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En août 1892, les mineurs de Carmaux engagent une grève contre la société des mines. L'élection à la mairie de Jean-Baptiste Calvignac, ajusteur et secrétaire du syndicat des mineurs, se trouve à l'origine du conflit. La Société des mines le renvoie le 2 août 1892, après avoir refusé de lui donner du temps pour remplir ses obligations de premier magistrat. Les articles de Jaurès dans la presse donnent une audience nationale à cette grève. Mais, après trois mois de lutte, les mineurs capitulent le 3 novembre 1892.
Les évènements marquent durablement les anarchistes, en particulier Emile Henry. Scandalisé par la la répression brutale qui s'abat sur le mouvement ouvrier, le jeune homme revendique "une haine profonde, chaque jour avivée par le spectacle révoltant de cette société [...] où tout est une entrave à l'épanchement des passions humaines, aux tendances généreuses du cœur, au libre essor de la pensée". Henry fustige au passage "les grands papes du socialisme", comme Jaurès, dont il considère les méthodes comme vaines.
Le 8 novembre 1892, Henry dépose une marmite remplie de dynamite devant la porte des bureaux du siège parisien de la Société des mines de Carmaux, 11 avenue de l’Opéra. Faute de détonateur convenable, il élabore une "bombe à renversement" qui explosera si on la retourne ou la secoue. Rapidement découverte, la marmite suspecte est transportée au commissariat du Palais Royal, rue des Bons-Enfants; elle y explose, entraînant la mort de cinq personnes.
Le commissariat de la rue des bons enfants soufflé par l'explosion. Wikimedia commons. |
La Java des Bons Enfants célèbre cette explosion meurtrière. Initialement attribuée à un des membres de la "Bande à Bonnot", Raymond Calemin, dit "Raymond-La-Science", la chanson serait en fait l’œuvre des situationnistes.
Dans la rue des Bons-Enfants /
On vend tout au plus offrant. /
Y'avait un commissariat, /
Et maintenant il n'est plus là. /
Une explosion fantastique /
N'en a pas laissé une brique. /
On crût que c'était Fantômas, /
Mais c'était la lutte des classes.
L'attentat suscite une immense émotion et une réprobation quasi-générale. Les mineurs de Carmaux désavouent aussitôt l'attentat. Le président Émile Loubet dénonce "les lâches assassins [...] les hommes, repoussés par tous les partis, aveuglés par une haine sauvage, pensant par de tels moyens satisfaire des vengeances inavouables pour réformer la société."
Une terrible psychose traverse la société d'autant que les forces de l'ordre n'ont aucune idée sur l'identité du poseur de bombe. Les autorités policières bénéficient pourtant alors de nouvelles techniques d'enquête fondées sur des procédés plus scientifiques. Dans le même temps, elles considèrent que les lois en vigueur limitent leur capacité à combattre les attentats anarchistes et militent pour un renforcement de l'arsenal répressif. La traque du terroriste intensifie donc la pression sur les anarchistes. La police multiplie les perquisitions, saisit les journaux libertaires, fait pression sur les employeurs pour qu'ils licencient les ouvriers anarchistes. Aussi, pour échapper à la traque, de nombreux anarchistes se déplacent d'un pays à l'autre. Londres devient alors un des principaux refuges des libertaires. Les progrès des transports et des médias (la presse populaire en premier lieu) contribuent également à l'internationalisation de l'anarchisme. Les rumeurs les plus folles circulent. D'aucuns affirment qu'une "internationale noire" clandestine planifierait une vague d'attentats à travers l'Europe. Pour y faire face, une coopération internationale des polices se met en place. Dans les grandes villes, ambassades et consulats se dotent alors d'un réseau fourni d'espions ou d'informateurs.
* La bombe de Vaillant.
C'est dans ce contexte de très vive tension que survient le plus spectaculaire des attentats. Le 9 décembre 1893, au Palais-Bourbon, en plein hémicycle, alors que séance parlementaire bat son plein, une bombe explose. Auguste Vaillant jette son engin explosif garni de poudre verte, d'acide sulfurique et de clous depuis les tribunes. On ne relève que des blessés et très rapidement le président de l'Assemblée, Charles Dupuy, annonce que "la séance continue" dans une atmosphère tumultueuse. Vaillant, quant à lui, se livre à la police le lendemain de l'attentat.
L'homme est un paria. Abandonné par ses parents, exploité, il est parti en 1890 tenter sa chance dans le Chaco en Argentine. Il n'y trouve que misère et frustration. De retour en France, désireux de faire triompher les idées libertaires, Vaillant décide de frapper fort en utilisant la propagande par le fait. L'attaque de la Chambre des députés représente à ses yeux un symbole efficace et un moyen de frapper la République honnie. Compromis par une succession de scandales financiers (affaire des décorations, scandale de Panama...), "l'Aquarium" constitue alors une cible de choix.
La bombe explose dans l'hémicycle. Wikimédia Commons. |
L'attentat provoque une terrible panique à la Chambre. Le 11 décembre 1893, Jean-Casimir Perrier déclare:"Je me donnerai tout entier au service des deux causes qui aujourd'hui sont plus inséparables que jamais: la cause de l'ordre et celle des libertés publiques. Nous pensons qu'il faut entraver la préparation matérielle du crime et, par conséquent, d'avoir la possibilité d'atteindre ceux qui, clandestinement et sans motifs légitimes, préparent ou détiennent des engins explosifs. Rien dans ces projets n'est une atteinte aux libertés des citoyens, à la liberté de ceux qui méritent ce titre. Nous avons la résolution de poursuivre seulement ceux qui se placent eux-mêmes hors de la société."
Trois jours seulement après l'explosion, les députés votent la première des lois que les milieux de gauche nommeront « scélérates ». Celle du 12 décembre 1893 remet en cause la loi de 1881 qui avait instauré un régime extrêmement libéral pour la presse. Sa première application vise l'auteur d'un journal socialiste, ce qui tend à prouver que la nouvelle législation menace toute opposition politique de gauche, et non les seuls tenants de "la propagande par le fait". La loi criminalise toute expression de sympathie pour les attentats anarchistes ou d'autres formes de violence. Elle autorise en outre la saisie des journaux et les arrestations préventives.
Le 18 décembre, une deuxième loi propose une définition de la notion d'association de malfaiteurs très extensible qui se fonde sur l'idée de culpabilité collective, suggérant l'existence d'un vaste complot anarchiste contre la société, la propriété et l'ordre public. La loi "permet de lourdes condamnations, jusqu'à la peine de mort, pour quiconque est convaincu de fabriquer ou de détenir un engin, ou n'importe quel produit utilisé pour en faire un." (Merriman p140) Des poursuites pour association de malfaiteurs peuvent être menées en anticipation d'un attentat, ou en lien avec lui. Un individu peut être considéré comme complice d'un crime grave sans y avoir participé du tout. Être anarchiste devient en soi un crime.
Au fond, les "lois scélérates" visent moins à réprimer les actes terroristes individuels qu'à saper les structures mêmes du mouvement anarchiste. Des listes nominatives répertorient les militants suspects et toute forme de propagande est désormais interdite. La plupart des journaux libertaires disparaissent alors, à l'instar du Père Peinard d’Émile Pouget ou encore la Révolte de Jean Grave. De nombreux militants sont contraints à la fuite ou arrêtés.
Dans l'hémicycle, à gauche et à l'extrême-gauche, des voix s'élèvent. Un député du Vaucluse, Joseph Pourquery de Boisserin s'écrit: "les mots provocation, apologie, sont larges et vagues. Seuls les parquets seront appelés à apprécier s'il faut ou non poursuivre. La poursuite, c'est l'arrestation, la saisie préventive. Combien de temps durera cette prévention? Ce que le procureur, le juge d'instruction voudront. C'est inadmissible." Camille Pelletan renchérit: "Nous avons vu dans ce pays beaucoup de lois de circonstance, votées à la faveur de mouvement d'horreur produits par des crimes et qui dépassaient la mesure [...]."
Exécution de Vaillant. Wikimedia Commons. |
Vaillant comparaît devant les assises le 10 janvier 1894 après une instruction bâclée. Le procès s’ouvre dans une ambiance tendue. « Je préférais blesser cent députés qu’en tuer un seul », affirme d'emblée le jeune homme; pour autant, il assume son geste: « Messieurs, dans quelques minutes vous allez me frapper, mais en recevant votre verdict, j'aurai la satisfaction d'avoir blessé la société actuelle, cette société maudite où l'on peut voir un homme dépenser inutilement de quoi nourrir des milliers de familles, société infâme qui permet à quelques individus d'accaparer la richesse sociale. Partout où je suis allé, j’ai vu des malheureux courbés sous le joug du capital. Partout j’ai vu les mêmes plaies qui font verser des larmes de sang… Las de mener cette vie de souffrance et de lâcheté, j'ai porté cette bombe chez ceux qui sont les premiers responsables des souffrances sociales. L’explosion de ma bombe n’est pas seulement le cri de Vaillant révolté, mais bien le cri d’une classe qui revendique ses droits et qui bientôt joindra les actes à la parole… » L’accusé est condamné à mort; une sentence très lourde si l'on songe qu'il n'y a eu aucun blessé sérieux, mis à part l’abbé Lemire. Aux côtés de Clemenceau et d'un groupe de députés socialistes, ce dernier implore le président Sadi Carnot de commuer la peine. Selon eux, la mort de Vaillant ne ferait que conforter d'autres anarchistes dans leur lutte à mort contre le régime en faisant du condamné un martyr.
La pétition ne recueille que 58 signatures et le président Sadi Carnot refuse de gracier Vaillant. Le 5 février 1894, alors que la lame de la guillotine s’apprête à s’abattre, ce dernier lance d’une voix forte : « Mort à la société bourgeoise, et vive l’anarchie !»
La complainte de Vaillant présente à grands traits l'épisode. Pour clore cette rengaine, une courte morale met en garde l'auditeur: "Ces histoires sont bien tristes, / quand vous aurez des enfants, / n'en fait's pas des anarchistes / D'z'anarchistes (bis) / car ça fait des mécontents / et mourir des innocents."
Au cimetière d'Ivry, la tombe de Vaillant se transforme en lieu de pèlerinage. Certains envisagent de le venger. Une semaine après l'exécution, une bombe est lancée dans la grande salle du café Terminus. Un jeune garçon de 22 ans est appréhendé, un certain ... Emile Henry.
Les attentats anarchistes 1892-1894. [blot] Pour agrandir, cliquez sur l'image. |
A suivre.
* Sources:
- John Merriman: " Dynamite Club. L’invention du terrorisme à Paris", Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Emmanuelle Lyasse, Tallandier, 255 p.
- Jean Maitron: "Ravachol et les anarchistes", Gallimard, Folio- histoire, 1992.
- Gaetano Manfredonia, « La chanson anarchiste dans la France de la belle époque.Éduquer pour révolter », Revue Française d'Histoire des Idées Politiques 2007/2 (n°26), p. 101-121.
- Concordance des temps: "La Troisième République et la violence anarchiste: libertés ou sécurité?", avec Jean Garrigues. [podcast]
- François Bouloc: La "propagande par le fait" s'attaque au sommet de l'Etat. [Histoire par l'image]
* Liens:
- "Les enragés de la dynamite."
- Rebellyon.info: "1892: exécution de Ravachol à Montbrison" / "24 juin 1894 à Lyon: Caserio poignarde Sadi Carnot"
- Deux disques essentiels: "chansons anarchistes" par les Quatre barbus et "pour en finir avec le travail" sur le site vrérévolution.
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