans est appréhendé, un certain ... Emile Henry.

Les attentats anarchistes 1892-1894. [blot] Pour agrandir, cliquez sur l'image.


                                                                         A suivre.

 
 * Sources: 
-
John Merriman: " Dynamite Club. L’invention du terrorisme à Paris", Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Emmanuelle Lyasse, Tallandier, 255 p.
- Jean Maitron: "Ravachol et les anarchistes", Gallimard, Folio- histoire, 1992.
- Gaetano Manfredonia, « La chanson anarchiste dans la France de la belle époque.Éduquer pour révolter », Revue Française d'Histoire des Idées Politiques 2007/2 (n°26), p. 101-121. 
- Concordance des temps: "La Troisième République et la violence anarchiste: libertés ou sécurité?", avec Jean Garrigues. [podcast]
- François Bouloc: La "propagande par le fait" s'attaque au sommet de l'Etat. [Histoire par l'image]

  * Liens: 
- "Les enragés de la dynamite."
- Rebellyon.info: "1892: exécution de Ravachol à Montbrison" / "24 juin 1894 à Lyon: Caserio poignarde Sadi Carnot"
- Deux disques essentiels: "chansons anarchistes" par les Quatre barbus et "pour en finir avec le travail" sur le site vrérévolution.